Séance du 8 mars 2025
Présents: Roba Adel, Gérard Audinet, Patrice Boivin, Coralie Bourgain, Jordi Brahamcha-Marin, Samantha Caretti, Jacques Cassier, Françoise Chenet, Louise Deforge-Gardin, Manon Deligny, Hervé François, Morgan Guyvarch, Jean-Marc Hovasse, Florelle Isal, Alice Jousseaume, Victor Kolta, Arnaud Laster, Loïc Le Dauphin, Lisa Mekhaldi, Alexander Michalovic, Florence Naugrette, Guy Rosa, Florence Rouzières, Nicole Savy, Guy Trigalot, Alexandre de Vitry, Judith Wulf.
Excusés : Jordi Brahamcha-Marin, Romain Jalabert, Didier Philippot, Christine Ponsignon, Olivier Ritz, Myriam Roman, Sophie Vanden Abeele-Marchal, Sophie Mentzel, Christine Moulin, Sylvie Vielledent.
Informations
Gérard Audinet accueille chaleureusement les participants. Il en profite pour préciser que l’informatisation des collections, particulièrement des manuscrits et des lettres, suit son cours, avec bientôt un peu plus de 1 500 lettres adressées à Victor Hugo en ligne. Il évoque les derniers jours pour visiter l’exposition Chifflart, dont il a assuré le commissariat avec Valérie Sueur-Hermel (fin le 23 mars), et annonce pour le 29 mars à la MVH le concert-lecture organisé en partenariat avec la Société des Amis de Custine, sous la direction de Samantha Caretti.
Jean-Marc Hovasse et Florence Naugrette remercient Claude Millet, Gérard Audinet et Victor Kolta pour cette reprise des séances du Groupe Hugo, qui se tiendra désormais place des Vosges. Ils rappellent la programmation actuelle, avec trois séances prévues jusqu’aux vacances, et annoncent une reprise plus régulière l’an prochain à partir d’octobre, un samedi par mois, généralement le premier – sauf en période de vacances scolaires ou pour d’autres impératifs. Le mot d’ordre du Groupe Hugo est toujours « tout pour tous », si bien que chacun est appelé à proposer des sujets de communications pour l’établissement du programme de l’an prochain.
L’interruption des séances du Groupe Hugo ayant été trop longue pour faire le tour des nouveautés éditoriales, Jean-Marc Hovasse et Florence Naugrette se contentent de faire circuler le livre tiré de sa thèse par Jordi Brahamcha-Marin, La Réception critique de la poésie de Victor Hugo en France, 1914-1944, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2025 – il viendra en présenter une partie lors de la prochaine séance du Groupe Hugo.
Circule aussi le catalogue de la vente ADER du jeudi 13 février 2025 (expert Thierry Bodin), qui porte en couverture un splendide lavis de Victor Hugo, Puente de los contrebandistas, offert à Jules Claretie en 1868 (lot 27). Le dessin était connu, mais pas si bien que cela, ainsi qu’en témoigne sa reproduction en noir et blanc assez médiocre dans le tout récent catalogue de l’exposition de Londres Astonishing Things : The Drawings of Victor Hugo (Royal Academy of Arts, 2025), p. 26, fig. 13, avec les mentions : « dimensions unknown. Private collection. » In fact : 24,5 x 16,8 cm. Le dessin était accompagné d’une rare lettre explicative à Jules Claretie, reliée avec trois autres (lot 28). La même vente présentait deux autres dessins (un petit burg et un paysage de tempête, lots 26 et 29), et d’autres lots encore de premier intérêt. La dédicace de Victor Hugo à Juliette Drouet, datée du « 3 juillet 1834, 1h. du mat », derrière son « portrait du sacre » de 1825 par Alaux conservé à la MVH : « Ces yeux dont tu es la lumière, ces oreilles dont tu es la musique, ces narines dont tu es le parfum, cette bouche dont tu es le souffle, ce front dont tu es la pensée, ces cheveux dont tu es la couronne, tout cela fait une tête, et cette tête se ferait couper pour toi. » (Lot 22.) Mais aussi deux magnifiques photographies de Victor Hugo de très grand format réalisées par Bertall à Bruxelles en 1867, avec des légendes autographes étonnantes à cette période-là, qui font de Victor Hugo l’inventeur des POV : « Demandant à Louis Bonaparte ce qu’il pense de Napoléon le Petit » et « Regardant entrer le coup d’état » (lot 23). Nous en passons, mais pas des meilleures. Un tel ensemble ne s’était pas vu en salle des ventes depuis un moment.
Hier a été inaugurée une nouvelle exposition à la Maison Littéraire de Victor Hugo à Bièvres, « Victor Hugo et Les Misérables, de la réalité à l’idéal ». Elle se tiendra du 1er mars au 30 novembre 2025. Guy Trigalot, qui y a participé, la présente en quelques mots. Elle bénéficie de prêts importants de la BnF et de la MVH.
Florence Rouzières et Victor Kolta font aussi circuler le livre de Laura El-Makki Adèle Hugo, ses écrits, son histoire, Seghers, 2025, qui vient de remporter le prix Victor-Hugo 2025. Guy Rosa trouve le livre intéressant, même s’il apporte moins d’inédits que L’Engloutie d’Henri Guillemin, paru il y a tout juste quarante ans (Seuil, 1985). Il évoque la belle préface d’Isabelle Adjani, ainsi qu’un papier, retrouvé récemment par le biographe anglais Mark Bostridge (In Pursuit of Love, The Search for Victor Hugo’s Daughter, Bloomsbury Continuum, 2024) attestant d’un premier engagement signé par Albert Pinson en vue de son mariage avec Adèle – ce qui change un peu les données du problème. Il est consécutivement décidé de consacrer une séance à Adèle H. à la rentrée prochaine, en invitant Laura El-Makki à venir présenter son livre. Ajoutons que les éditions Garnier en ont profité pour rééditer en un temps record les quatre tomes du journal d’Adèle, qui était indisponible depuis longtemps, conformément au nom de sa première collection (la bien nommée « bibliothèque des introuvables », chez Minard).
Jean-Marc Hovasse présente l’édition numérique en cours de la Correspondance de Victor Hugo, lancée l’an dernier sur la triple incitation d’Évelyne Blewer, Jacques Cassier et Guy Rosa, et incite tous les participants intéressés à s'y joindre. Il s’agit en quelque sorte d’un sous-groupe du Groupe Hugo, qui se réunit à intervalles réguliers en Sorbonne. Cette édition est en ligne à l’adresse suivante : http://groupugo.div.jussieu.fr/CorrespondanceNET/Default.aspx
Communication de Alexandre de Vitry : La lettre ou l’esprit : sur le lexique fraternel des Misérables (voir texte joint)
Discussion
Après avoir dûment félicité l’orateur, Florence Naugrette se permet d’ajouter deux remarques, ou deux compléments. Il y a tout de même, dès le début du roman, une histoire familiale : Jean Valjean vole un pain pour ses neveux – ce qui annonce Gavroche. Cette fraternité est inscrite dans l’ensemble du roman. Fraternité nourricière, précise Guy Rosa, qui remplace le père et la mère. Florence Naugrette tient aussi à nuancer quelque peu les propos sur le couvent : l’auteur critique tout de même ses mœurs et ses valeurs ; il semble qu’il y ait un vice inhérent à cette libre association.
Guy Rosa : Vous parlez du lien familial comme s’il allait de soi, et comme si les différents liens familiaux étaient homogènes. Or ce n’est pas le cas. « Casser le fil », qui a été cité, c’est casser les filiations mais le père semble étrangement absent de votre exposé ; c’est pourtant la communauté de père qui définit la fraternité : la construit ou la brise. Les sacrifices d’Abel, l’aîné, sont agréables à Dieu ; pas ceux du cadet, Caïn, qui s’en venge, meurtrier non pas parce qu’il est mauvais frère mais parce que le père lui a dénié sa filiation. Bref, la fragilité, l’ambiguïté voire l’inversion de la fraternité ne lui sont pas propres mais résultent du caractère profondément problématique de la paternité chez Hugo. Les Thénardier vendent deux de leurs garçons (ceux qui disent, bien à tort, « nous avons papa et maman ») et font du troisième un orphelin. Tholomyès et consorts : « O nos amantes ! Sachez que nous avons des parents. » Dans L’Homme qui Rit, lord David Dirry-Moir « serait bon frère s’il n’était pas bon fils ». Il faudrait pouvoir être frères sans avoir le même père. Tout le problème consiste à remplacer Dieu le père par Dieu le frère.
Alexandre de Vitry : Dans le livre publié (ndlr : Le Droit de choisir ses frères ? Une histoire de la fraternité, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2023), je développe cette question de la fraternité, mais je laisse dans l’ombre d’autres choses. L’expression « fil de fraternité » remonte au XVIIIe siècle et traverse tout le discours. Ce fil est plus horizontal que la filiation. Chez les théologiens, on peut parler d’un Dieu frère et père : le Christ serait un fils unique avec des frères.
Guy Rosa : Sans parler du Saint-Esprit, dont tout l’intérêt est de compliquer le lien entre le père et le fils puisque l’image familiale sous-jacente en fait à la fois une mère et une sorte (filioque) de second fils.
Nicole Savy : Je suis tout à fait d’accord avec votre description du couvent, qui est une espère d’aporie étonnante. Dans la fiction c’est possible, mais dans l’histoire c’est tout autre. Napoléon permet aux couvents de femmes, qu’il fait rouvrir, de jouer un rôle éducatif de premier plan durant toute la première moitié du siècle. C’est aussi la réalité de la fiction. Cosette, enfant d’une prostituée, devient une jeune fille charmante et instruite grâce aux sœurs qui la protègent et l’éduquent. La fonction du couvent n’est pas fraternelle ou sororale, elle est entièrement maternelle. Et l’on parle rarement des sœurs dans le roman : Éponine est certes intéressante, mais Baptistine ne l’est pas du tout. Bref, les sœurs n’intéressent pas Victor Hugo. La fraternité n’est pas faite pour les femmes.
Guy Rosa : C’est peut-être une donnée biographique personnelle.
Guy Trigalot : Les Misérables sont une sorte de miroir. Y a-t-il un lien entre Hugo et son frère Eugène, et la réconciliation finale entre Jean Valjean et Marius ? Marius est un fils unique, qui n’est pas élevé par ses parents. La scène finale de réconciliation est-elle pour Hugo une manière de régler sa propre histoire ?
Alexandre de Vitry : Il y a nombre d’écrivains fils uniques qui sont obsédés par la question de la fraternité, à commencer par Charles Péguy.
Hervé François évoque la communité oubliée des fromagers de Pontarlier, sorte de société socialiste et utopique. C’est Myriel qui envoie là-bas Jean Valjean.
Alexandre de Vitry : Les années 1830 et 1840 sont marquées par un grand essor des compagnonnages, des communautés laïques.
Hervé François : C’est la marque des idées fouriéristes, qu’on retrouve dans la solidarité, où tout s’aime dans l’infini.
Florence Naugrette : Pouvez-vous nous en dire plus sur l’exclusion des femmes de la fraternité, notamment en 1848 ?
Alexandre de Vitry : C’est un problème dès la Révolution, où l’on trouve une « société fraternelle de l’un et l’autre sexe ». Le mot fraternel dit l’inclusion de la femme. Les féministes de 1848 critiquent ce peuple de frères où elles ne trouvent pas forcément à s’intégrer. Le mot sororité n’est pas dans le vocabulaire. Et la question du genre continue à se poser. Pour sortir de fraternité et de sororité, certains proposent le mot adelphité, mais il ne parvient pas à remplacer sororité, ni fraternité.
Guy Trigalot : Ces débats trouvent une illustration dans le téléfilm de Matthieu Busson et Julie Gayet sur Olympe de Gouges diffusé la semaine dernière sur France 2 (Olympe, Une femme dans la Révolution). La sororité reste clandestine, elle est rabaissée. Voir George Sand en 1848 : elle participe, mais n’a aucune fonction officielle.
Nicole Savy : Oui, elle n’a pas le droit de vote et refuse de se présenter aux élections.
Guy Rosa : Les termes concurrents en politique sont camarade ou citoyen qui préfèrent la liberté du choix affectif ou de l’engagement à la consanguinité. Mais Staline, dans le grand appel à l’effort de guerre, abandonne le « Camarades » et dit « Frères et sœurs ».
Alexandre de Vitry : Marx était très hostile à la fraternité, ce qui explique le développement de camarades.
Françoise Chenet : Et la référence à la franc-maçonnerie, quelle est son importance à cette époque ?
Alexandre de Vitry : Il faut distinguer plusieurs phases. La situation au XVIIIe siècle est très différente de celle du XIXe. Au XVIIIe siècle, on a beaucoup parlé de frères, d’où l’importance de ce mot dans la rhétorique de 1789. Puis la franc-maçonnerie est interdite ; elle ne renaît que sous la monarchie de Juillet. Il faut attendre 1848 pour que la maçonnerie soit associée à la République. La IIIe République préfère la solidarité à la fraternité.
Françoise Chenet conseille avec à propos pour finir un roman de Charles Monselet, publié en feuilleton dans La Presse à partir de 1855 et sorti en 1856, La Franc-maçonnerie des femmes. Ce qui permet de signaler au passage l’excellent Abécédaire Monselet de Valérie André, Paul Aron et Jean-Didier Wagneur, avec la collaboration de Françoise Cestor (Tusson, Du Lérot, 2024). Et de donner la 4e de couverture de cette Franc-maçonnerie des femmes qui, contre toute attente, a été rééditée en 2011 chez JCLattès :
« France, 1843. Lorsque Philippe Beyle, après avoir conquis le cœur de Marianna, une célèbre cantatrice, la rejette, celle-ci n’a plus qu’une idée en tête : se venger. Elle fait alors appel à ses consœurs de la Franc-maçonnerie des femmes, une société secrète toute-puissante dont la devise est “Toutes pour une, une pour toutes”. En quelques mois à peine, grâce aux charmes de l’envoûtante Pandore, elles parviennent à le ruiner et à l’évincer de la bonne société. Peu de temps après, Philippe est sur le point d’épouser, par amour, Amélie, la fille d’un comte, mais la tante de la jeune femme n’est autre que la grande-maîtresse de la Franc-maçonnerie des femmes ! Marianna, toujours blessée et plus machiavélique que jamais, mettra tout en œuvre afin d’assouvir sa terrible vengeance… »
Victor Kolta