Alexandre de Vitry : La lettre ou l'esprit : sur le lexique fraternel des Misérables
Communication au Groupe Hugo du 8 mars 2025
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Cette conférence s’inscrit dans le cadre d’un travail général plus large sur le lexique fraternel dans son histoire longue, où j’ai mis l’accent sur la tension entre le propre et le figuré, mais aussi entre la métaphore et métonymie la (à partir du champ familial) dans ce lexique, enfin sur la variation du champ d’application d’une telle notion, impliquant de nombreuses contradictions internes[1].
Après la Révolution française, c’est l’année 1848 qui concentre de la façon la plus éclatante les contradictions inhérentes à la notion de fraternité. En février, la Révolution porte la fraternité en étendard, l’inscrivant dans ses textes les plus officiels et la proclamant partout ; mais en juin, alors que les troupes républicaines tirent sur la foule des émeutiers, la fraternité se dissipe brutalement, et c’est le mot de « fratricide » que l’on retrouve sur toutes les lèvres. En 1848, la fraternité connaît à la fois son âge et une éclipse durable, finement décrite dès l’été, notamment, par Marx, dans des articles qu’il reprendra peu après en volume dans La Lutte des classes en France[2]. À partir de cette date, le vocabulaire devient plus ou moins imprononçable, il est porteur d’un traumatisme collectif, national, qui porte ses effets dans la parole même. D’où l’idée de Dolf Oehler, par exemple, d’un cryptage de l’imaginaire quarante-huitard dans toute la littérature ultérieure[3]. La fraternité devient intempestive, disparaissant presque entièrement du discours politique, social, juridique, philosophique, avant de ne reparaître que timidement à la fin du siècle, dans les premières décennies de la IIIe République (qui lui préfèrera, hormis la devise républicaine, la notion plus solide, plus positive de « solidarité »). Mais elle survit ailleurs, dans un discours qui, lui, se plaît dans l’inactuel ou l’art de la contradiction : la littérature.
À ce titre, les deux exemples extrêmes les plus éloquents de cette opération de littérarisation de la fraternité sont certainement Hugo et Baudelaire. Tous deux prennent en charge la fraternité dans son intempestivité : le second, pour l’ironiser et la malmener, le premier, au contraire, pour lui redonner toute son ambition métaphorique. Qu’est-ce à dire ? C’est que Victor Hugo n’est pas seulement un penseur « fraternitaire » parmi d’autres : c’est aussi la temporalité, dans son cas, qui est particulièrement intéressante. À la différence d’auteurs comme Sans ou Michelet, dont le pic « fraternitaire » se situe dans les années 1830 et surtout 1840, c’est avec un léger décalage que Victor Hugo déploie sa pensée de la fraternité, puisque Les Misérables paraissent en 1862. C’est au moment où la fraternité s’est le plus spectaculairement absentée que Victor Hugo choisit, comme il le dit dans une lettre fameuse à Lamartine, d’écrire un « livre ayant la fraternité pour base et le progrès pour cime[4] ». Certes, le projet des Misères est antérieur à 1848, mais sa réactivation même, avec toute l’ampleur qu’il prend alors, est significative en elle-même. Or cette réactivation est inséparable, me semble-t-il, du caractère intempestif qu’a pris la fraternité à cette date. S’emparer de la fraternité, chez Victor Hugo, consiste à la recharger comme mythe, c’est-à-dire, en l’espèce, comme métaphore. La rendre virtuellement possible un jour, c’est d’abord prendre acte de son impossibilité présente.
Victor Hugo prend donc pour point de départ l’inactualité même du vocabulaire fraternel. Le bref paragraphe introductif du roman insiste d’emblée sur ce caractère intempestif : c’est en réponse au scandale éternel de la « damnation sociale », de « l’asphyxie sociale » que le livre est écrit[5]. Il est une réplique à un écrasant manque de fraternité, qui vient du fond des âges :
Les vieux symboles génésiaques sont éternels ; dans la société humaine, telle qu’elle existe, jusqu’au jour où une clarté la changera, il y a à jamais deux hommes, l’un supérieur, l’autre souterrain ; celui qui est selon le bien, c’est Abel ; celui qui est selon le mal, c’est Caïn.
Le meurtre d’Abel se répète donc depuis la nuit des temps : si l’humanité est une, tout entière faite de frères, le moindre conflit entre les hommes relève du fratricide.
La guerre civile ? Qu’est-ce à dire ? Est-ce qu’il y a une guerre étrangère ? Est-ce que toute guerre entre hommes n’est pas la guerre entre frères ?
De plus, ce fond fratricide de l’humanité, vision très sombre, presque maistrienne de l’histoire humaine est aggravé par le problème social que Victor Hugo a décidé d’affronter à travers ce roman : celui de la « misère », précisément, car « il y a toujours encore plus de misère en bas que de fraternité en haut[6] ».
Or la misère n’est pas seulement le signe d’un manque de fraternité, mais elle en est la cause. Cela est très sensible dans un passage finalement écarté par l’auteur, où l’on voyait des militants républicains fraterniser avec un groupe de voleurs incarnant la « maladie sociale » fréquemment dénoncée dans le roman, ce monde parasitaire qui se nourrit des plus profondes « misères » de l’époque. Le bandit annonce : « Nous sommes vos amis et vos frères. » Ce à quoi le révolutionnaire Enjolras répond : « nos frères, oui, nos amis, non ». Le premier sens donné ici à la fraternité, donc, c’est un fait social souterrain, une solidarité de principe entre tous les éléments de la société, même les plus rebutants, et qu’il faut bien distinguer de l’« amitié » plus sélective, et exigeant davantage de gages. L’amitié serait le fruit d’une volonté, d’un but partagé, elle est prescriptive, quand la fraternité est descriptive, et relève d’une espèce de fait objectif.
Seulement, Victor Hugo ne retient pas cette scène de fraternisation dans le roman, précisément, ni cette distinction entre fraternité et amitié. Car la fraternité humaine ou républicaine, pour vivre, a besoin d’un peuple, et pas seulement d’une foule, d’une « multitude » émeutière, dans la manière du lumpenprolétariat de Marx et Engels. Et cette populace grimaçante, antifraternelle, est partout dans Les Misérables : elle constitue l’inquiétante « cave » de la société, ne visant rien d’autre que « l’effondrement de tout », comme en juin 1848 (où « la populace [a] livr[é] bataille au peuple »). La barricade de Saint-Antoine donne l’image d’une caricature monstrueuse de fraternité, « fraternisation menaçante de tous les débris », de même que dans l’égout de Paris règne le « tutoiement » général, tout en cynisme, et non la fraternité[7].
Cet « On qui est dans les ténèbres », il est précisément ce qui, par le bas, résiste à la fraternité, à la transformation par le haut de la société en peuple de frères. Tant qu’il y aura des misérables, des bandits, de l’argot, des égouts, la fraternité sera empêchée. Et pourtant, des frères, il y en a, d’un bout à l’autre du roman : d’où ce paradoxe que la fraternité formerait la « base » du livre, alors que la « base » de la société, ses fondements souterrains, ses « bas-fonds », seraient précisément le principal obstacle à la réalisation de la fraternité. C’est la contradiction motrice du livre, et ce qui nourrit cette consolidation, ou plutôt cette reconsolidation de la fraternité comme mythe (c’est-à-dire, en l’occurrence, comme métaphore opératoire). Pour recharger cette métaphore, Victor Hugo emprunte trois directions sémantiques, que nous examinerons successivement (familiale, politique et religieuse), avant de nous arrêter sur le point allégorique de fixation de la fraternité, en la figure de Jean Valjean.
La fraternité familiale
Puisque la fraternité vient du vocabulaire familial, partons de la famille, lieu où la fraternité se montre particulièrement inactuelle dans le roman, à travers le clan Thénardier en particulier. Tous les mots de la famille, au prisme des Thénardier, « frère », « sœur », « père », « mère », se trouvent en effet pervertis. Qu’il s’agisse de liens du sang ou de liens adoptifs, tout figure chez eux tantôt brisé, tantôt inversé, retourné en réalité diabolique. « Casser le fil semble être l’instinct de certaines familles misérables », note Hugo à leur propos[8]. Ce « fil », c’est celui que l’auteur évoque aussi dans sa Préface philosophique, ce « quelque chose hors de l’homme », « qui n’est qu’un fil, un fil invisible, un fil impalpable » et que l’homme en théorie ne peut rompre[9]. Et ce lien universel entre tous les hommes, version humaine de la solidarité cosmique, constitue précisément ce que Hugo nomme la fraternité. C’est ce fil que les Thénardier excellent à tordre ou même à briser.
Les Thénardier ne sont pourtant pas incapables de liens ; mais ces liens sont une caricature, une déformation monstrueuse des liens familiaux. La mère est « mère parce qu’elle était mammifère » (mère par le corps et non par l’esprit). Elle est attachée à ses deux filles, mais seulement à elles, à l’exclusion de tout autre être humain : « sa maternité s’arrêtait à ses filles et […] ne s’étendait pas jusqu’aux garçons », ni évidemment à Cosette « l’étrangère ». Et le père, de son côté, traite sa paternité avec la plus grande désinvolture, tissant plutôt des liens avec d’obscurs complices, avec « cette hideuse contre-société occulte qui vit sous la société publique », fraternité horrifique, monstrueuse, « ténébreuse maçonnerie du mal[10] ».
L’adoption de Cosette par les Thénardier n’est alors qu’une contrefaçon d’adoption, d’intégration à la famille, par un mensonge, jeu d’acteur et jeu sur les mots dans lequel se laisse prendre Fantine. La Thénardier, voyant ses filles jouer avec Cosette, s’exclame : « Les enfants […] comme ça se connaît tout de suite ! les voilà qu’on jurerait trois sœurs ! » Et c’est précisément le surgissement de ce vocabulaire fraternel qui convainc Fantine : « Ce mot fut l’étincelle qu’attendait probablement l’autre mère. » Seulement, la Thénardier étant incapable d’aimer Cosette, celle-ci ne sera jamais la « sœur » d’Éponine et Azelma. On le voit bien dans cette autre scène, où les deux sœurs jouent entre elles, s’appelant avec insistance « ma sœur » plusieurs pages durant, tandis que Cosette reste exclue.
Inversement, une fois la fausse adoption mise en place, la Thénardier efface la famille biologique de Cosette, c’est-à-dire la maternité de Fantine. Non seulement, la Thénardier ne sera pas la mère adoptive de Cosette, mais elle lui refuse cette « autre mère » primitive. Ainsi, à Jean Valjean, elle déclare que « c’était une pas grand-chose que cette mère », car « elle abandonnait son enfant ». Pour mieux prétendre remplacer Fantine, la Thénardier va jusqu’à prendre un « air maternel » composé pour l’occasion. Son mari, quant à lui, ajoute un peu plus tard : « Ça n’a ni père ni mère, je l’ai élevée », détruisant lui aussi la filiation de Cosette afin de mieux s’en prétendre le père adoptif – le temps seulement d’en négocier la cession. Au bout du compte, les Thénardier parviennent bien à priver Cosette de tout lien familial, que ce lien soit horizontal (fraternel) ou vertical (filial), qu’il s’agisse de liens biologiques (avec Fantine) ou d’adoption (avec eux)[11].
Il n’en va pas tout à fait ainsi dans le cas de Gavroche : il est bien, lui, le fils biologique des Thénardier, mais sa mère lui préfère aussi ses deux sœurs, si bien qu’« il ne savait pas au juste comment devaient être un père et une mère ». Certes, « il avait un père et une mère. Mais son père ne songeait pas à lui et sa mère ne l’aimait point. C’était un de ces enfants dignes de pitié entre tous qui ont père et mère et qui sont orphelins. » Nouvelle confirmation de la monstruosité des Thénardier en tant que parents déformés, puisqu’ils sont capables en toute contradiction d’engendrer un orphelin : anti-famille, comme on parle d’antimatière[12].
Cependant, Gavroche est celui par qui la malédiction familiale s’interrompt. C’est lui qui va réintroduire, dans sa fratrie, dans cette famille littérale dysfonctionnelle, de la métaphore, du spirituel, donc de la fraternité. En effet, viennent encore après lui deux autres frères Thénardier, que le narrateur laisse anonymes. Les trois aînés « avaient à peine eu le temps de s’apercevoir qu’ils avaient deux petits frères ». Quasi abandonnés par leur mère, ces petits êtres sans identité font la rencontre de Gavroche, qui ne les reconnaît pas, et lui déclarent, signalant sans le savoir leur communauté de sang et de destin avec lui : « nous avons papa et maman, mais nous ne savons pas où ils sont ». C’est ici que Gavroche, prenant les enfants sous sa protection, devient pleinement le frère de ses frères, tout en ignorant le lien de sang qui les unit tous les trois. Le « fil de fraternité » est retissé, sous la forme d’une chaîne humaine : « le petit de cinq ans, traîné par son frère que traînait Gavroche ». Cette fraternité généreuse fait même de Gavroche un père symbolique, puisqu’il regarde « paternellement » les deux petits, se demandant ensuite où sont passés « [s]es deux enfants ». Et c’est précisément cette fraternité paternelle, ou cette paternité fraternelle, qui, après l’épisode en question, se transmet à l’aîné des petits enfants, lorsqu’on retrouve ceux-ci livrés à eux-mêmes, dans un chapitre au titre fort explicite, et qui joue une fois de plus sur le glissement du propre au métaphorique : « Comment de frère on devient père[13] ».
Gavroche, issu d’une famille bien réelle, « littérale », mais défectueuse, et même diabolique, redécouvre au contact de ceux-là même que cette famille avait délaissés les liens familiaux les plus stricts (fratrie), tout en faisant cette expérience sur un plan métaphorique, spirituel (il ignore leur identité). Il devient, le temps d’une nuit, le frère qu’il ne savait pas qu’il était, et le père que Thénardier ne sera jamais. Ce faisant, il incarne dans sa petite personne le triomphe de la métaphore fraternelle, un triomphe obtenu depuis le fumier de la famille littérale la plus répugnante. Il est celui qui fait se réveiller la fraternité au milieu des plus sombres « misères », qui précisément empêchaient l’apparition d’une fraternité rudimentaire. Il n’est donc guère étonnant qu’au bout du compte, même s’il y trouve la mort, il rejoigne d’autres frères, les frères républicains en révolution.
La fraternité politique
La révolution, dans Les Misérables, c’est d’abord une présence, ou plutôt un souvenir, mais un souvenir des plus vifs. « Des souffles, revenus des profondeurs de 89 et de 92, étaient dans l’air », lit-on au début de la section « Les amis de l’ABC » ; et la cinquième partie commence par une longue digression sur la révolution de 1848 (bien que celle-ci se situe au-delà de la diégèse). La barricade de 1832 est un trompe-l’œil, cachant toutes les révolutions françaises, d’où la dissémination dans l’ensemble de l’ouvrage des formules fraternelles figées typiques de la langue révolutionnaire, « frère et ami », « salut et fraternité », etc. C’est l’événement révolutionnaire en lui-même que Victor Hugo veut ausculter, sous toutes les formes qu’il a prises depuis près d’un siècle[14].
Comment la fraternité s’articule-t-elle alors à cette référence révolutionnaire ? D’abord, on la trouve à l’horizon des discours révolutionnaires, puisque dans l’avenir, Enjolras promet « la fraternité de l’atelier et de l’école » ; on la rencontre aussi au vocatif dans les harangues révolutionnaires, quand le même Enjolras apostrophe « [s]es frères ». Cependant, comme en en juin 1848, et comme à la fin de la Révolution française, cette fraternité est aisément associée à la mort : « Vive la révolution ! vive la république ! fraternité ! égalité ! et la mort ! » Et c’est en effet lorsqu’il exécute un homme qu’Enjolras rappelle l’avènement futur de la « Fraternité », avec une majuscule cette fois, tout en concédant qu’il parle en un « mauvais moment pour prononcer le mot amour ». Enjolras incarne une part d’idéal propre à la Révolution, mais un idéal peu compatible avec la fraternité universelle rêvée par Hugo – d’où l’idée qu’« il tenait trop de Saint-Just, et pas assez d’Anacharsis Clootz[15] ».
Est-ce à dire que la fraternité révolutionnaire constitue pour Hugo une pure illusion, dissipée dès le premier signe de violence, ou au mieux une aporie historique ? Pas tout à fait. Le groupe républicain de l’ABC constitue pour le narrateur « une sorte de famille, à force d’amitié » : famille métaphorique, donc. Ses membres sont « les fils directs de la révolution française », et comme le dit Enjolras : « ma mère, c’est la république ». Et toujours Enjolras, s’adressant à un ouvrier : « Tu n’avais ni père ni mère, Feuilly ; tu as adopté pour mère l’humanité et pour père le droit. » Le militantisme révolutionnaire produit une métaphorisation efficace du fait familial : la famille littérale s’anéantit dans la nouvelle famille des camarades de lutte, et dans celle, infinie, de l’humanité[16].
L’ennui, c’est que cette fraternité se retourne vite en fratricide, dans le souvenir double de 1793 et de 1848, comme ici :
– Enjolras, tu vises ce sergent, tu ne le regardes pas. […] il a un père, une mère, une famille ; il aime probablement ; il a tout au plus vingt-cinq ans ; il pourrait être ton frère.
– Il l’est, dit Enjolras.
– Oui, reprit Combeferre, et le mien. Eh bien, ne le tuons pas.
– Laisse-moi. Il faut ce qu’il faut.
Et une larme coula lentement sur la joue de marbre d’Enjolras.
En même temps il pressa la détente de sa carabine. […] La balle lui avait traversé la poitrine de part en part. Il était mort[17].
Au pic de l’engagement révolutionnaire, on reconnaît dans l’homme d’en face un frère, mais cela ne suffit pas à empêcher sa mort. La puissance fatale de la guerre civile l’emporte : la révolution est certes fraternelle, puisqu’elle est puissance de métaphorisation du fait familial, ce que traduit le dialogue que nous venons de citer : Combeferre évoque d’abord la « famille » du sergent, au sens propre, puis une fraternité figurée, exprimée au conditionnel (« il pourrait être ton frère »), gradation vers la métaphore qui se poursuit dans la correction d’Enjolras, au présent de l’indicatif (« il l’est »), indiquant que le frère humain a remplacé le frère biologique. Cependant, une fois cette opération de transmutation métaphorique achevée, la révolution reste meurtrière : Enjolras tue son frère, car, en une formule tautologique qui ne dit que l’impératif catégorique vidé de tout contenu moral déterminé, « il faut ce qu’il faut ».
On comprend mieux, dans ces conditions, l’importance de la fraternité religieuse dans Les Misérables. Malgré toutes ses insuffisances et son relatif anachronisme, elle va constituer un antidote capital aux apories de la fraternité révolutionnaire.
La fraternité religieuse
Dans le vaste catalogue que propose Hugo des formes fraternelles, la première place revient à la fraternité chrétienne. C’est le rôle que joue le début du roman, consacré à Monseigneur Bienvenu Myriel, sorte de seuil hagiographique en léger décalage avec la suite du récit, Myriel se montrant lui-même tout à fait étranger aux « idées du siècle ». L’évêque de Digne est une espèce de frère par excellence, d’hyperfrère, modèle fraternel dominant silencieusement l’ensemble du roman. Sensible toujours au sort du plus faible, vivant exclusivement selon l’Évangile, animé par un « excès d’amour » qui le rend même sensible au sort des animaux, il est un frère exemplaire, saint fraternel fixant une sorte de patron à partir duquel la qualité fraternelle des agissements des uns et des autres pourra ensuite être mesurée[18].
Bienvenu Myriel est d’abord frère au sens propre, puisqu’il vit avec sa vieille sœur. Cette pratique quotidienne du lien fraternel strict, lorsque Bienvenu devient aveugle, se fait l’occasion d’une expérience en petit de la félicité fraternelle la plus grande, puisque Bienvenu devient entièrement dépendant de sa sœur pour toutes les actions les plus modestes de son existence. Par ailleurs, cette fraternité-fratrie n’implique aucun repli sur la sphère familiale ; elle forme plutôt l’emblème de l’ouverture de l’évêque au premier frère venu, d’où ses paroles à sa sœur, celle dont il est à la fois le « frère et [l’]évêque », au sujet de Jean Valjean :
Ma sœur, de la part du prêtre jamais de précaution contre le prochain. Ce que le prochain fait, Dieu le permet. Bornons-nous à prier Dieu quand nous croyons qu’un danger arrive sur nous. Prions-le, non pour nous, mais pour que notre frère ne tombe pas en faute à notre occasion.
Aucune préférence fraternelle accordée à la fratrie littérale, donc, aucune fermeture familiale, mais au contraire, une ouverture intégrale à tout frère qui se présente, même celui que la tentation du péché effleure davantage qu’un autre : ce ne sont même pas les bons chrétiens auxquels le sentiment fraternel de Bienvenu s’élargit préférentiellement. D’ailleurs, sa rencontre avec le conventionnel G., loin de faire s’affronter les conceptions révolutionnaire et chrétienne de la fraternité, renforce encore la préoccupation du prélat pour le prochain, son sens évangélique de la fraternité, puisqu’il « redoubl[e] de tendresse et de fraternité pour les petits et les souffrants » après cet épisode[19].
Même si le nom de l’évêque sera ensuite relativement peu cité dans le roman, c’est sa façon d’entendre l’Évangile que l’on retrouve d’un bout à l’autre, en particulier lorsque c’est le narrateur qui parle. « La sainte loi de Jésus-Christ gouverne notre civilisation, mais elle ne la pénètre pas encore […] », lit-on comme un leitmotiv. La formule de « frères en Jésus-Christ » permute avec celle de « frères dans le peuple », comme si la fraternité chrétienne inaugurait et préfigurait les autres formes de la fraternité, en toute continuité. S’il est possible, malgré les apories sociales du siècle, de « fraterniser avec les misérables », c’est en s’appuyant sur Dieu[20].
*
Mais bien sûr, ce n’est pas tout. Car la fraternité chrétienne, Hugo ne l’oublie pas, c’est aussi la fraternité monastique, réduite, fermée au monde, et les couvents ne manquent pas, eux non plus, dans Les Misérables. Dès la première partie, nous rencontrons quelque généreuses « sœurs de charité », qui soignent Fantine ; la principale d’entre elles, sœur Simplice, rejoint en mourant « [ses] sœurs les vierges et [ses] frères les anges », en une fraternité céleste qui prolonge et amplifie l’esprit fraternel qui anime Simplice au quotidien, dans sa vie terrestre ordinaire[21]. Plus loin dans le roman, la « confrérie de la Vierge » à laquelle appartient la bigote Mlle de Gillenormand, sera traitée avec davantage d’ironie[22]. Mais entre-temps, c’est surtout dans la deuxième partie que le thème de la fraternité conventuelle se trouve développé, donnant lieu à une importante « parenthèse » d’un livre entier, débordant sur les deux livres alentours[23].
Paris était « jadis tout couvents », mais ces couvents aujourd’hui, pour ce qu’il en subsiste, jurent avec la modernité environnante :
Un couvent en France, en plein midi du dix-neuvième siècle, est un collège de hiboux faisant face au jour. Un cloître, en flagrant délit d’ascétisme au beau milieu de la cité de 89, de 1830 et de 1848, Rome s’épanouissant dans Paris, c’est un anachronisme.
Cet anachronisme repose d’abord sur un scandale social : il n’est plus acceptable d’échapper ainsi au travail, ou d’accorder une telle centralité à ceux qui se glorifient d’échapper à la loi du travail. C’est pour cette raison que « les communautés monastiques sont à la grande communauté sociale ce que le gui est au chêne, ce que la verrue est au corps humain » : un parasite. La fraternité conventuelle, la « lèpre monacale », est une rupture de la fraternité sociale, puisqu’elle forme un « lieu sacré » dérobé aux « yeux profanes », donc à l’humanité : le contraire exact de ce que le roman réclame[24].
Pourtant, cela n’empêche pas Hugo de défendre le monachisme par son « côté sublime », qui subsiste malgré sa caducité historique. D’un « point de vue philosophique pur », il faut encore défendre le couvent, ce « lieu impossible ». En effet, malgré son « côté hideux », son détestable principe de clôture, le monachisme implique aussi une forme d’ouverture à la collectivité, de deux manières. Premièrement parce qu’il implique une dilution, une absorption de l’individu dans le groupe : les religieuses de Picpus « ne disent de rien ma ni mon » et « disent de toute chose notre ». Le couvent est le lieu d’une transmutation du « je » en « nous », mais qui n’est obtenue que par un refus antérieur de la société, par une coupure d’avec autrui : « suprême égoïsme ayant pour résultante la suprême abnégation ». Deuxièment, ce collectif restreint s’ouvre à la collectivité humaine tout entière dans la prière, très précieuse aux yeux de Victor Hugo. C’est ce que les religieuses de Picpus nomment la réparation :
La réparation, c’est la prière pour tous les péchés, pour toutes les fautes, pour tous les désordres, pour toutes les violations, pour toutes les iniquités, pour tous les crimes qui se commettent sur la terre[25].
Or ce qui permet tout cela, et que Victor Hugo chérit en profondeur dans le monachisme, c’est un fait d’ordre sémantique : le couvent figure par excellence la traduction spatiale, architecturale, sociale, de la fraternité comme métaphore. Les sœurs de Picpus renoncent à leur famille, et c’est précisément ce qui fait d’elles des sœurs nouvelles, « mortes » au monde et désormais « vivante[s] en Jésus-Christ ». La famille « littérale » disparaît au profit d’une famille spirituelle, détachée de toute consanguinité terrestre, comme le dit cette prière au-dessus de la porte du réfectoire : « Le bon Dieu est mon père, la bonne Vierge est ma mère, les trois apôtres sont mes frères, les trois vierges sont mes sœurs[26]. »
C’est par ce biais précis que Victor Hugo développe de la façon la plus appuyée son éloge du « couvent idéal » :
Plus de titres. Les noms de famille même ont disparu. Ils ne portent que des prénoms. Tous sont courbés sous l’égalité des noms de baptême. Ils ont dissous la famille charnelle, et constitué dans leur communauté la famille spirituelle. Ils n’ont plus d’autres parents que tous les hommes. Ils secourent les pauvres, ils soignent les malades. Ils élisent ceux auxquels ils obéissent. Ils se disent l’un à l’autre : mon frère[27].
Voilà donc le secret du monachisme : la famille charnelle y est « dissoute » dans la famille spirituelle. La fraternité y devient pure métaphore, sans ancrage métonymique, et c’est pour cette raison qu’elle se manifeste non seulement à l’échelle de la nouvelle famille spirituelle, tout en horizontalité, mais aussi comme charité infinie, secours des pauvres, soin des malades, etc. : fraternité avec quelques-uns, mais hors famille (la « famille spirituelle » du couvent), et en même temps fraternité avec tous (puisque « tous les hommes » sont désormais leurs « parents »). Et c’est le passage de l’idée de fraternité à l’état gazeux, sa transformation en métaphore, contre toute compréhension littérale du vocabulaire familial, qui permet cette extension indéfinie. C’est parce que la métaphore réduite du couvent existe que la métaphore infinie de la fraternité humaine est possible ; elle en est le symbole et le relais. Elle paraissait une négation de la fraternité humaine, elle en est en fait le socle, presque la condition de possibilité.
C’est pour cela que, tout en prenant acte de la « crise » que traverse « l’idée religieuse » en son siècle, Hugo pense que la contemplation religieuse, « d’hostile au progrès social, lui deviendra favorable ». Même, le couvent peut s’intégrer au vaste mouvement du siècle pour le « droit d’association », mais « à la condition que le monastère soit absolument volontaire », petit correctif libéral nécessaire pour que la métaphore fraternelle telle que la porte l’univers monacal reste viable :
Là où il y a la communauté, il y a la commune ; là où il y a la commune, il y a le droit. Le monastère est le produit de la formule : Égalité, Fraternité. […] la liberté suffit à transformer le monastère en république[28].
De la triade républicaine, le monastère est déjà porteur de l’égalité et de la fraternité ; c’est le troisième terme, la liberté, qui permettra de le corriger en une version idéale, c’est-à-dire républicaine. Ce faisant, c’est aussi avec l’Évangile, avec le christianisme de Mgr Bienvenu, que le monastère se réconcilie. Toutes les fraternités convergent en une seule, « base » du roman, donc, pour reprendre la formule de la lettre à Lamartine.
*
Dans la Préface philosophique, Hugo présente le roman comme un « livre religieux », formule ambiguë qui annonce à la fois une thématique religieuse centrale et un certain type d’ouvrage, livre sacré, fondateur de religion, comme la Bible ou le Coran. Mais si Hugo assume de faire appel à la tradition chrétienne, c’est en mettant cette tradition au service d’une « religion » sans nom, plus large : « L’auteur de ce livre […] est étranger à toutes les religions régnantes ; […] il les admet toutes et les respecte toutes. » Écho d’une formule du roman lui-même : « Nous sommes pour la religion contre les religions. » À l’évidence, Hugo ne se contente donc pas de célébrer le christianisme dans son inactualité salvatrice, mais se pose en homme du xixe siècle, défenseur d’une religion nouvelle plus englobante, plus syncrétique, fondée sur le « saint mystère de la fraternité[29] » et unifiant fraternellement toutes les anciennes religions au service de l’humanité.
De l’humanité ? Pas seulement : du Tout, de la « grande communion cosmique », sans se limiter à l’« omnes » humain, au « tout » humain. Ici s’affirme une singularité de l’auteur dans le paysage spirituel de son temps : malgré son attachement à la fraternité, il refuse l’idée d’une « religion de l’Humanité », en laquelle il voit « le néant offrant sa plénitude à l’infini », un « individualisme de la terre » n’étendant à l’homme l’idée du divin que pour en exclure tout ce qui ne serait pas l’homme. D’où la distinction que propose Hugo entre la solidarité, phénomène universel, divin, cosmique, proprement illimité, et la fraternité, strictement humaine, restée métonymique, si l’on veut, puisqu’elle repose sur le cousinage de l’espèce. La fraternité, c’est certes la « solidarité des hommes », mais celle-ci n’est que le « corollaire » réduit d’une bien plus vaste « solidarité des univers », laquelle seule donne l’image d’un véritable « lien démocratique[30] ».
La dichotomie éclaire ce que représente exactement le projet des Misérables. « Ce livre, est-ce le ciel ? Non, c’est la terre. » Le roman met en scène la fraternité terrestre, donc, plutôt que la solidarité céleste. Mais alors, pourquoi parler d’un « livre religieux », s’il n’a que la « fraternité » terrestre pour « base », et non la solidarité universelle ? C’est que la solidarité transparaît à travers la dialectique de la fraternité et de la misère, et ne peut transparaître que par là :
La terre n’est bien vue que du haut du ciel. La vie n’est bien regardée que du seuil de la tombe. […] Pour bien éclairer la plaie que vous voudriez guérir, ouvrez sur elle toute grande l’idée divine. Le souffle religieux, pénétrant la pitié sociale, en augmente le frisson. Le réel n’est efficacement peint qu’à la clarté de l’idéal.
La fraternité est le point de contact entre l’idéal solidaire et la réalité pesante de la solitude et de la misère, et c’est pourquoi elle peut donner lieu à un roman, à la différence du principe purement religieux de la « solidarité » hugolienne.
Ce livre est un drame dont le premier personnage est l’infini.
L’homme est le second.
Le « premier personnage » ne suffit pas, il faut le second pour produire un récit, pour raconter une histoire humaine, une « épopée sociale de la misère ». La fraternité hugolienne est le produit du frottement entre ces deux entités, entre l’homme et l’infini, mais aussi, pourrions-nous ajouter, entre l’Histoire et l’inactualité, entre la terre et le ciel : c’est cela qui fait des Misérables un « livre religieux » ou plus exactement semi-religieux, à la fois divin et humain, livre sacré et profane tout ensemble, se situant précisément à l’intersection de ces deux sphères[31].
Jean Valjean : celui qui par qui passe la recherche mythologique (métaphorique)
Ce gigantesque effort métaphorique, ce coup de force du sens figuré l’emportant sur le littéral, c’est le personnage principal, Jean Valjean, qui l’incarne. Il est, tout entier, celui qui porte et réalise cette ambition d’un passage à la métaphore de tout le vocabulaire fraternel et, plus largement, familial.
Au début du roman, Valjean n’est pas si éloigné d’un Thénardier. Seulement, là où les Thénardier donnent l’image d’une antifamille, Valjean, lui, est privé de famille : il est le sans-famille par excellence, ce qui le rend précisément incapable de fraternité, jusqu’à une certaine étape. « Il n’avait jamais été père, amant, mari, ami. » Certes, il a bien eu une famille, mais le souvenir s’en est vite estompé : « Sa sœur et les enfants de sa sœur ne lui avaient laissé qu’un souvenir vague et lointain qui avait fini par s’évanouir presque entièrement. » Très ponctuellement, l’image d’un « frère de [s]es années d’enfance » lui revient en rêve, mais sous une forme fantomatique, ectoplasmique, sans la consistance nécessaire pour éveiller en lui le sentiment fraternel. Sans famille tangible, Valjean a donc régressé en deçà de l’humanité même :
Le point de départ comme le point d’arrivée de toutes ses pensées était la haine de la loi humaine ; cette haine qui, si elle n’est arrêtée dans son développement par quelque incident providentiel, devient, dans un temps donné, la haine de la société, puis la haine du genre humain, puis la haine de la création, et se traduit par un vague et incessant brutal désir de nuire, n’importe à qui, à un être vivant quelconque. – Comme on voit, ce n’était pas sans raison que le passeport qualifiait Jean Valjean d’homme très dangereux.
Homme asocial, purement méchant, frère de personne : tel est Valjean lorsqu’il apparaît au lecteur. Même plus tard, le personnage se pense encore comme un être « sans famille, sans parents, sans amis, sans femme, sans enfants », et continue de proclamer :
Je ne suis d’aucune famille, moi. Je ne suis pas de la vôtre. Je ne suis pas de celle des hommes. Les maisons où l’on est entre soi, j’y suis de trop. Il y a des familles, mais ce n’est pas pour moi. Je suis le malheureux, je suis dehors. Ai-je eu un père et une mère ? j’en doute presque.
Jusqu’à la révélation finale, Valjean se voudra hors famille, exception pure, exclu de l’humanité : « je suis hors de la vie[32] ».
Il ne faut cependant pas se laisser abuser par ces protestations : c’est pour préserver Cosette que Valjean se présente ainsi. La vérité est tout autre, depuis le moment fondateur de la rencontre avec l’évêque de Digne, lequel, lorsque l’ancien forçat le quitte, lui adresse ces mots décisifs :
Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu[33].
Anti-Faust, Valjean n’a pas vendu son âme au diable : il subit passivement une transaction certes spirituelle, où c’est Bienvenu qui lui « achète » l’âme (plutôt que Valjean ne la lui vend), et pour la « donner » non au diable, mais à Dieu. Par l’usage du vocatif et du possessif (« mon frère »), Bienvenu fait entrer Valjean en fraternité, il l’intronise frère grâce à la médiation du Dieu-père, conversion qui ne s’opèrera intérieurement en Valjean que dans un deuxième temps. Bienvenu est donc doublement médiateur dans la socialisation symbolique de Valjean : il est le relais de la paternité divine, mais aussi le premier des frères de Valjean, celui par qui Valjean découvre ou redécouvre la fraternité humaine. Père et frère (aîné) à la fois, comme Dieu, à la fois Père et Christ. Ce qui importe surtout, c’est le lien spirituel désormais tissé, en lieu et place du lien charnel absent. La rumeur fera ensuite de Valjean le « parent probable d’un évêque », « sans doute cousin du feu évêque de D– ». Toutes ces modalisations ne sont pas innocentes : parent « probable », « sans doute » cousin, tel est en effet Valjean, frère de l’évêque non par la nature ou les faits, mais par pure décision de celui-ci, par proclamation, par volonté. L’expérience primordiale de la fraternité, pour le héros des Misérables, ce n’est pas celle de la fratrie littérale, fût-elle défectueuse : c’est immédiatement celle de la fraternité métaphorique la plus intégrale, la plus illimitée, dont l’évêque forme le modèle parfait et indépassable.
Un thème obsédant traverse ensuite le roman, inséparable de cette question des liens familiaux, propres ou figurés : celui du nom des personnages, et en particulier du personnage principal. Valjean est celui qui doit cacher « ce hideux mot, Jean Valjean », celui à qui le bagne a fait oublier son nom, puis qui toujours change de nom, lui que Javert poursuit précisément parce qu’il sait son véritable nom. Valjean, c’est « M.-dont-je-ne-sais-pas-le-nom », comme l’appelle malicieusement Thénardier. Il n’est d’ailleurs pas le seul à qui manque un nom : Fantine n’a « point de nom de famille », puisqu’« elle n’avait pas de famille », ni « point de nom de baptême, l’église n’était plus là » ; Gavroche, lorsqu’il apparaît, n’a pas de prénom, et ses petits frères n'en auront aucun non plus. Ainsi va la misère anonyme, en une continuelle et monstrueuse palingénésie :
Sous l’obscur plafond de leur cave, ils renaissent à jamais du suintement social. Ils reviennent, spectres toujours identiques ; seulement ils ne portent plus les mêmes noms et ils ne sont plus dans les mêmes peaux.
Les individus extirpés, la tribu subsiste.
Le propre des « misérables », c’est de n’avoir pas de nom, ou de les avoir tous. Or, comme dit Jean Valjean : « Un nom, c’est un moi. » Et le moi est un luxe que les masses ne peuvent s’offrir. Valjean est donc bien quelque chose comme le porte-porale de la masse indifférenciée et anonyme dont il est issu : arraché à la misère grâce au baptême fraternel qu’il a reçu de l’évêque, il est celui qui reste privé de nom malgré son ascension. Les Misérables, c’est alors le dévoilement progressif de ce nom enfoui, secret, coupable, lequel n’est pleinement révélé qu’au terme du roman tout entier, quand Thénardier apprend à Marius que Valjean et M. Madeleine sont une seule et même personne, par ailleurs innocente du meurtre dont on l’accuse (de Javert)[34].
Pourtant, ce nom disparaît à nouveau immédiatement, puisque Valjean exige qu’il n’y ait « pas de nom sur la pierre » de sa tombe, vœu que respectent Marius et Cosette. Pourquoi cet énième silence ? C’est qu’il est un autre anonymat que celui de la misère, un anonymat spirituel, divin, même : l’anonymat de la « fraternité des inconnus », que connaissent bien les révolutionnaires (« on eût dit des frères » alors qu’« ils ne savaient pas les noms les uns des autres »), mais aussi les religieuses, dont le « nom parmi les hommes », comme celui de Jean Valjean, s’« évanoui[t][35] » une fois qu’elles entrent au couvent.
Le secret en était donné dès le départ, et ce sont à nouveau les paroles de Myriel à Valjean auxquelles il fallait prêter l’oreille :
– Ce n’est pas ici ma maison, c’est la maison de Jésus-Christ. […] Personne n’est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d’un asile. […] Qu’ai-je besoin de savoir votre nom ? D’ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais.
L’homme ouvrit des yeux étonnés :
– Vrai ? vous saviez comment je m’appelle.
– Oui, répondit l’évêque, vous vous appelez mon frère[36].
Il existe donc un nom antérieur à tous les noms, à toutes les hérédités, à toutes les identités individuelles concrètes, c’est-à-dire à toute compréhension trop matérielle et trop littérale de l’homme : ce nom, c’est un vocatif, frère, ou même un substantif, fraternité, préférable à tous les noms propres, à tous les « désignateurs rigides », comme dit la linguistique. Une métaphore, qui l’emporte sur tous les sens littéraux, sur toutes les métonymies, et sur toutes les déconvenues historiques : la fraternité bel et bien rechargée comme mythe.
[1] Alexandre de Vitry, Le droit de choisir ses frères ? Une histoire de la fraternité, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2023. C’est de cet ouvrage que sont tirées les analyses qui suivent.
[2] Karl Marx, Les Luttes de classe en France (1848-1850) [1850], éd. et trad. M. Rubel avec la collab. de L. Janover, Gallimard, « Folio histoire », 2018.
[3] Dolf Oehler, Juin 1848 : le spleen contre l’oubli. Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen, Marx [1996], trad. G. Petitdemange et P. Charbonneau, La Fabrique, 2017.
[4] Lettre de Victor Hugo à Alphonse de Lamartine, 24 juin 1862, Œuvres complètes, éd. J. Massin, Paris, Club français du livre, t. XII, 1969, p. 1180.
[5] Victor Hugo, Les Misérables, éd. P. Laforgue, Flammarion, coll. « GF », 2020, t. I, p. 81. L’idée traverse le roman jusqu’à son terme (voir ibid., t. II, p. 870).
[6] Ibid., t. II, p. 868, p. 521 ; t. I, p. 199, p. 204 et p. 94.
[7] Ibid., p. 575, p. 578 et p. 688.
[8] Ibid., t. I, p. 835.
[9] Victor Hugo, Philosophie : préface philosophique des Misérables, éd. P. Laforgue, Flammarion, « GF », 2020, p. 214.
[10] Les Misérables, op. cit., t. I, p. 565 et p. 284 ; t. II, p. 335, p. 287 et p. 289.
[11] Ibid., t. I, p. 279, p. 596-599, p. 603 et p. 613.
[12] Ibid., t. I, p. 835 et p. 833.
[13] Ibid., t. II, p. 288, p. 294, p. 301-302, p. 309, p. 454 et p. 634 sq.
[14] Ibid., t. I, 897, p. 103, p. 852 ; t. II, p. 169.
[15] Ibid., t. II, p. 600, p. 603, p. 530, p. 509 et p. 599.
[16] Ibid., t. I, p. 900, p. 911, p. 934 ; t. II, p. 601.
[17] Ibid., t. II, p. 614.
[18] Ibid., t. I, p. 145, p. 157 et p. 152-153.
[19] Ibid., p. 297-298, p. 92, p. 119 et p. 142.
[20] Ibid., p. 324 ; t. II, p. 39 ; Philosophie, op. cit., p. 217.
[21] Les Misérables, op. cit., t. I, p. 354 et p. 460.
[22] Ibid., t. I, p. 848-849 et t. II, p. 790.
[23] « Parenthèse », c’est le titre du septième livre de la deuxième partie, portant sur le couvent comme « problème », qui fait suite à un sixième livre lui-même consacré au couvent fictif du Petit-Picpus.
[24] Ibid., t. II, p. 477 ; t. I, p. 732, p. 727-728 et p. 690.
[25] Ibid., t. I, p. 727, p. 734, p. 745, p. 727, p. 695, p. 740 et p. 694.
[26] Ibid., p. 699, p. 762-763 et p. 705.
[27] Ibid., p. 734.
[28] Ibid., t. I, p. 723-724 et p. 734-735.
[29] Philosophie, op. cit., p. 51-52, p. 131-132 et p. 51 ; Les Misérables, op. cit., t. I, p. 742 ; t. II, p. 215.
[30] Philosophie, op. cit., p. 137, p. 145, p. 152, p. 155 et p. 153.
[31] Ibid., p. 214-215 ; Les Misérables, op. cit., t. I, p. 726 ; t. II, p. 1032.
[32] Ibid., t. I, p. 634, p. 385, p. 204-205 ; t. II, p. 237, p. 851 et p. 853.
[33] Ibid., t. I, p. 220 (c’est moi qui souligne) et p. 229.
[34] Ibid., t. I, p. 368, p. 622, p. 241, p. 607 ; t. II, p. 18-19 et p. 855.
[35] Ibid., t. II, p. 929 et p. 493 ; t. I, p. 800-801.
[36] Ibid., t. I, p. 183.