Guy Rosa : Présentation de l'édition critique, génétique et informatisée des Misérables

Communication au Groupe Hugo du 24 octobre 2008
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Les travaux de génétique littéraire ne vont pas sans un bon grain de folie. À preuve, Journet-Robert, M. Bonnacorso et son invraisemblable Corpus flaubertianum, Pierre-Marc de Biasi - et d'autres. Le plus souvent, c'est passager - Seebacher, Annie Ubersfeld, Leuilliot, Gisèle Séginger ; lorsque cela en vient à l'état chronique avant l'âge où la chronicité des maux est le lot commun, il y a motif d'inquiétude. Certainement atteint et quoique sachant que ce n'est pas contagieux, je serai bref. D'autant plus que tout ce que j'aurais à vous dire se trouve déjà écrit et accessible - sur le site pour les deux tiers (c'est la notice scientifique qui accompagne cette édition) et pour le reste dans le catalogue de l'exposition de la Maison Victor Hugo, Les Misérables, un roman inconnu.

À quoi s'ajoute une raison tirée de l'expérience même qui m'a conduit à ce travail : l'inintérêt complet que rencontrent les travaux sur les manuscrits auprès des nouvelles générations. J'en avais déjà fait l'expérience au long des nombreuses années où je tentais d'enseigner l'unité de valeur intitulée « Introduction à la génétique littéraire ». On y étudiait le manuscrit des Misérables, complété par des extraits de Flaubert et de Zola. Au fil des années, j'ai acquis de la sorte, outre une certaine familiarité avec ce manuscrit et avec les questions que pose son traitement, un matériau assez épais : tirages du microfilm acheté auprès de la BN (d'exécrable qualité, je le signale) et transcriptions. De là l'idée de couvrir tout le texte. L'embryon que j'avais me montrait la viabilité du projet ; j'avais aussi tiré de cet exercice pédagogique (il le fut pour moi) un certain nombre d'enseignements qui me montraient ce qu'il fallait faire et plus encore ne pas faire.

 

D'abord  ne pas s'imaginer qu'on va découvrir quelque chose et révolutionner la connaissance. Pour deux raisons liées. L'une est que, contrairement à ce que prétendent les généticiens professionnels, la génétique est un savoir auxiliaire et n'apporte aucune vérité propre. Elle peut fournir sinon des preuves du moins de sérieux arguments à l'appui d'une lecture ou d'une interprétation ; elle ne peut pas rendre compte de la formation d'une ouvre. Outre que quantité de facteurs qui ne relèvent pas d'elle y interviennent (histoire, histoire des idées, histoire des formes littéraires, histoire des conditions matérielles et sociales de l'écriture, histoire personnelle, etc.), le nombre et la diversité des données à traiter par la seule génétique littéraire sont tels qu'il y faudrait un outillage conceptuel et matériel qui ne sera certainement jamais réuni. Les généticiens proprement dits savent que le « génome », déjà complexe, ne contient qu'une portion infime des informations susceptibles d'être portées dans le noyau cellulaire ; mais l'intérêt de ces recherches pour l'espèce laisse imaginer leur investigation ; il n'en va pas de même pour nos ratures.

Ce nombre des informations que la génétique littéraire doit prendre en compte détermine ses faiblesses. Une page moyenne du manuscrit des Misérables, qui est intermédiaire entre une mise au net et un jeu de manuscrits de travail, comporte quelques dizaines - disons cinquante - modifications du texte, soit 170 000 pour l'ensemble. Mais chacune comporte elle-même un grand nombre de caractères : sa date  - difficile à établir -, tous les aspects littéraires qu'elle est susceptible de revêtir à elle seule (style, genre, énonciation, valeur en poétique narrative, valeur pour la construction des personnages, etc.) et tous ceux qu'elle est susceptible d'avoir sous chacun de ces aspects dans son lien aux autres modifications. Cela sans tenir compte des brouillons et notes, ni des corrections sur épreuves.

De là que la génétique littéraire soit constamment affrontée à l'aporie de la queue du cheval, au saut du quantitatif au qualitatif. La capacité interprétative ou compréhensive du généticien se voit mise en déroute à chaque instant par le fait que chacune des transformations observées est, par elle-même, insignifiante. On les néglige donc ; les « variantes » sont rejetées en notes, exception faite des plus « intéressantes » - celles qui le semblent avant tout examen. Aucune note ne signalera donc que Hugo corrige « Les portes de D. étaient fermées. D., qui a soutenu des sièges dans les guerres de religion, est encore entourée de vieilles murailles flanquées de tours carrées. » en « Les portes de Digne étaient fermées. Digne, qui a soutenu des sièges dans les guerres de religion, était encore entourée en 1815 de vieilles murailles flanquées de tours carrées qu'on a démolies depuis. » Lacune justifiée : la disparition des tours de D. reste indifférente tant qu'on n'a pas vu que cette correction entre dans une série abondante de transformations comparables qui participent à un recul de l'action dans le passé par où passe l'historicisation générale du texte pendant l'exil. Or il est exceptionnel que l'on dispose de la clef de ce que l'on observe. À la centième fois où l'on note que Hugo a changé Sylvanie en Baptistine, on ne se demande plus pourquoi Hugo en a pris la peine, mais pourquoi on la prend soi-même. Considération qui atténue cependant la continuelle déception du généticien attelé à un travail inutile : s'il en a pris la peine, je peux bien la prendre.

Il n'empêche que je n'ai affaire qu'à de l'insignifiant. Un insignifiant qui a toutes les raisons de l'être puisque la cohérence du texte avant correction n'est, en droit, guère plus petite qu'après et que donc le texte de la première version semble aussi bien venu, naturel et voulu, que celui de la seconde.

Cependant l'écart entre elles est là, visible, demandant qu'on lui donne sens, offrant prise sur le texte par sa résistance même et c'est ce qui fait l'intérêt de la génétique pour la compréhension des textes. À la fin de son livre L'Ange de la théorie, France Vernier déduit de celle qu'elle propose quelques suggestions utiles à l'explication des textes, au nombre desquelles l'introduction d'un écart susceptible d'en fracturer la clôture. La phrase « Longtemps je me suis couché de bonne heure » n'appelle, par elle-même, aucun commentaire : s'il dit qu'il s'est longtemps couché de bonne heure, c'est qu'il s'est longtemps couché de bonne heure. Seule une comparaison  peut rayer l'opacité de l'évidence du texte. On  la recherchera dans le rapprochement avec d'autres « incipit » romanesques - « Dans les premiers jours du mois d'octobre 1815, une heure environ avant le coucher du soleil, un homme qui voyageait à pied entrait dans la petite ville de Digne » -, ou avec une formulation qu'on invente soi-même - « Ce jour-là, l'un des premiers du mois d'octobre 1815, je me couchai de bonne heure ». Or le brouillon a cette supériorité d'offrir une faille nullement arbitraire, probablement oiseuse, mais ouverte par l'auteur lui-même, d'être une étape du cheminement du texte vers son sens et vers sa nécessité formelle. Si Hugo, pendant l'exil, corrige systématiquement les mots « pauvre » et « pauvreté » - à ce point systématiquement que ce peut être un critère de datation - et les remplace par « indigent/indigence », « nécessiteux/nécessité », « malheureux/malheur », il est exclu que ce soit sans raison - raison facile à deviner. Mais d'autant plus que la lecture du texte définitif suffit à persuader que la misère n'est pas la pauvreté, ni Les Misérables L'Extinction du paupérisme. Retour au tourniquet initial : lorsqu'elle s'explique, la correction est insignifiante parce qu'on savait sans elle ce qui en rend compte. Lorsqu'elle ne s'explique pas, elle reste insignifiante parce que rien n'en rend compte.

À quoi s'ajoute que plus l'écart est grand, plus son interprétation est conjecturale, avec, à la limite, le saut du rien à quelque chose,  l'invention. Démolies ou pas depuis 1815, les vieilles murailles de Digne sont là dès la première version. Il arrive, c'est assez fréquent pour Les Misérables, qu'on assiste à la naissance d'un épisode ou d'un personnage ou à sa transformation si radicale qu'elle équivaut à une invention. C'est le cas pour tous les personnages collectifs (bandits de Patron-Minette, amis de l'ABC, religieuses du couvent, soldats de Waterloo) mais aussi pour Myriel, Gillenormand, Gavroche et même pour Javert ainsi que, dans une moindre mesure, pour les Thénardier. Il n'est pas bien sorcier de la justifier, d'en comprendre l'opportunité, mais cela ne l'explique jamais : le  livre s'en serait fort bien passé, - la preuve, il s'en est passé. Sans doute, il aurait été légèrement différent. Légèrement ? C'est affaire de mesure et l'on revient à l'aporie de la transformation du quantitatif en qualitatif, sans d'ailleurs lever l'énigme de l'invention elle-même. Celle du Javert que nous connaissons était sans doute indispensable au livre que nous  lisons, mais Hugo, qui n'est jamais à court, pouvait peut-être parvenir au même effet par d'autres moyens.

Au bout du compte il faut bien faire la part du génie. Celui de Hugo fut-il d'imaginer une structure romanesque (le schéma de l'action d'ensemble et les quatre principaux personnages) si productive que son exécution ne demandait que du talent et du savoir-faire ; ou consiste-t-il dans les gestes inventifs qui, par milliers, donnent consistance et forme à ce schéma, la question est oiseuse puisqu'elle ne fait que déplacer le moment de l'invention géniale.

Au moins cependant en situe-t-elle le lieu. À voir le manuscrit, où les maladresses corrigées ne sont pas beaucoup moins nombreuses que les rédactions fulgurantes  conservées telles quelles jusqu'à la fin, on se persuade que l'écriture - au sens du style - compte peu, dans la genèse des Misérables, au regard de l'histoire - épisodes, personnages,  modes de l'énonciation et du récit. Il en va de même, soit dit en passant, pour Flaubert.

Encore le génie n'est-il pas toujours génial et cela met le comble à la perplexité. On connaît l'abandon de la « préface philosophique », du chapitre « Les Fleurs » et de  celui racontant le mariage de Tholomyès. Le même phénomène se monnaie en suppressions nombreuses, beaucoup moins que les additions mais nullement exceptionnelles, et, au fil du texte, en quantité de « fausses route » : phrases commencées et abandonnées avant d'être remplacées par une autre formulation. Le reliquat comporte aussi des idées, des ébauches, inemployées. De même que pour les ajouts on trouve toujours d'excellentes raisons à ces repentirs. Sans qu'elles trompent celui qui les avance : l'abandon était si peu nécessaire qu'il a été précédé par la rédaction, poussée parfois jusqu'au stade d'une mise au point définitive à coup d'ajouts et de corrections. Prenons donc la clôture du texte et la nécessité de tous ses éléments pour ce qu'ils sont : une hypothèse, au sens propre, pour la lecture - du moins pour un certain type de lecture-, nullement un caractère de la réalité. La génétique persuade qu'un texte n'est pas un objet mais une histoire, qui ne s'achève d'ailleurs pas à la publication originale.

La  présentation adoptée pour l'édition des textes des Misérables vise, entre autres mais principalement, à conduire le lecteur vers ces perplexités. J'ai voulu qu'on puisse lire en continu, sans notes, couramment, trois romans  - celui de la rédaction tout à fait initiale, avant tout ajout, rature ou correction, celui, intitulé Les Misères, tel que Hugo le laisse inachevé en février 48, et Les Misérables proprement dits -, afin que le lecteur puisse mesurer lui-même leur écart, et décider si c'est ou non le même livre. La lecture, il y a longtemps, des Misères publié par Gustave Simon avait été pour moi, malgré les critiques méritées de Journet-Robert, une expérience confondante parce que le texte m'avait semblé très mauvais quoique ce fut le même livre ; j'ai voulu ressentir à nouveau ce trouble et le faire partager.

Trouble accru d'ailleurs de la constatation que les adaptations au cinéma semblent retrouver, par on ne sait quelle inspiration, le texte des Misères.

 

 

Tout ce qui précède explique que, dans les travaux de génétique littéraire, la part des conclusions interprétatives soit si mince. Elle n'apprend rien, ou presque, sur les textes, sinon, leçon louable, qu'ils ne s'écrivent pas tout seuls et demandent beaucoup de travail. Les généticiens eux-mêmes l'avouent, en même temps qu'ils s'en justifient, en prétendant fournir aux commentateurs d'utiles matériaux. Modestie bien venue du savant - implicitement étayée par la mythique division du travail des sciences d'observation : découverte/hypothèse. Mais il faut reconnaître que, sauf exception (je l'ajoute par pure précaution n'ayant aucun exemple à invoquer), ce matériau ne sert à rien et ne nuit pas à grand chose. Cela se comprend par les raisons déjà dites (le passage du quantitatif au qualitatif, le tourniquet interprétatif et la butée sur l'invention) et l'on voit  mal comment celui qui n'a pas accès au manuscrit lui-même mais aux seules représentations qu'en donnent le généticien, comprendrait mieux que lui ce qui s'y produit. Cela se comprend également par le fait que ces représentations (descriptions, transcriptions et annotations) opposent généralement à leur emploi une inintelligibilité égale ou supérieure à celle du manuscrit lui-même.

Elle a des raisons socio-institutionnelles - l'indispensable exactitude scientifique excuse d'avance l'obscurité et celle-ci à son tour justifie les crédits -, des raisons idéologiques - que « les arcanes de la génération des poèmes » restent peu déchiffrables, c'est tout simple -, elle s'explique également par une réelle difficulté technique, souvent mal résolue parce que mal comprise.

En cause, à nouveau, le nombre des données observables dans une page manuscrite : l'espacement des lignes (très variable), les changements d'écriture ou de plume, la recharge d'encre, les couleurs de l'encre ou l'emploi du crayon, les positions de l'inscrit - en interligne supérieure ou inférieure, au-dessus ou au-dessous de l'interligne, en marge, en  bas ou en haut de page -, l'ordre chronologique des opérations d'écriture, la destination de celle-ci (un ajout peut être déplacé), l'énergie des ratures parfois significative, etc. Les opérations d'écriture elles-mêmes ne se réduisent pas aussi simplement qu'on croirait aux trois qui tombent sous le sens - addition, suppression, correction - ne serait-ce que parce qu'il faut y ajouter la correction cursive, qui n'est pas changement du texte mais d'intention, et elles ne correspondent pas non plus chacune à un geste graphique (une rature corrige ou supprime). Cependant, malgré le nombre des informations à intégrer ou grâce à lui, avec un peu d'attention et d'entraînement, l'observation du manuscrit permet assez aisément de comprendre ce qui s'y est passé. En rendre compte est une autre affaire, exposée à cette loi qui met en raison inverse la qualité de la communication et la quantité d'informations, de sorte que la communication est d'autant plus sûre qu'elle est plus pauvre et inversement. De là le dilemme du généticien, moins bien compris à mesure qu'il en dit davantage. Son récit oscille du néant - «folio très travaillé » comme disent Journet&Robert quand ils baissent les bras - à l'infini : « Tout au haut du recto de ce nouveau folio, d'un papier bleuté que nous avons identifié comme celui acheté chez Barbet, le 10 mai 1849, et dont quelques feuillets sont également employés à la rédaction du poèmes VI, 3, 2 des Contemplations, de l'écriture fine et régulière qu'il a en début de journée et d'une encre dense, Hugo écrit les deux premiers mots de la fin de la phrase ajoutée en marge gauche du verso du folio précédent : « et s'évanouit. » Cette addition a donc été faite avant que Hugo ne rédige ce folio, pour autant que ce ne soit pas la mise au net d'un autre qui aurait été détruit. Quoiqu'il en soit, ayant écrit ces deux mots, Hugo se ravise, les raye et, revenant au folio précédent, y corrige la dernière addition marginale, remplaçant.. ».

La transcription codée, ou linéaire, s'est donc d'emblée et longtemps substituée au récit. Reste à savoir si l'on code l'aspect du manuscrit, comme fait une carte, ou l'histoire des variations du texte, question moins simple qu'il y paraît puisque cette distinction élémentaire est rarement faite. De surcroît, le code, s'il accélère la communication, l'obscurcit d'autant plus qu'il est plus exact et complet. Les  plus simples laissent de côté l'aspect du manuscrit et n'informent que des trois opérations d'écriture ; ils suggèrent la reconstitution des énoncés successifs mais sans y procéder explicitement et ne se prononcent pas sur la chronologie des gestes d'écriture autrement qu'à l'échelon de la phrase, en laissant d'ailleurs imaginer qu'elle est corrigée au fur et à mesure, ce qui est presque toujours faux. Les plus complets aboutissent à des transcriptions impénétrables. Celui de Journet & Robert, si complexe dans sa volonté d'exhaustivité que leurs travaux ne sont guère utilisables sans recourir au manuscrit lui-même, brise encore davantage les énoncés, oblige à les reconstituer mentalement ou par écrit, et ne prend leur chronologie en charge qu'assez grossièrement. Si bien que plus d'une fois ils reconnaissent l'impuissance de leur codage en y renonçant pour un récit : « Hugo a d'abord écrit., puis rayé et corrigé en ligne supérieure par.., puis rayé l'ensemble et écrit en  marge » :... L'informatisation de l'impression aidant, les transcriptions codées ont donc été progressivement abandonnées  pour la « transcription diplomatique ».

Fondée sur l'analogie de la page  imprimée avec la page manuscrite, elle constitue par elle-même un aveu d'échec  puisqu'elle prétend reproduire le manuscrit en substituant seulement des lettres d'imprimerie à des lettres manuscrites - il s'est même trouvé une équipe de généticiens-informaticiens pour construire une loupe dont le passage sur le fac-simile du manuscrit fait apparaître sa transcription diplomatique. Or c'est remettre au lecteur tout le travail de reconstitution des opérations d'écriture dans leur ordre chronologique qui est la tâche même du généticien. Aveu d'échec redoublé dans la mise en regard, le plus souvent, d'un cliché du manuscrit, rendu nécessaire par l'inévitable infidélité de l'image imprimée - pour la reproduction de l'écart entre les lignes en particulier qui, très souvent, décide si ce qui est inscrit en interligne relève de la ligne supérieure ou de la ligne inférieure.

Surtout, codée ou diplomatique, la transcription empêche la lecture. Le rythme des phrases, leurs enchaînements, les phénomènes d'écriture qui s'y rencontrent (allitérations, parallélismes, etc.) et qui permettent de comprendre l'opportunité de la correction, sont perdus, sauf à réécrire soi-même, tout au long, les états successifs de la page pour  pouvoir les lire - ce que finissaient par faire mes étudiants de génétique littéraire lorsqu'ils avaient à commenter les modifications apportées à un chapitre.

Bref, les généticiens, le plus souvent, refusent d'assumer leur responsabilité et se croient obligés de communiquer le détail de leurs observations plutôt que les conclusions de leur examen du manuscrit. Du coup celles-ci manquent, au lecteur de refaire leur travail ; surtout ils livrent des pages dépouillées de leur qualité essentielle de texte littéraire. On comprend que les commentateurs des ouvres se passent de  leurs services. J'ai donc fait comme mes étudiants, ce que permet la publication électronique qui enregistre mon édition complète, où le texte est répété dix fois, sur la moindre clé USB.

 

Le mode lecture, donne accès, partie par partie et dans une mise en page volontairement semblable à celle d'un livre,  aux textes d'une part des Misérables, d'autre part des Misères, enfin à l'état initial de la rédaction. Le mode consultation offre les mêmes textes mais appelés par chapitre ou par livre. Ils sont très légèrement annotés, non par renvoi mais par insertion en bleu. Le texte des Misérables est équipé, dans cette présentation, des données d'établissement - on y reviendra.

De ces trois textes, seul celui des Misères correspond à une « réalité matérielle ayant historiquement existé », comme disait Seebacher. C'est, idéalement du moins, la transcription, non pas du manuscrit mais du texte auquel a abouti, en février 1848, le travail de rédaction entrepris le 17 novembre 1845. Si Hugo avait publié son livre en 1849-50, il n'aurait sans doute pas publié quelque chose de très différent, du moins pour les quatr= premières parties jusqu'à hauteur de « Buvard bavard » où la rédaction s'est arrêtée en février 48.

Ce que j'appelle l'état initial de la rédaction, en revanche, ne reflète rien que Hugo ait jamais pu avoir sous les yeux. Il faudrait employer le pluriel et parler des états initiaux de la rédaction puisque, c'est une de mes (re)découvertes, si la rédaction progresse bien de manière linéaire, du début du roman vers sa fin, Hugo revient en arrière, dès avant l'exil et à plusieurs reprises, pour corrections et additions sans du tout attendre d'avoir achevé, ni l'ensemble évidemment, ni non plus une de ses parties, ni même le chapitre en cours. I, 2, 4, « Détails sur les fromageries de Pontarlier », par exemple, où la soirée de l'accueil de Jean Valjean par Myriel est connue à travers la lettre de Mlle Baptistine à Mme de Boischevron, est écrit en deux temps : la fiction de la lettre est inventée en cours de rédaction et Hugo y ajuste le début, tout de suite vraisemblablement, par ajouts et corrections. De même pour l'agression de Petit-Gervais où Hugo invente en cours de route le geste de Jean Valjean posant le pied sur la pièce, contrairement à ce que laisse penser l'intensité de l'image. Si bien que tel chapitre de la première partie a déjà été complété et modifié lorsque Hugo aborde la seconde, à plus forte raison la troisième. Mon texte est donc une chimère, composée de la juxtaposition de ce qui, pour chaque chapitre, voire partie de chapitre, a été la rédaction initiale. En droit, je n'aurais jamais dû publier ce monstre. En fait, les corrections stylistiques mises à part et quelques cas cruciaux facilement repérables - en particulier la révision ou plutôt l'invention de Javert qui affecte son portrait, l'épisode de la charrette Fauchelevent et I,6,2 « Comment Jean peut devenir Champ », ou encore le développement énorme donné au couvent -, la conduite du récit n'est pas fondamentalement affectée par ces retours en arrière ; leur effet reste local, et la comparaison permise entre les rédactions initiales et les Misères garde sa pertinence quoique le texte ait été modifié progressivement et non au cours d'une seconde campagne d'écriture, comme c'est le cas du passage des Misères aux Misérables. Au reste, on y reviendra, les modifications apportées avant l'exil sont, pour une grande part, de  même nature que celles de l'exil, de sorte qu'il est en définitive indifférent qu'elles aient été effectuées au fur et à mesure de la rédaction, ou celle-ci une fois achevée.

Cette édition donne donc, j'y insiste, des textes et non une description du manuscrit. Pas de notes et très peu d'interventions d'éditeur, sinon pour indiquer la référence du manuscrit (c'est pour ainsi dire légal) et les blancs puisque, pour la commodité de l'appel des pages, le texte est divisé selon la table des matières de l'édition alors que sa rédaction, jusqu'à la cinquième partie, le fait obéir à d'autres rythmes. J'ai aussi indiqué et parfois commenté la pagination de la main de Hugo parce que c'est elle qui permet le repérage de la continuité de la version initiale (qui est le principal apport scientifique de cette édition). On ne saura  donc pas si telle correction est effectuée par surcharge ou par rature et réécriture en interligne, au-dessus ou au-dessous de la ligne principale, ou en marge ; si telle addition est inscrite en interligne, en marge, sur un becquet collé ou sur un autre folio avec indication de renvoi ; ni non  plus si tel début de  phrase a été rayé en  correction cursive avant d'être repris  plus loin. Sans grande perte, à mon avis, puisque ce ne sont que des circonstances physiques de l'écriture, indifférentes au texte. On ignorera aussi, et c'est plus regrettable, les corrections non retenues intermédiaires entre les trois états du texte : si, ayant écrit « affreuse », Hugo, pour se décider à « terrible », est ou non passé par « horrible ». Dans les cas plus sérieux, comme pour la difficile élaboration du personnage de Gillenormand - sa famille et son lien de parenté avec Marius -, une intervention d'éditeur, aussi brève que possible, signale les points de passage. On ignorera enfin tous les changements apportés au texte écrit pendant l'exil -depuis « Buvard, bavard » et en-deçà pour les additions. Ce manque est regrettable mais nullement fortuit. Je suis convaincu qu'une édition génétique est toujours contrainte d'arbitrer entre l'incomplétude et l'opacité et, dans le cas présent, les bénéfices de l'ajout d'un quatrième état du texte - les premières rédactions de l'exil - m'ont semblé très minces au regard de leurs inconvénients.

Dans le mode « consultation » le lecteur a le choix entre deux présentations. L'une offre chacun de ces trois états dans sa continuité. Elle n'est destinée qu'à conduire vers l'autre qui les confronte, chapitre par chapitre, en un tableau à trois colonnes. Pour faciliter leur comparaison, un code de couleurs permet de repérer ce qui, dans chaque état, ajoute au texte antérieur ou le modifie ainsi que ce qui disparaît du texte ultérieur. Je signale que, souvent, ces couleurs correspondent à des opérations d'écriture (ajout, suppression, modification) et même à des gestes (rature, écriture en marge) mais nullement de manière univoque et réglée (le vert adopté pour ce qui disparaît dans l'état ultérieur correspond bien toujours à une rature, mais il y a des ratures pour correction qui n'apparaissent pas en vert). Les permutations d'ordre m'ont fait problème ; pour ne pas alourdir le code, j'ai adopté une solution trop discrète et susceptible de prêter à confusion.

Tout repose donc, pour les quatre premières parties, sur la datation des modifications. Elle est difficile et toujours discutable - même lorsque Journet & Robert l'ont établie. On y reviendra si vous le voulez, mais je n'aborde pas ici une discussion qui serait vaine sans avoir le manuscrit sur les yeux et qui, surtout, me semble oiseuse. Car la datation est d'autant plus douteuse que la plage de texte est petite et donc sa pertinence littéraire faible. À quoi s'ajoute, je l'ai signalé, qu'il y a, pour une grande part, continuité, de part et d'autre de l'exil, dans la nature des amplifications et des corrections de sorte que leur datation importe moins qu'il ne semble. Et elle n'est pas douteuse lorsqu'au contraire l'exil procède à des modifications d'un type inconnu avant l'exil - grandes digressions et historicisation, on y reviendra.

 

En  mode « consultation », le bouton « données d'établissement » appelle les pages où figurent, en bleu, les  informations fondant l'établissement du texte auquel j'ai procédé. Elles proviennent de la confrontation de six sources : le manuscrit autographe - et/ou la copie  lorsqu'elle y figure, les quatre éditions de référence (originale belge, originale de Paris, Hetzel-Quantin « ne varietur » de 1881, IN), enfin la publication, par Bernard Leuilliot de la correspondance entre Hugo et Lacroix relative aux Misérables, qui transcrit les listes d'instructions envoyées par Hugo en correction des épreuves.

J'ai déjà exposé ici les règles d'établissement adoptées, je voudrais ne revenir que sur leur principe. Il consiste dans la préférence accordée, en cas d'écart, au texte ou au groupe de textes qui a le plus de chances d'offrir la meilleure version. Ce principe de choix découle de la constatation qu'aucun des cinq textes ne peut être reproduit tel quel et met en jeu deux facteurs :

1. l'inégale valeur des textes de référence. Les corrections d'épreuves priment tout autre source parce que la volonté de Hugo y est certaine ; l'édition belge vient ensuite, à concurrence avec le manuscrit, parce qu'ils sont également affectés par la médiation de la copie, tantôt positive (Hugo s'est corrigé sur la copie et a oublié de le reporter sur le manuscrit) et tantôt négative (la copie de Juliette, pour les feuillets dont on dispose en parallèle avec le manuscrit, est largement fautive) ; l'édition de Paris après l'édition belge puisqu'elle est faite sur un premier tirage de cette dernière, subit donc ses médiations et y ajoute les interventions de Meurice-Vacquerie ; l'édition de 1881 enfin parce qu'il n'existe, à ma connaissance, aucun indice que Hugo l'ait vérifiée ni même supervisée. L'IN n'intervient que pour contrôle, ses auteurs n'ayant pas en droit plus de titre que tout autre à faire autorité.

2. le consensus, parce que lorsqu'un seul des quatre textes (manuscrit, originales, 1881) s'écarte des autres, les probabilités de son erreur sont plus grandes.

La combinaison de ces deux facteurs conduit à quelques règles assurant une réponse déterminée dans tous les cas de figure, dont je vous épargnerai la liste.

Leur validité se mesure, certes, à leur bien-fondé intrinsèque a priori, elle s'apprécie aussi au résultat de leur application. Je ne vous étonnerais pas si je disais qu'il est excellent ; il est plus exact de le dire satisfaisant. Car au fil des centaines de décisions prises en application des règles adoptées, le nombre de celles que j'ai regrettées - non sans le signaler - est très petit au regard de celles qui me donnaient du contentement. Lequel pourtant rétribuait mal non pas la peine prise - elle n'est pas grande, c'est un travail stupide et facile - mais le temps passé.

 

 

            Car, puisqu'il est temps d'en venir aux conclusions, la première est que, dans le cas des Misérables, l'établissement du texte est à la fois nécessaire et inutile. Nécessaire parce que c'est le seul moyen de s'assurer qu'il est inutile, inutile parce que le texte de l'IN, quoique imparfait,  reste excellent. Cette conclusion vaut-elle pour les autres ouvres ? Impossible de le savoir sans y aller voir. Et il faut le faire ligne à ligne - du moins page  à page. On peut avoir des surprises. À un endroit - je ne me souviens plus lequel -, la comparaison montre que l'ordre des opérations a été interverti, que l'édition de Paris a été composée la première, servant de modèle pour celle de Bruxelles, et qu'il faut donc inverser la priorité générale accordée à l'originale belge. Surtout, l'identification des éditions de référence et de leur cheminement est ici simple ; il est probable qu'elle ne le soit pas toujours. Un sondage m'a montré qu'elle ne l'est pas du tout pour Histoire d'un crime, ni pour Les Feuilles d'automne. La grande édition savante dirigée par Claude Millet, qui, à ce que j'en ai entendu dire, doit procéder à la même confrontation des éditions pertinentes, ne sera donc pas  superflue - et demandera l'emploi d'une cohorte de retraités puisqu'il faut l'être pour disposer du temps nécessaire sans sacrifier sa carrière, son conjoint et ses enfants.

            Seconde conclusion, la qualité du travail de Hugo est sidérante. Je savais son soin et sa vigilance, je ne les imaginais pas portés à un tel niveau. C'est vrai de la préparation de l'impression - collation de la copie, correction des épreuves, amendements signalés aux éditions ultérieures, report, presque toujours mais pas toujours, sur le manuscrit des corrections de la copie et de celles des épreuves, et même,  apparemment - c'est d'ailleurs un problème insoluble -, corrections portées au manuscrit après la publication. C'est également vrai de la mise au point du texte en matière langagière. Hugo, par exemple, n'évite pas d'emblée des répétitions, assez nombreuses, mais leur livre ensuite une chasse extraordinairement efficace, allant chercher la répétition non pas une ou deux  lignes plus haut ou plus bas mais dix, de sorte que, souvent, on n'identifie pas tout de suite le motif de la correction, d'autant moins que, conformément aux préceptes, elle ajoute généralement un bénéfice stylistique positif à l'évitement de la faute. Même virtuosité des corrections lexicales : Hugo dispose d'un vocabulaire d'une étendue et d'une précision incomparables - ce qui d'ailleurs rend malaisée la lecture des ratures : le mot attendu a toutes chances de ne pas être le bon. Le tout s'effectue avec une étonnante économie de moyens, économie de la main (il ne réécrit ou surcharge que le strict nécessaire) et du style : ni mots rares, ni tournures compliquées. Très souvent, les additions allongent la phrase, et parfois beaucoup, mais toujours sans qu'il y paraisse. Au point qu'on pourrait croire, - Journet et Robert vont dans ce sens, à tort me semble-t-il car les formulations heureuses et inchangées sont trop nombreuses -, que la première rédaction, provisoire, se contente de noter la structure d'une phrase destinée à être complétée.

 

            Quant aux conclusions concernant la genèse du texte, l'Histoire abrégée des Misérables, dans le catalogue de l'exposition de la Maison de Victor Hugo, les résume, reprenant et complétant celles déjà tirées des années de cours en génétique littéraire et publiées ici sous le titre « L'avenir arrivera-t-il ?' Les Misérables roman de l'histoire ». Pour ne pas y renvoyer trop sèchement, en voici la quintessence.

            Le premier état, centré sur les quatre personnages principaux, qui y ont leurs traits définitifs et pratiquement tous leurs épisodes, ultérieurement très peu augmentés relativement au reste, accrédite les quatre lignes de l'ur-scénario : Histoire d'un saint (Jean Valjean, pas Myriel) / Histoire d'un homme (Marius) / Histoire d'une femme (Fantine) / Histoire d'une poupée (Cosette) — pour autant que ce ne soit pas le scénario des seules deux premières parties : l'évêque, Jean Valjean, Fantine, Cosette. Dans tous les cas, c'est un roman personnel et familial, une autobiographie réparatrice, dont les deux parties - aujourd'hui/autrefois - permutent l'ordre des Contemplations. Jean Gaudon avait très bien analysé dans l'article « Je ne sais quel jour de soupirail » cet effondrement intérieur de la fin de l'année 1845 et de l'année 1846 d'où procèdent ensemble, par approfondissement, le noyau originel des Contemplations, et Les Misérables par sursaut contre le destin. La fiction voile à peine celui de Hugo lui-même, directement représenté en Marius et transposé en Jean Valjean selon les lois du rêve et du fantasme : déplacement - de l'écriture en verroterie noire, du titre de Pair de France en celui de maire de Montreuil-sur-Mer, du couvent des  Feuillantines en celui de l'adoration perpétuelle -, concentration - de Juliette et Léonie en Fantine, de Léopoldine, Adèle et Juliette en Cosette -, inversion : - de la poésie en bagne et de la perte de Léopoldine en salut de Cosette. Du roman de Jean Valjean à celui de Marius, le lien se trouve, pour l'intrigue en Cosette et, pour le sens, dans l'injustice qui récompense Jean Valjean du pire - les deux vols - et le punit du meilleur, faisant payer toute élévation d'une chute, tout amour d'un abandon. Les Misérables dégageront de cette mécanique naïvement compensatrice la loi morale - retournement du mal en bien et du bien en souffrance -, et la loi historique - le progrès inclus dans le sacrifice - qui donnent valeur à la misère - destruction et accomplissement de tout ce qu'il y a d'humain, et de divin, dans l'homme.

            Sur ce trajet, Les Misères sont à la fois une étape et une fausse route. Fausse route parce que l'essentiel du travail de l'exil redresse la portée idéologique du texte dans une direction diamétralement opposée ; étape parce que presque toutes les voies qui conduisent du premier état aux Misérables sont ouvertes dès avant l'exil. L'amélioration stylistique mise de côté, qui demanderait analyses précises et exemples, deux transformations affectent le régime littéraire du livre.

D'une part l'ajout de commentaires éthico-philosophiques d'étendue très variable : du chapitre entier - L'onde et l'ombre, Christus nos liberavit, Choses de la nuit - au paragraphe ou à la phrase unique, souvent en point d'orgue méditatif. Certains tendent au lyrisme, beaucoup ont l'allure de sentences, toutes généralisent la portée du récit et l'orientent vers le symbole, l'apologue ou l'allégorie. Il me semblait que cette évolution datait de l'exil, ce n'est pas tout à fait exact qualitativement, mais le reste quantitativement : les très grandes digressions sont de l'exil, où le roman sentencieux, voire le roman à thèse, devient « roman pensif ».

D'autre part, cette discursivité s'équilibre par le mouvement inverse vers le concret et l'illusion réaliste : notations d'attitudes et de gestes, ajustement des sommes d'argent et des durées, ajouts de traits physiques aux portraits et d'objets nouveaux ou davantage caractérisés dans les descriptions. Au réalisme concourt l'élargissement de l'intrigue par approfondissement des personnages existants - Javert, Gavroche, Gillenormand, Myriel et les Thénardier en particulier - et invention de nouveaux, avec les épisodes qui leur sont liés. Ici aussi le mouvement est continu jusqu'à la publication, mais la productivité de l'exil sensiblement plus grande - un tableau le montrera lorsque tout ceci viendra sur le site.

S'extrayant ainsi du tête à tête intime, le livre perd de sa charge autobiographique, dont l'intensité s'atténue aussi, paradoxalement, par l'extension de son espace : les références personnelles se multiplient mais se dispersent et Gillenormand, par exemple, déroute la reconnaissance de Hugo dans la souffrance paternelle de Jean Valjean. La distance prise envers soi s'entend : Marius est traité avec une ironie qui ne fait que croître, et l'infidélité de Cosette avec plus de légèreté.

Ce désinvestissement et l'élargissement du monde représenté appelaient un réglage idéologique plus strict. Celui d'avant l'exil oriente Les Misères vers un bonapartisme affiché, un catholicisme très accentué et virant au bondieusard - développement, sans aucune « restriction », de Myriel (+90%) ainsi que du couvent (+300%)- et vers la réprobation explicite de l'émeute, argumentée dans plusieurs longs exposés de philosophie politique destinés au début de la quatrième partie.

Si bien que, en même temps que le livre s'étoffe et gagne en portée, il se bloque. Car, ainsi encadrée, la convergence des misérables vers la barricade aboutit à montrer dans l' « émeute » non pas une révolte, ni même une protestation contre la misère, mais son comble : fourvoyés dans l'illusion d'un avenir meilleur par leur détresse, les misérables l'aggravent encore en allant à la barricade et se ferment tragiquement leur propre avenir. Les morts de Mabeuf et d'Éponine sont des suicides. C'était conclure par d'autres voies, plus sévères quoique plus généreuses en apparence, comme le Balzac de Splendeurs et misères. Dès avant l'exil, Hugo n'en est pas satisfait : l'embarras des dissertations inachevées sur la valeur de la monarchie et de la république en est le signe, comme les premiers développements donnés aux portraits des jeunes républicains.

On s'explique ainsi la longue interruption de la rédaction. Quelque chose, de l'ordre de la conception, manquait aux Misères pour devenir Les Misérables. À première vue, c'est la révision politique et religieuse consécutive à la conversion des années 50. Et, de fait, on peut s'imaginer que, pendant l'exil, Hugo s'est contenté de prendre le contre-pied des développements antérieurs, de substituer l'infini au « bon Dieu » dans un livre qui ne cesse d'être « religieux » et le programme radical aux ratiocinations conservatrices dans un livre qui était déjà militant. La rencontre du conventionnel récupère, partiellement, l'évêque pour la bonne cause ; la « Parenthèse » corrige le sens du couvent et inverse celui de sa comparaison avec le bagne ; et l'on imagine Hugo se satisfaire de remplacer partout « émeute » par « insurrection », de placer dans la bouche des « politiques, ingénieux à mettre aux fictions profitables un masque de nécessité » la critique en règle de l'action des républicains qu'il prenait d'abord à son compte et de « relever les jeunes gens » de l'ABC, comme il s'en donne lui-même la consigne.

Or cette appréciation de la seconde campagne d'écriture n'est ni abstraitement satisfaisante, ni matériellement exacte. Faire les républicains sympathiques et héroïques, les excusait sans rien changer au fond : beau, leur échec en restait un, avec les misérables pour premières victimes. Quant à leur donner raison en droit et opter ouvertement pour la République, cela se retournait contre elle et eux : les vérités meurtrières sont les pires. Surtout, la révision de l'appréciation de juin 1832 commence bien, le manuscrit le montre, par la permutation des auteurs de sa critique mais elle ne s'y réduit pas, ni celle de la représentation du mouvement républicain à l'enjolivement du groupe de l'ABC. Très significativement, la philosophie politique du début de la quatrième partie n'est pas remplacée par l'énoncé d'une autre, mais par « Quelques pages d'histoire ». À le réduire à la correction politico-religieuse, on ignore une part considérable en volume - et en poids de pensée plus encore - du travail de l'exil. C'est donc par une simplification abusive et parce qu'elles sont trop aisément rapportées au changement des opinions de l'auteur qu'on qualifie de politiques ou religieuses les corrections idéologiques de l'exil. Elles visent en réalité l'histoire et convergent avec d'autres transformations du texte qui affectent le récit lui-même.

 

Il est temps que je m'arrête, la suite vous est connue - ou devrait l'être. Voici la conclusion.

 

Dans Les Misérables, la présence de l'histoire fait passer le progrès de l'état de conviction ou de foi à celui d'expérience et d'espérance. Celles de Hugo mesurant le chemin parcouru avec inquiétude, car la République avait tenu les promesses de la Révolution mais il n'était pas évident que de Louis-Philippe à Louis-Napoléon on ait monté ; celles du lecteur aussi, invité à la même rétrospection avec seulement une base de comparaison, un écart historique plus grand. En sommes-nous toujours là ? tout le texte pose implicitement cette question et sa préface explicitement : des livres de cette nature sont-ils encore nécessaires ?

 

Peut-être un autre ressort a-t-il également mis Les Misérables sur la voie de l'histoire. L'un des plus importants ajouts de l'exil, et des plus discrets, est le geste d'Éponine détournant sur elle le coup de feu destiné à Marius. Elle ne se l'explique pas elle-même - « Vous allez mourir, j'y compte bien. Et pourtant, quand j'ai vu qu'on vous visait, j'ai mis la main sur la bouche du canon de fusil. Comme c'est drôle. » Son suicide est devenu un sacrifice. De l'un à l'autre, la différence est la même qu'entre l'émeute et l'insurrection telle que Hugo l'établit lui-même (IV, 10,2. "Le fond de la question") : tous deux consentent à la mort mais l'un s'en contente, l'autre la propose à l'avenir en prix d'un bien plus grand. Dieu ou l'histoire acquitteront la dette. Dans le cas d'un roman, le débiteur, c'est le lecteur. Le voici libre de décliner la proposition et de se persuader qu'Éponine, Mabeuf et tous les autres sont morts pour rien ou de l'accepter et de vouloir qu'ils soient morts pour quelque chose : pour ce que lui-même désormais doit penser et faire.

Voici en quoi Les Misérables est un livre militant : le progrès, il n'en plaide pas la cause, il l'exige du lecteur.

Voici également pourquoi Hugo n'ouvre la malle aux manuscrits qu'en 1860 : il fallait son propre refus de l'amnistie décrétée à l'été 1859 pour qu'il conçoive non pas la valeur morale ou religieuse du sacrifice, mais sa portée historique.