Bertrand Abraham : Enjeux d'un texte de la critique hugolienne : Ymbert Galloix

Communication au Groupe Hugo du 25 avril 1998
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I-Quelques particularités d'un dispositif textuel.

Le 1er décembre 1833, paraît dans l'Europe littéraire un article de Victor Hugo , sous la rubrique "FRANCE," intitulé Ymbert Galloix. Le texte qui occupe dans l'édition R. Laffont, "Bouquins " des Oeuvres Complètes (volume "Critique") 17 pages (191 à 207), est consacré à un jeune écrivain suisse, Ymbert Galloix, venu à Paris en 1827 après l'échec d'une oeuvre poétique ("Méditations lyriques") et y mourut dans la misère en 1828 . Le Dictionnaire de Victor Hugo de Philippe van Tieghem donne à l'entrée "GALLOIX " les précisions suivantes :

 

"Galloix (Ymbert) Genevois ; arrivé à Paris en 1827 pour y faire carrière littéraire, il cherche des appuis auprès des gens de lettres, Hugo, Sainte-Beuve, etc., mais meurt tuberculeux, dans la misère et le dégoût, en octobre 1828. C'est peut-être aux pages que Vigny a consacrées dans Stello (1832) au poète Chatterton qu'est dû l'article publié par Hugo dans l'Europe littéraire du 1er décembre 1833, et où il reproduit une lettre émouvante écrite par Galloix à son ami Charles Didier (1805-1864), Genevois comme lui. Cette étude a été reproduite par Hugo dans Littérature et Philosophie mêlées."

 

Le texte de Hugo se présente comme d'abord comme un récit —la note de présentation du texte de l'édition Laffont, page 735, précise que Hugo "raconte très exactement ce qui suivit" l'arrivée du jeune homme à Paris—, récit qui fait place à la longue citation constituée par une lettre du jeune homme, datée du 11 décembre 1827 . Cette lettre, Hugo affirme qu'elle lui a été confiée par son destinataire, non cité explicitement dans le texte lui-même, mais qui s'avère être , comme l'indique à nouveau une note (P.735) Charles Didier (1805-1864) .

Le récit, tout comme la citation de la lettre, ont cependant pour Hugo une fonction bien plus importante que le simple témoignage. Il suffira pour l'établir, de noter pour l'instant que Hugo confère d'emblée à la lettre, avant même de la citer, à la fois un caractère singulier et une valeur universelle . C'est-à-dire qu'il reconnaît indirectement à la personne qui en a été l'auteur les deux traits à la fois complémentaires et tendanciellement contradictoires que la critique reconnaît à un auteur ou à un personnage littéraire . De plus les précautions pour ainsi dire "méthodologiques", dont Hugo prend soin d'entourer la production, à l'intérieur de son texte, de ladite lettre tendent évidemment à en faire autre chose qu'une simple lettre.

 

"Cette lettre [...] , nous la publions telle qu'elle est avec les répétitions, les néologismes, les fautes de français (il y en a), et tous ces embarras d'expression propres au style genevois. Les deux ou trois suppressions qu'on y remarquera étaient imposées à celui qui écrit ceci par des convenances rigoureuses qui seraient approuvées de tout le monde. On a tâché que cette publication, toute dans l'intérêt de l'art, fût aussi impersonnelle que possible [c'est moi , B.A., qui souligne]. Ainsi les noms propres qui sont écrits en toutes lettres dans l'original ne sont ici désignés que par des initiales afin de ménager les vanités et surtout les modesties.

Cela posé, nous devons redire que l'essence même de la lettre [c'est moi , B.A., qui souligne] est religieusement respectée. Pas un mot n'a été changé, pas un détail n'a été déformé. Nous croyons qu'on lira avec le même intérêt que nous cette confession mystérieuse d'une âme qui ressemble fort peu aux autres âmes, et qui nous peint presque tous cependant. Voilà, à notre sens ce qui caractérise cette singulière lettre. C'est une exception et c'est tout le monde". (Ymbert Gallois, p. 194, édition Bouquins, vol. Critique, éd. Laffont )

 

La publication de la lettre tend de l'aveu même de Hugo à la constituer comme texte littéraire : en effet, si Hugo lui reconnaît une valeur "universelle" en même temps qu'il en pointe ce qu'on pourrait appeler la "littérarité" ("singulière lettre " dans tous les sens du texte, puisqu'elle est également unique) il tient à affirmer que les traitements "légers " qu'il a fait subir à cette lettre (suppression de la mention complète des noms propres ...qui selon lui n'affectent pas "son essence" —ce qui pourrait se discuter car précisément la mention de noms propres, l'allusion à des personnages côtoyés par l'émetteur de la lettre sont partie intégrante et élément essentiel de l'écrit épistolaire—) sont faits dans "l'intérêt de l'art" , et que la publication gagne ainsi en "impersonnalité" (l'impersonnalité étant ici une condition positive de l'universalité du texte) . Cette "impersonnalité" concerne, ne l'oublions pas , Hugo lui-même, puisque l'un des noms, supprimé à plusieurs reprises dans la lettre, est le sien, remplacé non par des initiales comme les autres, mais par des astérisques.

L'impersonnalité est donc aussi une façon d'objectiver le texte de la lettre, de l'affranchir de ce qu'il comporte de directement et de microscopiquement événementiel, de le détacher du monde littéraire dans ce qu'il a de plus factuel (réunions de salon, rencontres etc...) pour garantir en quelque sorte la distance critique que Hugo se fixe, entre autres, comme objet. Ceci, tout en laissant parfaitement transparentes et lisibles les mentions des personnages connus de l'époque (la note 54 p.735 rétablit les identités à partir des initiales).

On notera en même temps que Hugo, placé ici dans une sorte de position d'éditeur, prend bien soin de garantir, de façon inverse, qu'il respecte dans la singularité même de la lettre tout ce qui pourrait la dévaluer artistiquement et/ou littérairement : "répétitions, néologismes, fautes de français [...] embarras d'expression propres au style genevois" . Il est donc évident que Hugo constitue la littérarité de la lettre au moment même où il prétend la constater, ne serait-ce d'ailleurs tout simplement pour la raison que, sans son texte, on ne saurait plus grand-chose aujourd'hui d'Ymbert Galloix .

Le rappel des caractéristiques par lesquelles la lettre déroge aux qualités de la langue et du style a aussi bien sûr une autre fonction à l'intérieur du texte de Hugo : celle d'authentifier la lettre, de souligner qu'elle est liée à une voix bien particulière , d'insister en bref sur ce qu'on appelle le référent , l'effet de réel. Mais on pourrait aussi se poser la question naïve de savoir si c'est en dépit , ou à cause de ses imperfections , que Hugo fait de cette lettre l'équivalent d'une oeuvre. Ce sur quoi il insiste à nouveau en affirmant :

 

"Il est mort avec la conviction désolante que rien de lui ne resterait après lui. Il se trompait.
Il restera de lui une lettre. Une lettre admirable selon nous, une lettre éloquente, profonde, maladive, fébrile, douloureuse, folle, unique; une lettre qui raconte toute une âme, toute une vie, toute une mort ; une lettre étrange, vraie lettre de poète, pleine de vision et de vérité." (Ymbert Gallois, p. 194)

 

Ainsi, l'écrit qui est l'aboutissement d'un échec littéraire, aveu d'impuissance et de misère, devient-il paradoxalement, à l'insu de son auteur qui se sera trompé sur ce point, l'oeuvre même de cet auteur .

Contre-valorisation apparente de défauts, de fautes, de naïvetés d'expression, transformation en oeuvre d'une simple lettre qui est en fait un constat d'échec traduisant un mal de vivre : n'y aurait -il là que la reproduction d'un schéma assez symptomatique de l'idéologie romantique, et maintes fois attesté sous de multiples variantes ? L'affirmation du caractère artistique de productions dont les manques sont retournés en qualité, en même temps que, par ailleurs, on valorise la littérature naïve (on en trouve l'affirmation jusque chez Rimbaud) , qu'on célèbre la spontanéité populaire dotée immédiatement d'un coefficient esthétique (cf. par exemple G. Sand) ; sur un autre plan, la promotion, sur le plan européen à partir des Souffrances du jeune Werther , relayées par Chateaubriand, — ou par Berlioz sur le plan musical —, de la thématique du "mal de vivre" de l'artiste , tout cela forme quelques-uns des arrière-plans qui pourraient servir à rendre compte de l'intérêt qu'accorde Hugo, à Ymbert Galloix. La conjonction des deux "versants idéologiques" qui entrent dans la composition de cette attitude romantique aboutiraient , dans le cas présent , à la célébration d'une littérature mineure, ce qui permettrait , à peu de frais, de satisfaire la représentation que veut donner de lui même le déjà-grand écrivain , dans son rapport à la langue, au public, et à ses pairs (idée d'une continuité entre le peuple et le génie, dans laquelle les formes mineures, ainsi valorisées, jouent le rôle de maillon). Cependant, la valorisation de l'étrangeté, de la folie, de la douleur, de la vision et de la vérité semble ici produire et réveiller des échos bien plus profonds et bien plus radicaux que ceux que la simple esthétique romantique commanderait .

Nous noterons encore, qu'en opposant le caractère unique de la lettre à la densité de son contenu (rôle de la reprise de "toute" dans la citation précédente : "toute une âme, toute une vie , toute une mort " dans une lettre), et en qualifiant la lettre de "confession mystérieuse d'une âme qui ressemble fort peu aux autres âmes", Hugo l'inscrit dans une typologie dont on ne peut que souligner la forte surdétermination : Ymbert Galloix n'est- il pas genevois ? La confession d'un "Genevois " qualifié "d'âme qui ressemble fort peu aux autres âmes" ne peut pas ne pas faire penser à Rousseau, qui, dans le préambule de ses propres Confessions, insiste sur la singularité à la fois de son texte et de sa personne. Il y a probablement là une trace d'intertextualité qui s'impose en tous cas au lecteur actuel , ce d'autant plus que dans le texte de la lettre, le scripteur fait référence explicite à Rousseau avec lequel il s'identifie :

 

"Que de fois j'ai dit avec Rousseau: O ville de boue et de fumée! Que cette âme tendre a du souffrir ici! Isolé, errant, tourmenté comme moi, mais moins malheureux de soixante ans d'un siècle sérieux et de grands événements il gémirait à Paris ; j'y gémis, d'autres y viendront gémir. " (Ymbert Galloix , page 196)

 

Il ne faut pas perdre de vue que le commentaire hugolien sur la lettre, dont nous venons d'esquisser une analyse provisoire, constitue un texte d'escorte, préalable à la production de la lettre elle-même, qui sera citée ensuite, puis fera alors l'objet de ce qu'on peut appeler un second commentaire. Que d'autre part, l'ensemble que constitue le texte d'escorte à la lettre, la citation de la lettre et le commentaire qui la suit, dessinent l'espace d'un dispositif critique, qui fait pendant à un autre énoncé critique plus bref, situé antérieurement, et relatif lui, non pas à la lettre d'Ymbert Galloix, mais aux tentatives —ratées ou médiocres— d'écriture, et plus particulièrement d'écriture poétique, du personnage. Le texte hugolien se construit donc bien sur l'opposition entre, d'une part, des embryons littéraires dont Hugo fait une critique négative —point de vue qui relaye d'ailleurs la mauvaise impression qui , selon Hugo, semble avoir été celle de Galloix lui-même sur la partie "prose " de ses propres essais, et n'exclut pas la compréhension et la compassion — et d'autre part, la lettre qui devient , comme nous l'avons souligné plus haut, à elle seule et à l'insu de son auteur, l'oeuvre.

 

"Ymbert Galloix est mort triste, anéanti, désespéré, sans une vision de gloire à son chevet. Il avait enfoui quelques colonnes de prose fort vulgaires, disait-il, dans le recoin le plus obscur d'une de ces tours de Babel littéraires que la librairie appelle dictionnaires biographiques . Il espérait bien que personne ne viendrait jamais déterrer cette prose de là. Quant aux rares essais de poésie qu'il avait tentés, sur les derniers temps, découragé comme il l'était, il en parlait d'un ton morose et fort sévèrement. Sa poésie, en effet, ne se produisait jamais guère qu'à l'état d'ébauche. Dans l'ode, son vers était trop haletant et avait trop courte haleine pour courir fermement jusqu'au bout de la strophe. Sa pensée, toujours déchirée par de laborieux enfantements, n'emplissait qu'à grand'peine les sinuosités du rhythme et y laissait souvent des lacunes partout. Il avait des curiosités de rimes et de forme qui peuvent être dans des talents complets une qualité de plus, précieuse sans doute, mais secondaire après tout et qui ne supplée à aucune qualité essentielle. Qu'un vers ait une bonne forme, cela n'est pas tout ; il faut absolument pour qu'il ait parfum, couleur et saveur, qu'il contienne une idée, une image ou un sentiment. L'abeille construit artistement les six pans de son alvéole de cire, et puis elle l'emplit de miel. L'alvéole c'est le vers ; le miel c'est la poésie. " (Ymbert Gallois , p. 193-194)

 

Nous serons amené plus loin à revenir sur certains traits de la critique que Hugo adresse ici à la poésie d'Ymbert Galloix, dans la mesure où c'est précisément ce qui fait la faiblesse de la poésie qui constitue la force extrême de la lettre. Nous verrons alors plus clairement quels jeux et quels enjeux recouvre cette articulation entre critique de la poésie et critique de la lettre.

On retiendra pour l'instant que le dispositif textuel adopté par Hugo modèle à l'avance la réception de la lettre par le lecteur , créant chez lui un horizon d'attente particulier : là encore , il nous semble qu'est déconstruit au moment même où il semble s'affirmer , le stéréotype bien repérable dans le corpus des représentations romantiques, de l'écrivain méconnu mort dans la misère. Déconstruction qui s'opère au profit d'un radicalisme qui met en scène de façon évidente le rapport de l'oeuvre de Hugo à la lettre-oeuvre d'Ymbert Galloix.
 

II-Elements pour une lecture intratextuelle .

En effet, un autre mode de lecture du texte Ymbert Galloix s'impose à nous par le biais d'une autre forme d'intertextualité (qui articule cette fois-ci des textes à l'intérieur du corpus hugolien, et qui relève donc , précisément, de l'intratextualité).

[Nous n'examinerons pas, dans le cadre de cette communication, les articulations textuelles qui se mettent à jouer quand, ensuite, ce texte est inséré dans Littérature et Philosophie mêlées. Nous nous limiterons ici au contexte de la première publication dans l'Europe Littéraire.]

C'est en 1833 que Hugo fait paraître ce texte critique. Or, Claude Gueux, paraît en 1834, c'est à dire l'année suivante. Et, en 1829, a été publié le Dernier Jour d'un Condamné qui se voit, en 1832, supplémenté d'une seconde préface, qui fonctionne de l'aveu propre de son auteur comme un plaidoyer et un cri contre la peine de mort , qu'il n'avait pas développé dans les quelques lignes qui constituaient la première préface .

Il nous semble que le texte dit "critique" Ymbert Galloix joue un rôle très particulier dans l'économie textuelle qui articule les textes eux-mêmes difficilement classables et trop vite assimilés à des fictions littéraires que sont d'une part le Dernier Jour d'un Condamné et d'autre part , Claude Gueux.

On peut se référer, s'agissant de cette assimilation abusive, à Jacques Seebacher, dans sa préface au tome Romans 1, de l'édition R. Laffont :

 

"En cette année 1834 où il publie Littérature et Philosophie mêlées, autobiographie intellectuelle d'une évolution de quinze ans, Hugo ne publie pas Claude Gueux comme un roman, mais comme un récit dont on soit obligé de se dire—et cela malgré tous les efforts de la critique conservatrice — : ceci n'est pas un roman". (Jacques Seebacher : Préface au volume "Roman 1" de l'édition des Oeuvres de Victor Hugo, collection Bouquins, p. II )

 

D'un côté, la promotion de la lettre d'Ymbert Galloix par Hugo, en 1833, doit probablement beaucoup au fait que Hugo sort de l'expérience scripturale du Dernier Jour d'un Condamné. Mais l'énoncé est nous semble-t-il réversible : la confrontation de Hugo avec cette lettre de manque pas de lui fournir un matériau à partir duquel il peut repenser le rapport du sujet à l'écriture , rapport qui, précisément, dans le Dernier Jour du Condamné à été l'un des éléments majeurs sur lequel la force créative hugolienne a travaillé.
 

A) Le rapport Y.Galloix / Le Dernier Jour d'un Condamné.

1) Jeux d'articulation .

A lire la lettre d'Ymbert Galloix, retranscrite par Hugo selon la procédure qu'il a définie plus haut et que nous avons partiellement commentée, on ne peut qu'être frappé de la proximité, du mimétisme qui la lie au langage qu'utilise tout au long du Dernier Jour d'un Condamné le narrateur supposé auteur, —puisque dans ce dernier ouvrage Hugo utilise, sans qu'on puisse un seul instant s'y tromper, le subterfuge consistant à se faire passer pour le simple transcripteur d'un texte qu'il aurait trouvé, et dont il ne serait en quelque sorte que l'éditeur ; l'adjonction à la fin d'un document écrit à la main reproduisant la chanson d'argot du Condamné venant parfaire le mécanisme. On tentera d'analyser dans ce qui suit ce rapport de proximité.

Outre le fait que le mode d'écriture épistolaire est en lui même évidemment proche de l'espèce de journal au jour le jour que constitue le Dernier Jour d'un Condamné, on constate que la lettre d'Ymbert Galloix dépasse, par le rapport au temps qui la scande et qu'elle scande, les dimensions d'une simple lettre. Elle est en effet datée du 11 décembre 1827, mais couvre une période allant jusqu'au 31 mars 1828. Il s'agit donc d'un écrit apparaissant comme morcelé, abandonné et repris ; interruptions et reprises que le texte de la lettre explique en faisant allusion aux états psychologiques dans lesquels se trouve son scripteur, caractéristique qui fonctionne doublement : à la fois pour conférer à la lettre la dimension d'un texte autobiographique (puisqu'elle couvre une période de plusieurs mois de la vie d'un jeune homme) et en même temps pour garantir —Hugo insistera là dessus d'une façon qu'il faudra commenter— une spécificité du rapport écrit/vécu selon un mode d'articulation que Hugo confrontera à ce qui se passe dans le cas d'un texte produit comme "littéraire".

Par ailleurs les deux écrits (la lettre dans Ymbert Galloix et le Dernier Jour d'un Condamné) sont liés par un rapport semblable à la mort de celui qui est ou est censé être leur auteur (l'écrit prend une valeur testamentaire, ce que d'ailleurs le dernier Jour d'un Condamné thématise explicitement au début dans le chapitre VI —c'est entre autres là ce qui permet de faire écho, à l'intérieur du texte, au montage scriptural imaginé par Hugo—) A la figure du condamné à mort -écrivain de sa propre agonie, correspond et répond la figure de l'écrivain-condamné à la mort , même si cela ne prend de sens que rétrospectivement, quand la lettre s'avère être la dernière. Le

 

"j'anatomise mes douleurs, souvent je les contemple froidement" (Ymbert Galloix, p.203)

 

correspond assez bien à l'examen de soi auquel le condamné est voué dans le Dernier Jour d'un Condamné. Hugo insiste fortement sur le rapport entre l'écriture de la lettre et la mort d'Y Galloix :

 

"Quand on songe que l'homme qui a écrit ceci est mort là-dessus, des réflexions de toutes sortes débordent autour de chacune des lignes de cette longue lettre." (Ymbert Galloix, p.203)

 

D'un côté —c'est le Dernier Jour d'un Condamné — un plaidoyer sur la peine de mort qui prend la dimension fictive d'une auto-réflexion/ analyse d'un criminel condamné qui se fait écrivain , de l'autre la citation d'une lettre réelle d'un écrivain raté condamné à mourir. En fait, les deux textes se prolongent, et ce qui est en jeu à travers leur articulation c'est le rapport, —au delà du problème de la peine de mort— de l'écrivain au social. La lettre d'Ymbert Galloix constitue une sorte de vérification de ce qu'a expérimenté Hugo en prenant littéralement dans le Dernier Jour d'un Condamné la place du sujet promis à la mort, et la justification du dispositif fictif d'écriture mis en place dans ce texte, de sa validité, de sa force de vérité. Au condamné fictif, écrivain fictif de sa propre condamnation , fait pendant la figure réelle, le personnage réel d'Ymbert Galloix, dont Hugo va, par moments, faire une sorte de ce "suicidé de la société" , pour employer l'expression utilisée par Artaud à propos de Van Gogh . Mais à travers Ymbert Galloix, c'est aussi l'image qui se dessine de la propre identification de Hugo au condamné, le rappel de la haine liée à la réception du texte du Dernier Jour d'un Condamné.

Ce rapport entre les deux textes, Hugo l'établit ici de façon complexe :

 

"Quel roman, quelle histoire, quelle biographie que cette lettre ! Certes, ce n'est pas nous qui répéterons les banalités convenues, ce n'est pas nous qui exigerons que toutes souffrances peintes par l'artiste soient constamment éprouvées par l'artiste, ce n'est pas nous qui trouverons mauvais que Byron pleure dans une élégie et rie à son billard, ce n'est pas nous qui poserons des limites à la création littéraire et qui blâmerons le poète de se donner artificiellement telle ou telle douleur pour l'analyser dans ses convulsions comme le médecin s'inocule telle ou telle fièvre pour l'épier dans ses paroxysmes. Nous reconnaissons plus que personne tout ce qu'il y a de réel, de vrai, de beau, et de profond dans certaines études psychologiques faites sur des souffrances d'exception et sur des états singuliers du coeur par d'éminents poètes contemporains qui n'en sont pas morts. [c'est moi, B.A., qui souligne ] Mais nous ne pouvons nous empêcher d'observer que ce qu'il y a de particulièrement poignant dans la lettre que nous venons de citer , c'est que celui qui l'a écrite en est mort. "[c'est moi , B.A. qui souligne]. (Ymbert Galloix , p.203-204)

 

Tout ce passage opère un jeu d'identifications et de différenciations entre la lettre et le texte littéraire, entre le personnage du Dernier Jour d'un Condamné, la personne d'Ymbert Galloix et , à travers les allusions à l'imagination et à la création littéraire, à Hugo lui-même :
-d'un côté la lettre est bien une oeuvre : assimilation initiale au roman, à la biographie, à l'histoire, ce qui rejoint tout ce qui a été dit précédemment par Hugo sur le caractère singulier et l'universalité, sur l'écrit qui restera ...
-de l'autre elle diffère essentiellement de l'oeuvre dans l'articulation qu'elle suppose entre le vécu et l'écriture. Cette différence n'est pas rien , puisque c'est la différence posée de façon presque brutale et sans fioritures par Hugo entre "ceux qui en sont morts", et "ceux qui n'en sont pas morts". D'un côté la pratique distancée dans l'espace de l'imaginaire, l'objectivation du réel, le domaine de la création, la partition sujet/objet , de l'autre le lien dans lequel s'annule l'autonomie de la parole distincte , et la parole tout court , quand l'expression est non plus "sur" mais "dans" le réel, quand le sujet ne se distingue plus de son écriture mais s'y perd et y perd la vie :

 

"Ce n'est pas un homme qui dit : Je souffre, c'est un homme qui souffre; ce n'est pas un homme qui dit : Je meurs, c'est un homme qui meurt. Ce n'est pas l'anatomie étudiée sur la cire, ni même sur la chair morte ; c'est l'anatomie étudiée nerf à nerf, fibre à fibre, veine à veine, sur la chair qui vit, sur la chair qui saigne, sur la chair qui hurle. Vous voyez la plaie, vous entendez le cri. Cette lettre, ce n'est pas chose littéraire [...] non, c'est chose réelle" (Ymbert Galloix , p.204)

 

Plus loin:

 

"C'est l'amalgame d'idées le plus extraordinaire peut-être qu'ait encore produit dans un cerveau humain la double action combinée de la douleur physique et de la douleur morale. Pour ceux qui ont connu Galloix, c'est une autopsie effrayante, l'autopsie d'une âme." (Y. Galloix, p. 205)

 

On ne peut manquer de souligner ici la "modernité" du propos, liée aux signifiants mêmes qu'il aligne : la référence au "nerf ", à la "chair", à la "fibre", au "cri", on voudrait l'entendre comme on entendra plus tard la revendication d'Antonin Artaud qui règle, par exemple, son compte avec le poème Jabberwocky de Lewis Carrol , dont il avait fourni une "traduction" en français à la demande du docteur Ferdière, en lui opposant un autre type de texte :

 

"Je n'ai jamais aimé ce poème qui m'a toujours paru d'un infantilisme affecté ; j'aime les poèmes jaillis et non les langages cherchés. Je veux quand j'écris ou que je lis sentir bander mon âme [...] Je n'aime pas les poèmes ou les langages de surface et qui respirent d'heureux loisirs et des réussites de l'intellect, celui-ci s'appuyât-il sur l'anus mais sans y mettre de l'âme ou du coeur [...] Jabberwocky est l'oeuvre d'un lâche qui n'a pas voulu souffrir son oeuvre avant de l'écrire, et cela se voit." (Antonin Artaud, extrait d'une lettre du 22/09/45 à Henri Parisot]

 

La référence que nous faisons à Artaud est loin d'être gratuite, parce que ce sont les mêmes termes que Hugo cherche, à travers son texte, à articuler . Il s'agit d'une question qui est bien plus importante, dans les proportions qu'elle prend, que la simple question biographique, que le simple rapport de l'homme à l'oeuvre . Ce qui permet de le voir, c'est l'insistance qu'Hugo y met, l'acharnement avec lequel il tente ici de penser la différence entre l'écrit littéraire et l'écrit arraché au corps qui souffre, sans pouvoir cesser de les assimiler et de les mettre en rapport. Chez Artaud, la question est réglée de façon radicale : l'oeuvre littéraire est dévaluée au profit du cri, et la traduction que donne Artaud du Jabberwocky est entièrement sous-tendue par cette perspective qui vise à en faire justement autre chose qu'une traduction . "Toute l'écriture est de la cochonnerie".

Chez Hugo s'opère une sorte de calcul algébrique dont les effets sont à la fois de renforcer, de justifier et d'affirmer la littérarité du texte littéraire, de l'oeuvre de génie , et d'établir une équivalence entre ce type de texte et des productions telles que la lettre d'Ymbert Galloix.

Ce calcul complexe passe par un nouveau développement dans lequel, confinant sa comparaison au seul domaine de la lettre, Hugo va en comparer deux modes d'effectuation :
-d'une part, le mode de production littéraire de la lettre:

 

"[...] les lettres qu'on publie "tous les jours, lettres de grands hommes et de gens célèbres" [qui ] "manquent de naïveté, d'insouciance et de simplicité" .On sent toujours en les lisant, quelles ont été écrites pour être imprimées un jour" (Ymbert Gallois, p.204) .

Et Hugo de fournir l'exemple Paul Louis Courier qu'il raille :

 

"[Il] [...] faisait jusqu'à dix-sept brouillons d'un billet de quinze lignes. Chose étrange, certes et que nous n'avons jamais pu comprendre!" (ibidem)

 

d'autre part , une lettre comme celle d'Y. Galloix dont il parle comme d'une [...]

 

"vraie lettre, bien écrite comme doit être écrite une lettre, bien flottante, bien décousue, bien lâchée, bien ignorante de la publicité qu'elle peut avoir un jour, bien certaine d'être perdue. C'est l'idée qui se fait jour comme elle peut, qui vient à vous toute naïve dans l'état où elle se trouve, et qui pose le pied au hasard dans la phrase sans craindre d'en déranger le pli. Quelquefois ce que celui qui l'a écrite voulait dire s'en va dans un et cætera et vous laisse rêver. C'est un homme qui souffre et qui le dit à un autre homme. Voilà tout . Remarquez ceci, à un autre homme, pas à vingt, pas à dix, pas à deux, car, au lieu d'un ami, s'il avait deux auditeurs seulement, ce poète, ce qu'il fait là, ce serait une élégie, ce serait un chapitre, ce ne serait plus une lettre. Adieu la nature, l'abandon, le laisser- aller, la réalité, la vérité, la prétention viendrait." (Ymbert Galloix, p. 204)

 

S'appuyant sur le statut particulier qu'a pour lui la lettre, dans ce qu'il faut bien appeler le corpus littéraire, Hugo opère une inversion significative, qui tend, dans le champ limité de l'écriture épistolaire, en même temps qu'à promouvoir le texte d'Ymbert Galloix, à dévaloriser les productions d'individus plus illustres . Cette affirmation d'une spécificité de l'épistolaire fonctionne doublement : elle a pour fonction de préserver et de maintenir intacts les critères, les valeurs les formes de reconnaissance qui s'exercent dans le champ littéraire général, pour mieux, ensuite, permettre d'opérer le rapport entre la lettre d'Ymbert Galloix comme production épistolaire singulière, et l'oeuvre d'un génie littéraire tout court.

Les phases de l'inversion sont repérables : Hugo dénie aux lettres des "grands hommes" toute singularité (Ce sont des "lettres qu'on publie tous les jours ") ; parallèlement le domaine de la lettre est précisément celui dans lequel la préméditation d'un mode de réception calqué sur celui de l'oeuvre d'art affecte bien évidemment de façon négative le produit. Inversement , ce qui ailleurs serait désigné comme manque, devient une qualité . On a là, somme toute, la continuation du mouvement esquissé au début du texte et qui soulignait des défauts de style de la lettre, pour en vanter la singularité. Mais ce qui est le plus intéressant, c'est l'espèce de calcul algébrique déjà signalé plus haut, et qui permet précisément d'effectuer le rapport entre la lettre d'Ymbert Galloix et l'oeuvre géniale . Ce calcul s'effectue en deux phrases :

 

" Pour écrire une lettre pareille, aussi négligée, aussi poignante, aussi belle sans être malheureux comme l'était Ymbert Galloix, par le seul effort de la création littéraire, il faudrait du génie. Ymbert Galloix qui souffre vaut Byron ." (Ymbert Galloix, p.204)

 

Soustraction et addition de chacun des côtés de l'équation permettent donc d'effectuer l'équivalence . Ce qui se lit "souffrance" d'un côté n'est produit de l'autre que par l'équivalent symbolique, dans l'ordre du travail littéraire, de la souffrance, à savoir "l'effort", ajout qui donne à l'imaginaire la force du réel. Inversement, l'absence de "l'effort" caractéristique du génie littéraire , se paye au prix de la "souffrance" et de la mort.

La lettre d'Ymbert Galloix , sans être une oeuvre littéraire puisqu'elle n'est pas "élégie", "chapitre" ; mais tout en l'étant puisqu'elle est assimilée, nous l'avons vu, à une biographie, à un roman,  en est finalement l'équivalent, au prix d'une sorte d'alchimie qui se paye de la "vie" même de celui qui l'a un jour écrite . A la mort symbolique du génie "qui ne meurt pas" pour de bon dans sa propre écriture, correspond la vraie mort des Ymbert Galloix.

Comment ne pas voir de plus que toutes les phrases par lesquelles Hugo caractérise la lettre d'Ymbert Galloix pourraient être intégralement appliquées à l'écriture du Dernier Jour d'un Condamné , dont Ymbert Galloix constitue un avatar dans le réel ? Que l'équation qu'établit Hugo entre le Ymbert Galloix souffrant et le Byron en proie à l'effort de création littéraire, c'est très exactement pour lui la manière de se situer lui-même par rapport à l'écriture du Dernier Jour d'un Condamné, d'affirmer l'équivalence entre les deux textes, et au-delà, de reconnaître que cette équivalence n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît ?

Car, dans ce jeu de mise en équation , Y. Galloix a , avant d'être mis sur le même plan que le génial Byron, davantage été rapporté aux créations, aux personnages, aux expériences-limites qui sont l'objet de l'écriture des génies, leur terrain d'expérimentation, le produit de leur imagination. L'assimilation qui s'impose au lecteur, s'agissant d'Ymbert Galloix , est plutôt une assimilation au personnage du Dernier Jour d'un Condamné, qu'une identification avec Hugo lui-même écrivant ce dernier texte. Et pourtant il y a bien cette adéquation : "Ymbert Galloix qui souffre vaut Byron".

Mais les choses ne sont pas non plus si simples, puisque Ymbert Galloix est aussi un auteur, comme à l'intérieur de la "fiction" hugolienne le personnage du Condamné est l'auteur de son propre récit. Hugo objective ici son propre rapport avec son texte : Ymbert Galloix devient une sorte de point sur lequel se territorialise et se déterritorialise à la fois (pour reprendre des concepts deleuziens), le rapport de Hugo à sa propre oeuvre, il devient élément destiné à rationaliser ce qui dépasse toute rationalisation , et à conjurer, ce qui , dans l'écriture du Dernier Jour d'Un Condamné , met peut-être Hugo plus du côté d'Ymbert Galloix que du côté de Byron. La fixation sur Ymbert Galloix a une fonction d'exorcisme, de catharsis, en même temps qu'elle permet de réaffirmer de façon triomphante et rassurante la problématique du génie. Le texte est une réponse indirecte aux détracteurs du dernier Jour d'un Condamné, et une réponse définitive à ceux qui ont un peu trop vite fait de dénoncer comme pure illusion d'optique le mécanisme de mise en scène fictive de l'écriture et de délégation auctoriale qui y fonctionne, comme si c'était là un problème. Le "Ce n'est pas un homme qui dit : Je souffre, c'est un homme qui souffre" s'applique non seulement à Ymbert Galloix, mais aussi au personnage pourtant fictif , production de l'effort littéraire du déjà-génie Hugo qui lui ne souffre pas, et à Hugo qui souffre de ne pas souffrir, ou souffre en occupant dans un mimétisme affolant lorsqu'il écrit , la place même du condamné.

Il faut pourtant bien préciser les limites que Hugo assigne à la portée du "calcul algébrique ", par lequel il ajuste les rapports de l'oeuvre d'art et de la lettre . Quand Hugo affirme "Ymbert Galloix qui souffre vaut Byron ", cela n'est en effet valable que concernant la lettre de Galloix, mais pas sa production poétique. Le contenu des critiques faites précédemment à la faible poésie d'Ymbert Galloix ,

 

"son vers [...] trop haletant" , [qui] "a une trop courte haleine pour courir fermement jusqu'au bout de la strophe" [...] , "sa pensée qui n'emplit qu'à grand'peine les sinuosités du rhythme "

 

est en effet symptomatique, au sens proprement médical du terme. Hugo constate en effet ici , qu'il y a bien relation mécanique —et relevant en tant que telle d'une analyse proprement physiologiste dont son texte fournit ici un exemple saisissant —entre donnée vécue/biographique et forme littéraire. Il faut lire, dans la critique de Hugo, quelque chose comme : le vers d'Y. Galloix est l'oeuvre d'un tuberculeux, dont les vers respirent mal parce que le sujet qui les compose n'a plus de souffle ou respire avec difficulté. On a donc bien à travers cette "critique" l'illustration anticipée d'un rapport non médiatisé du sujet à l'écriture, rapport qui fait l'économie de l'effort (au sens du travail ), mais se paye de la souffrance. Dans le genre majeur qu'est la poésie, l'équivalence posée pour la lettre ne saurait valoir. Nous verrons qu'il n'y pas là contradiction, mais que la position hugolienne s'articule sur ce point précis à d'autres types de différenciation et de distinction dont nous parlerons plus loin.

Que la position même de Hugo comme auteur soit intimement liée au "problème Ymbert Galloix ", le texte en fournit la preuve déplacée dans le réquisitoire qu'il comporte dans sa dernière partie . Ce réquisitoire est important à plus d'un titre : il permet notamment de souligner la responsabilité sociale de la collectivité par rapport à l'écrivain, comme a été soulignée la responsabilité sociale dans la question des peines, et de la plus inhumaine d'entre elles, à savoir la peine de mort. Ces deux réquisitoires sont dans le prolongement l'un de l'autre parce que l'image de l'écrivain "suicidé de la société" est du même ordre que l'image du "criminel condamné à mort". Le personnage d'Ymbert Galloix occupe là une position emblématique d'accusateur : il est l'exemple des possibilités littéraires brisées, non développées, de l'aboutissement tragique de ce qui n'a pas pu devenir une création, —et ce, à cause de la société. Sur ce plan, Hugo rompt radicalement avec le mythe romantique, lié à l'idéalisation du mal de vivre dont toutes les représentations gommaient ou occultaient ce qu'il avait de déterminé historiquement ou socialement :

 

"Ymbert Galloix pour nous n'est pas seulement Ymbert Galloix, il est un symbole. Il représente à nos yeux une notable portion de la généreuse jeunesse d'à présent. Au dedans d'elle un génie mal compris qui la dévore, au dehors une société mal posée qui l'étouffe [...] Mais non, toutes les carrières sont fermées ou obstruées. On laisse toutes ces activités si diverses, et qui pourraient être si utiles, s'entasser, s'engorger, s'étouffer dans des cul-de-sac. Ce pourrait être une armée, ce n'est qu'une cohue." (Ymbert Gallois, p. 205)

 

plus loin :

 

"Toute grande ère a deux faces; tout siècle est un binôme, a+b l'homme d'action plus l'homme de pensée, qui se multiplient l'un par l'autre et expriment la valeur de leur temps[...] Luther plus Shakspeare ; Richelieu plus Corneille ; Cromwell, plus Milton ; Napoléon plus l'inconnu. Laissez donc se dégager l'Inconnu . La physionomie de cette époque ne sera fixée que lorsque la révolution française, qui s'est faite homme dans la société sous la forme de Bonaparte, se sera faite homme dans l'art . Et cela sera." (Ymbert Galloix p. 206)

 

On voit ici l'opération de "calcul algébrique" se prolonger pour dégager la place vide du génie, place qui est celle d'une incarnation, à laquelle est appelé un inconnu, qui aurait pu être Ymbert Galloix . L'inconnu, c'est l'inconnue de l'équation, du binome.

Mais ce qui donne aussi à ce réquisitoire toute son importance, c'est qu'il permet à Hugo de définir de façon cohérente, et comme une véritable pratique sociale responsable, sa propre action en faveur de ces écrivains inconnus, bridés, brimés . Cette pratique sociale est, entre autres, ce qui permet de passer d'un "mode de calcul algébrique" à l'autre : D'un coté, l'homme qui souffre est l'équivalent du génie, moins l'effort de création, mais plus la souffrance intenable, qui le condamne et le martyrise. Addition/soustraction, équivalence. De l'autre, l'époque appelle une double réalisation, pensée à son tour d'un côté comme historique/politique , de l'autre comme artistique, philosophique, dans laquelle l'homme de génie qui ne souffre pas, —qui "jouit "pourrait-on dire—, prend quand il le peut, et si l'époque s'y prête , la place de l'inconnu. Dès lors , le rôle du génie reconnu est d'aider à la transformation qui peut faire du jeune écrivain qui débute, un génie, en lui évitant l'épreuve que fut celle d'Ymbert Galloix. N'y voyons pas que la bonne conscience de ce génie, qui rattraperait ainsi de façon facile son "manque à souffrir", sa position excentrique par rapport aux souffrances réelles des opprimés, des condamnés. Mais plutôt l'esquisse d'une économie générale qui passe pour Hugo , d'abord par une éthique individuelle :

 

" Quant à celui qui écrit ces lignes, tout poète qui commence lui est sacré. Si peu de place qu'il tienne personnellement en littérature, il se rangera toujours pour laisser passer le début d'un jeune homme. Qui sait si ce pauvre étudiant que vous coudoyez ne sera pas Schiller un jour ? Pour nous tout écolier qui fait des ronds et des barres sur le mur, c'est peut-être Pascal, tout enfant qui ébauche un profil sur le sable c'est peut-être Giotto." (Ymbert Gallois, p. 206)

 

Cependant , nous retrouvons ici, autrement orchestré, le problème des limites que Hugo soulevait plus haut, limites qui permettaient même, dans le cas de la lettre, d'affirmer l'équivalence au génie, alors que ce qui faisait la singularité et la littérarité de cette lettre se lisait, au plan poétique, comme manque rédhibitoire . Hugo a en effet pris soin , en même temps qu'il mettait en cause la société, et l'étouffement qu'elle impose à l'expression artistique, de mettre aussi l'accent sur les limitations internes, autonomes, et propres à l'individu. "Tout écolier "est peut-être "Pascal ", oui , c'est une position de principe qui vaut socialement et doit guider l'action , mais "tout écolier" ne sera pas "Pascal " bien évidemment , car la souffrance d'Ymbert Galloix, —souffrance dont la société est bien productrice et responsable— comporte aussi une face interne, liée aux limites de l'individu. Et Hugo s'est longuement interrogé, —presque à la façon d'un clinicien —, sur le cas qui l'occupe :

 

"De quel côté ses illusions étaient elles ruinées? Était-ce à l'intérieur ou à l'extérieur? Avait-il cessé de croire en lui ou au monde? La mesure idéale de lui même qu'il portait en lui s'était-elle trouvée trop courte ou trop haute quand il l'avait superposée aux réalités d'une existence à faire et d'une carrière à parcourir? " (Ymbert Galloix, p.193)

 

et plus loin :

 

"il n'avait trouvé ni dans Paris ni en lui-même ce qu'il cherchait. La ville qu'il avait cru trouver dans Paris n'existait pas. L'homme qu'il avait cru voir en lui ne se réalisait pas. Son double rêve évanoui, il se laissa mourir". (ibidem)

 

Le génie se propose donc d'intervenir sur les déterminations extérieures; sociales, politiques qui bouchent la voie à l'éclosion d'autres "lui-même" et font que la place de l'inconnu pourrait rester vide, laissant alors dangereusement libre la voie au seul pôle occupé par l'homme d'action. La ligne de partage entre les deux séries de causalités est problématique, et cette problématisation du rapport entre responsabilité sociale et limite de l'individualité —cela fera l'objet d'une de nos dernières investigations portée sur le texte —prend la curieuse forme d'un débat qui porte sur un terme d'articulation médian qui n'est ni l'individu, ni la société, mais la ville-capitale, Paris, et la série "Genève /Paris/Londres". Ce qui renvoie d'ailleurs —et la question mérite d'être approfondie— à la fameuse "monomanie" dont souffre, en plus de sa tuberculose, Ymbert Galloix, "monomanie" qui renvoie au thème de l'écrivain exilé malgré lui, né dans une culture où il n'aurait pas voulu naître, "déplacé" dit le texte de la lettre —on pourrait entendre aussi "déporté", — , en France au lieu d'être en Angleterre, à Paris au lieu d'être à Londres.

Le drame d'Ymbert Galloix attire l'attention, à travers la lecture qu'en fait Hugo —même si en 1833, cette lecture est encore enfermée dans des limites idéologiques qui seront levées plus tard—, sur les rapports entre artiste, langue et territoire , cette dernière notion étant en l'occurrence contrôlée par la problématique de l'état/ nation. Là encore, sous ses côtés proprement risibles —ce dont d'ailleurs Ymbert Galloix a conscience dans sa lettre :"Ne riez pas ", dit-il à son interlocuteur—, le texte résonne de façon formidablement moderne : qu'on pense à Kafka, écrivain doublement mineur au sens que Deleuze donne à ce mot : juif de langue allemande dans un pays de langue slave. Qu'on pense à toutes les formes que prend, dans la modernité, la déterritorialisation de la langue en littérature et les souffrances dont elle se paye. Qu'on pense à toutes les formes de transgression des barrières, des langues d'appartenance, de nationalités qu'écrire suppose . Certes il y a quelque chose de naïf et de dérisoire dans ce romantique suisse qui vit de façon schizoïde et aliénée ce qui pourrait ne se lire que comme une caricature de René ou une mauvaise annonce de Madame Bovary : le produit d'un idéalisme littéraire primaire mal digéré qui fait, qu'à partir du goût répandu comme une mode pour tout ce qui est anglais, anglophile, se produit une crise de l'individu qui s'énonce dans le

 

"le point central de mes maux, c'est de n'être pas né Anglais". (Ymbert Galloix , p . 200)

 

Naïveté redoublée dans le fait, pour le moins malencontreux, que l'écrivain qui veut tant être anglais, choisit —volontairement semble-t-il—, de s'installer à Paris dont il paraît attendre ce que seul Londres devrait pouvoir lui offrir. Après tout il n'avait qu'à se fixer, comme d'autres, en Angleterre! Le texte sonne, par moments, comme ce qu'il faut bien appeler l'histoire d'un énorme et maladroit malentendu que Hugo orchestre dans son commentaire en opposant à l'horizon d'attente qu'est Paris pour le jeune Ymbert, ce que Paris est en réalité, ce à quoi s'enchevêtre en écho à l'intérieur de la lettre, l'opposition faite par Ymbert Galloix lui-même entre Paris et Londres. Ce malentendu sonne dès le début du texte, —grâce à Hugo—, de façon extrêmement laconique, donc dramatique, ce qui montre à quel point Hugo prend le problème au sérieux :

 

"Il balbutie une phrase embarrassée d'où je ne vis saillir distinctement que trois mots : Ymbert Galloix, Genève, Paris. Je compris que c'était son nom, le lieu où il avait été enfant, et le lieu où il voulait être homme." (Ymbert Gallois , p. 192)

 

Hugo répercute, traduit, déchiffre; le malentendu est à l'intérieur d'Ymbert lui-même , dans ce hiatus d'un désir qui veut régresser et se refaire autre (motif récurrent dans la lettre) : "être né anglais " [désir qui avoue sa propre impuissance et son impossibilité, de ne pouvoir se dire qu'au passé], malentendu redoublé par le déplacement "déplacé" effectué par le personnage (venir à Paris au lieu d'aller à Londres). On est, là encore , déporté par rapport à la traditionnelle thématique du "mal de vivre" du héros romantique, qui , d'ailleurs, donne lieu beaucoup plus à des variations sur la nature et le rapport aux paysages, qu'à des développements sur la cité, motif plus moderne (Baudelaire, Verlaine, Rimbaud).

On pourrait donner une traduction freudienne du problème qui réarticulerait les données balbutiantes que Hugo n'a pas manqué de repérer comme telles : "Puisque, suisse, je ne suis pas né anglais comme je le voulais, alors allons à Paris!" Lapsus, raté, répétition compulsive du lieu de naissance réelle, puisque la ville Genève ne cesse, dans la lettre même d'Ymbert , d'être mise en relation avec Paris, à travers un jeu de miroirs qui condense déjà, et sans faire intervenir le terme tiers ( ou premier) de Londres, le drame d'Ymbert .

En effet, au delà des allusions aux accents rousseauistes du regret de la patrie, des montagnes , et de la citation directe de Rousseau : "O ville de boue et de fumée!", est thématisée de façon nettement plus intéressante l'espèce de répétition-réfraction-déplacement que Paris impose à l'univers genevois. Pour Ymbert , ce qui à Genève relevait du réel, —et serait, pour paraphraser Hugo, de l'ordre des "Choses vues" (le spectacle quotidien de la vie sociale dans les rues et la jouissance qu' en tire le spectateur)— ne se reproduit et ne se répète à Paris que déplacé du côté de l'artefact, du semblant, c'est-à-dire de la culture :

 

"Ces impressions que m'apportaient à Genève tant de physionomies étrangères et distinguées, tant de belles âmes, de grands personnages, tant de livrées, d'équipages, enfin, ce spectacle ravissant des pompes de la civilisation au milieu des pompes de la nature [...] je ne les ai retrouvées à Paris qu'à l'Opéra, et en relisant avec passion la vie d'Alfiéri." (Ymbert Gallois, p. 196)

 

Cette reproduction-distorsion contient toute l'ambivalence de Paris pour Ymbert : la promesse de l'accès à l'élaboration symbolique que constitue l'écriture se lit à travers le fait que , ce qui à Genève n'était que codé, se retrouve en quelque sorte surcodé à Paris, toujours-déjà du côté de l'élaboration et de la sublimation culturelle. Mais, en même temps, le caractère de leurre de cette promesse est manifeste : car l'opéra renvoie aussitôt au décor factice, à l'illusion, à la distance infranchissable entre le désir et son objet et en dernier ressort à la réalité sociale, avec ses désillusions. Cette réalité sociale fait retour de façon cruelle à l'intérieur de l'Opéra lui-même, dans un énoncé qui la dit, tout en en signalant l'inversion dans l'illusion :

 

"Quoiqu'entouré des simples mises du parterre, c'était bien aux loges que j'étais." (Ymbert Gallois, p. 196)

 

Suite à quoi , la lecture d'Alfiéri est démystifiée d'une façon analogue.

Tout un passage de la lettre est ensuite consacré aux rencontres entre écrivains dans les salons parisiens (c'est surtout sur cette partie du texte que Hugo affirme avoir agi par gommage, pour en accentuer l'aspect "impersonnel") .
Il est évident que la description incluse dans la lettre intéresse Hugo au tout premier chef, y compris pour les effets satiriques volontaires ou involontaires qu'elle peut contenir, effets satiriques qui sont liés à l'introduction d'une sorte de regard étranger dans les milieux littéraires parisiens , et dont témoigne par exemple la curieuse terminologie utilisée à plusieurs reprises par Ymbert Galloix pour qualifier tel ou tel écrivain, [Charles Nodier notamment], —typologie qui renvoie probablement, par delà une sorte de "physiognomonie", "au style genevois :

 

"Il a ce que vous nommez de l'humectant dans toute sa personne" (Ymbert Galloix, p.197)

 

Hugo, répercute donc par l'intermédiaire de son article, dans le public français et chez les écrivains cités eux-mêmes, cette curieuse analyse ethnologique des milieux littéraires parisiens.

Sans entrer plus avant dans un décryptage de détail pour lequel nous sommes loin de maîtriser les outils nécessaires, nous nous contenterons de signaler que l'ensemble des appréciations portées par Ymbert Galloix sur les écrivains français, ainsi que l'ensemble des conversations qu'il dit avoir eues avec eux se rapportent à l'Angleterre, à la culture anglaise, à quoi se mêle sur le mode nostalgique la référence à la Suisse. La chose prend des allures de symptôme touchant , dans le portrait que donne par exemple Galloix de Théodore Jouffroy :

 

"Il ressemble à Lamartine , il est beau de visage. Dessous sa sécheresse, il y a aussi beaucoup d'humectant, et dans tout lui, dans son accent, dans ses manières, une couleur montagnarde et anglaise. Il est né dans le Jura. Il a été souvent à Genève. Nous sympathisons par la pensée, par les inductions, et par la difficulté de rendre ce que nous éprouvons. " (Ymbert Gallois, p. 197-198)

 

Toutes les qualités qui peuvent être trouvées par Y. Galloix à la société littéraire française renvoient à sa capacité à reproduire, simuler, ou répéter le modèle de l'écrivain anglais, et en particulier l'être et le style littéraire de Byron : Pierre Lebrun est comparé à Byron avec la "pensée féconde " "et le génie vaste et souffrant en moins" (que reste-t-il de Byron alors ? Ymbert Galloix maintient quand même : "c'est poétique comme Byron") . Lamartine est rêvé comme le Byron français :

 

"Est-ce bien ce que j'ai rêvé, un lord Byron français, de l'insouciance, de la vanité, de l'affectation, du malheur, une pensée dévorante, du génie à flots, du bon ton, de l'élégance, enfin une atmosphère poétique étrangère qui n'a rien de commun avec la sale atmosphère de nos hommes de lettres parisiens ? " (Ymbert Gallois, p.199)

 

On voit donc que Paris est à la fois ouvertement revendiqué comme le lieu où "si jamais je parvenais à percer je serais enfin heureux", et en même temps l'objet d'une attitude qui approche la dénégation : Paris n'est rien d'autre que ce qui renvoie à la douleur de "ne pas être né anglais". Le rapport Suisse/France/ Angleterre est toujours posé comme déchirement fondamental.

Au tableau des milieux littéraires parisiens , qui ouvre dans le texte de la lettre une sorte de mise en abyme et de jeu de miroirs, puisque Ymbert Galloix s'y pose en critique des milieux littéraires parisiens , au moment même où Hugo se donne comme objet critique Ymbert Galloix, va succéder un tableau de Londres et de l'Angleterre. On retrouve évidemment dans les affirmations d'Ymbert Galloix toutes les idées et tous les thèmes véhiculés par l'idéologie romantique sur l'Angleterre, idées partagées d'ailleurs, pour de nombreuses d'entre elles, par le jeune Hugo (références à Walter Scott, références valorisées et connotées, au goût des Anglais pour le fantastique, le brumeux, à tout ce qui renvoie au "revivre avec les morts") . On passera , là encore rapidement , sur les détails de l'évocation et sur la forme qu'elle confère aux idéologèmes obligés du romantisme littéraire. D'ailleurs le "bilan" est tiré par Ymbert Galloix en une formule :

 

"Quelle individualité ! On reconnaît un Anglais entre mille, un Français ressemble à tout le monde." (Ymbert Galloix, p. 200)

 

Sous forme d'écho anticipé à cette formule, Hugo a fourni dans la page précédente le commentaire suivant, qui montre à quel point il prend au sérieux la monomanie de Galloix, et comment il en fait à la fois un cas et un problème sur lequel il faut s'interroger:

 

"A proprement parler le pays de son choix ce n'était pas la France, c'était l'Angleterre. Son rêve ce n'était pas Paris, c'était Londres. On va le voir dans les lignes qu'il a laissées. Vers les derniers temps de sa vie, quand la souffrance commençait à déranger sa raison, quand ses idées à demi éteintes ne jetaient plus que quelques lueurs dans son cerveau épuisé, il disait, bizarre chimère, que la principale condition pour être heureux c'était d'être né anglais . Il voulait aller en Angleterre pour y devenir lord, grand poète ,et y faire fortune. Il apprenait l'anglais ardemment. C'était le seul travail auquel il fût resté fidèle. Le jour de sa mort, sachant qu'il allait mourir, il avait une grammaire sur son lit et il étudiait l'anglais. Qu'en voulait- il faire ? " (Ymbert Galloix, p. 193)

 

[On voit au passage, à travers un portrait comme celui que trace ici Hugo, en quoi sont déjà en germe ici , les petits personnages qui apparaîtront plus tard, par exemple dans les Misérables , personnages dont l'existence se ramène à quelques traits à la fois dérisoires et lourds d'interrogations non résolues.]

Que retenir de cette confrontation Paris/Londres dont Ymbert Galloix est le lieu douloureux, malade sur le corps duquel viennent se territorialiser des villes, des identités culturelles liées à la langue, à la forme juridique, sociale et politique de l'Etat-Nation , et qu'en retient Hugo ? Nous ferons ici des hypothèses modestes que nous ne prétendons pas imposer mais tout juste suggérer :

-A travers ce qui apparaît bien aux yeux de Hugo comme un cas singulier, dont il relève la dimension pathétique et pathologique et la dimension sociale en ne faisant que rendre problématique les frontières entre deux sortes de déterminations, externe et interne, semble s'élaborer la conscience des problèmes que pose le rapport entre l'universalisme affiché et conquérant du romantisme, et les limites, c'est à dire les formes de territorialisations partielles ou les dangers de territorialisations totales que rencontre cet universalisme, au moment même où il se proclame .

Car le désir d'être né à Londres manifesté par Ymbert Galloix pourrait encore trouver sa place dans l'espèce de "calcul algébrique" que nous avons cru repérer tout au long du texte, pour régler les rapports de différents types d'écrit : "être né anglais" ce serait annuler magiquement la nécessité de l'effort qui rend compte, selon Hugo, de la différence entre l'homme qui souffre et l'homme de génie, différence qui permet parfois d'affirmer leur équivalence , comme nous l'avons vu. Vouloir être né anglais, c'est croire naïvement à la transmission directe du génie par la participation biologique à la culture qui sert alors de référence pour penser la catégorie du génie. C'est donc une façon de convertir la pure souffrance en pure jouissance, mais pour Hugo souffrir et jouir ,dans ce cas d'espèce, sont du même ordre.

L'impossibilité constitutive de ce désir à la fois radical et "bizarre", nous renvoie d'ailleurs au caractère inéluctable de la différence, à la nécessité du travail , à l'idée que la création est d'abord espace, c'est à dire espacement de soi par rapport à soi, qui affranchit le génie de la souffrance réelle dans son aspect mortel ("les génies n'en meurent pas", au sens d'une mort "physique"), mais lui impose une autre forme de souffrance , celle-là même qu'Hugo a expérimentée en écrivant le Dernier Jour d'un Condamné. La nécessité de cette souffrance, son inéluctabilité qui revient comme une Anankè, quand on cherche à en faire l'économie ou à la nier (ce dont est porteur le désir fou d'être "né Anglais" propre à Ymbert Galloix) revient sous une forme aussi forte dans son intensité que dégradée dans les effets secondaires et les objets qu'elle articule : de n'avoir pas pu et/ou pas voulu être un grand écrivain, Ymbert Galloix a terminé sa vie en balbutiant une langue étrangère, et en compulsant une grammaire dont il n'avait pas vraiment l'usage .

Le déchirement des identités fait donc retour dans le réel comme crise, au lieu d'être maintenu ou transposé- élaboré dans l'imaginaire. L' existence littéraire a commencé par un balbutiement, dans lequel se scande à la fois le désir de déterritorialisation et la territorialisation absolue, (le "Ymbert Galloix, Paris ,Genève" relevé par Hugo ) ; elle se termine de même, et c'est pourtant bien le même Ymbert Galloix qui se pose dans sa lettre la question suivante :

 

"Comment avec nos langues bornées et nos idées tourmentées aborder le grand inconnu?" (Ymbert Galloix, p.202),

 

énoncé qui contient l'aveu de l'impossible et l'échec, —car il reste enfermé dans l'espace des langues qu'il ne dépasse pas—, mais qui cependant est bien tendu vers une "vision", un affranchissement.

Cette interrogation est lourde de sens pour Hugo lui-même, car le retour dans le vécu des identités déchirées que l'imaginaire romantique réconcilie dans son universalisme, s'opère dans l'historique, le politique et le social : les guerres en sont un exemple.

-Seule, la lettre échappe, nous l'avons vu, à ce ratage dont elle est en même temps la trace la plus manifeste. Mais Ymbert Galloix n'est pas l'évêque de Digne, qui peut se contenter de travaux d'écriture mineurs , et a évidement une autre dimension. Il n'est même pas le Thénardier, Genflot et consorts ; épistolier d'opérette ou de bas-fonds, scripteur prolixe qui écorche la langue .

Pour l'instant , la réponse qu'oppose Hugo à la mort tragique d'Ymbert Galloix est une réponse elle même territorialisée : sur fond d'universalisme —équivalence des figures de Schiller de Pascal et de Giotto , qui sont peut-être en germe dans "l'étudiant " coudoyé, dans "tout écolier" ou dans "tout enfant" ...— est mise en cause la responsabilité de la société française, de la ville de Paris (mais sur ce plan les déterminations internes qui renvoient à "l'individu Ymbert Galloix" semblent l'emporter sur les déterminations externes; cf. l'affirmation "la ville qu'il avait cru voir en Paris n'existait pas"). En même temps est affirmée la confiance dans la révolution française dont la continuation semble constituer sur le plan des déterminations extérieures, la meilleure des conditions pour que le génie puisse s'affirmer.

Cette forme de territorialisation est déterritorialisante, dans la mesure où la révolution, comme dynamique en marche , s'adresse à l'homme indépendamment de son inscription dans une culture, une langue, un pays, un état, une nation.
Elle est en même temps reterritorialisante dans la mesure où son modèle politique reste la figure de Napoléon Bonaparte.
 

2-Comparaisons textuelles

Nous voudrions maintenant revenir , par delà même les dispositifs textuels, leurs articulations chronologiques (je pose d'ailleurs la question sur laquelle j'ignore tout : se pourrait-il qu'Hugo ait eu connaissance de la lettre plus tôt , dans la mesure où ayant entretenu des relations directes avec le personnage , il a du être informé de près de sa mort, et la critique hugolienne spécialisée a-t-elle complètement la maîtrise et la connaissance de la genèse du texte, des circonstances exactes de sa publication etc...?) à la matérialité des textes, et montrer que le détail de la lettre présente des rapports curieux avec le texte même du Dernier Jour d'un Condamné, au point que par moments, c'est bien —si l'on prend cette expression au sens que lui donne Bakhtine —la "même voix "qui se fait entendre .

a) Je partirai simplement du rapprochement entre deux passages narratifs :

 

"Un soir, je m'appuyai contre les murs d'un pont sur la Seine. Des milliers de lumières se prolongeaient à l'infini, le fleuve coulait. J'étais si fatigué que je ne pouvais marcher, et là, regardé par quelques passants comme un fou probablement, là je souffrais tellement que je ne pouvais pleurer." (Y. Gallois, p.195) "Je me souviens qu'un jour, étant enfant, j'allai voir le bourdon de Notre-Dame.
J'étais déjà étourdi d'avoir monté le sombre escalier en colimaçon, d'avoir parcouru la frêle galerie qui lie les deux tours, d'avoir eu Paris sous les pieds, quand j'entrai dans la cage de pierre et de charpente où pend le bourdon avec son battant , qui pèse un millier." (Le Dernier Jour d'un Condamné, ch.XXXVI, p.472)

 

Même tonalité, rythmes comparables, pression exercée par la réalité de la mort déjà présente, en quelque sorte toujours-déjà advenue, sur l'imaginaire, ce qui donne au symbolique (au langage et à son flux, à son grain), l'aspect d'un langage littéralement de l'outre-tombe. Insistance aussi sur la confrontation de l'un et du multiple, de la singularité et de la multiplicité et du danger qu'il en résulte pour le sujet.

b) on se souvient que dans Le Dernier Jour d'un Condamné , l'une des clés de ce qui fait le pathétique du texte est le redoublement de la thématique de l'enfermement comme rapport à un espace extérieur (la cellule/la prison), par celle de l'enfermement en soi. C'est ce que dit une des premières phrases du texte :

 

"Mon corps est aux fers dans un cachot, mon esprit est en prison dans une idée ! [...] Je n'ai plus qu'une pensée, qu'une conviction , qu'une certitude : —condamné à mort." (Le Dernier Jour d'un Condamné, ch.I, p. 431)

 

Écho dans Ymbert Galloix : "J'ai en moi une douleur permanente qui prend différentes formes " (p.199). Puis, plus loin :

 

"Depuis que je suis ici, ma douleur a pris cinq à six formes ; d'abord ça a été le regret de ma patrie, et mon incertitude de l'avenir ; ensuite le sentiment de mon isolement, de mon néant; ; puis un vide occupé par cet affreux tumulte de sensations dont je vous ai tant parlé ; enfin, depuis deux mois toutes mes facultés de douleur se sont réunies sur un point. J'ose à peine le dire tant il est fou, mais je vous en supplie, ne voyez là dedans qu'une forme de la douleur, d'une des apparences de l'ulcère qui me ronge ; ne me jugez pas d'après les règles ordinaires et voyez le mal et pas son objet. Eh bien ! ce point central de mes maux, c'est de n'être pas né Anglais. Ne riez pas, je vous en supplie ; je souffre tant! les gens vraiment amoureux sont des monomanes comme moi qui ont une seule idée laquelle absorbe toutes leurs sensations. Moi dont l'âme a été en butte si long-temps à un tumulte si varié, je suis monomane aussi maintenant." (Y. Gallloix , p. 200)

 

Commentaire 1 de Hugo : "Quand il est mort il n'avait plus une seule idée droite dans le cerveau ."

Commentaire 2 : "[...] Cette lettre restera. C'est l'amalgame le plus extraordinaire peut-être qu'ait encore produit dans un cerveau humain la double action combinée de la douleur physique et de la douleur morale".

Commentaire 3 : "Quand on raconte une histoire comme celle d'Ymbert Galloix, ce n'est pas la biographie des faits qu'il faut écrire, c'est la biographie des idées. Cet homme, en effet, n'a pas agi, n'a pas aimé, n'a pas vécu; il a pensé; il n'a fait que penser, et à force de penser il a rêvé; et à force de rêver il s'est évanoui dans la douleur "[...]

c) le retour rétrospectif , dans l'écriture , des souvenirs se fait sur un mode proche, et à travers des contenus similaires :

 

"Autrefois, car il me semble qu'il y a plutôt des années que des semaines, j'étais un homme comme un autre homme. Chaque jour, chaque heure, chaque minute avait son idée. Mon esprit, jeune et riche, était plein de fantaisies. Il s'amusait à me les dérouler les unes après les autres, sans ordre et sans fin, brodant d'inépuisables arabesques cette rude et mince étoffe de la vie. C'étaient des jeunes filles, de splendides chapes d'évêques, des batailles gagnées, des théâtres pleins de bruit et de lumières, et puis encore des jeunes filles et de sombres promenades la nuit sous les larges bras des marronniers. C'était toujours fête dans mon imagination." (Le Dernier Jour d'un Condamné ch.I, p. 431) "J'étais donc à l'Opéra. Les prestiges de la musique, la magnificence du théâtre, les toilettes et les physionomies qui garnissaient les loges, je respirais tout cela, je me croyais prince, riche, honoré ; les portiques d'un monde qui n'est beau pour moi que parce que je l'ignore se dessinaient à ma vue entourés d'une auréole d'élégance et de recherche." (Ymbert Galloix, p. 196)

 

d) l'inscription d'une scansion chronologique dans le texte se fait sur des modes proches, elle revêt la même fonction dramatique et renvoie au toujours-déjà-là de la mort

 

"Pendant que j'écrivais tout ceci, ma lampe a pâli, le jour est venu, l'horloge de la chapelle a sonné six heures".[...]
"Il est une heure et quart.
Voici ce que j'éprouve maintenant.:
Une violente douleur de tête, les reins froids, le front brûlant.[...] " (Le Dernier Jour d'un Condamné ch.XVIII, p.452, et ch.XXXVIII, p. 473) "Les sensations m'accablent. Je quitte la plume ; je vais rêver. Riez, car là vous me reconnaissez tout entier, n'est-ce pas?
Je reprends la plume aujourd'hui 27 décembre. Je souffre et toujours. J'ai eu des moments horribles ; mais je ne veux pas vous lasser encore de mes plaintes.
Il est minuit et quelques minutes. "[...] (Ymbert Galloix, p. 197)

 

e) le dédoublement , l'étrangeté à soi, l'incapacité à rapporter à son corps propre des impressions , des événements passés ou cela même qui va arriver et qu'on attend, sont affirmés ou déniés, subis ou dépassés de façon comparable :

 

"Est-il bien vrai que c'est moi ? Ce bruit sourd de cris que j'entends au dehors, ce flot de peuple joyeux qui déjà se hâte sur les quais, ces gendarmes qui s'apprêtent dans leurs casernes, ce prêtre en robe noire, cet autre homme aux mains rouges, c'est pour moi! c'est moi qui vais mourir " [...] (Le Dernier Jour d'un Condamné , ch.XXVI, p. 464)  "Une réflexion pourtant m'est souvent venue ; mais que peuvent les réflexions contre les passions ? C'est celle-ci ; si je n'étais pas exactement ce que je suis, je n'existerais pas ; ce serait un autre que moi ; mon moi homogène, identique et individuel serait détruit ; j'aurais d'autres idées ! [...] Je souffre tant qu'il semblerait que je changerais volontiers, degré de douleur où je n'étais pas arrivé jusqu'ici. Dans le fait , accepter le sort d'un autre, si c'était possible, ce serait mourir." (Ymbert Galloix, p. 202)

 

f) les images récurrentes du mur, de la muraille, facilement explicables dans le contexte topologique du récit du Dernier Jour d'un Condamné se repèrent aussi dans Ymbert Galloix :

 

"-Ah malheureux rêveur, brise donc d'abord le mur épais de trois pieds qui t'emprisonne! la mort! la mort!" (Le Dernier Jour d'un Condamné , ch.XVII, p. 452) [...] "ce mur d'airain, ce mur de l'impossible, du défendu contre lequel viennent se briser non seulement tous nos systèmes, mais jusqu'à nos élancements d'idées, tout cela me prouve un être ." (Ymbert Galloix, p. 202)

 

g) on voit par ailleurs , dans l'exemple qui vient d'être donné , comment , dans le prolongement des représentations du mur carcéral ou du mur cérébral , ou des images de l'enfermement, viennent s'inscrire des développements métaphysiques [teintés parfois de grotesque carnavalisant dans le cas du Dernier Jour d'un Condamné] :

 

"Mais si ces morts-là reviennent, sous quelle forme reviennent-ils ? Que gardent-ils de leur corps incomplet et mutilé ? Que choisissent-ils ? Est-ce la tête ou le tronc qui est spectre?
Hélas! qu'est-ce la mort fait avec notre âme ? quelle nature lui laisse-t-elle? qu'a-t-elle à lui prendre ou à lui donner ? où la met-elle ? lui prête-t-elle quelquefois des yeux de chair pour regarder sur la terre et pleurer ?" (Le Dernier Jour d'un Condamné , ch.XLI, p. 475) "Comment avec nos langues bornées et nos idées tourmentées aborder le grand inconnu ? Oh Dieu! Dieu! je le vois partout. Ce désir ardent de le connaître et de deviner notre nature, ces pressentiments de l'infini [...] tout cela me prouve un être. Non, la terre n'aurait pas avec de la boue produit des êtres si complexes et bizarres. Ensuite aller plus loin me paraît impossible. J'espère et je me tais. Je sais seulement qu'ici bas , je me débats sous la douleur comme un torturé." (Ymbert Galloix, p. 202)

 

h) la douleur et la dépossession de soi, la crise qu'éprouve le sujet contribuent paradoxalement à fixer son attention ou son intérêt sur un objet insignifiant .Ou inversement, l'observation d'un petit détail provoque une forme de crise. On connaît le sort promis à ce type d'élément dans des ouvrages ultérieurs de Hugo et notamment dans les Misérables (bout de verre, dessin , élément de bretelle) .On trouve un exemple apparenté à cette forme d'imaginaire chez Ymbert Galloix, des linéaments dans Le Dernier Jour d'un Condamné (notamment à travers le motif récurrent de la trame, et les cadrages géométriques qui s'opèrent autour des visages, des corps, des objets) :

 

"Souvent un rien, la vue de l'objet le plus trivial, d'un bas, d'une jarretière, tout cela me rend le passé vivant, et m'accable de toute la douleur du présent. " (Ymbert Galloix, p.195-196) "Cette fatale pensée écrite dans l'horrible réalité qui m'entoure, sur la dalle mouillée et suante de ma cellule, dans les rayons pâles de ma lampe de nuit, dans la trame grossière de la toile de mes vêtements, sur la sombre figure du soldat de garde dont la giberne reluit à travers la grille du cachot, il me semble que déjà une voix a murmuré à mon oreille :
—Condamné à mort !" (Le Dernier Jour d'un Condamné, ch I, p. 432)

 

i) coïncidence amusante, qui n'est pas essentielle, mais que nous signalons pourtant : le motif de l'Angleterre, omniprésent dans Ymbert Galloix, se retrouve dans le Dernier Jour d'un Condamné . Ce pays est évoqué, très brièvement , comme le seul asile possible, le point d'aboutissement d'une ligne de fuite. On remarquera tout de même que le salut , pour Ymbert Galloix, comme pour le "condamné à mort", est représenté par le même territoire:

 

" La nuit tombée, je reprendrais ma course. J'irais à Vincennes. Non, la rivière m'empêcherait. J'irais à Arpajon. Il aurait mieux valu prendre du côté de Saint-Germain, et aller au Havre, et m'embarquer pour l'Angleterre —" (Le Dernier Jour d'un Condamné , ch.XVII, p. 452)

 

B) Le rapport Ymbert Galloix/Claude Gueux.

On esquissera pour finir quelques éléments traitant des relations qui s'établissent entre Ymbert Galloix ( 1833) et Claude Gueux (1834) .

a) Comme Ymbert Galloix, Claude Gueux est un personnage réel, dont Hugo ne connaissait vraisemblablement pas tous les détails de l'existence au moment où il a écrit le texte qui porte son nom. Les deux textes portent comme titre, le nom de leur personnage essentiel , et ce personnage est présenté dans les premières lignes des deux écrits avec ce même laconisme que nous avons déjà vu à l'oeuvre

 

"Il y a sept ou huit ans, un homme nommé Claude Gueux, pauvre ouvrier vivait à Paris."[...] (Claude Gueux, p.863) "Ymbert Galloix était un pauvre jeune homme de Genève, fils ou petit-fils, si notre mémoire est bonne, d'un vieux maître d'écriture du pays; un pauvre Genevois disons-nous, bien élevé et bien lettré d'ailleurs, qui vint à Paris, il y a six ans, n'ayant pas devant lui de quoi vivre plus d'un mois" [...] (Ymbert Galloix, p.191)

 

b) Indépendamment du fonctionnement particulièrement fort, sur le plan symbolique, du signifiant "Gueux" qui renvoie déjà à ces noms propres qui ne sont pas vraiment des noms propres , et sous lesquels se lit l'inscription de la fatalité sociale et de la misère, on ne peut qu'être frappé par ce qui n'est évidemment qu'une coïncidence sur le plan du signifiant, mais qui , nous semble-t-il, n'est pas soustrait pour autant à la surdétermination de l'écriture : l'initiale et la finale des deux noms de "famille" des deux "personnages " sont les mêmes : G et X .

c) Le mode d'intervention du narrateur/auteur dans son récit est sensiblement identique dans les deux textes. Hugo intervient explicitement pour interpréter, déchiffrer, capter des signes, relever, dans le cas d'Ymbert Galloix, des éléments de la lettre auxquels il attache de l'importance ; repérer des événements dans le cas de Claude Gueux.

L'envergure donnée au deux personnages relève dans les deux cas de l'universalité symbolique qui interroge le social , combinée à la singularité :

 

"Ymbert Galloix est un des chiffres qui serviront un jour à la solution de ce lugubre et singulier problème: - Combien la pensée qui ne peut se faire jour et qui reste emprisonnée sous un crâne met-elle de temps à ronger un cerveau ?"[...] (à noter qu'on touche là, sous une forme radicale mais brève, ce qui sera développé plus tard en "tempête sous un crâne")
"Ymbert Galloix pour nous, n'est pas seulement Ymbert Galloix, il est un symbole .Il représente à nos yeux une notable portion de la généreuse jeunesse d'a présent."[...] (Ymbert Galloix, p.205) "Nous avons cru devoir raconter en détail l'histoire de Claude Gueux parce que, selon, nous, tous les paragraphes de cette histoire pourraient servir de tête de chapitre au livre où serait résolu le grand problème du peuple au XIXème siècle." (Claude Gueux, p. 876)

 

d) Les deux personnages sont, dans le cadre de la bipolarisation qui joue alors au sein des catégories hugoliennes, du même "côté ": ce sont deux "hommes de pensée" .
Nous l'avons déjà souligné pour ce qui concerne Ymbert Galloix. En ce qui concerne Claude Gueux, on peut se référer au passage suivant :

 

"Mettez un homme qui contient des idées parmi des hommes qui n'en contiennent pas, au bout d'un temps donné, et par une loi d'attraction irrésistible, tous les cerveaux ténébreux graviteront humblement et avec adoration autour du cerveau rayonnant. Il y a des hommes qui sont fer et des hommes qui sont aimants ; Claude était aimant." (Claude Gueux, p. 865)

 

e) un détail en apparence insignifiant , une de ces petites particularités qu'on retrouvera à propos de Gilliatt dans les Travailleurs de la Mer, ou de maint petit personnage des Misérables , et qui consiste en un biographème minimal, ne manque pas d'articuler secrètement l'univers du personnage Claude Gueux à celui d'Ymbert Galloix :

 

"Il en tira une paire de ciseaux de couturière ; c'était avec un volume dépareillé de l'Émile, la seule chose qui lui restât de la femme qu'il avait aimée, de la mère de son enfant, de son heureux petit ménage d'autrefois. Deux meubles bien inutiles pour Claude : les ciseaux ne pouvaient servir qu'à une femme, le livre qu'à un lettré. Claude ne savait ni coudre ni lire." (Claude Gueux, p. 868)

 

Ce détail permet évidemment de rendre lisible les glissements que Hugo a opérés dans le trajet qui articule le Dernier Jour d'un Condamné à Ymbert Gallois puis à Claude Gueux.. Dans le premier texte, extraordinaire formation de compromis, le condamné à mort est socialement "atypique" par rapport au criminel tel qu'on se le représente au XIXème siècle —l'argot lui est par exemple totalement étranger au départ —. Ce caractère "atypique", qui permet de conférer une fonction d'exemplarité au personnage, devenu figure emblématique de n'importe quel condamné, (le texte ne dit pas pourquoi il a été condamné), se doit en même temps de ne pas être trop manifeste, pour que soit garanti un certain "effet de réel.". Ces deux conditions , potentiellement contradictoires, et dont l'équilibre instable produit des hiatus ou des béances (vraisemblance et cohérence du personnage par rapport à un référent historiquement déterminé /vs/ universalité et exemplarité) , la narration s'efforce pourtant de les tenir ensemble pour que la visée argumentative du texte puisse être satisfaite, dans les conditions de réception de l'époque, et dans le contexte "idéologique" relatif à la question de la peine de mort. Le mécanisme fictif, par lequel le condamné prend en charge l'écriture de son propre récit , et devient une figure de l'auteur, est à la fois cause et effet de cette nécessité qu'a le texte de répondre à ces impératifs opposés. La spécification implicite du condamné comme personnage "cultivé", (à qui Hugo "prête" son propre savoir), tout en étant gommée, "naturalisée", permet de rendre audible au lecteur de l'époque une parole irreprésentable autrement , retranscrite à travers la distance qu'a le personnage à l'argot, et alors même qu'il occupe la place de ceux dont c'est la langue . Le personnage est enfermé, malgré lui, dans la peau du condamné, mais la "culture " lui permet d'énoncer cet enfermement.

Avec Ymbert Galloix, prototype de l'écrivain romantique "déplacé", selon le mot qu'il emploie lui-même, c'est la culture qui secrète le malheur. Ymbert voudrait "habiter" une culture qui n'est pas la sienne, mais qui en même temps le hante déjà suffisamment pour perturber jusqu'au balbutiement toute énonciation. Loin de représenter ici une forme symbolique aboutie, à travers laquelle la condamnation pourrait se dire (ce qui fonctionne dans le Dernier Jour d'un Condamné) , la culture est le lieu de la condamnation, ce que seul le relais hugolien , la distance critique extérieure, —et non cette fois l'amalgame entre auteur et personnage qu'indique aussi le "je" dans le Dernier Jour d'un Condamné, —peut, par l'exhumation de la lettre du mort, transformer.

Le couplage des deux figures, permet de voir à quel point , la condamnation décrite dans Ymbert Galloix, constitue en fait le refoulé inquiétant du Dernier Jour d'un Condamné . Ymbert Galloix montre comment ce qui, dans Le Dernier Jour d'un Condamné, rend le discours possible et l'argumentation opérante, est travaillé aussi par cette autre forme d'aliénation qui fragilise et fascine. Ce qui renvoie, disons-le en passant, aussi au drame d'Eugène Hugo. Ceci dit, Ymbert Galloix conjure, en tentant d'articuler rationnellement la figure du "fou " à celle du "génie", et d'expliciter la relation qu'entretient l'artiste avec son objet, le mécanisme de la fascination et de l'aliénation.

A travers Claude Gueux enfin s'opère l'inscription de toutes les problématiques qui agitaient les deux textes précédents, sur le sujet le plus exposé aux maux que ces problématiques pointaient. Claude Gueux, homme du peuple, condense la figure du condamné à mort (qu'il est dans la réalité judiciaire de l'époque) , et celle d'Ymbert Gallois , mais cette dernière, il la "déplace" à nouveau , d'une façon bien spécifique. Claude Gueux n'est pas en effet "déplacé" DANS la culture, mais HORS de la culture. Si la référence culturelle à Rousseau, —encore pleinement signifiante pour Ymbert Galloix, ne fût-elle qu'une des formes de ressassement de son malheur—, permet, sur un mode subtil, la mise en rapport par le lecteur des deux personnages, elle ne signifie plus rien pour Claude Gueux en tant que sujet : ne sachant pas lire, il n'a pas accès au texte de l'Emile . Le "cas" Claude Gueux implique et exige alors une nouvelle forme d'approfondissement de la position "critique" hugolienne.

-f) il nous paraît en dernier lieu significatif que, dans le cas d'Ymbert Galloix et de Claude Gueux, le plaidoyer explicite de Hugo soit situé à la fin des textes, après ce qui peut s'appeler le "récit " proprement dit. L'élaboration textuelle est plus simple , moins savante que dans le Dernier Jour du Condamné , texte dans lequel la fonction de plaidoyer est très fortement assumée, et par le récit lui-même, et par la préface, mais les enjeux n'en apparaissent que plus crûment, laissant entrevoir de façon nette les réaménagements et les déplacements, (faut-il dire les progrès?) de la pensée hugolienne. ..