Marie Perrin : Poétique des personnages dans Les Misérables : pour faire reculer le loup, mieux vaut en être la fille.

Communication au Groupe Hugo du 17 décembre 2011
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      Le but de cette communication est d'étudier dans Les Misérables le rôle paradoxal du mal et de la violence dans la construction de certains personnages et de montrer comment ces deux notions compliquent la poétique hugolienne ainsi que la pensée historique de Hugo. En effet, comme Myriam Roman l'a montré dans son étude sur le personnage dans Les Travailleurs de la Mer, « plus que d'expliquer, le personnage chez Hugo semble avoir pour fonction d'impliquer et de compliquer, et c'est dans ce cadre que se construisent sa philosophie et sa réflexion. »[1] Elle avait pour sa part passé volontairement sous silence ce qui est de l'ordre du politique et du social pour « tenter de qualifier un type de construction du personnage »[2]. Dans Les Misérables, je voudrais montrer au contraire comment cette fonction de complication du personnage a des implications sinon politiques et sociales, du moins historiques, en me situant à mi- chemin de l'étude de la construction du personnage et des idées qui les informent[3].

Le mode de construction et d'évolution narrative des personnages au sein des Misérables pose tout d'abord une question essentielle : les hommes peuvent-ils faire des anges sans passer par l'enfer ? Tel est en effet le problème, comme le rappelle Jean Valjean à Fantine mourante : « C'est de cette façon que les hommes font des anges. Ce n'est point leur faute ; ils ne savent pas s'y prendre autrement. Voyez-vous, cet enfer dont vous sortez est la première forme du ciel. Il fallait commencer par là. »[4] Le scandale éthique réside dans le verbe « falloir », comme si le mal était un préalable monstrueux mais nécessaire au bien. Il en va de même pour Cosette, qui ne connaît le bonheur qu'après une enfance martyre, ou pour Jean Valjean, qui passe par l'enfer du bagne avant d'accéder à une certaine forme de bonheur, sans cesse remise en question cependant.

Il faut souligner d'emblée le lien de ce mode de progression des personnages avec  la pensée historique de Hugo, mise en scène dans la terrifiante « loi de formation du progrès ». La formule renvoie à un poème camouflé et reconstitué par Pierre Albouy, qui a daté les fragments comme étant écrits vers 1857-1858, correspondant donc à l'époque de réécriture des Misérables[5]. Hugo y multiplie les déclarations sur l'utilité du mal. Évoquant ainsi le genre humain lors de la Révolution française, il constate : « C'est avec de l'enfer qu'il commence les cieux » ; ou encore « c'est à travers le mal qu'il faut sortir du mal »[6]. Mais au-delà de cette optique dialectique, la loi historique du progrès devient également, bon an mal an, un modèle synchronique dans la construction des personnages, ou du moins de certains personnages. Il ne s'agit en effet pas seulement de rechercher une utilité au mal, ce qui est un but avoué de Hugo dans Choses vues : « J'ai pour but de trouver l'utilité du mal »[7] mais également d'analyser dans Les Misérables la possibilité d'une connivence pouvant exister entre les deux extrêmes de l'humanité, entre l'au-delà et l'en-deçà. À l'étude du rôle du mal dans la construction des personnages se superpose en outre la question du mouvement qui les fait avancer ou se transformer, et qui se pense chez Hugo en terme d'énergie ou de force. Dans quelle mesure l'énergie créatrice, qui préside à la création des personnages, se nourrit-elle de l'ambiguïté éthique ?

 

 

Rappel historique : les personnages romantiques, entre deux extrêmes

Je commencerai par un bref rappel historique permettant de situer la conception hugolienne des personnages dans Les Misérables. La théorie aristotélicienne du juste milieu justifiait la présence d'un héros moyen, ni foncièrement bon, ni foncièrement mauvais, afin de préserver la capacité moralisatrice de la tragédie[8] (ce que ne permettrait pas la présence d'un héros ou très bon ou très mauvais). Puis cette conception aristotélicienne de la médiocrité (ni mauvais/ni bon) bascule à la fin du XVIIIe siècle, vers la valorisation des extrêmes, sous l'influence des textes de Burke et de Diderot et de la notion de sublime qu'ils véhiculent. Diderot s'inscrit en particulier dans un mouvement de revalorisation des passions, mouvement selon lequel il n'y a pas de grandes vertus sans la possibilité de grands crimes. Or l'influence de ce dernier sur la conception hugolienne des personnages me semble plus important qu'on ne le dit habituellement.

Il pourrait sembler que dans la Préface de Cromwell, Hugo se rapproche de la psychologie classique, et présente l'homme comme un être double, à la fois âme et corps, « charnel » et « éthérée », grotesque et sublime. Mais dès cette époque, les notions de grotesque et de sublime font pressentir que Hugo va s'écarter de la voie moyenne et définir l'humanité en en opposant, face à face, pour reprendre les termes de Pierre Albouy, « les deux extrémités contraires ». Ainsi « cet extrême qu'est le grotesque, et cet extrême qu'est le sublime, fournissent, dans leur contraste, la vérité totale de l'homme »[9]. Contrairement donc à la psychologie classique pour qui la vérité de l'homme se situe entre les extrémités, au milieu, dans le vraisemblable humain, Hugo, selon les termes très justes de Pierre Albouy, définit quant à lui l'homme « par les deux points où il cesse de l'être, pour devenir ange ou bête. Selon lui, pour avoir l'homme, il faut faire la bête, et il faut faire l'ange. »[10]

Je ne m'étendrai pas ici sur les fondements métaphysiques de cette conception qui est notamment à rapporter à la doctrine occultiste, illustrée, entre autres, par Charles Bonnet. Cette doctrine sous-tend la description hugolienne de l'homme en le présentant comme un point d'intersection entre deux chaînes d'êtres, celle des êtres matériels et celle des êtres incorporels[11]. Pierre Albouy a étudié en particulier cette métaphysique qui sous-tend la psychologie des personnages de Hugo, ainsi que la tendance de ce dernier à définir l'homme par l'au-delà ou l'en-deçà de l'humanité.

 

 

Proximité et réversibilité entre les extrêmes : des personnages « points d'intersection »

      Nous en restons pour notre part aux modalités problématiques de ce passage et à l'analyse des liens de réciprocité entre l'au-delà et l'en-deçà, gage d'efficacité, d'énergie si l'on veut, mais aussi de réserves éthiques. Hugo romancier s'inscrit certes dans Les Misérables dans une pensée vectorisée qui part de la bête pour aller à l'ange, mais cette pensée est à tout moment problématisée par la circulation et la porosité entre les extrêmes du bien et du mal.

Ce qui caractérise en effet les personnages de Hugo dans Les Misérables, plus que la valorisation des extrêmes, c'est bien la proximité et la réversibilité entre ces extrêmes du bien et du mal. Entre « l'enthousiasme » et le « fanatisme » par exemple, la frontière est fragile, comme en témoigne la description de la révolte populaire, qui met en scène un personnage collectif :

 

En 93, selon que l'idée qui flottait était bonne ou mauvaise, selon que c'était le jour du fanatisme ou de l'enthousiasme, il partait du faubourg Saint-Antoine tantôt des légions sauvages, tantôt des bandes héroïques.[12]

 

De l'héroïsme à la sauvagerie, de « l'enthousiasme » au « fanatisme », la frontière n'est pas étanche : seule la qualité éthique de « l'idée » qui sert de bannière, orientée vers le « bien » ou le « mal », permet de distinguer l'un de l'autre. La répétition de la conjonction adverbiale « selon que » et de l'adverbe « tantôt » (tantôt des légions sauvages, tantôt des bandes héroïques) montre la part d'incertitude d'une pareille démarche. La force du collectif en tant que personnage est bien une force indéterminée qui n'acquiert de sens qu'orientée par l'idée qui la guide[13]. Néanmoins, la grandeur est le dénominateur commun qui permet d'une certaine manière d'excuser l'enthousiasme comme le fanatisme, mais seulement dans la mesure où ils découlent l'un et l'autre de la « souveraineté populaire » : « Cette souveraineté peut mal faire ; elle se trompe comme toute autre ; mais, même fourvoyée, elle reste grande. On peut dire d'elle comme du cyclope aveugle, Ingens »[14].

Cette circulation dangereuse, au sein du collectif populaire, entre les valeurs les plus opposées, se retrouve de manière emblématique dans le personnage de Javert, qui, retrouvant Jean Valjean, témoigne de la « bestialité surhumaine d'un archange féroce » et de « l'impitoyable joie honnête d'un fanatique en pleine atrocité »[15]. La surhumanité, connotée habituellement de manière positive, peut aussi être du côté de la bestialité et la « joie honnête » devenir l'attribut du fanatique et être synonyme d'atrocité. Hugo est attentif depuis ses premières œuvres à ces « points d'intersection »[16] paradoxaux : « Il y a dans ce monde deux êtres qui tressaillent profondément : la mère qui retrouve son enfant, et le tigre qui retrouve sa proie. Javert eut ce tressaillement profond »[17] Le « tressaillement profond » qui porte Javert est l'un de ces « point[s] de jonction » mis en évidence dans William Shakespeare :

 

Ce qu'on ne s'avoue pas, la chose obscure qu'on commence par craindre et qu'on finit par désirer, voilà le point de jonction et le surprenant lieu de rencontre des vierges et du cœur des meurtriers, de l'âme de Juliette et de l'âme de Macbeth (…).[18]

 

Un certain nombre de personnages importants chez Hugo témoignent ainsi d'une humanité qui passe par la redéfinition des extrêmes, avec la déstabilisation qui en résulte pour le lecteur, lorsque deux sentiments antagonistes se rejoignent dans les profondeurs.

 

 

 « Choses de la nuit » : connaissances et interaction entre les extrêmes

Les conséquences d'une telle croyance sont importantes pour la poétique des Misérables : s'il peut exister chez le personnage, collectif ou individuel, une connivence entre  l'au-delà et l'en deçà de l'humanité, son statut (et son évolution) en est affecté, ainsi que les rapports d'interaction des personnages entre eux.

Tout d'abord la connivence entre les extrêmes est gage d'efficacité dans certains rapports de force : le personnage d'Éponine en est un cas exemplaire. Ce personnage féminin, double tragique de Cosette, appartient à l'ombre sociale qui définit la misère et se situe à l'intersection des différentes mines qui constituent le bas-fond, entre celle des malheureux et la « dernière sape », à laquelle son père appartient. C'est ce statut d'intermédiaire qui lui permet d'intervenir dans l'action et d'en faire un relai entre les « Choses de la nuit », c'est-à-dire à la fois « l'au-dessous » (la bestialité) et « l'au-delà » (l'inconnu  spectral) de l'homme.

      « Choses de la nuit » est le titre d'un chapitre extrêmement court qui donne, par un décrochement poétique, un commentaire du chapitre précédent, exclusivement narratif : « Cab roule en anglais et jappe en argot ». Dans ce dernier, Éponine, qui se proclame « la fille au loup », tient tête à son père Thénardier et à cinq de ses comparses qui s'apprêtent à cambrioler la maison de Cosette où se trouve Marius. La hargne de la jeune fille et sa détermination à les empêcher d'approcher les effraient de manière superstitieuse, si bien que les six truands rebroussent chemin :

 

Après le départ des bandits, la rue Plumet reprit son tranquille aspect nocturne. Ce qui venait de se passer dans cette rue n'eût point étonné une forêt. Les futaies, les taillis, les bruyères, les branches âprement entre-croisées, les hautes herbes, existent d'une manière sombre ; le fourmillement sauvage entrevoit là les subites apparitions de l'invisible ; ce qui est au-dessous de l'homme y distingue à travers la brume ce qui est au delà de l'homme ; et les choses ignorées de nous vivants s'y confrontent dans la nuit. La nature hérissée et fauve s'effare à de certaines approches où elle croit sentir le surnaturel. Les forces de l'ombre se connaissent, et ont entre elles de mystérieux équilibres. Les dents et les griffes redoutent l'insaisissable. La bestialité buveuse de sang, les voraces appétits affamés en quête de la proie, les instincts armés d'ongles et de mâchoires qui n'ont pour source et pour but que le ventre, regardent et flairent avec inquiétude l'impassible linéament spectral rôdant sous un suaire, debout dans sa vague robe frissonnante, et qui leur semble vivre d'une vie morte et terrible. Ces brutalités, qui ne sont que matière, craignent confusément d'avoir affaire à l'immense obscurité condensée dans un être inconnu. Une figure noire barrant le passage arrête la bête farouche. Ce qui sort du cimetière intimide et déconcerte ce qui sort de l'antre ; le féroce a peur du sinistre ; les loups reculent devant une goule rencontrée.[19]

 

Deux réseaux lexicaux se croisent et s'opposent ici, révélant les liens troubles, les « mystérieux équilibres » qui peuvent exister entre « les forces de l'ombre [qui] se connaissent. » Entre la goule et le loup existe en effet un rapport de filiation, établi dans le chapitre précédent par Éponine, rétorquant à son père qui l'injurie (« Chienne ! ») : « Je ne suis pas la fille au chien, puisque je suis la fille au loup ».

      Or c'est ce rapport de filiation entre les « choses de la nuit » qui donne à la goule Éponine son efficacité. La prose poétique permet de comprendre les liens qui se tissent entre « ce qui est au-dessous de l'homme » et « ce qui est au-delà de l'homme ». Tel est finalement l'enjeu du passage : la confrontation entre deux sauvageries, l'une toute de « bestialité », de « brutalité », uniquement composée de « matière », l'autre ouverte sur la mort, le « surnaturel » et l'« inconnu » qu'elle recèle. D'un côté, « la bestialité buveuse de sang », la « bête farouche », de l'autre, « l'invisible » et « l'insaisissable » qui prennent peu à peu forme pour révéler leur affinité effrayante avec la mort : le « linéament spectral rôdant sous un suaire » devient une « figure noire » puis une « goule ». La nature fauve et animale est mise en relation avec l'inconnu spectral.

      Tout le passage est construit par le rapprochement et l'opposition terme à terme de ces deux domaines, qui révèlent ainsi leurs liens et la possibilité d'interférer l'un sur l'autre. Possibilité de connaissance tout d'abord, dans la mesure où « les forces de l'ombre se connaissent » ; « ce qui est au-dessous de l'homme y distingue […] ce qui est au-delà de l'homme » ; possibilité de mise en rapport ensuite entre ces deux seuils de l'homme, forces « ignorées de nous vivants » qui se « confrontent dans la nuit » sous le signe de la peur et de la crainte, mais entretenant « entre elles de mystérieux équilibres » ; possibilité d'interaction et d'efficacité enfin, qui autorise le renversement final du texte mettant en position de sujet « ce qui est au-delà de l'homme » : « Une figure noire barrant le passage arrête la bête farouche. Ce qui sort du cimetière intimide et déconcerte ce qui sort de l'antre ».

      L'image finale – « les loups reculent devant une goule rencontrée » – montre pourtant une victoire toute relative : il ne s'agit que d'un recul, non d'une élimination, et surtout la goule, qui « sort du cimetière » est bien un vampire, une « bestialité buveuse de sang ». L'image n'est plus hypothétique, il ne s'agit plus d'un être « qui […] semble vivre d'une vie morte et terrible »[20], mais elle se trouve actualisée. Les deux domaines de l'« au-dessous » et de l'« au-delà », tendent ainsi in fine à se confondre et à révéler leur proximité, d'autant plus qu'Éponine se considère comme la « fille au loup ». L'efficacité de son action résulte de son double statut : « fille au loup », elle est aussi « goule », présence de l'au-delà. Précisons que la goule est pour à (???) l'époque une figure de vampire oriental[21] : les images et figures de l'Orient viennent donner tout leur poids symbolique à ce qui échappe à la rationalité et au calcul de la civilisation.

La connivence entre les extrêmes est ainsi source de connaissance et d'efficacité dramatique entre les personnages. Reste que l'inconnu spectral, qui devrait en toute logique être du côté du bien, en est assez éloigné. Cette marque du génie selon Hugo est un lieu d'angoisse plus que d'apaisement. Une autre conséquence de cette connivence se retrouve dans la capacité d'évolution ou de métamorphose des personnages eux-mêmes, que ce soit Jean Valjean, Éponine, et même plus curieusement Monseigneur Myriel.

 

 

Connivence du mal et du bien et transformation des personnages

      Il n'existerait en effet pas de possibilité d'évolution pour les personnages du mal au bien (ce qui est le projet initial des Misérables) si bien et mal n'étaient pas mêlés. Dès 1834, dans un texte d'introduction à des écrits critiques de jeunesse, Hugo rappelle que l'art doit « enseigner qu'il y a souvent un peu de mal dans les meilleurs et presque toujours un peu de bien dans les pires, et, par là, inspirer aux mauvais l'espérance et l'indulgence aux bons »[22]. C'est ce principe, résultant d'une croyance à l'unité du monde moral, qui permet de donner à ses personnages romanesques une possibilité d'évolution. Comme l'a souligné Robert Ricatte, « il existe, en dépit de la distinction du mal et du bien, une profonde unité des êtres et des passions. Qui croit au progrès et au changement refuse le manichéisme et tend à supposer au contraire que mal et bien sont étrangement mêlés et offrent chacun des figures de l'autre. »[23] Mais c'est à la condition que l'un et l'autre soient extrêmes, et refusent toute médiocrité.

Les personnages hugoliens ont ainsi des caractères moins figés, schématiques et manichéens qu'il ne le semble à certains critiques. La porosité des frontières entre l'extrémité du bien et du mal fait appel à une « psychologie des profondeurs » qui empêche le monolithisme d'un caractère[24]. Ainsi les événements extraordinaires et excessifs, que ce soit dans le bien ou le mal, ont tout d'abord la capacité de transfigurer et de faire apparaître une conscience, aussi déformée soit-elle. Le bagne, qui fait de Jean Valjean « une bête fauve », par « une sorte de transfiguration stupide »[25], agit aussi d'une certaine manière comme un révélateur. Comme tous les misérables, Jean Valjean, avant son incarcération, a une existence si muette qu'elle l'apparente à la chose : « Somme toute […] c'était quelque chose d'assez endormi et d'assez insignifiant, en apparence du moins, que Jean Valjean. »[26] Car tel est le paradoxe, le misérable, incarcéré, semble n'accéder à l'histoire (celle de la fiction mais aussi plus profondément peut-être à l'Histoire) et à la conscience que par son crime et son châtiment, qui permettent aux apparences d'éclater et au moi profond d'apparaître.

      La chosification effroyable de l'être humain est le propre de la misère, et c'est la pénalité, souvent présentée comme injuste[27], qui donne paradoxalement une existence à ces figures-là. Il en va de même pour Champmathieu : sans le procès qui l'oblige à prendre la parole en public, cette parole de la misère serait à jamais restée tue[28]. La raison de Jean Valjean, « à la fois plus mûre et plus troublée qu'autrefois », se révolte, mais cette révolte est ambiguë, en raison de ses origines maudites. Car, on le sait, les Misérables sont la tentative hugolienne de terminer son grand poème inachevé, La Fin de Satan. La sortie de la malle aux manuscrits de la première version des Misérables correspond en effet (comme l'ont montré Paul Zumthor, Paul Savey-Casard et Jean Gaudon[29]) à l'impossibilité d'achever ce grand poème épique et métaphysique. Onze jours séparent l'abandon de La Fin de Satan de la reprise du manuscrit du roman, et bien des motifs circulent d'une œuvre à l'autre. C'est pourquoi Jean Valjean est présenté comme « ce damné de la civilisation qui regardait le ciel avec sévérité »[30], avec ce « lugubre rire du forçat qui est comme un écho du rire du démon. »[31]

      Dans notre perspective, il faut rappeler que l'énergie qui soutient cette révolte peut à l'époque être lue de deux manières différentes – la révolte de Valjean, étant indissociable de la révolte populaire. La révolte romantique participe en effet « conjointement de la révolution et de la chute »[32] comme le rappelle Michel Delon, ce qui signifie d'une part que l'énergie de la révolte permet la connaissance, l'affirmation de l'identité (c'est la version positive et républicaine du mythe révolutionnaire qui fait de la Révolution la révélation de l'identité du genre humain), et cela pose d'autre part, dans une optique réactionnaire, la question du caractère satanique de cette révolte, qui remet en cause un régime se réclamant de l'ordre divin[33].

      L'ambivalence entre sainteté et mal se retrouve constamment dans le personnage de Jean Valjean. Lorsque l'on découvre que le maire, Monsieur Madeleine, est un forçat en rupture de ban, avec « un affreux nom, Béjean, Bojean, Boujean », les mauvaises langues se déchaînent mais la parole populaire, aussi mesquine soit-elle, n'est pas dépourvue d'une part cruelle de vérité. Une commère croasse ainsi :

 

Eh bien ! je m'en doutais. Cet homme était trop bon, trop parfait, trop confit. Il refusait la croix, il donnait des sous à tous les petits drôles qu'il rencontrait. J'ai toujours pensé qu'il y avait là-dessous quelque mauvaise histoire[34].

 

La « sainteté » de Jean Valjean a bien comme soubassement « quelque mauvaise histoire », comme si la perfection (on peut se demander si Hugo n'a pas voulu faire, avec le personnage de Jean Valjean, « l'histoire d'un saint »[35]) passait par le mal[36]. Sans l'épisode de « Petit-Gervais », l'histoire ne nous dit pas s'il aurait donné « des sous à tous les petits drôles qu'il rencontrait ». Ce « quelque chose d'assez endormi et d'assez insignifiant, en apparence du moins » qu'était Jean Valjean est passé par « quelque mauvaise histoire » pour arriver au superlatif : « trop bon, trop parfait, trop confit », c'est-à-dire à la « sainteté » et à la « surhumanité ». L'humain trop humain réside quant à lui dans le médiocre, le mesquin des cancans qui ne peut que trouver suspecte une trop grande bonté, une trop grande perfection. Le médiocre relève de la catégorie du « bourgeois » et des préjugés populaires.

      La connivence nécessaire entre les extrêmes – nécessaire à l'avènement du Bien – est à nouveau posée un peu plus loin dans le roman, lors de la course-poursuite engagée par Javert :

 

Jean Valjean avait cela de particulier qu'on pouvait dire qu'il portait deux besaces ; dans l'une il avait les pensées d'un saint, dans l'autre les redoutables talents d'un forçat. Il fouillait dans l'une ou dans l'autre, selon l'occasion.[37]

La « sainteté » des pensées nécessite les talents d'un forçat pour leur réalisation. Guy Rosa pense que « l'ironie signale que ces deux poches pourraient bien communiquer – ou être la même. »[38] L'ironie du narrateur hugolien est ici contestable, nous semble-t-il, mais la communication entre les deux poches est réelle. La part du galérien ne doit pas être niée, mais « sublimée », ou dépassée. Il est cependant à noter que Valjean utilise les « redoutables outils » du forçat, non leurs pensées[39].

La violence initiale est, de manière plus surprenante, un terreau fécond pour un autre personnage, Monseigneur Bienvenu. Son extrême humanité, son extrême bonté et  son extrême chasteté résultent en effet de la réorientation d'une violence première sur laquelle bien des lecteurs font l'impasse :

Monseigneur Bienvenu avait été jadis, à en croire les récits sur sa jeunesse et même sur sa virilité, un homme passionné, peut-être violent.[40] 

Dans l'expression « peut-être violent », on retrouve un stylème hugolien, le « peut-être », qui renvoie la plupart du temps à une litote[41] : lisez ici, « assurément violent ».

Mais contrairement à Jean Valjean, deux schémas d'évolution du personnage se télescopent ici. Tout d'abord le schéma de la transformation soudaine et acceptée, ce qui en fait un anti-Javert :

Que se passa-t-il ensuite dans la destinée de M. Myriel ? (...) Fut-il, au milieu d'une de ces distractions et de ces affections qui occupaient sa vie, subitement atteint d'un de ces coups mystérieux et terribles qui viennent quelquefois renverser, en le frappant au cœur, l'homme que les catastrophes publiques n'ébranleraient pas en le frappant dans son existence et dans sa fortune ? Nul n'aurait pu le dire ; tout ce qu'on savait, c'est que, lorsqu'il revint d'Italie, il était prêtre.[42]

Les interrogations jettent un flou sur l'évolution du personnage mais elles semblent en grande partie rhétoriques ; M. Myriel a connu, comme Saint-Paul, son « Chemin de Damas », comme en témoignent les verbes « frappés », « renverser », ou l'expression « subitement atteint ».

Le deuxième schéma d'évolution du personnage est celui du rythme paisible de la civilisation, pensée sur le modèle naturaliste, qui apparaît comme un retournement de la violence initiale : « Sa mansuétude universelle était moins un instinct de nature que le résultat d'une grande conviction filtrée dans son cœur à travers la vie et lentement tombée en lui, pensée à pensée ; car, dans un caractère comme dans un rocher, il peut y avoir des trous de gouttes d'eau. »[43] Le rythme paisible de la civilisation est perceptible dans une expression comme « pensée à pensée » et dans la naturalisation du processus psychologique – l'image de la goutte d'eau évoque le mode de formation du cirque de Gavarnie, auquel Hugo a consacré un texte célèbre.

Deux rythmes d'évolution du personnage sont ainsi proposés : le prêtre « peut-être violent », figure inaugurale des Misérables, semble l'être devenu au cours d'une « catastrophe », un « de ces coups mystérieux et terribles », mais sa « mansuétude universelle » résulte d'un processus de transformation de l'énergie beaucoup plus long. L'un et l'autre permettent cependant de dépasser la violence initiale, qu'elle soit d'ordre historique ou privée, car cette violence constitue le terreau premier et fécond de l'homme, à condition qu'elle soit sublimée[44]. Mais on notera l'incertitude de l'énonciation sur cette réalité, qui doit être modalisée (« peut-être ») parce que troublante. On retrouve cette ambivalence pour l'instance énonciatrice des Misérables, qui rejoint parfois la parole des « méchants ».

 

Ambivalence des discours et  « noirceur de l'écritoire »

La porosité des frontières entre les extrêmes se retrouve en effet, à un autre niveau dans l'étrange propension des discours à se contaminer les uns les autres, permettant par exemple de faire se rejoindre les propos d'un Thénardier et ceux du narrateur devant l'inégalité  dans la mort que marque le Père-Lachaise[45] :

Thénardier : Dire qu'il n'y a pas d'égalité, même quand on est mort ! Voye un peu le Père Lachaise ! Les grands, ceux qui sont riches, sont en haut, dans l'allée des acacias, qui est pavée. (…) Les petits, les pauvres gens, les malheureux, quoi ! on les met dans le bas, où il y a de la boue jusqu'aux genoux, dans les trous, dans l'humidité. On les met là pour qu'ils soient plus vite gâtés ! On ne peut pas aller les voir sans enfoncer dans la terre.[46]

Le narrateur/auteur : Il y a, au cimetière du père Père Lachaise, aux environs de la fosse commune, loin du quartier élégant de cette ville des sépulcres (…), parmi les chiendents et les liserons, une pierre. (…) L'eau la verdit, l'air la noircit. Elle n'est voisine d'aucun sentier, et l'on n'aime pas aller de ce côté-là, parce que l'herbe est haute et qu'on a tout de suite les pieds mouillés.[47]

Les ethos sont totalement opposés mais se retrouvent ponctuellement reliés par de pareilles opinions. Guy Rosa commente ces effets d'écho comme relevant d'un phénomène de « stéréophonie discursive », c'est-à-dire des effets de répétitions et de variations entre le discours, ou bien le récit du narrateur et les discours des personnages, dans une perspective de construction et de complication de la fiction[48]. Claude Millet annexe ce phénomène à sa définition de l'« amphibologie » hugolienne, qui renvoie à l'homologie entre les figures les plus opposées[49], en en montrant bien l'ambiguïté interprétative. Une lecture pessimiste verrait dans « l'implication de Hugo dans le discours de Thénardier (…) l'aveu d'une conscience qui se sait compromise dans le Mal », alors qu'une lecture optimiste en ferait le signe d'une présence, même parcellaire, de la vérité au sein des plus haineux[50]. Cette combinatoire des discours permet à la pensée hugolienne d'échapper au militantisme, qui n'admet pas qu'il puisse y avoir du même dans l'autre.

      Cette circulation des discours renvoie aussi à ce que Hugo nomme dans Les Misérables la « noirceur sublime de l'écritoire »[51], noirceur qui est celle de sa plume, de sa conception de l'art, entre pessimisme et optimisme. Pessimisme, car elle renvoie à une nécessaire compromission de l'écriture avec le mal, optimisme car Hugo s'emploie à réorienter positivement cette origine. La réversibilité des extrêmes comme gage de sublime (au sens de grandeur) est ainsi une constante de son esthétique. L'antithèse est chez lui performative et dynamique. Cela vaut pour la poétique des personnages : dans Les Misérables, seul le « barbare » a assez d'énergie pour faire pièce à la barbarie ; d'où le choix des « barbares de la civilisation » (qu'ils soient peuple ou foule) pour faire pièce aux « civilisés de la barbarie » (ces hommes « souriants, brodés, dorés, enrubannés » qui « insistent doucement pour le maintien et la conservation du passé »[52]). D'où les personnages d'Éponine et de Jean Valjean, et, de manière plus elliptique, de Monseigneur Bienvenu, le « peut-être violent ». Leur violence est bien sublimée, dans la mesure où elle est rejetée dans les limbes du texte et réorientée par le narrateur en vue du bien. Jean Valjean fait « de la bonté à coup de fusil »[53], Éponine se contente d'être une présence d'opposition farouche et déterminée, la violence initiale de Monseigneur Bienvenu disparaît du texte pour se perdre dans le mythe de ses origines ; ne restent que la détermination, la bonté et la maîtrise de soi.

Le dépassement de la violence et de la noirceur originelles vaut également pour la conception du génie hugolien. Nous avons étudié dans notre thèse[54] les origines obscures de sa conception du Verbe, ses accointances avec le pouvoir (artistique ou politique), ou bien avec la matière, la nature comme puissance opaque, la chair, l'obscurité des désirs et des phantasmes. Les origines, non explicitement avouées, de l'inspiration chez Hugo sont plurielles et ambivalentes ; mais la grandeur de Hugo est de les embrigader avec constance au service du progrès historique et du Bien.

 

En guise de conclusion 

La poétique et l'idéologie hugoliennes s'appuient donc sur la conviction que les extrêmes communiquent et que l'homme est le « point d'intersection » qui permet de mettre en relation l'au-delà et l'en-deçà. Si le « prodige et le monstre ont les mêmes racines »[55], comme le note Hugo dans La Légende des Siècles, cela a d'incalculables conséquences aussi bien sur le plan esthétique que sur le plan éthique. Ainsi pour plusieurs personnages des Misérables, l'extrême du bien est-il présenté comme relié de manière souterraine à l'extrême du mal, comme si l'extraordinaire rendait la ligne de démarcation fragile, mais permettait par là une plus grande réversibilité et une plus grande efficacité éthique du personnage.

Le système hugolien des personnages est donc plus ambigu que celui de Diderot, tel que Jacques Chouillet le résume : on « ne peut pas imaginer l'énergie dans le bien si on n'accepte pas en même temps la possibilité, et même la nécessité d'une énergie dans le mal. Qui libère l'un, libère l'autre, le tout s'équilibrant dans un système de compensation auquel il n'est presque pas possible d'échapper sans souscrire d'avance au système inverse, celui de la médiocrité générale : médiocrité dans le mal, mais aussi médiocrité dans le bien. Si vous voulez des Régulus, il faut accepter les Damiens. »[56] Pour Hugo, non seulement il faut accepter les Damiens, mais ce sont les Damiens qui deviennent des Régulus, comme en témoigne d'une certaine manière Jean Valjean ou Monseigneur Bienvenu.

Le personnage qui illustre cependant le mieux ce principe est extérieur aux Misérables, il s'agit de Lantenac. Sa double identité est donnée en titre de chapitre dans une antithèse latine : « In daemone deus »[57], qui peut être traduite de deux manières « dans le diable il y a dieu », ou « un dieu dans le démon », l'une et l'autre témoignant des liens consubstantiels et troubles qui s'établissent entre des catégories trop souvent jugées étanches chez Hugo, dans une optique dualiste. C'est le lien d'inclusion et de réciprocité qui pose finalement le plus grand problème éthique. Diderot quant à lui insiste sur l'impossibilité que cela puisse se produire au sein du même homme : « Si un homme n'était pas capable d'incendier une ville, un autre homme ne serait pas capable de se précipiter dans un gouffre pour se sauver »[58].

            L'important est pour Hugo d'utiliser au mieux, pour faire advenir l'ange, cette porosité des frontières – qui peut selon les lectures être interprétée de manière optimiste ou pessimiste. Ce phénomène est-il une spécificité des Misérables ? On peut a priori en douter[59] dans la mesure où les personnages de Lantenac dans Quatrevingt-Treize, de Josiane dans L'Homme qui rit ou de Gilliatt le Malin dans Les Travailleurs de la mer, posent, à des degrés divers, la même question. Mais si Gilliatt le malin est le seul à pouvoir sauver le « Devil-boat », la machine à vapeur, et vaincre le « Devil-fish », la pieuvre[60], on pourrait à la limite arguer d'un jeu sur les mots. Dans Les Misérables, le phénomène semble plus profond ; par le personnage d'Éponine par exemple, le processus, s'inscrit dans une logique de filiation et d'identité : seule la fille « au loup » semble susceptible de le faire reculer. Dans ce roman, ce sont essentiellement les personnages principaux qui sont ainsi marqués par l'ambivalence (Jean Valjean, Monseigneur Bienvenu, Javert, Éponine) alors que dans  L'Homme qui rit ou dans Quatreving-Treize, le phénomène reste plus marginal et touche essentiellement des personnages secondaires. Les Travailleurs de la mer occupent quant à eux une place à part dans la poétique hugolienne.

 


[1] Myriam Roman, « Le Personnage effacé par le texte – la configuration réflexive dans Les Travailleurs de la mer », communication au Groupe Hugo du 16 octobre 1993, en ligne sur le site du Groupe : http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/93-10-16roman.htm.

[2] Ibid.

[3] Il faudrait utiliser l'édition génétique en ligne de Guy Rosa, qui permettrait d'étudier la manière dont les personnages évoluent d'une version à l'autre (se reporter à ce sujet à la discussion qui a fait suite à cette communication).

[4] Les Misérables, I, VI, 1, Préface de Vercors, commentaires de Nicole Savy, notes de Guy Rosa, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de poche », 1985, t. 1, p. 206.

[5] Voir Bernard Leuilliot, « Présentation de Jean Valjean », dans Victor Hugo, Les Misérables, dir. Guy Rosa, Klincksieck, 1995, p. 127-142. Il renvoie dans sa note 91 à la R.H.L.F, 60 (1960), 389, n° 4.

[6] « Hélas ! c'est du passé la porte formidable ! / Entrez dans l'avenir par ce pas sépulcral. / C'est à travers le mal qu'il faut sortir du mal. / Le genre humain, pour fuir de la sanglante ornière, / Marche sur une tête humaine, la dernière ; / C'est avec de l'enfer qu'il commence les cieux ; / Car l'homme en écrasant le monstre est monstrueux. » Le Verso de la page, Œuvres complètes, éd. établie sous la direction de Jacques Seebacher assisté de Guy Rosa, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985-1991, vol. Poésie IV, p. 1085. Les Misérables exceptés et sauf indications contraires, toutes nos références sont données dans cette édition. Nous renvoyons à ce sujet aux travaux de David Charles.

[7] Choses vue. Le Temps présent VI. Après 1870, [1872-1873], vol. Histoire, p. 1334.

[8] Aristote, Poétique, XIII, 1453 a, introduction, traduction nouvelle et annotation de Michel Magnien, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche », p. 103-104.

[9] Pierre Albouy, La Création mythologique chez Victor Hugo, Corti, 1963, p. 182, repris dans « Des hommes, des bêtes et des anges », Mythographies, Corti, 1976, p. 155.

[10] Ibid. – Je souligne.

[11] L'homme est « le point d'intersection, l'anneau commun des deux chaînes d'êtres qui embrassent la création, de la série des êtres matériels et de la série des êtres incorporels, la première, partant de la pierre pour arriver à l'homme, la seconde, partant de l'homme pour arriver à Dieu. » Préface de Cromwell, vol. Critique, p. 7.

[12] Les Misérables, IV, I, 5, t. 2, p. 419.

[13] Le poème « Enthousiasme » (Les Orientales, 1829) traitait déjà avec beaucoup de pertinence cet enjeu, en montrant que l'enthousiasme guerrier du poète l'entraîne jusqu'à lui faire perdre la raison de son exaltation initiale.

[14] Les Misérables, IV, I, 5, t. 2, p. 419.

[15] Ibid., I, VIII, 3, t. 1, p. 297.

[16] Voir Notre-Dame de Paris, VII, 4, p. 685.

[17] Les Misérables., II, V, 10, t. 1, p. 484.

[18] William Shakespeare, II, I, 2, vol. Critique, p. 344-345.

[19] Ibid., IV, VIII, 5, t. 3, p. 52.

[20] – Je souligne.

[21] Comme le rapporte longuement, exemples à l'appui, P. Larousse, Grand Dictionnaire Universel du xixe siècle, entrée « Goule ».

[22] But de cette publication, vol. Critique, p. 59.

[23] Robert Ricatte, « Les Misérables : Hugo et ses personnages », dans Hugo, « Les Misérables », op. cit., 1995, p. 94.

[24] En cela l'homme comme le rappelle Pierre Albouy est bien le « lieu du drame », traversé qu'il est à la fois par l'au-delà et l'en-deçà. C'est bien une « humanité sans rivages qui convient à Hugo, ouverte, par en haut comme par en bas, sur l'infini, lieu de passage des êtres de l'au delà et, si l'on peut dire, de l'en deçà. »  L'homme, entre les deux, est « le moment du drame » et doit composer avec le mal. Voir La Création mythologique, op. cit., p. 191.

[25] Les Misérables, I, II, 7, t. 1, p. 95.

[26] Ibid., I, II, 6, t. 1, p. 87.

[27] Mais pas toujours : la justice de Javert est tout à fait à sa place dans la lutte qu'il mène à Patron-Minette.

[28] Le jeu sur les focalisations en témoigne. Avant le bagne, Jean Valjean est décrit selon une focalisation externe alors que la plongée dans la barbarie de la pénalité confère à Jean Valjean le statut d'un révolté qui essaie de comprendre, qui condamne et juge à son tour. Le changement de focalisation est manifesté par le titre de chapitre, « Le dedans du désespoir », où des linéaments de jugement s'ébauchent. Sa « raison, à la fois plus mûre et plus troublée qu'autrefois, se révoltait. » Les Misérables, I, II, 7, t. 1, p. 97.

[29] Paul Zumthor, Victor Hugo, poète de Satan, Paris, Laffont, 1946, p. 319-320 ; Paul Savey-Casard, Le Crime et le peine dans l'œuvre de Victor Hugo, Paris, P.U.F., 1956, p. 223-224 ; Jean Gaudon, « Je ne sais quel jour de soupirail… » (Automne 1845-Printemps 1847), Centenaire des Misérables, 1862-1962. Hommage à Victor Hugo, Strasbourg, 1962, p. 149-160.

[30] Les Misérables, I, II, 7, t. 1, p. 94. Pour pouvoir sauver Jean Valjean, il faut en faire un « damné de la civilisation » et non de la providence.

[31] Ibid., p. 96.

[32] Michel Delon, L'Idée d'énergie au tournant des Lumières (1770-1820), Paris, P.U.F, coll. « Littératures modernes », 1988, p. 490.

[33] Voir Max Milner, Le Diable dans la littérature française : de Cazotte à Baudelaire, 1772-1861, [1971], Paris, José Corti, 2007.

[34] Les Misérables, I, VIII, 5, t. 1, p. 302.

[35] On sait que Hugo a voulu faire, selon les notes préparatoires des Misérables, l'« Histoire d'un saint », l'« Histoire d'un homme », l'« Histoire d'une femme », l'« Histoire d'une poupée ». Jean Valjean serait le « saint » d'un nouveau genre, alors que Marius serait l'homme, Fantine la femme et Cosette la poupée. Reste que dans cette configuration, la figure initiale de Monseigneur Myriel disparaît, ce qui est problématique. Il faudrait approfondir ce point. Voir le Dossier des Misérables, notes de travail, vol. Chantiers, p. 731.

[36] Il y a là peut-être le reliquat laïque du mysticisme néo- ?chrétien d'un Ballanche, pour qui les crimes apparaissent à la fois comme la faute et la possibilité d'une « rédemption » (les guillemets valent pour Jean Valjean uniquement). Voir à ce sujet Ballanche, La Ville des expiations, Lyon, P.U.L, 1981.

[37] Les Misérables, II, V, 5, t. 1, p. 466.

[38] Ibid., notes de Guy Rosa, note 1 de la page 466.

[39] Dans l'opposition entre les « pensées » d'un saint et les « talents » d'un forçat se lit le rôle respectif de chacun des termes, qui ne sont pas placés sur un plan identique. Le saint est du côté de l'idéal, de la vertu, alors que le forçat relève de l'utile : ses talents doivent être utilisés pour faire advenir le saint, mais il n'est pas question de faire appel à ses « pensées », qui se situeraient quant à elles du côté du mal, voire en général de l'inhumain.

[40] Les Misérables, I, I, 13, t. 1, p. 57.

[41] Il faudrait faire l'étude stylistique de ce terme. Nous l'avons esquissée dans notre maîtrise portant sur L'Esthétique du mal dans « L'Homme qui rit », mais l'analyse devrait être développée.

[42] Les Misérables, I, I, 1, t. 1, p. 4.

[43] Ibid., I, I, 13, t. 1, p. 57.

[44] Cette démarche s'apparente en effet au processus de sublimation qui, chez Hugo, témoigne d'une énergie pulsionnelle susceptible de se conserver tout en niant ses buts primitifs, et qui acquiert par cette négation une puissance d'autant plus haute, permettant de penser l'articulation entre la vie pulsionnelle et le domaine de la civilisation. La « sublimation » relève en effet du vocabulaire chimique mais aussi alchimique, séparant par la flamme le « pur de l'impur ». L'élimination de la phase liquide, souvent décrite par les alchimistes, situe le processus à l'opposé des images de naissance et du milieu utérin, pour en faire un processus de création mystérieuse, associée aux hommes et chez Hugo à la création artistique. Voir à ce sujet Sophie de Mijolla-Mellor, La Sublimation, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je », 2005.

[45] Les Misérables, voir note 3 de la page 535, t. 3.

[46] Ibid., III, VIII, 6.

[47] Ibid., V, IX, 6.

[48] Voir l'index à la fin du troisième tome de son édition où Guy Rosa renvoie aux notes où il forge cette notion.

[49] Contrairement au dialogisme, où le « romancier fait l'épreuve d'une ouverture de son discours au discours (différent) de l'autre », l'amphibologie fait en sorte que « l'épreuve de la différence discursive se retourne en épreuve de la ressemblance » Claude Millet : « Amphibologie : le génie, le passant, la philosophie, l'opinion », dans « Les Misérables ». Nommer l'innommable, dir. G. Chamarat, Orléans, Paradigme, coll. « Références » 1994, p. 123-149, p. 125.

[50] Ibid., p. 138.

[51] Les Misérables, III, VII, 2, t. 2, p. 278.

[52] Ibid., IV, I, 5, t. 2, p. 420.

[53] Ibid., V, I, 12, t. 3, p. 262.

[54]  Marie Daubard-Perrin, L'Écriture écartelée, barbarie et civilisation dans les romans et la prose philosophique de Victor Hugo, dir. G. Chamarat, soutenue à Paris Ouest Nanterre le 31 octobre 2009.

[55] « Masferrer », XV, 4, Poésie III, p. 405.

[56] Jacques Chouillet, Diderot, poète de l'énergie, op. cit., p. 103.

[57] Quatrevingt-Treize, titre du livre V.

[58] Diderot, « À propos de Greuze » (1765), Œuvres complètes, op. cit., t. VI, p. 131. – Je souligne. Mais il lui arrive parfois également de confondre au sein d'un même homme les deux possibles : d'un régicide comme Damien, il écrit : « j'imagine qu'il respire à côté de moi une âme de la trempe de celle de Régulus, un homme qui, si quelque grand intérêt, général ou particulier, l'exigeait, entrerait sans pâlir dans le tonneau hérissé de pointes. Quoi donc ! le crime serait-il capable d'un enthousiasme que la vertu ne pourrait avoir ! » Ibid., p. 896.

[59] Voir notre thèse, L'Écriture écartelée, barbarie et civilisation dans les romans et la prose philosophique de Victor Hugo, op. cit.

[60] Comme l'a remarqué Yves Gohin. Derrière les jeux de mots se dessine la loi de formation du progrès qui passe par le mal. Yves Gohin met par ailleurs en relation ce rapport d'analogies avec une note de Hugo : « Le caractère luciférien du progrès, donc de la création, l'ambiguïté fondamentale qui apparaît là sont d'ailleurs l'objet de cette remarque de Hugo, peut-être en relation avec la conception des Travailleurs de la mer (ms. 24798, f°112) : "Div radical hindou signifie briller Deus-Dies Dev-il-diable (Lucifer)". » Les Travailleurs de la mer, édition d'Yves Gohin, p. 1584, note 2.