Séance du 17 décembre 2011
Présents: Josette Acher, Stéphane Arthur, Florence Beillacou, Lucile Beillacou, Patrice Boivin, Pierre Burger, Françoise Chenet, Marie Perrin, Bénédicte Duthion, Nana Ishibashi, Loïc Le Dauphin, Claude Millet, Claire Montanari, Guy Rosa, Denis Sellem, Pascaline Wadi, Vincent Wallez.
Informations
Loïc Le Dauphin parle du spectacle « L’Aquarium de la nuit », monté au Théo Théâtre (Paris 15è) par la Compagnie de l’Etoile, spectacle auquel il a participé. Il s’agit d’une adaptation théâtrale de textes de Victor Hugo non destinés à la scène. Nous avons été sensibles au « surréalisme » des textes choisis par Sophie Bénèche, et aussi à leur caractère potentiellement théâtral.
Claude Millet rappelle que « aquarium de la nuit » est une citation des Travailleurs de la mer : « le rêve est l’aquarium de la nuit ». C’est cette expression que Sophie Bénèche, directrice des éditions Interférences, a choisi en 2005 pour titre de son choix de textes, choix largement inspiré par l’anthologie hugolienne de Du Bouchet, édité par Guy Lévis Mano en 1956 sous le titre L’Œil égaré dans les plis de l’obéissance au vent.
Claude Millet signale que le Ruy Blas mis en scène au TNP de Villeurbanne à l'occasion de sa réouverture, sera repris du 6 au 29 janvier à Sceaux.
Guy Rosa signale que Marie Tudor est joué au Théâtre du Lucernaire jusqu’au 12 janvier.
Claude Millet félicite Patrice Boivin qui a soutenu sa thèse sur le Livre des Tables le 9 décembre à la Sorbonne-Centre Clignancourt devant un jury composé de Gabrielle Chamarat, Françoise Mélonio, Claude Millet, Jean-Marc Hovasse et de son directeur de recherches Bertrand Marchal et qui a obtenu la Mention très honorable.
Communication de Marie Perrin : Personnages et civilisation dans Les Misérables (voir texte joint)
Discussion
Proximité et réversibilité des extrêmes
Histoire de l’esthétique
Claude Millet : Merci beaucoup pour ce bel exposé. Vous traitez de manière très intéressante la question de l’instabilité et de la réversibilité de l’évaluation morale des personnages. Le grand récit qui enrobe votre analyse est en revanche moins convaincant. On se demande où sont passés Richard III, Médée, etc., dans cette histoire écrasée par la figure d’Aristote. Or la Poétique d’Aristote comme dogme des écrivains de l’âge classique, cela n’est vrai que dans l’imagination des théoriciens de la littérature ; pas dans l’histoire des textes. Dans la littérature classique, la référence à Aristote reste au fond vague. Les classiques développent autre chose. Bref, vous n’avez pas besoin de ce grand récit pour convaincre.
La notion des "extrêmes" ne doit pas non plus être historicisée ainsi. Il n’y a pas eu Aristote, puis Diderot, puis Hugo. Les références de Victor Hugo, en matière d’héroïsme monstrueux, sont Shakespeare et Corneille. Il a lu Diderot mais cela ne semble pas primordial pour votre sujet de réflexion, pas plus qu’Aristote.
Instabilité des personnages
Claude Millet : Deux remarques. D’abord sur la proximité et la réversibilité des extrêmes – bestialité et divinité. Elles apparaissent dès la Préface de Cromwell quand Victor Hugo dit que l’art résulte de la fusion entre le beau et le laid – le sublime et le grotesque déclinés en beau et laid, ange et « bête humaine » – Le beau n’a qu’une forme, le laid en a mille, etc. À ce moment-là apparaît l’antithèse du divin et du bestial, réunis dans la création divine, dont le drame, comme forme synthétique, doit s’approcher en les intégrant.
Ma deuxième remarque porte sur l’instabilité des personnages. Vous avez raison de rapprocher Quatrevingt-Treize et Les Misérables, et il me semble qu’il faudrait souligner qu’il n’y a pas d’instabilité des personnages dans Notre-Dame de Paris, dans Les Travailleurs de la Mer, ni dans l’Homme qui rit.
Guy Rosa : ni non plus dans le théâtre.
Claude Millet : sauf pour le personnage de Ruy Blas.
Circulation du discours hugolien
Claude Millet : Il faudrait d’autre part relier l’instabilité des personnages à la circulation des discours dans le roman, s’intéresser, dans l’analyse de cette instabilité, à la circulation du discours hugolien à l’intérieur du discours des personnages (circulation que Guy Rosa a analysée, sans se limiter à la parole des personnages, et nommée « stéréophonie discursive » dans son annotation des Misérables pour Le Livre de poche et moi-même en termes d’ « amphibologie » dans le recueil d’articles sur Les Misérables rassemblés en 1994 par Gabrielle Chamarat). Par exemple lorsque l’abominable Thénardier tient un discours critique sur la vanité de l’ornementation des tombes du Père Lachaise, il tient un discours tenu ailleurs par Hugo lui-même. Cette question de la circulation des discours, et des jugements de valeur que ces discours expriment, est centrale pour analyser l’instabilité des personnages.
Marie Perrin : Oui. Pour ne pas être trop longue, j’ai supprimé un passage sur la foi morale où il en était question.
Démocratisation de l’écriture
Claude Millet : Tout cela renvoie de fait à la question de l’évaluation et du jugement. C’est essentiel quand on écrit un roman comme Les Misérables, dont le titre , « misérable » étant un terme présentant une acception socio-économique et une acception morale, joint ensemble les catégories du social et du moral. Se pose alors la question de la position que doivent adopter l’auteur d’une part, le lecteur d’autre part face aux « misérables ». Se pose la question de la justice, la justice de l’écriture, comme alternative au discours dominant de l’époque qui s’engouffre dans la confusion entre désignation sociale et condamnation morale.
Et puis il y a quelque chose de l’ordre d’une écriture démocratique dans cette manière de montrer l’instabilité morale des hommes. Tout homme tient en réserve un événement possible qui peut être avènement du bien ou chute… le possible de l’homme est infini, et impossible l’arrêt de l’évaluation. Il y a chez Hugo une volonté de ne pas réifier le personnage dans une évaluation irréversible. Cela permet de l’ouvrir à un devenir positif ou négatif et de défaire le déterminisme sociologique.
Marie Perrin : L’idée du jugement du narrateur est très intéressante. Je n’ai pas pensé à aller de ce côté-là.
Représentation de l’histoire
Guy Rosa : Il faut être attentif aux détails. Les légions sauvages et les bandes héroïques se ressemblent beaucoup; elles se ressemblent parce que Hugo intervertit les qualités attendues et ne dit pas : les légions héroïques et les bandes sauvages. Et puis l’idée du caractère satanique de la Révolution est au moins discutable -voir l'Ange Liberté...
Marie Perrin : Dans ce caractère satanique se réfléchit la figure de Robespierre.
Complication du jugement moral
En deçà et de au-delà de la morale
Guy Rosa : Y a-t-il vraiment transformation des personnages? Éponine se dévoue de bout en bout, même s'il a une grande distance de sa serviabilité initiale à son sacrifice final. Pas de conversion non plus chez Javert, bien au contraire: il « déraille » par incapacité à toute transformation. Ni la guillotine, ni la renconctre du Conventionnel ne convertissent, politiquement, Myriel. Gillenormand change moins qu'il ne se révèle, etc.
Josette Acher : Javert ne supporte pas le retournement. Son retournement avant le suicide n’est pas vivable. Il est dit dans le texte que l’œil de la loi souffre de la cataracte. Mais opérer cette cataracte est mortel pour l’homme de loi.
Retournement en son contraire
Guy Rosa : Le schéma logique du retournement en son contraire (l'antithèse dynamique), est général chez Hugo: jour/nuit, ombre/lumière, etc. Il s'actualise souvent, en matière philosophique ou religieuse particulièrement, sur le modèle du "passage à la limite" (idée chère à J. Seebacher) ou de l'hyperbole: cette courbe quadruplement asymptotique dont les valeurs s'inversent à l'infini (y=1/x éclaire Loïc Le Dauphin. Or, chez Hugo, cela vaut pour tout sauf pour la valeur morale. Tout se transforme en son contraire mais pas le mal en bien
Claude Millet : Torquemada est l’exemple même du retournement du bien, de l’amour en puissance de destruction totale.
Guy Rosa : Cela se discute: l'amour de Torquemada est d'emblée très inquiétant. Cela me semble également vrai pour Jean Valjean. Victor Hugo se donne beaucoup de mal pour le représenter en homme dangereux, méchant, ce qu’il n’est évidemment pas. D'ailleurs, le texte prend soin d'expliquer qu’il n’y a pas d’intériorisation du mal par le personnage. Quand il accomplit une action brutale, irréfléchie, mauvaise, il n’en est "déjà plus capable", et ce n’est pas lui qui agit. Il y a dans le texte un pari explicite: montrer la transformation morale d’un individu devenu mauvais. Mais qui y croit?
Marie Perrin : Effectivement, on n’y croit guère. Mais peut-être parce qu'on sait d'avance la suite.
Guy Rosa : Par ailleurs, Éponine est-elle mauvaise ?
Claude Millet : On peut noter qu’elle est méchante avec Cosette.
Guy Rosa : Mais elle n’a alors aucune responsabilité, elle est à l’image des parents, le texte le dit explicitement.
Marie Perrin : Éponine n’est ni le bien ni le mal, elle est au-delà. Les extrêmes sont au-delà. Éponine est l’au-delà, la goule, elle n’est pas le mal.
Guy Rosa : au-delà ou en deçà de l’homme, il n’y a pas le mal, il y a des résistances. C’est le sens de votre thèse ? La question est la même pour Jean Valjean. Faut-il passer par l’enfer pour arriver au ciel, faut-il passer par l’abîme ? Il n’y a pas d’abîme du mal. Dans le système général du retournement en son contraire il n’y a que le bien.
Marie Perrin : il en était potentiellement capable.
Guy Rosa : Il est tout de même très remarquable que le bagnard est mauvais mais qu’il ne fait rien de mal, si ce n’est s’évader. Dans la méchanceté de Jean Valjean, Victor Hugo traite le préjugé violent vis-à-vis du criminel qu'une vérité morale à laquelle tout son mode de pensée général lui interdit d'adhérer. Bref, il n'est pas manichéen parce que le mal, chez lui, n'a pas de consistance, du moins en a-t-il moins que le bien.
Absence à soi des personnages
Claude Millet : La capacité qu’ont les personnages à s’absenter d’eux-mêmes complique toutes les évaluations. Il y en a deux exemples : Jean Valjean volant Petit Gervais, et Cosette, lorsqu’elle se trouve la nuit dans la forêt de Montfermeil. Le texte dit qu’elle n’est pas sûre de ne pas revenir le lendemain au même endroit. La fracture du sujet est alors abyssale. Elle interdit le jugement moral qui suppose que le sujet ait de manière stable une conscience. Les personnages qui sont à côté d’eux-mêmes sont difficiles à évaluer.
Guy Rosa : Satan n’adhère jamais au mal. Y a-t-il un seul personnage qui soit méchant et adhère à sa méchanceté ?
Claude Millet : Thénardier
Guy Rosa : Il est d’une inconscience totale.
Claude Millet : Le ver de terre dans la Nouvelle Série de La Légende des siècles, ou Barkhilphedro dans l’Homme qui rit ?
Évolution des personnages
Vincent Wallez : Y a-t-il des personnages dont la chute du bien au mal est irréversible ? Torquemada : le voit-on dans le bien avant le mal ?
Claude Millet : Non : Torquemada tient de bout en bout un discours du salut par l’amour pour justifier les bûchers de l’Inquisition.
Loïc Le Dauphin : Dans Torquemada, le personnage de Saint Vincent de Paul invite à penser que sagesse et respect de l’autre sont nécessaires, sans quoi l’amour dans l’excès devient destructeur. Il faut que la raison introduise une mesure.
Claude Millet : Je ne crois pas : l’amour de Saint Vincent de Paul est étranger au raisonnement.
Vincent Wallez : Un personnage dont on voit la chute, c’est Satan.
Guy Rosa : Oui. Pour prendre le problème autrement : la conscience peut se taire, mais peut-elle se retourner et au lieu d’être un instinct divin, devenir instinct malin ?
Marie Perrin : Dans l’édition génétique en ligne peut-on voir une évolution des personnages ?
Guy Rosa : Le personnage de Javert est celui qui subit l’évolution la plus remarquable. Dans la première version, c’est un brave type, mooins rigide que borné. La scène où il vient demander sa destitution est une scène de comédie: Javert vient dire qu’il se trompe alors qu'il a raison; Madeleine ne sait pas où se mettre, tremble, etc. Ainsi, dans les vaudevilles, le noceur vient-il raconter sa bonne fortune à celui qui est le mari, lequel, selon les schémas, ne comprend rien ou comprend tout mais doit, piour une raison quelconque, se retenir d'éclater. Or, si la situation a des virtualités comiques évidentes, leur donner développement ruinait d'avance toute la suite, la tempête sous iun crâne, etc. Je me suis donc demandé si ce n’est pas la nécessité du retournement tragique de cette scène qui était à l’origine de la modification du personnage et de son développement puisque, dans la rédaction première Javert n'est qu'une utilité -son long portrait n'existe pas, ni non plus son regard soupçonneux lors de l'épuisode Fauchelevent. Javert s’invente peut-être par le trajet d’Arras qui exigeait la transformation de cette scène. On voit par cet exemple que Victor Hugo écrit avec une idée préalable floue de son scénario.
Vous dites qu’il y a une transformation morale chez Myriel. Non. Il est passionné et violent; mais il faut qu’il le soit: impossible de faire un saint avec une chiffe molle ! L’énergie lui est nécessaire, sauf à tomber dans l'"onction" de Fernand Ledoux dans l’adaptation Le Channnois.
Claude Millet : Myriel fonctionne comme les grands convertis de La Légende dorée, le Rancé de Chateaubriand, et d’abord comme Saint Paul, cette figure si importante pour Hugo.
Guy Rosa : Paul est un des meilleurs exemples des retournements moraux des personnages.
Claude Millet : oui des retournements, et non des transformations. C’est très frappant dans La Légende des siècles : le récit court n’invite guère au roman d’apprentissage. Mais on retrouve ces transformations par retournement et non par évolution progressive dans les romans. C’est profond chez Hugo, cette manière de concevoir la transformation du personnage sur le mode de l’événement plutôt que du processus.
Guy Rosa : Quand Javert laisse partir Jean Valjean, il fait quelque chose dont il n’est pas encore capable. C’est le contraire pour Jean Valjean avec Petit-Gervais ou Champmathieu. Mais cela n’affecte pas la caractérisation morale des personnages.
Claude Millet : Il faudrait travailler la question du rapport des Misérables au roman d’apprentissage, en s’intéressant en particulier évidemment au personnage de Marius. Plus généralement, qu’apprend-on à l’école de la vie chez Victor Hugo ?
Énergie
Marie Perrin : Y aurait-il une énergie noire ? une énergie qui vient du mal, qui peut être orientée, mais dont l’origine serait trouble et confuse, mauvaise ?
Claude Millet : Il n’y a pas d’énergie noire, mauvaise. L’énergie n’est pas morale.
Vincent Wallez : Jean Valjean s’oppose à Marius, il est injuste, ce n’est pas le mal, mais il devient méchant.
Guy Rosa : Il le regarde "avec une inexprimable haine".
Claude Millet : Il faudrait convoquer le poème « Lui » à la fin des Orientales, évoquant Napoléon (« Oui, quand tu m’apparais, pour le culte ou le blâme... » ou Dona Sol dans Hernani : « ...Êtes-vous mon démon ou mon ange ? / Je ne sais, mais je suis votre esclave... ». L’énergie est pensée – sans vouloir faire référence à Nietzsche – par delà du bien et du mal. Dire que l’énergie est noire est problématique. Elle est au-delà ou en de ça de la morale.
Vincent Wallez : elle est toutefois orientée par la conscience
Claude Millet : il n’y a pas de direction morale de l’énergie.
Marie Perrin : elle peut basculer dans l’un ou dans l’autre.
Vincent Wallez : un personnage comme Vautrin, figure de l’énergie par excellence, est-il immoral ?
Guy Rosa : Amoral
Claude Millet : Vautrin est à rapprocher de Robert Macaire, ou, plus près de nous, du personnage de l’avocat dans Carnage de Polanski. Il a le mérite de ne pas mentir, de ne pas recouvrir les rouages infâmes de la société par un discours moral. C’est un cynique.
Guy Rosa : L’interrogation morale chez Hugo passe davantage par la rêverie, la cogitation, ou la projection dans les forces de la nature, à qui peuvent être attribuées des formes de méchanceté. La tempête est décrite dans Les Travailleurs de la mer comme ayant une intention de nuire ; à l’inverse à la nature apaisée est attribuée la bonté. Il y a chez Hugo une caractérisation morale des forces de la nature plus marquée peut-être que celle des hommes.
Claude Millet : oui même chose pour les planètes, rien n’échappe chez Victor Hugo à la caractérisation morale, même le caillou ! Mais peut échapper à cette perspective morale ce qui ne devrait jamais lui échapper : l’homme. La moralisation de tout a une limite, une faille, et cette faille, ou cette limite, est dans l’homme. Les planètes, les astres, ne s’amusent pas à produire des actions qu’ils sont capables ou ne sont plus capables de faire.
Vincent Wallez : L’échelle des êtres de la Bouche d’Ombre persiste dans Les Misérables, avec une gravité qui va vers le mal.
Claude Millet : Le modèle de l’échelle des êtres ne me semble pas fonctionner pas dans la logique des récits romanesques.
Guy Rosa : Il n’existe pas de travail synthétique sur la question morale chez Victor Hugo. Beaucoup de choses sur cette question restent à penser...
Pascaline Wadi