Jean-Marc Hovasse : Banville-Hugo

Communication au Groupe Hugo du 6 décembre 1997
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Dans les pages extraordinaires que Valéry consacre à Baudelaire, dans la section "Études littéraires" de Variété, on peut lire ceci :

 

Au moment qu'il arrive à l'âge d'homme, le romantisme est à son apogée ; une éblouissante génération est en possession de l'empire des Lettres : Lamartine, Hugo, Musset, Vigny sont les maîtres de l'instant.

Plaçons-nous dans la situation d'un jeune homme qui arrive en 1840 à l'âge d'écrire. Il est nourri de ceux que son instinct lui commande impérieusement d'abolir. Son existence littéraire qu'ils ont provoquée et alimentée, que leur gloire a excitée, que leurs ouvrages ont déterminée, toutefois, est nécessairement suspendue à la négation, au renversement, au remplacement de ces hommes qui lui semblent remplir tout l'espace de la renommée et lui interdire, l'un, le monde des formes ; l'autre, celui des sentiments ; un autre, la profondeur.

 

Baudelaire est né à Paris le 9 avril 1821, Théodore de Banville à Moulins le 14 mars 1823. Comme le second a été plus précoce que le premier, les deux se retrouvent exactement dans la situation décrite par Valéry. Si ce dernier avait consacré une étude à Banville, il aurait pu découvrir, dans le destin posthume de ces deux poètes et proches amis, une confirmation de sa conclusion. Car son article, "Situation de Baudelaire", partait du constat que Baudelaire était au "comble de la gloire". Nous partirions, dans une "Situation de Banville", du constat inverse : même si une équipe internationale est en train d'éditer une édition critique aussi magnifique qu'exhaustive des Oeuvres poétiques complètes de Banville, il y a encore loin de l'intérêt des Universités à l'engouement des lecteurs. Et pourtant ! Comment ne pas rappeler, au seuil de cette étude, comme on le fait toujours quand on parle aujourd'hui de Banville, les jugements portés sur lui et qui restent dans les mémoires plus que sa place, pourtant prépondérante, dans la poésie du dix-neuvième siècle ? D'abord, la plus célèbre, sans doute, de Baudelaire : "La poésie de Banville représente les plus belles heures de la vie, c'est-à-dire les heures où l'on se sent heureux de penser et de vivre." Elle fait indéniablement de Banville un "poète du bonheur", ce qui pourrait ouvrir une piste pour essayer d'expliquer son relatif oubli posthume. Mais il y a là sans doute aussi une indication de la nature étroitement biographique des liens entre les deux poètes : étudier Baudelaire sans lire Banville, la nouvelle édition le démontre plus d'une fois, est un non-sens. Les pages de Mallarmé sont nombreuses aussi, qui font un éloge similaire de Banville, et que les commentateurs dubitatifs mettent quelquefois d'abord sur le compte d'une indéfectible amitié à l'homme : "Sa parole est, sans fin, un chant d'enthousiasme, d'où s'élance la musique, et le cri de l'âme ivre de toute la gloire. Les vents sinistres qui parlent dans l'effarement de la nuit, les abîmes pittoresques de la nature, il ne les veut entendre ni ne doit les voir : il marche en roi à travers l'enchantement édenéen de l'âge d'or, célébrant à jamais la noblesse des rayons et la rougeur des roses, les cygnes et les colombes, et l'éclatante blancheur du lis enfant, -- la terre heureuse ! Ainsi dut être celui qui le premier reçut des dieux la lyre et dit l'ode éblouie avant notre aïeul Orphée. Ainsi lui-même, Apollon." Si nous avons choisi cet extrait plutôt que d'autres, de la même tonalité, c'est qu'il semble comparer implicitement déjà Banville à Victor Hugo, la bouche d'or à la bouche d'ombre. Mallarmé ne dira pas autre chose après la mort des deux, à l'inauguration, en 1892, du monument à Théodore de Banville dans le jardin du Luxembourg : "Toujours, aussi près du Panthéon se prend-on à regretter qu'Hugo (eux, les savants, les politiques, plus ou moins, s'accommodent de la vide coupole sous quoi la Mort continue une séance de parlement et d'institut) habite un froid de crypte ; quand avait lieu de renaître pareillement parmi des ramiers, ou l'espace." Enthousiasme de la jeunesse, encore, Rimbaud écrivant à Banville le 15 août 1871, pour lui envoyer "Ce qu'on dit au poète à propos à propos de fleurs", ce qu'il n'écrivit à nul autre poète : "J'ai dix-huit ans. -- J'aimerai toujours les vers de Banville." Et puis, il faudrait terminer le panégyrique par cette phrase de Victor Hugo, çà et là reprise par les critiques ou les biographes, qui fut peut-être prononcée mais qui paraît presque trop belle pour être vraie (et dont je n'ai retrouvé, nulle part, la source) : "Les plus beaux vers que j'ai faits, mon cher Banville, c'est chez vous que je les ai appris."
Si cette phrase de Hugo est une légende, elle n'en comporte pas moins une part de vérité que l'on peut vérifier à travers tel ou tel exemple. Dans son article de référence intitulé "Banville et les métamorphoses d'Olympio", Eileen Souffrin-Le Breton se donne pour objet de limiter son étude aux hommages à Victor Hugo contenus dans chaque recueil poétique de Banville. L'étude des références, des citations, des jeux intertextuels, si elle mérite d'être tentée, débouche en effet souvent sur des renvois infinis, et l'entrelacs borgésien des références finit par reconstituer, poème après poème, toute la poésie française. Mieux vaut tenter de suivre Valéry et nous placer, chronologiquement, dans la situation d'un jeune homme qui arrive en 1840 à l'âge d'écrire...

 

I) Avant l'exil.

Banville aurait envoyé ses premiers vers à Victor Hugo le 31 décembre 1841 -- sans doute une partie du manuscrit des futures Cariatides. Hugo le remercie le 2 janvier 1842. Troisième terme de cette première prise de contact, Banville a certainement adressé à Hugo son recueil achevé, qui est enregistré dans la bibliographie de France le 22 octobre 1842.

Ces premiers vers d'un jeune auteur témoignent d'une familiarité déjà longue avec l'oeuvre du maître. La critique ne s'y est pas trompée, qui a vu dans le livre un recueil de pastiches de Hugo, de Vigny, de Ronsard. Banville avait d'ailleurs envisagé ce reproche dès sa préface où, parlant de son inspiration, il concluait une énumération : "quant au reste, Victor Hugo, toujours Victor Hugo, Victor Hugo quand même." Le titre même du recueil pouvait apparaître comme un hommage : dans la première édition des Cariatides, le poème intitulé "Les Imprécations d'une cariatide" portait deux épigraphes de Hugo. La première, tirée des Voix intérieures ("À L'Arc de triomphe", I) :

 

Que la cariatide, en sa lente révolte,

Se refuse, enfin lasse, à porter l'archivolte,

Et dise : C'est assez !

 

et la seconde, tirée de la lettre XXIV du Rhin qui venait de paraître consacrée à "Francfort-sur-le-Mein", la "ville des cariatides" :

 

C'est le réveil, le déchaînement et la vengeance des cariatides.

 

Si les éditions suivantes perdent ces épigraphes, c'est peut-être pour l'erreur de vocabulaire que nous apprend l'annotation de Massin, peu digne d'un Parnassien : les cariatides ne portent pas en effet l'archivolte, qui est la voussure d'une arcade, mais l'architrave. On peut aussi imaginer que Banville ne voulait pas alimenter exagérément les accusations de pastiche portées par les critiques en citant avec redondance ses sources d'inspiration ; ou bien encore, l'admiration de Banville pour Hugo devenant réciproque, elle ne nécessitait tout simplement plus de démonstration publique. En étudiant les images, les vers ou les thèmes pris par Banville chez Victor Hugo, Eileen Le Breton en arrive à la conclusion que ses sources, dans Les Cariatides, ne sont pas, comme on aurait pu légitimement s'y attendre de la part d'un des futurs animateurs du Parnasse, Les Odes et Ballades ou Les Orientales, mais les quatre recueils intimistes. En effet, dans les deux poèmes consacrés au maître ("La Voie lactée" au début du recueil, "À M. V. H." à la fin), les références viennent des Voix intérieures ou des Rayons et les ombres. "La Voie lactée" présente toute l'histoire de la poésie depuis Orphée ; le poème s'achève par cent cinquante vers consacrés à Hugo dans lesquels Banville apparaît fasciné par la précocité de son génie. On remarquera que Hugo, à la première édition de ses Odes, était à peine plus jeune que Banville publiant Les Cariatides, et qu'il y a donc là quelque chose de l'ordre d'un hommage rendu à un alter ego où perce déjà l'envie, "qu'on nous passe le mot", d'être un alter Hugo. Quant à l'ode "À M. V. H.", elle semble inspirée du poème "À M. David, statuaire".
On ne sait pas exactement quand les deux poètes se sont rencontrés pour la première fois. Cela se passait place Royale, un peu avant le milieu des années quarante. Raymond Lacroix, dans sa biographie du poète, cite une lettre de Banville à son père, datée du 23 avril 1845 : "J'ai été dimanche féliciter M. Hugo de sa nomination à la pairie. Il y avait beaucoup de monde. M. Hugo a été très aimable pour moi." On apprend aussi dans cette lettre que Banville est déjà reçu chez Hugo "depuis quelque temps".

Les critiques estiment généralement tout naturel que Hugo accueille avec plaisir un poète qui chante ses louanges, jusqu'à en faire une modalité de son narcissisme bien connu. Pourtant, l'image qu'on renvoie de lui par le filtre d'un autre pourrait aussi bien l'agacer. Le silence poétique de Hugo à partir des Rayons et les Ombres a sans doute --fût-ce inconsciemment-- rempli d'espoir la génération qui le suivait. C'est dans ce sens qu'il faut lire le long poème que Banville consacre à Hugo dans son deuxième recueil, Les Stalactites, qui paraît, à compte d'auteur, le 21 mars 1846. Le poème s'intitule "À Olympio" (reprise du titre et du rythme des Voix intérieures, XXX). Il se compose de quinze strophes, adressées au "poëte", mais les douze premières sont exclusivement consacrées à Banville lui-même, et témoignent, écrites pour l'essentiel au futur comme le futur Ibo des Contemplations (VI, 2), d'une grande ambition. Le début de la troisième strophe, par son rappel du titre, attire notre attention :

 

Je veux voir de mes yeux l'Olympe dont la neige

Blanchit le front chenu,

 

C'est à peine jouer sur les mots que d'y lire l'association Olympe-Olympio, d'autant que l'on revient au présent, et l'image d'un Victor Hugo en burgrave (même si l'Olympe "couverte de neige" vient d'Homère et d'Hésiode), encore d'actualité pour un poème daté "Mai 1845", se lit en filigrane. Pour prendre la place de Hugo, l'idéal, tout en ayant les mêmes visions que lui, est d'obtenir son consentement. Il faut citer les quatre dernières strophes pour mesurer l'espoir de Banville à ce moment-là. Elles commencent par une profession de foi, un "matin triomphant" qu'on ne retrouvera plus dans le reste de son oeuvre.

 

La Muse me sait fort, et m'est souvent prodigue

De ses âpres baisers,

Qui font que l'impuissant décroise de fatigue

Ses bras martyrisés.

 

Toi qu'elle aime, ô poëte, à qui la voix de l'Ode

En ton berceau parlait !

Toi que, petit enfant, la fille d'Hésiode

A nourri de son lait !

 

Victorieux lutteur, qui tiens en main la palme,

Qui, déjà radieux,

Le front ceint de laurier, trônes dans le bleu calme

Pareil aux demi-dieux !

 

Si je te parle ainsi de la Déesse, ô maître !

C'est que dans ce moment,

À la face du ciel, toi seul et moi peut-être

L'aimons sincèrement.

 

On retrouve l'image du poète précoce, de naissance divine, et le jeu sur le prénom Victor, qui permet de donner une certaine fixité au poète : divinisé, ce n'est plus un concurrent, encore moins un confrère. Le titre du poème, si on le compare à celui du même recueil "À Charles Baudelaire", est aussi significatif : Victor Hugo est "Olympio", ou "V.H.", un personnage fictif, mis à distance par sa propre légende. La dernière strophe transforme la Muse en Déesse, tandis que le poëte, toujours apostrophé, est devenu maître. L'insistance sur le moment --marquée à la fois par le gallicisme, l'adjectif démonstratif et la rime-- prouve à quel point la conscience de l'histoire littéraire est aiguë chez Banville : son heure ne viendra pas deux fois. Le poème se termine en "plein ciel", ce qui est un rappel de la strophe précédente, mais tout se passe dans le dernier sujet qui réunit, en un hémistiche monosyllabique et contradictoire, l'auteur et son modèle. Le peut-être apparaît bien comme une précaution purement rhétorique, puisque le poème dans son ensemble vient de prouver le contraire. La fusion des deux protagonistes dans le pluriel final n'a donc plus rien d'étonnant. L'orgueil de l'auteur était annoncé dès l'épigraphe, empruntée à la première scène de Phèdre :

 

C'est peu qu'avec son lait une mère amazone

M'ait fait sucer encor cet orgueil qui t'étonne.

 

Hippolyte parle ainsi de sa mère, l'amazone Antiope. Outre qu'on trouve ici l'annonce d'un des grands thèmes de Banville (les amazones), une association --sous le signe de la poésie lyrique-- entre Racine et Victor Hugo, on peut se risquer à éclaircir le parallèle suggéré : si Banville est orgueilleux, c'est parce que son père spirituel lui a appris à l'être. Cette ambition le pousse à revendiquer nettement, comme l'écrit Eileen Le Breton, "le rôle de successeur de Victor Hugo." Cela ne fait en effet aucun doute. Si l'on rapproche cette conclusion de l'ode "À M. V. H.", où Victor Hugo était l'incarnation contemporaine de la poésie française, si l'on se rappelle qu'au silence de Hugo, dans ces années-là, répondait l'isolement de Vigny et l'activité exclusivement politique de Lamartine, on se retrouve devant un Banville qui prend ouvertement le relais de la génération précédente. De plus, la même critique qui l'accusait de plagier Victor Hugo à la sortie des Cariatides note cette fois qu'il a fait un réel effort pour s'affranchir de ses modèles Victor Hugo et Musset, bien que le souvenir des quatre recueils intimistes du premier --et de leurs préfaces, comme le souligne Eileen Le Breton-- soit toujours vivace.

Le 10 mars 1847, dans Le Corsaire-Satan, Banville publie un poème de neuf quatrains d'alexandrins à rimes croisées intitulé "Le Triomphe du génie / À M. Victor Hugo". Il sera repris, daté alors "juin 1847", dans Le Sang de la coupe en 1857, mais dans les éditions ultérieures la dédicace à Victor Hugo sera supprimée. Estimant en 1985 --avant l'édition critique du Sang de la coupe donnée par Rosemary Lloyd en 1996-- que ce poème avait été écrit en 1857, Eileen Le Breton affirme que son seul intérêt vient de ce qu'on y trouve la première image du proscrit "dans la mer". Cette "erreur", dont la correction permet d'envisager un progrès de la critique, paraît bien légitime quand on lit cette strophe :

 

Un rocher colossal, couronné par la brume,

Élève son front chauve au-dessus de la mer,

Les vagues sur ses pieds usent leurs dents d'écume

Et tâchent de le mordre avec leur flot amer.

 

Encore une fois, mais avec une prescience un peu moins incroyable que celle qui lui faisait envisager, dès 1846, le dix-neuvième siècle poétique sous la double figure de Baudelaire et de Hugo, Banville paraît partager, dans cette vision anticipée de l'exil, les talents médiumniques que l'on prêtera à son ami Charles Hugo. Une explication moins irrationnelle irait chercher du côté du proverbe "aux mêmes causes, les mêmes effets" : Banville, comme Hippolyte du lait de l'amazone, est nourri de la poésie de Hugo. Ses images poétiques peuvent donc évoquer, malgré elles malgré lui, quelque chose de l'avenir de leur père, et nous conduire indirectement aussi à réviser, s'il en était encore besoin, la division entre le Hugo de l'exil et celui d'avant.

Banville avait rencontré les fils de Victor Hugo, ses contemporains, chez leur père, mais c'est dans l'aventure de L'Événement, à laquelle il participe, qu'ils deviennent amis. Il raconte longuement, dans Mes Souvenirs, une soirée en prison à la Conciergerie où, venu rendre visite aux rédacteurs de L'Événement, il avait rencontré Victor Hugo et les deux Adèles.

Le coup d'État ne va pas mettre un terme aux relations entre les deux poètes. On dit que Banville était républicain ; son irritation contre le Deux Décembre ne l'empêche néanmoins pas de demander une indemnité ministérielle dès le 19 janvier 1852.


II) Des Odes funambulesques aux Chansons des rues et des bois.

Le 25 février 1857, un an après la publication des Odelettes, quatre mois jour pour jour avant Les Fleurs du mal, Les Odes funambulesques éditées par Poulet-Malassis sont mises en vente. C'est le recueil le plus connu de Banville, celui qui remporte le plus grand succès. S'il ne reste qu'un titre dans les mémoires d'aujourd'hui, c'est bien souvent son dernier poème, "Le Saut du tremplin", où le poète est métamorphosé en clown qui finit par disparaître dans les étoiles. Rien ne nous interdit d'y voir comme un écho de la pièce "À Olympio" : faute de l'avoir rejoint dans le ciel bleu comme un demi-dieu, Banville trace le même mouvement sur un mode mineur : le "et moi peut-être" se transforme en bouffonnerie.

Victor Hugo est toujours omniprésent dans Les Odes funambulesques, mais sous une forme nouvelle : à travers la section intitulée "Occidentales", hommage aux Orientales, qui compte douze poèmes, parmi lesquels neuf parodies du maître. Sept poèmes reprennent des pièces des Orientales ; "Marchands de crayons" est une parodie de "La Fiancée du timbalier", ballade sixième des Odes et ballades ; "Nommons Couture !" est une parodie de "Puisqu'ici-bas toute âme...", onzième poème des Voix intérieures. Donc, à part le dernier contre-exemple, on peut apercevoir une logique dans ce choix : les recueils intimistes étaient des sources d'inspiration lyrique ; les deux premiers recueils sont des sources d'inspiration formelle... Bien sûr, cette division entre la forme et le fond est aussi périlleuse que la répartition des recueils de Victor Hugo avant l'exil en deux groupes : Les Orientales ne sont évidemment pas la pure jonglerie poétique que voit quelquefois en elles une tradition réductrice dans son désir pédagogique de classification. Quoi qu'il en soit, loin d'être un simple divertissement, ces "Occidentales" sont un genre poétique nouveau, comme l'exposait déjà Banville dans une lettre à Nadar du début de 1855 :

 

Voici où gît l'invention. Chaque Occidentale parodie non pas telle ou telle pièce de vers spéciale, mais l'ensemble des divers poncifs et rocamboles classiques et romantiques. On y voit pour la première fois appliqués au comique les procédés des poètes du 16e siècle et ceux créés et renouvelés par M. Hugo, c'est-à-dire la sévérité du rhythme, la richesse de la rime, et l'imitation telle quelle des objets plastiques avec des mots.

 

Même si, entre le projet et sa réalisation, la part faite à l'imitation de Victor Hugo s'est considérablement augmentée (il n'y a finalement que trois poèmes de la section "Occidentales" qui répondent à la volonté de ne pas parodier une "pièce de vers spéciale"), on voit bien qu'il s'agit moins de récréations que de recréations. Qu'il faille en passer par une parodie de Victor Hugo pour inventer un genre nouveau dans ces années-là prouve à quel point le paysage poétique semblait obstrué... Et encore Banville ne fait-il pas référence, dans le recueil de 1857, aux Châtiments ni aux Contemplations ! On peut remarquer en tout cas la concomitance entre l'effondrement de son rêve de prendre la succession de Hugo et le développement de son propre succès. Simple coïncidence, peut-être, mais les Odes funambulesques ne sont pas aux recueils de l'exil ce que Les Cariatides étaient aux recueils d'avant l'exil : elles s'inscrivent encore dans le prolongement direct des premiers poèmes de Hugo. On comprend dès lors pourquoi Théodore de Banville s'est toujours défendu d'appartenir à une autre génération que celle de 1830, même s'il n'était pas très âgé le jour de la bataille d'Hernani. Quoi qu'il en soit, la rédaction de ces "Occidentales" ne s'apparente en rien à un quelconque parricide, comme Banville s'en explique par prétérition dans la préface de la première édition, parue sans nom d'auteur :

 

Pour ce qui regarde les formes spéciales imitées dans quelques pièces, est-il nécessaire de rappeler encore une fois que la parodie a toujours été un hommage rendu à la popularité et au génie ? Nous croirions faire injure à nos lecteurs en supposant qu'il pût se trouver parmi eux une âme assez méchante pour voir dans ces jeux où un poète obscur raille sa propre poésie, une odieuse attaque contre le père de la nouvelle poésie lyrique, contre le demi-dieu qui a façonné la littérature contemporaine à l'image de son cerveau, contre l'illustre et glorieux ciseleur des Orientales.

 

Victor Hugo ne s'y est pas trompé, qui écrit le 15 mars 1857, de Guernesey, une lettre enthousiaste à Théodore de Banville. Le succès du livre est tel qu'une seconde édition, de cinq mille exemplaires, paraît chez Michel Lévy frères en 1859. Elle est augmentée de la lettre de Victor Hugo, d'un poème d'Auguste Vacquerie du 27 mars et d'une lettre d'Hippolyte Babou du 1er avril -- ces trois documents sont annoncés sur la couverture. On peut lire, au choix, dans cette volonté d'associer Hugo au succès, un passeport pour la gloire ou un geste de subversion politique. Le meilleur moyen de trancher est d'analyser cet envoi, dont on ne possède plus l'original:

 

Hauteville-House, 15 mars 1857.

Je viens de lire vos Odes. Donnez-leur l'épithète que vous voudrez (celle que vous avez choisie est charmante), mais sachez bien que vous avez construit là un des monuments lyriques du siècle. J'ai lu votre ravissant livre d'un bout à l'autre, d'un trait, sans m'arrêter. J'en ai l'ivresse en ce moment, et je me dirais presque que j'ai trop bu ; mais non, on ne boit jamais trop à cette coupe d'or de l'idéal. Oui, vous avez fait un livre exquis. Que de sagesse dans ce rire, que de raison dans cette démence, et sous ces grimaces, quel masque douloureux et sévère de l'art et de la pensée indignée ! Je vous aime, poëte, je vous remercie d'avoir sculpté mon nom dans ce marbre et dans ce bronze, et je vous embrasse.

VICTOR HUGO.

 

A priori, la lettre de Hugo est purement littéraire. Sa réflexion sur l'épithète annonce son propre commentaire : le livre est qualifié de "ravissant" puis d'"exquis" -- rien qui n'ait été unanimement perçu par les lecteurs du temps. Mais cette agréable paraphrase se double, et ce dès le début de la lettre, d'un tout autre commentaire, bien spécifique à Victor Hugo : l'érection des Odes funambulesques en "un des monuments lyriques du siècle". Simple formule, pourrait-on avancer, si la métaphore ne courait pas jusqu'au bout de la lettre, Hugo reprenant pour Banville dans la dernière phrase ce qu'il disait jadis à M. David, statuaire (poème particulièrement apprécié, nous l'avons vu, par Banville). Or, cet éloge que l'on accepterait pour Théophile Gautier semble démesuré pour Banville. Joël Cherbuliez ne s'y était pas trompé, qui avait consacré l'essentiel de sa critique de la "seconde édition" des Odes funambulesques à discuter du bien fondé de la lettre de Hugo :

 

Pourquoi donc faut-il que M. Victor Hugo lui jette à la tête son pavé de marbre ou de bronze ? M. de Banville, étourdi du coup, l'accepte comme un compliment flatteur ; laissons-le reprendre ses sens et bientôt il sera le premier à rire de cette grosse plaisanterie.

 

C'est bien mal connaître Hugo d'imaginer une plaisanterie dans cet éloge. Cherbuliez a le mérite d'être intrigué, mais il n'apporte pas de réponse. En fait, la lettre de Hugo comporte indéniablement une troisième dimension oubliée (peut-être tue) par la critique : le rire et la démence sont des grimaces, le masque est douloureux et sévère. Tout se passe comme si Hugo, fidèle à son annonce, prenait soin de récrire les épithètes -- et Banville devient un avatar anticipé de Gwynplaine, dont on n'accepte l'indignation qu'à condition qu'elle soit bouffonne. Plus encore : il n'est pas impossible que Hugo ait vu --ou voulu voir-- dans les Odes funambulesques une nouvelle version de Châtiments : un recueil où les noms propres sont légion, une mise en carnaval du présent, la nouvelle dénonciation, de l'intérieur cette fois, d'un monde prosaïque. On comprend mieux alors le "monument lyrique du siècle", presque une antithèse ! Un monument lyrique ne devrait être d'aucun siècle, et surtout pas de celui-là. En somme, Victor Hugo dit à Banville ce qu'il pense de ses Odes, mais s'il ne souscrit pas à l'épithète, c'est qu'elle affadit considérablement toute portée politique : aussi sa première parenthèse n'est elle aucunement un éloge, mais une critique à peine dissimulée. L'épithète funambulesques n'est que charmante. D'où l'importance de tirer tout cela vers le marbre ou le bronze. Encore une fois, Victor Hugo dessine un projet derrière un recueil, fait une dénonciation d'un constat, trouve une utilité à la virtuosité artistique que tout un chacun s'accordait à reconnaître à Banville. Si, à la place d'une lettre, il avait dû écrire une préface, il ne s'y serait pas pris autrement. Se doutait-il que Banville lui ferait jouer ce rôle ? Et Banville, aveuglé par les compliments comme le présente Cherbuliez, avait-il bien mesuré ce qu'il faisait en acceptant cette lecture du maître ? Quoi qu'il en soit, la subversion allait bien au-delà de la simple mention du nom de Victor Hugo sur une couverture en 1859. Et pour ceux qui n'auraient pas compris, le poème de Vacquerie enfonce le clou, dont la première strophe n'est qu'une réécriture en toutes lettres des allusions de Hugo :

 

Ami, ton volume m'attire,

Risible et pensif à travers.

J'aime ce carnaval du vers

Où l'ode se masque en satire.

[...]

C'est Rosalinde qui s'enivre !

C'est la rue et c'est le château.

Ah ! Teniers dispute à Watteau

L'illustration de ton livre.

 

Derrière la strophe où tu ris

De mêler l'ortie aux pervenches,

On voit, en écartant les branches,

Régnier embrasser Lycoris.

 

C'est tous les jurons de l'auberge

Et toutes les chansons du bois.

Un funambule, par endroits,

Danse sur un fil de la Vierge.

 

Bottom, à vingt ânes pareil,

Tend son dos à Puck qui le monte,

Et Scapin bâtonne Géronte

Avec un rayon de soleil.

 

Malgré les quatrains d'octosyllabes à rimes embrassées, on peut admirer comment Vacquerie fait de la prose en vers et comment, en regard, la prose épistolière de Hugo paraît poétique. Ce n'est pas uniquement la faute de la poésie de circonstance : Vacquerie intégrera son poème dans son recueil Mes Premières Années de Paris, sous le titre "À Théodore de B. Après avoir lu ses Odes funambulesques". Si Hugo contestait l'épithète funambulesques, Vacquerie transforme les Odes en Satires. Le Second Empire avait trouvé son Juvénal dans le Hugo de Châtiments, il a maintenant aussi son Régnier avec le Banville des Odes funambulesques selon Guernesey. Vacquerie semble aussi annoncer, dans son poème, le lien futur avec Les Chansons des rues et des bois que Victor Hugo commence précisément à écrire en cette année 1859. Il est vrai que Vacquerie connaissait depuis au moins trois ans le titre du futur recueil de Hugo, puisqu'il le citait au dernier chapitre de son livre Profils et grimaces, paru en 1856. S'il l'associe au recueil de Banville, c'est qu'il le rapproche sans doute déjà des poèmes dont il a eu la primeur.

La troisième édition des Odes funambulesques, qui paraît chez Alphonse Lemerre en 1873, supprime les lettres de Hugo, Babou, et le poème de Vacquerie, mais elle est augmentée d'un long commentaire, rendu nécessaire par les fines allusions à la vie du Second Empire qui commençaient déjà à devenir obscures -- destin de la plupart des satires. Autre transformation, la section des "Occidentales" est débaptisée au profit d'un titre où l'allusion à Hugo se fait beaucoup plus discrète : "Autres Guitares". On pourrait voir dans cet important remaniement le résultat d'un changement des relations entre les deux poètes. Il n'en est rien : contrairement à celle de Verlaine, l'admiration de Banville pour Hugo ne sera jamais véritablement remise en cause. Le titre de la section "Occidentales" est transféré comme titre de la deuxième édition des Nouvelles Odes funambulesques parues en 1869. L'introduction du commentaire de 1873 à la section "Autres Guitares" apporte des éléments nouveaux :

 

Les odes réunies sous ce titre, que j'ai emprunté par jeu à Victor Hugo (Autre guitare, Les Rayons et les Ombres, XXIII) sont celles qui, à proprement parler, constituent le genre connu aujourd'hui sous le nom d'odes funambulesques ; en un mot, ce sont des poèmes rigoureusement écrits en forme d'odes, dans lesquels l'élément bouffon est étroitement uni à l'élément lyrique et où, comme dans le genre lyrique pur, l'impression comique ou autre que l'ouvrier a voulu produire est toujours obtenue par des combinaisons de rime, par des effets harmoniques et par des sonorités particulières.

En créant (ou renouvelant) ce genre, j'ai commencé par parodier des odes de Victor Hugo, pour partir d'un thème connu et pour montrer clairement et nettement ce que je voulais faire. Ce résultat une fois atteint, j'ai peu à peu écrit les odes funambulesques sur des sujets originaux inventés de toutes pièces, et, dans le volume des Occidentales, qui fait suite à celui-ci, on trouvera tout au plus une seule parodie de Victor Hugo.[...]

Pour établir ma démonstration, j'ai parodié des odes de Hugo, ce que l'on avait fait avant moi. Pourquoi l'ai-je fait ? Précisément parce qu'on l'avait fait avant moi, mais parce qu'on l'avait fait en cherchant à traduire le comique, non par des harmonies, par la virtualité des mots, par la magie toute-puissante de la Rime, mais par l'idée seulement, c'est-à-dire en employant un procédé diamétralement opposé à celui que Victor Hugo avait employé pour exprimer le lyrisme. Moi, j'ai voulu montrer que l'art de ce grand rhythmeur, tel qu'il l'a agrandi et perfectionné, peut produire tout ce qu'il a voulu lui faire produire, et plus encore ; que, comme elle éveille tout ce qu'elle veut dans notre âme, la musique du vers peut, par sa qualité propre, éveiller aussi tout ce qu'elle veut dans notre esprit et créer même cette chose surnaturelle et divine, le rire !

 

Ce texte, qui constitue un véritable art poétique de Banville, mérite d'être lu de près. On y apprend tout d'abord que les "Occidentales" de la première édition, loin d'être une section parmi d'autres, étaient en quelque sorte l'origine du recueil, les authentiques odes funambulesques. Une vérification chronologique vient confirmer cette assertion : la première parodie des Orientales, "V... le baigneur", est publiée le 15 avril 1846 dans La Silhouette -- c'est-à-dire moins d'un mois après la parution des Stalactites. Le commentaire de Banville a donc aussi une dimension autobiographique : si tous les poètes de sa génération ont puisé leur inspiration chez Hugo, lui y a trouvé à la fois sa voie et sa voix. Tout se passe comme si, en contrefaisant Victor Hugo, Banville se félicitait d'avoir échappé au danger de continuer à faire du Victor Hugo comme dans Les Cariatides et, dans une certaine mesure aussi, dans Les Stalactites. Il s'agit véritablement d'une filiation littéraire, et Banville écrasé par la figure du maître n'est pas sans rappeler par moments Charles et François-Victor, ou encore Vacquerie. Dans le dernier paragraphe, l'originalité qu'il revendique est finalement d'avoir ajouté une dimension comique à la forme hugolienne, son "ego Banville" tient tout entier dans le "plus encore" souligné, nouvelle modalité, mais cette fois définitive, du "et moi peut-être" qui terminait le poème "À Olympio" des Stalactites.

Pendant les huit années qui séparent les Odes funambulesques des Chansons des rues et des bois, les échanges entre les deux poètes continuent, qu'il s'agisse de poésie, de roman ou de théâtre. Par exemple, en janvier 1863, Banville rendra compte de l'adaptation des Misérables par Vacquerie, jouée à Bruxelles. Cette année-là, il donne à l'Odéon Diane au bois, une comédie héroïque en deux actes, et Hugo lui écrit pour le féliciter :

 

Hauteville-House, 15 novembre. [1863]

Vous n'avez pas un succès, cher poëte, sans que mon applaudissement passe la mer ; je vous crie bravo. Je viens de lire les ravissants vers de Diane au bois. C'est frais, charmant, doux, exquis -- et grand.

Que devenez-vous là-bas ? Au milieu de vos triomphes, pensez-vous toujours un peu à moi ? Moi, l'absent et le vieux, je vous aime. Plus je vieillis, plus j'aime mes amis et mes poëtes.

Canta a la tarde et pajaro del corazon ; c'est le soir pour moi et l'oiseau de mon coeur chante. C'est pourquoi je pense à vous doucement.

Continuez à être heureux et charmant.

Je serre votre main.

Victor H.

 

Cette lettre de Victor Hugo est à la fois cordiale et gentiment provocatrice : Diane au bois ne remporte pas un triomphe, et le pluriel hyperbolique ne s'adapte à aucune autre oeuvre de Banville. Hugo devient Booz ("et sur moi le soir tombe"), ce qui lui permet de justifier sa déclaration d'amour patriarcale. Pourtant, il est bon de remarquer que cet état d'âme n'a rien d'une affectation : les autres lettres du sombre automne 1863 sont au diapason de cette confession voilée, et prouvent que le poète s'adresse à peu près de la même façon à ses fils, à sa famille élargie (Vacquerie) qu'à Banville -- dont les vers sont qualifiés de tous les adjectifs réservés aux enfants. Rien ne pourrait laisser penser que, moins de deux ans plus tard, comme si Hugo s'offrait une cure de jouvence à la lecture de Banville, une bonne partie de la critique serait scandalisée par son intempestif rajeunissement. Nous avons eu, avec le poème de Vacquerie qui préfaçait la deuxième édition des Odes funambulesques, la première intuition d'une hypothétique interaction entre ces odes et Les Chansons des rues et des bois. Cette idée, flatteuse pour Banville, n'a rien d'invraisemblable ; c'est même un des seuls exemples de véritable rencontre dans ce sens. Émile Deschanel, en rendant compte de la troisième édition des Odes funambulesques, dispose du recul suffisant pour la mettre en évidence. Compagnon de Hugo en exil, Deschanel connaissait de plus les deux poètes. Son article paraît dans Le National du 11 janvier 1874 ; rappelons au passage que Banville tenait dans ce journal le feuilleton de critique théâtrale depuis 1869.

 

Les Chansons des rues et des bois ne sont peut-être, en maint passage, qu'un écho des Odes funambulesques. Banville s'était amusé à refléter la poésie des Orientales dans ses Occidentales et Autres Guitares. À son tour, le puissant poète aux grandes métaphores empanachées s'est amusé, par-ci par-là, à tourner l'orgue de Barbarie avec Banville,

Près de Mangin en galons jaunes,

Qui sent les plumets de deux aunes

Frissonner sur son casque d'or !

Plein de la verve de Rubens en ses kermesses plantureuses, Hugo vous a campé en plein soleil, devant les bourgeois ébahis et les bégueules chlorotiques,

Une fille qui dans la Marne,

Tordait ses torchons radieux !

Le Titan, lui aussi, s'est mis un jour à danser sur la corde roide, comme Banville en cette pièce éblouissante qui ouvre le volume des Odes funambulesques ; Hugo, lui aussi, s'est mis à bondir sur le Tremplin comme le clown en cette autre pièce qui est le bouquet final resplendissant :

[...]

C'est pour Théodore de Banville un grand honneur d'avoir aimanté le génie lui-même et d'avoir fait jaillir de ce puissant cerveau quelques étincelles d'une couleur nouvelle -- honneur plus grand encore, peut-être, que la lettre dans laquelle Victor Hugo le remerciait de l'envoi de son livre.

 

On sait combien Victor Hugo a pu surprendre ses contemporains en publiant Les Chansons des rues et des bois. Un rapide coup d'oeil sur la genèse de ce recueil nous permettra de vérifier l'intuition de Deschanel. Il semble que Victor Hugo lui-même ait tenu à associer Banville à la naissance des Chansons. Est-ce un hommage sincère ? Ou bien une politesse princière ? Deschanel, qui ne met pas en doute le lien entre les deux recueils, ne perd néanmoins pas de vue ce qui sépare les poètes : Banville n'a fait jaillir que "quelques étincelles d'une couleur nouvelle". La vérité selon Deschanel, c'est qu'un Banville au sommet de son art rencontre un Victor Hugo que presque toute la critique d'alors a unanimement jugé au plus bas de son inspiration. Les Chansons des rues et des bois apparaissent ainsi non pas comme le début d'un déclin de Hugo qui est annoncé dans certains milieux depuis les années quarante, mais comme une concession faite à la modernité, voire une parodie de la démarche parodique adoptée par Banville à son égard. Ce dernier, dans le feuilleton de La Presse du 24 octobre 1864, avait annoncé en ces termes la publication du prochain recueil de Victor Hugo :

 

Cependant voici venir à nous une haleine, un parfum, un murmure, une senteur de feuillage et d'écorce, un écho de flûte résonnant dans l'ombre prochaine, une brise embaumée du souffle des fleurs, un sussurrement de ruisseau jaseur qui se brise dans les roches couvertes de mousse ! D'où ? de quelle clairière, de quel bocage, de quelle forêt habitée par Viviane ou par Rosalinde ? Non, cette voix, ce souffle balsamique d'un immortel printemps ne viennent pas de si loin et ils ne viennent pas de si près ; ils viennent de l'île habitée par le Génie et baignée par les grands flots, où les caméllias fleurissent en pleine terre ; ils viennent de cette boutique récemment ouverte au coin du boulevard, où vont paraître les Chansons des Rues et des Bois. Ô bonheur attendu ! ô joie ineffable ! un volume de vers de Victor Hugo ! de nouveaux oiseaux, de nouvelles chansons, des rhythmes nouveaux éparpillant leurs notes d'or, des lis, des diamants, des étoiles, des figures de femmes, une âme qui pleure, un orchestre qui chante, la nature encore une fois animée et transcrite par un génie qui lui prête la parole humaine et qui sait le langage des grands chênes comme il sait celui du brin d'herbe et des touffes de roses ! Ô la belle occasion de s'enfermer trois jours loin des sots et des méchants, dans une chambre bien close, et là, le dos dans un fauteuil, les pieds posés sur un épais tapis aux fleurs vives, de lire le cher livre devant un feu de bois qui flambe ! Oh ! pour trois jours, comme ce sera le cas de dire aux courses de Béziers et de Newmarket, aux romans ennuyeux, à la photographie, au mélodrame, aux concertants des concerts et même à la question italienne :

Je ne te parle pas, mais laisse-moi tranquille !

 

Il faut faire la part du du délayage inhérent au genre du feuilleton avant de remarquer ce qu'il y a de plus étonnant dans cet article : Banville y annonce Hugo en décrivant sa propre poésie exactement comme ses contemporains la décrivaient. Il n'est pas jusqu'à Rosalinde, que Vacquerie rencontrait dans ses Odes funambulesques, qui réapparaisse ici. Il passe enfin, au terme de cet article qui met en scène l'acte même de la lecture comme palliatif à l'ennui, à la mode et au monde, une espèce d'écho à la "Symphonie littéraire" que le jeune Mallarmé avait envoyée quatre mois plus tôt à Banville, et dont Banville s'était imprégné. La réponse de Victor Hugo à ce feuilleton, qui ne se fait pas attendre, donne à Banville un rôle prépondérant dans la publication hypothétique du recueil :

 

Castle Carry, 25 octobre. [1864]

À mes petites lettres intimes vous faites de magnifiques réponses publiques. Je viens de lire dans la Presse votre splendide prologue aux Chansons des rues et des bois. C'est le rossignol annonçant l'alouette.

Puisque d'avance vous voulez bien aimer un peu ce livre, cela me décidera peut-être à le publier.

Un désir de vous, poëte, est un ordre à la muse.

Pourtant, pour lâcher ce nid en plein air et en plein vent, le ciel est bien sombre. J'hésite.

J'ai vu dans les journaux que j'avais été absent de Guernesey deux mois, c'est trois mois qu'il faut dire et je ne suis pas encore rentré. Je viens d'errer un peu, çà et là, le plus près possible de la frontière de France. J'ai vu les musées et les montagnes. J'ai souvent pensé à vous, poëte, en présence de la grande nature et de l'art éternel. La nature et l'art sont à vous ; vous avez la double lyre.

Soy todo tuyo.

Victor H.

 

Peut-être inspiré par l'Angleterre d'où Hugo écrit cette lettre, l'échange entre les deux poètes semble empreint de préciosités élisabethaines. Il est du plus haut intérêt de relever que, le même jour, Hugo écrivait aussi à Leconte de Lisle : "Vos poëmes sont au nombre des plus beaux de notre temps." Loin de nous l'idée de lire dans ce rapprochement un accès de démagogie ; Hugo ne dit d'ailleurs absolument pas la même chose à Leconte de Lisle et à Banville. Mais qu'il écrive le même jour, du même endroit, aux deux poètes qui peuvent encore prétendre devenir les chefs de la nouvelle école parnassienne, prouve à quel point Hugo a une conscience juste de la situation poétique en France à cette date. Si l'on replace la lettre à Banville dans la correspondance de l'époque échangée avec l'éditeur Lacroix qui n'économise pas ses efforts pour pouvoir publier Les Chansons des rues et des bois --au point même que l'article de Banville, suggère l'édition de l'Imprimerie nationale, serait le fruit d'une de ses démarches stratégiques-- on est bien forcé de mettre cette réponse sur le compte de la seule politesse : Hugo est en train d'écrire Les Travailleurs de la mer et ne songe pas encore à publier Les Chansons.

Même après avoir achevé Les Travailleurs de la mer, Hugo ne se remet pas encore aux Chansons. C'est à propos d'elles qu'il confie à Meurice, le 9 juin 1865 : "Lacroix me presse. J'élude. Publier un livre cela me prend autant de temps que d'en faire un." Néanmoins, le traité avec Lacroix et Verboeckhoven est signé le 23 juillet. Le 25 octobre, l'édition belge et l'édition française sont mises en vente. Pour toute publicité, le poème liminaire "Le Cheval" avait paru dans le numéro du 15 octobre de la Revue des Deux Mondes, accompagné d'une note annonçant la publication du recueil. Étrangement, ce n'est pas le 26 octobre que Banville écrit à Victor Hugo pour le féliciter, c'est le 16. Mais pour expliquer ce décalage, il faut rentrer dans la délicate intrication de la publication des Chansons des rues et des bois et de la préparation de celle des Exilés.


III) Des Chansons des rues et des bois aux Exilés.

Les Exilés est le septième recueil de poésies de Banville. Presque achevé dès 1865, publié à la fin de 1866 avec la date 1867, il regroupe l'essentiel de la production de Banville depuis 1857. Son titre évoque immédiatement Victor Hugo, qui aborde sa seizième année d'exil. Dans son édition des Exilés, François Brunet pose la vraie question : "Et était-il réellement anodin de publier un ouvrage s'intitulant Les Exilés même sous l'empire "libéral" (il ne le devint d'ailleurs vraiment qu'au printemps de 1870). En fait, la critique ignora délibérément les aspects politiques, qu'elle nia même souvent, de l'ouvrage." De la part de la critique, il peut aussi bien s'agir d'un silence diplomatique que d'une lecture un peu trop rapide. En effet, ce n'est que pour la réédition de 1874 que Banville précisera sa pensée et ses intentions dans une préface. Les exilés, ce sont d'abord "ceux qui ont eu la noble passion de vouloir enfermer leurs idées dans une forme parfaite et précise" -- autant dire les Parnassiens. Mais le deuxième paragraphe récupère le sens politique :

 

Les Exilés ! quel sujet de poëmes, si j'avais eu plus de force ! En prononçant ces deux mots d'une tristesse sans bornes, il semble qu'on entende gémir le grand cri de désolation de l'Humanité à travers les âges et son sanglot infini que jamais rien n'apaise. Ceux-ci, chassés par la jalouse colère des Rois ou par la haine des Républiques, ceux-là, victimes de la tyrannie des Dieux nouveaux, ils écoutent pleurer effroyablement la mer sonore, ou dans le morne ciel fait d'un sombre azur ils regardent briller des étoiles inconnues.

 

Digne d'un sonnet de Heredia, cette fin évoque bien sûr Victor Hugo, mais Banville a manifestement voulu échapper au reproche qu'on aurait pu lui faire en 1874 : d'affirmer ce qu'il cachait en 1867. Aussi bien n'est-il pas question d'empereurs, mais de rois ou de républiques, et les exemples choisis ne sont pas contemporains : Ovide et Dante. Mais Banville s'amuse avec le lecteur, qui sait qu'Ovide est mort à Tomes, et Dante à Ravenne, lorsqu'il écrit :

 

Ceux-là sont-ils les vrais exilés et les plus misérables ? Non, car un jour vient qu'on n'attendait pas, qu'on n'osait pas espérer, où la patrie fermée se rouvre, où les oppresseurs ont été balayés par le souffle furieux de l'Histoire, et l'absent retrouve sa maison encore vivante et rallume son foyer éteint.

 

Outre l'adjectif misérables, évidemment connoté en ces années-là, le récit du retour de l'exilé chez lui ne permet plus de doute. La fin de la préface élargit naturellement le propos : les vrais exilés sont les exilés intérieurs, les poètes. Et l'on peut conclure, comme François Brunet : "Il est clair que l'exil politique est la conséquence directe, pour Banville, de l'exil ontologique du poète." Mais ce flottement entre les deux exils --l'exil politique et l'exil poétique--, pour n'être pas explicité par une préface, était déjà constitutif de l'édition originale. À ce titre, les deux poèmes qui font référence à Victor Hugo, "L'Île" et "Chio", attirent tout particulièrement notre attention. Ils firent d'ailleurs tous deux l'objet d'une prépublication en revue en 1864.

"L'Île", treizième pièce du recueil, est un poème de vingt quatrains d'alexandrins à la gloire de Victor Hugo que Banville avait publié dans la Revue nouvelle du 1er février 1864. Si le poème ne comportait ni précision ni dédicace, son titre évoquait en revanche discrètement "Les Deux Iles" et son contenu ne permettait aucune ambiguïté.

Les quatre premiers quatrains décrivent une île idyllique entourée d'une mer sombre. Comme le note Eileen Souffrin-Le Breton dans son commentaire de ce poème, il y a là des réminiscences du Jersey des Contemplations ainsi que, sans doute, l'écho du récit que des visiteurs de Hauteville-House avaient pu faire à Banville. Les poèmes des Contemplations présentaient généralement l'exil sous un jour sombre, mais ceux publiés après l'exil seront plus proches de la description de Banville. Est-ce à dire que Hugo se serait inspiré de Banville ? Non, encore une fois, Banville est tellement imprégné de l'oeuvre d'Hugo que, lorsque l'on retrouve chez Hugo les mêmes rimes, voire les mêmes expressions que lui, c'est qu'il les avait auparavant prises chez son Maître. Eileen Souffrin-Le Breton rapproche par exemple "L'Île" du poème de Hugo écrit le 8 août 1872 "Je la revois, après vingt ans, l'île où Décembre...", en affirmant que Hugo "n'hésitera pas alors à employer les mêmes termes que Banville". Or, n'était l'impossibilité chronologique d'une telle conclusion, on pourrait affirmer exactement la même chose en se référant au poème "Jersey" écrit le 8 octobre 1854 mais seulement publié le 31 mai 1881.

Victor Hugo, en 1854 : Sois bénie, île verte, amour du flot profond !
Théodore de Banville, dix ans plus tard, mais vingt-sept ans avant de lire le vers de Hugo : Sois bénie, île verte, entre toutes les îles.

Il vaut mieux parler de communauté d'inspiration, et constater avec étonnement que Banville parvient aussi bien à présenter les îles anglo-normandes qu'il ne connaît pas, que Victor Hugo, dans Les Orientales, les îles grecques qu'il n'avait pas davantage visitées. Jersey et Guernesey étaient bien rentrées dans le fonds commun culturel poétique français de ces années-là.

Au tableau de "l'île" succède le portrait de "quelqu'un de grand" :

 

Regardez-le passer, grave, au bord de la mer,

C'est un sage, c'est un superbe esprit tranquille,

Hôte de l'ouragan sombre et du flot amer,

Divin comme Hésiode, auguste comme Eschyle.

Il marche, hôte rêveur, lisant dans le ciel bleu.

Son corps robuste est comme un chêne et son front penche,

Son habit est grossier, son regard est d'un Dieu,

Son oeil profond contient un ciel, sa barbe est blanche.

Les ans, l'âpre douleur, ont neigé sur son front ;

Il n'a plus rien des biens que la jeunesse emporte ;

Il a subi l'erreur, l'injustice, l'affront,

La haine ; sa patrie est loin, sa fille est morte.

Tant de maux, tant de soins, tant de soucis jaloux

Ont-ils rendu son âme inquiète ou méchante ?

Petits oiseaux des bois, il est doux comme vous.

Comment s'est-il vengé des envieux ? Il chante.

 

On a quelquefois l'étrange impression de lire un centon de poèmes des Contemplations où la seule transformation serait le passage de la première à la troisième personne. Cette réécriture porte à nouveau le témoignage de l'attention avec laquelle Banville lisait tout ce que publiait Hugo : son culte pour le maître n'est décidément pas très éloigné de celui d'un Vacquerie. Comme Vacquerie, il se nourrit de son oeuvre au point de décrire son exil ; comme Vacquerie, il annonce son prochain recueil : les deux derniers vers de la dernière strophe citée semblent déjà préluder, huit mois avant l'article de La Presse, aux Chansons des rues et des bois. Mais les Châtiments ne sont pas loin non plus :

 

Et son Ode, si douce au fond des bosquets verts

Qu'elle enchante le lys et ravit la mésange,

Résonne formidable au bout de l'univers

Comme un clairon mordu par la bouche d'un Ange.

 

Poème incroyable, en vérité, qui, inspiré par Les Contemplations, évoque l'effet de Châtiments et annonce Les Chansons des rues et des bois ! On ne saurait mieux rendre un hommage complet à la poésie de l'exil dans son intégralité... Cette "Île" noyée parmi les poèmes mythologiques apparaît bien comme une véritable anthologie de "l'Exilé". Banville y évoque d'ailleurs tout autant la portée sociale que la portée politique de l'oeuvre de Hugo, qui devient un phare de l'humanité :

 

Esprit caché là-bas dans la brume du Nord,

Il répand sa clarté sur nous, tant que nous sommes.

Qui donc l'a fait si pur ? C'est le courroux du sort.

Et qui l'a fait si grand ? C'est l'injure des hommes.

 

La fin du poème est constituée d'une apostrophe à la Nature et d'une bénédiction de l'île, qui permet deux ultimes comparaisons :

 

Oui, sois bénie. Il a marché dans ton sillon,

Comme passaient ailleurs, laissant leur trace ardente

Et traînant l'un sa pourpre, et l'autre son haillon,

Le voyageur Homère et le voyageur Dante.

 

On aura reconnu, en cette fin de strophe, le rythme d'un vers de "La Tristesse d'Olympio" : "L'une emportant son masque et l'autre son couteau". Mais on peut maintenant aussi recenser la liste des génies auxquels Banville compare Hugo, à l'heure même où celui-ci est en train de corriger les épreuves de son William Shakespeare : Hésiode, Eschyle, Alcée, Orphée, Homère et Dante. La comparaison d'Hugo et d'Orphée est ancienne chez Banville : sa conception de l'histoire de la poésie, nous l'avons vu dans "La Voie lactée" des Cariatides, allait déjà d'Orphée à Hugo. Dante et Alcée représentent ici les poètes exilés pour des raisons politiques. Dante, Hésiode et Homère, auxquels sont consacrés d'autres oeuvres des Exilés, permettent un jeu d'écho à l'intérieur de l'oeuvre et prouvent que Banville ne parle pas des temps anciens sans arrière-pensées. Quant à la comparaison avec Eschyle, elle devait toucher tout particulièrement Hugo. Ce dernier ne tarda pas à se manifester : il avait bien saisi toute l'importance de "L'Île".

 

Hauteville-House, 14 février 1864.

À mes deux lettres de cet hiver, vous répondez par cette ode splendide. Vous êtes le génie du conte arabe, vous donnez une perle pour deux cailloux. Et c'est dans mon océan, c'est dans cette mer qui est à moi comme je suis à elle, c'est dans cette furieuse écume dont je suis entouré, que vous avez pêché cette perle. Quel coeur et quelle âme dans ces strophes, ô mon poëte ! Mon fils s'est interrompu de traduire Shakespeare pour les lire et relire tant qu'il les sait, et hier soir il nous les a dites les larmes aux yeux. Mon émotion est profonde. Je ne vous remercie pas, je vous aime.

   Quando te aspiciam !

Victor Hugo.

Félicitez de ma part les écrivains de ce recueil excellent et charmant La Revue nouvelle.

 

Cette lettre est belle, mais la métaphore filée par Victor Hugo permet deux interprétations. Peut-être est-il tout simplement parti de l'image des cailloux transformés en perle, qui le conduisit dans la mer. Plus encore que les contes arabes, la fable de Phèdre (Gallus escam quaerens margaritam reperit), du début des années quarante à la fin des années soixante, est un sujet d'inspiration régulier pour Hugo. Mais peut-être faut-il aussi prendre au pied de la lettre ce que dit l'auteur, qui souligne avec trop de redondance l'équivalence entre l'océan et lui pour n'y avoir pas pensé : "Et c'est dans mon océan [...] que vous avez pêché cette perle." Autant dire, ce qui est d'ailleurs, nous l'avons vu, l'exacte vérité : "Et c'est dans ma poésie [...] que vous avez trouvé cette ode." Ce constat permet naturellement à Victor Hugo d'employer l'adjectif possessif pour remercier : si ce poète devient mon poëte, c'est que ce poème était mon poème. L'apparition de François-Victor est alors presque trop belle pour être vraie : Banville est définitivement adopté dans le cercle de la famille. Il n'est pas nécessaire de changer beaucoup la ponctuation pour lire ô mon poëte, mon fils. C'est ainsi qu'il faut comprendre la formule finale : on ne peut répondre à une telle empathie que par de l'amour, pas par des remerciements. À part le vouvoiement --qui s'éclipse dans le latin--, la fin de la lettre est d'ailleurs exactement conforme à celle que Victor Hugo peut envoyer à ses fils, quand il réclame leur présence autour de lui.
Vingt-quatrième pièce des Exilés, "Chio" fait écho, par son titre même, à "L'Île". Ces vingt-huit alexandrins étaient dédiés à Victor Hugo, lorsqu'il furent publiés dans La Semaine de Cusset et de Vichy du 6 août 1864. Pourquoi cet obscur journal ? Parce qu'il fut dirigé, pendant l'été 1864, par Albert Glatigny.
Le premier vers du poème est exactement une parodie du deuxième vers de "L'Enfant" des Orientales, selon la méthode des Odes funambulesques. "Chio, l'île des vins, n'est plus qu'un sombre écueil" y devient : "Chio, l'île joyeuse, est pleine de sanglots." Banville semble parodier ses propres parodies, mais la tonalité du poème change dès le deuxième vers, pour devenir un tableau antique à la Chénier. Une jeune fille morte, veillée par les trois Grâces, est pleurée par son père :

 

Le père, avec horreur tordant sa barbe blanche,

S'en est allé gémir sur le bord de la mer.

Dans l'abîme grondant il verse un fleuve amer

Et marche, déchiré par sa douleur sans bornes.

 

Un disciple qui passe demande aux déesses pourquoi elles veillent cette morte. La plus jeune des Grâces, en pleurs, lui répond --c'est la fin du poème-- : "Nous pleurons sur la fille d'Homère." Le commentateur reste perplexe devant cette allégorie. François Brunet, dans son édition critique des Exilés, se refuse à donner à "Chio" un sens anecdotique : la commémoration par Banville de la mort de Léopoldine, qui transformerait Hugo en Homère. Son argumentaire est le suivant : "La structure du poème (et le fait que, par la suite, Banville supprima la dédicace) contredit en fait cette interprétation : on ne voit pas en effet pourquoi, s'il s'agissait vraiment de Hugo, Banville aurait introduit dans cette pièce un disciple : la triade père-fille-Grâces aurait formé un groupe complet et suffisamment signifiant ; or, ce disciple n'est pas seulement une utilité, c'est même le seul personnage en évolution du texte." Il est facile de répondre à ces objections. Que Banville ait supprimé sa dédicace pour l'édition en recueil ne signifie pas grand-chose : c'est une transformation, nous l'avons constaté à plusieurs reprises, dont il est coutumier. Le titre et le premier vers sont en revanche inchangés, qui évoquent autant Victor Hugo que la dédicace. Ensuite, que Banville introduise un disciple du maître n'est pas une énigme : ce disciple du maître, dont l'importance était justement soulignée par Brunet, c'est évidemment lui ! Le sens allégorique que proposait Brunet ne s'oppose donc pas à la première interprétation, bien au contraire : fille d'Homère, la poésie est morte (Hugo est en exil). Mais le maître "a malgré tout un disciple capable de comprendre la signification du drame." Nous retrouvons alors exactement la leçon du poème "À Olympio" des Stalactites : seuls Hugo et Banville "aiment sincèrement" la poésie. L'intrication entre la mort de Léopoldine et la mort de la poésie s'explique par ce retour à 1846 : Hugo s'est tu --poétiquement-- à partir de 1843, et à partir de 1851 il a quitté la France. La leçon de "Chio", finalement, et plus généralement des Exilés, c'est qu'il n'y a plus que deux poètes sous le soleil : Hugo à l'extérieur, Banville à l'intérieur. On peut même filer la métaphore : Hugo à l'extérieur de la vie, dans la tombe et la douleur, Banville à l'intérieur de la vie, dans le bonheur et la gaieté.

Lorsque Hugo va sortir de son domaine pour revenir dans l'autre, métamorphosant son "fleuve amer" en frais ruisseau, cette espèce de résurrection s'appellera Les Chansons des rues et des bois. Point n'est besoin d'être un grand psychologue pour imaginer le désappointement profond de Banville qui en résultera. Pour l'instant, comme pour "L'Île" et même encore plus rapidement --trois jours après la publication du poème--, Hugo réagit. Glatigny peut annoncer dans son journal :

 

Nos lecteurs doivent se rappeler les beaux vers dont M. Théodore de Banville a fait cadeau à la Saison. Leur auteur vient de recevoir la lettre suivante de Victor Hugo. Nous nous empressons de la publier.

Hauteville-House, 9 août.

J'allais vous écrire : je venais de lire votre lumineux et profond article sur Vacquerie. Vos vers à moi adressés, m'arrivent ; j'étais ravi, me voilà attendri. C'est grand et touchant, ô mon poëte ! vous venez de remuer mon âme. Je songe à un douloureux anniversaire qui s'approche. Vous êtes le maître du sourire et de la douleur. Tous vous admirent, je vous bénis.
Tuus.

Victor Hugo.

 

Victor Hugo ne semble pas hésiter sur la signification à donner à "Chio" : le 4 septembre est dans moins d'un mois. L'apostrophe ô mon poëte est conservée, Banville est bien adopté -- la formule latine est de plus en plus intime. Mais c'est l'avant-dernière phrase de la lettre qui est la plus intéressante : Banville faisait d'Hugo, dans "Chio", le maître de la douleur ; Hugo accordait à Banville, comme toute la critique, d'être le maître du sourire. Alors même que Hugo, nous l'avons vu, va ajouter cette nouvelle corde à sa lyre --le sourire bucolique--, il fait de Banville le poète complet qu'il va devenir. Les deux poètes sont à cette date, pour le moins, en symbiose.

Dès 1865, Banville avait d'ailleurs pensé à Lacroix pour la publication de ses Exilés. Il avait rencontré ce dernier à l'occasion du banquet des Misérables, en 1862. Pourtant, il passe par l'intermédiaire de Victor Hugo, comme en témoigne une correspondance conservée à la Maison de Victor Hugo entre les deux poètes. À la demande de Banville, Hugo répond ainsi le 15 octobre 1865 :

 

Mon poëte, je reçois votre lettre. Vous me rendez heureux de me demander quelque chose, et je vous remercie. Voici un mot pour Lacroix. En outre, il va venir à Bruxelles, et je lui parlerai. [...] Je me connais un peu en poésie, et aussi un peu en exil, et j'envoie d'avance mon acclamation aux Exilés.
Salve, fratelle.

V.H.

 

La démarche de Banville rappelle celle de son ami Baudelaire trois ans plus tôt : on sait qu'une des premières raisons de son séjour à Bruxelles était d'obtenir un rendez-vous avec Lacroix pour la publication de ses oeuvres. Pour des problèmes de courrier perdu ou ralenti entre la France et Guernesey, Hugo n'avait pas répondu à Baudelaire. Son intervention en faveur de Banville, qu'il connaît infiniment mieux, a le mérite de la franchise. Et le remerciement n'est pas seulement de circonstance : on a réellement l'impression que Hugo est heureux de pouvoir rendre un peu des éloges dont son poëte l'encense. Banville préludait aux Chansons des rues et des bois ? Hugo envoie d'avance son acclamation aux Exilés. On a bien l'impression d'un chiasme entre les oeuvres des deux poètes, chacun annonçant le titre de l'autre qui conviendrait bien mieux à ce que l'on attend de lui. Comme Hugo est une incarnation de l'exil, il aurait pu tout aussi bien se méfier d'une vision extérieure de sa propre condition. Pour l'accepter, il fallait vraiment que l'auteur fût un alter ego, un fratelle. Nous avons vu comment Banville l'était devenu dans son esprit ; sa lettre de recommandation à Lacroix va le confirmer. Après de longs éloges, il rentre dans le vif du sujet :

 

[...]
Publiez donc ce beau livre et faites une bonne affaire, Les Exilés. J'aime ce titre. Au moment où le poëte du dehors va dire Chansons, le poëte de Paris répondra Exil. Amant alterna camenae. Camenae, c'est-à-dire les éditeurs tels que vous qui ont de la muse en eux. Remerciez-moi maintenant de vous avoir indiqué la porte.
Vous allez nous revenir, je serai charmé d'apprendre qu'on publie Banville chez l'éditeur de Hugo.
Mille cordialités.

Victor H.

 

Victor Hugo est un bon publiciste, mais il y a plus que cela dans sa lettre, qui ressemble à ces notices que les poètes se consacraient les uns les autres dans les anthologies du temps. Il y insiste sur l'aspect contemporain de Banville, et confirme le jeu entre Les Exilés et Les Chansons des rues et des bois. Soulignons au passage que cette lettre d'Hugo, où les deux poètes n'ont jamais été aussi proches, est conservée par une copie manuscrite de Banville -- tout un symbole. Dès le lendemain, Banville remercie Hugo pour son intervention. Il vient de lire, dans la Revue des Deux Mondes, la pré-publication du prologue des Chansons : "Le Cheval".

 

Paris, 16 octobre 1865.

Cher et bien-aimé Maître,

Je ne suis pas bien brave. Je ne vous avais pas dit que je suis au lit et malade ; en recevant votre lettre et l'admirable lettre de change sur M. Lacroix, j'ai eu, à force de joie, une crise subite. Je savais bien pourtant que votre coeur est aussi haut que votre génie ! Mais on a beau savoir, le beau et le bon surprennent toujours. Je prie Dieu, mon cher Maître, qu'il m'acquitte envers vous, car, moi-même, comment le pourrais-je ? Et que, ne pouvant rien ajouter à votre gloire, il vous paie en accordant le bonheur à vos chers enfants. Offrez mes souhaits ardents et fraternels à Charles, et aussi à Victor, grâce auquel je vis en communion quotidienne avec votre Shakespeare.
J'ai lu, relu, avec quelle extase ! la première des Chansons imprimée par la Revue des Deux Mondes. Il me semblait que j'avais bu la force et la santé. Comme chaque fois que je vous lis, j'éprouve cette jouissance ineffable de me sentir rassuré sur l'avenir et sur le présent de la poésie, de marcher sur un terrain solide. Il pense, donc nous sommes, voilà ce que je me dis à propos de vous, et tout découragement, toute vaine terreur s'enfuient. En vous, le miracle est perpétuel et ne se lasse jamais. Ce rythme de quatre vers octosyllabiques, malgré Henri Heine, malgré les Émaux et Camées, malgré même l'admirable parti que vous en avez tiré naguères, je ne voulais pas l'admettre comme grand rythme héroïque : je n'y croyais pas ! Vous pensez si je ris follement en regardant les écailles que vous avez fait tomber de mes yeux !

 

Cette fois, Banville a parfaitement intégré son intronisation dans la famille Hugo : les souhaits qu'il adresse à Charles sont fraternels. On pourrait épiloguer longtemps sur la formule qu'il souligne, pour mesurer à quel point il ne s'est pas libéré de l'emprise de son maître : cogitat ergo sum. On a rarement traduit aussi bien la schizophrénie... S'il fallait aujourd'hui rechercher l'origine clinique des troubles dont souffrait Banville --car ce poète joyeux était un dépressif--, on la trouverait sans doute de ce côté-là. Son silence après la publication des Chansons des rues et des bois viendrait à l'appui de cette hypothèse : même si l'on peut imaginer son admiration, elle doit être balancée par la consternation de se voir distancer sur son propre terrain. Le fragment de cette lettre de Banville, six mois plus tard, prouve qu'Hugo s'était inquiété de cette absence de réaction.

 

9 avril 1866.

[...] Il est bien vrai, cher Maître, que je ne vous ai pas remercié des émotions, des joies, des enchantements sans nombre que m'a donnés la lecture, sans cesse renouvelée, des Chansons des rues et des bois. Je voulais, non me contenter d'une lettre qui ne peut que vous dire ce que vous savez si bien, mon admiration sans bornes, mais vous envoyer un article qui fût écrit pour vous et pour tout le monde. Et, ceci va vous sembler démesurément orgueilleux, je ne croyais pas inutiles les explications que je voulais donner au public à propos de cette nouvelle incantation de votre génie. [...]

Théodore de Banville.

 

L'excuse paraît peu vraisemblable, et l'orgueil démesuré qu'évoque Banville serait plutôt celui de se prendre pour l'auteur des Chansons... Lacroix ne suivit pas les conseils d'Hugo, et c'est finalement chez Lemerre que paraîtront Les Exilés. Coïncidence un peu troublante, un retard similaire (neuf mois) séparera la publication des Exilés de la réaction d'Hugo, et Banville s'inquiètera aussi du silence de son maître :

 

Bruxelles, 8 août. [1867]

O mon cher poëte, que de choses belles et que de choses charmantes ! Pas une page qui n'étincelle. Pas un mot qui ne chante et qui ne pense. Car chanter, c'est penser. L'Hymne, c'est le Verbe. Je l'ai, votre livre, cette eau vive si douce au coeur des misérables ; j'y bois, car j'ai souffert, et je suis altéré. J'ai soif. Gloire à vous, poëte, irrigui fontes !

Vous êtes, vous, une des plus pures et des plus exquises sources, et vos gouttes d'eau sont des perles, et vos perles sont des larmes, et vos larmes sont ma joie. Tel est le poëte. C'est avec sa douleur qu'il console. On touche sa plaie et l'on est guéri. La magnifique poésie du dix-neuvième siècle, fille de la Révolution et de la liberté éternelle, met sur votre tête nue une de ses plus belles couronnes.
Je vous embrasse, ô doux poëte des poëtes, ô exilé idéal, ami des Dantes et des Homères. Vous avez tous les torts du cygne; vous chantez comme lui, mais vous ne mourez pas.

 

Truffée de citations et d'allusions à son recueil, cette lettre a dû combler Banville. Hugo ne manque néanmoins pas d'y ajouter sa touche personnelle, au détour d'un compliment : il répète à Banville, en une phrase, ce qu'il avait développé dans son adresse aux jeunes poètes du 22 juillet 1867 : que la poésie du dix-neuvième siècle est fondée par 1789 et sa conséquence littéraire, 1830. Hugo insiste ainsi délicatement pour rendre le recueil des Exilés un peu plus contemporain qu'il n'en a l'air. Dans Le Figaro du 7 décembre 1866, Francis Magnard avait d'ailleurs reproché à la poésie de Banville d'être trop archaïque et de dérailler "dans le pseudo-antique et le pseudo-grec". On retrouvait là les mêmes arguments que ceux développés par Hugo à Verlaine à propos de Leconte de Lisle : "Je ne demande point aux poètes d'êtres maîtres d'école, mais, franchement, en décembre 1866 nous parler, sans rire, d'Héphaistos, de Demeter et d'Éros-Éros !" Banville avait répondu à cette critique dans une lettre ouverte à Villemessant, le directeur du Figaro, qui avait été publiée. Il y plaidait ainsi pour sa propre défense : "Monsieur Francis Magnard ne voit que des sujets grecs dans un volume qui contient un poème sur Victor Hugo (L'Ile), un sur Dante (Les Loups), un sur Roland, un sur Milton, un sur Amédine Luther, un sur Brizeux, etc. Il me reproche aussi d'avoir nommé par leurs noms deux ou trois dieux grecs : en conscience, pouvais-je donc les appeler "Cadet-Roussel" et "Fanfan-la-Tulipe" ?" La qualification d'"exilé idéal" qu'Hugo donne à Banville lui rappelle tout de même que lui est un exilé réel ; il convient enfin de lire dans la formule finale un hommage à l'un des poèmes des Exilés plutôt qu'une tentative d'assassinat... Le chant magnifique du cygne est le pressentiment de sa mort prochaine, mais le chant de Banville est magnifique sans qu'il ait besoin de sentir la proximité de la mort...

 

IV) De Gringoire à L'Année terrible.

Nous avons vu que le premier véritable succès poétique de Banville était étroitement lié à Hugo. Comme s'il était poursuivi par une étrange fatalité, il en ira de même pour son premier véritable succès théâtral : Gringoire, pièce dédiée à Victor Hugo et directement inspirée de Notre-Dame de Paris. La pièce est jouée à partir du 23 juin 1866. Victor Hugo, de Bruxelles le 27 juin, écrit à son auteur :

 

Bruxelles, 27 juin.

Mon poëte, vous avez un grand succès. [...] Votre Pierre Gringoire a, je le sais, tout ce qui fait l'oeuvre accomplie. Vous avez, c'est-à-dire, nous avons, une comédie de plus. Le grand persécuté de notre époque, l'idéal, est le bienvenu chez vous. Vous êtes le poëte doublé de l'artiste. Bravo donc à votre style, à votre verve, à votre grâce, à votre philosophie masquée de fantaisie et de gaîté ! Je suis heureux de votre triomphe ; je n'en suis pas jaloux. Que voulez-vous ? je suis une ganache, je ne suis plus de mon temps, j'ai toujours cette vieille faiblesse d'aimer mes amis.

Notre bon et charmant Méry est donc mort ! - Je ne consens pas à désespérer de Baudelaire. Qui sait ? Flamma tenax.

Je vous embrasse dans votre succès.

À vous, ex imo

V.H.

 

On peut interpréter la troisième phrase comme un hommage anodin : ce n'est pas vous qui avez une comédie de plus dans votre oeuvre, c'est nous, le public, la société : votre pièce a déjà tant de succès qu'elle appartient de droit à la littérature française. Mais maintenant, si on se rappelle le poème "À Olympio" des Stalactites où la première personne du pluriel réunissait "toi seul et moi peut-être", on peut imaginer que Victor Hugo s'amuse à lui retourner le compliment : c'est lui qui a remis à la mode la figure de Pierre Gringoire, la pièce lui est dédiée, il en est donc presque le co-auteur : nous avons écrit ensemble une comédie de plus. Si cette phrase à la structure suffisamment heurtée pour que l'on s'y arrête interdit de choisir entre les deux interprétations, il ne fait guère de doute que l'ambiguïté est voulue par Hugo. La mention de la jalousie, à la fin, vient confirmer cette interprétation : le théâtre de Hugo était interdit dans ces années-là... Vingt jours plus tard, après avoir lu la pièce, Hugo réécrit à Banville.

 

Bruxelles, 17 juillet 1866.

Je viens de lire Gringoire. Vous nous avez fait une oeuvre exquise, profondément triste et profondément gaie, comme toute vraie comédie. C'est le sanglot du poëte à travers le rire du philosophe. C'est la destinée humaine soulignée par l'art idéal. Votre Louis XI fait frémir et sourire, et quelle charmante figure de femme entre le roi, ce spectre, et le poëte, cette ombre ! Vos deux ballades sont belles et poignantes.

Je vous remercie, mon poëte, de tous les services que vous rendez à l'idéal. Continuez-moi ce bonheur de vous voir réussir. Merci pour mon nom à côté du vôtre.

Muchissimas gracias, y no olvides que tuyo soy.

Victor Hugo.

 

Mieux encore, Banville devient --peut-être malgré lui-- le trait d'union entre la cour impériale et l'exilé. Devant le succès remporté par Gringoire, l'impératrice la fait représenter au château de Compiègne le jeudi 13 décembre 1866 pour le divertissement de la Cour ; le théâtre Français a été appelé. Théodore de Banville est alors présenté à Napoléon III pour la première fois...

Si Les Chansons des rues et des bois et Les Exilés semblaient entretenir un dialogue fructueux, on pourrait presque dire la même chose, sous une modalité assez différente il est vrai, des deux recueils suivants des deux poètes : les Idylles prussiennes et L'Année terrible. Banville publie en effet ses poèmes du siège dans Le National d'octobre 1870 à janvier 1871 : 709 quatrains d'octosyllabes, dans lesquels ses cibles favorites sont les Prussiens, Guillaume, Bismarck et de Moltke. Ils seront recueillis, sans aucune correction, dans le volume des Idylles prussiennes publié chez Lemerre en juillet 1871. Dans sa préface adressée à Ildefonse Rousset, directeur du National, Banville confie :

 

Grâce à vous, mon ami, au milieu des angoisses et des horreurs de la guerre, j'ai pu faire ce qui eût été alors le rêve de tout poète : c'est-à-dire écrire et composer sous la pression même des événements, dans un journal, et avec le public pour collaborateur, pour inspirateur et pour écho, ces petits poèmes toujours sincères !

 

Pour une fois, Banville a précédé Hugo, pour la date de publication du moins. On reconnaît les vers d'Avril III, dont le manuscrit n'est malheureusement pas précisément daté :

 

J'écris ce livre, jour par jour, sous la dictée

De l'heure qui se dresse et fuit épouvantée ;

 

Il y a un autre indice de l'avance de Banville sur Hugo, qui paraît comme une tentative d'affranchissement de sa tutelle : pour la première fois, dans les Idylles prussiennes, les références à Hugo sont rares. Bien sûr, le rythme choisi par Banville est celui des Chansons des rues et des bois, comme s'il avait voulu montrer que, ayant tiré autrefois des effets comiques des mètres hugoliens sérieux, il pouvait aujourd'hui faire l'inverse (et prendre le relais du Hugo du "Cheval"). Mais le nom d'Hugo n'est cité qu'une seule fois : pour signer l'épigraphe du poème "Les Deux Soleils", tiré du "Feu du Ciel", pièce liminaire des Orientales. Deux mentions de Gavroche viennent rappeler la cinquième partie des Misérables, quand il s'agit de "La Marseillaise" ou du combat pour la liberté qui réunit populace et noblesse dans une même mort ("Rouge et bleu"). Cette même populace est distinguée du "Peuple", dans un poème qui lui est consacré non sans réminiscences hugoliennes. Ce recueil n'est pas exempt non plus de l'habituelle parodie de "L'Enfant" des Orientales, ici intitulée "Chien perdu". Le poète s'adresse à un chien prussien qui fait la quête :

 

—"Pauvre chien vagabond, lui dis-je,

Que veux-tu ? Dis, que te faut-il ?"

Mais soudain, -- ô rare prodige

Permis par quelque dieu subtil, --

J'entendis parler ce caniche !

Et comme je tirais deux liards

Pour le renvoyer à sa niche,

Il répondit : --"Cinq milliards !"

 

Les poèmes des Idylles prussiennes et ceux de L'Année terrible ne présentent curieusement pas beaucoup de points communs. On pourrait risquer un parallèle entre "Le Héros" de Banville et le "Sur une barricade, au milieu des pavés..." de Hugo, où la gloire de mourir au combat est associée dans les deux cas à un souvenir antique, latin chez Banville et grec chez Hugo. Mais il ne faudrait pas creuser la comparaison entre les deux poèmes, comme la comparaison entre les deux recueils : la faiblesse intrinsèque du premier devient vertigineuse devant le second. Banville ne s'y est d'ailleurs pas trompé, qui a profité de la publication de L'Année terrible pour récapituler toute l'oeuvre d'Hugo dans un long article du National. Il ne parle même plus de lui ; son éloge est tellement hyperbolique que les deux auteurs ne semblent définitivement plus, malgré ou à cause de la communauté du sujet, sur le même niveau.

 

[...]

À de tels faits, il fallait un historien qui fût à leur taille ; cet artiste, ce poète, Dieu, à qui ne manquent jamais les hommes qu'il lui faut, se l'était préparé pendant un demi-siècle, et les Voix intérieures, les Rayons et les Ombres, Hernani, Marion de Lorme, Notre-Dame de Paris, les Burgraves, les Misérables, la Légende des siècles avaient été les études par lesquelles un tel écolier se préparait à écrire ces épopées suprêmes, l'Année terrible, Dieu, la Fin de Satan. Il fallait qu'après des deuils et des désastres tels que les âges n'en ont jamais connu de pareils, notre poète pût d'une voix d'airain, aussi forte et aussi retentissante que celle du clairon qui nous réveillera au jour du jugement, affirmer à nouveau que tout ne finit pas avec cette vie obscure, et que l'avenir, la seconde naissance de notre âme rajeunie et purifiée, et notre ascension vers la perfection et vers la lumière, sont la dette imprescriptible de Dieu. [...]

 

La réponse d'Hugo ne se fait pas attendre, qui arrive le premier mai :

 

Que voulez-vous que je vous dise ? Je suis profondément ému. O mon poëte, vous avez écrit sur l'Année terrible une page éclatante et douce. Vous avez toutes les magnificences et toutes les grâces. Ce don de la prose, que les poëtes ont seuls, vous le possédez au degré suprême. Le rhythme est dans tout ce que vous faites, parce que la lumière est dans tout ce que vous pensez. [...]

 

Il n'est plus question des Idylles prussiennes, et Banville ne s'est peut-être pas complètement consolé de posséder "le don de la prose au degré suprême" -- alors même qu'il avait peut-être imaginé pouvoir enfin publier un livre sans qu'Hugo lui fasse de l'ombre. Il n'y a plus deux poètes, il y a un poète et un journaliste... Cette déception est sans doute une des raisons pour lesquelles Banville se reconvertit en théoricien, en publiant son Petit Traité de poésie française, qui a d'abord paru, article par article, au cours de cette année 1872, dans L'Écho de la Sorbonne. Moniteur de l'enseignement secondaire des jeunes filles.


V) Le Petit Traité de poésie française.

Pour résumer, nous ne développerons que deux points de cette étude : la critique de la poétique de Hugo, et sa disparition vers la fin du Traité.

           

1) Avant d'aborder la critique proprement dite, précisons tout de même qu'Hugo reste l'auteur contemporain le plus cité, de très loin, surtout dans les premiers chapitres consacrés aux vers et à la rime. Il n'y a qu'un seul Ulysse "pour tendre le grand arc du royaume de la poésie", Victor Hugo ; tous les autres, Banville et Leconte de Lisle compris, sont des hommes habiles à chanter, rien de plus. Le véritable chef d'école, c'est lui. On a ici l'une des clés pour comprendre l'animosité de Leconte de Lisle envers Banville, comme le mépris que beaucoup de Parnassiens vont finir par lui témoigner : s'il s'évertue à faire de Victor Hugo le Maître, c'est qu'il n'est pas un vrai Parnassien. D'autant que la méthode que Banville préconise pour devenir un grand poète est tout à fait autobiographique : il ne faut surtout pas se former en étudiant une multitude de maîtres ; non, il faut n'en choisir qu'un, et dans toute son oeuvre, n'étudier de préférence qu'un seul recueil. Sans que Banville précise sa pensée, on comprend bien --à la fréquence des citations-- qu'il encourage la jeune génération à apprendre par coeur la première série de La Légende des siècles. Sa méthode d'imprégnation a pour but que le jeune poète ait si bien lu son modèle qu'il ait l'impression d'avoir écrit lui-même ses poèmes. Aussi trouve-t-on dans le Traité un texte étrange et démonstratif dans lequel Banville explique, en quelque sorte, comment il s'y est pris pour écrire La Légende des siècles. Ce n'est qu'après cet épisode fusionnel que la critique peut se développer, à l'occasion d'un panorama historique de la poésie française. Comme dans un traité bien construit, la théorie est annoncée avant la démonstration :

 

Ce qui fut dès la fin du dix-septième siècle, ce qui est encore aujourd'hui, après Lamartine, après Hugo, après Musset, après Gautier, après Leconte de Lisle, après Baudelaire ! le grand obstacle à la perfection de notre poésie, c'est l'amour de la servitude, c'est LA LÂCHETÉ HUMAINE.

 

Cette fois, tous les poètes sont réunis par leur prosodie commune. On pourrait croire qu'ainsi Banville va démontrer en quoi il leur est supérieur, mais il n'en est rien : quiconque l'a fréquenté sait que l'essentiel de son oeuvre est encore redevable aux règles de l'ancien temps. Cette déploration de la servitude volontaire, comme on va le voir, ouvre plutôt la voie à Verlaine, au symbolisme ; Banville restant le Moïse de cette Chanaan. Au mépris de ce que lui avait écrit Victor Hugo, il fait d'abord coïncider exactement la Révolution française et la révolution poétique. Cette équivalence va loin :

 

Ainsi André Chénier avait reconquis le vers français, et encore une fois chassé les idiots du temple. C'était un crime, et on sait qu'il le paya de sa tête.

 

Le second temps de la révolution poétique est évidemment Victor Hugo, qui passe de "l'ébauche d'un monde" façonné par Chénier à la plénitude du vers dans "sa splendeur éblouissante" :

 

Se débarrasser d'abord des incidences, de tous les traits accessoires, et finir la phrase dans le plein de l'idée, avec les grands mots mélodieux et le grand vers élancé d'un seul jet, voilà la formule moderne. Il était réservé à Hugo de la trouver, comme toutes les autres Amériques, mais plus de trente ans après qu'il avait balbutié timidement ses premières chansons.

 

La transformation de Hugo en Colomb des nouvelles terres de la poésie est moins surprenante que la restriction finale : le "divin Chénier" a eu en fait plus de facilités que Hugo, dont l'oeuvre véritable semble commencer, pour Banville, à partir de l'exil. Cette vision est exactement l'inverse de celle d'un Verlaine, et plutôt éloignée de l'image d'épinal de l'enfant sublime : celui qui "avait balbutié timidement ses premières chansons" n'est pas le Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. Cette distorsion d'image annonce une critique bien plus sévère : ce ne sont plus quelques petites faiblesses prosodiques que va déplorer Banville, mais la forme même du vers français laissé par Hugo. Il importe de citer ce passage en entier :

 

Quel malheur que cet Hercule victorieux aux mains sanglantes n'ait pas été un révolutionnaire tout à fait, et qu'il ait laissé vivre une partie des monstres qu'il était chargé d'exterminer avec ses flèches de flamme ! Il pouvait, lui, de sa puissante main, briser tous les liens dans lesquels le vers est enfermé, et nous le rendre absolument libre, mâchant seulement dans sa bouche écumante le frein d'or de la Rime ! Ce que n'a pas fait le géant, nul ne le fera, et nous n'aurons eu qu'une révolution incomplète. Quoi ! n'est-ce pas assez d'être monté du vers de Mustapha et Zéangir au vers de La Légende des siècles ? Non, ce n'est pas assez ; le vers français ne se traîne plus dans la boue, mais j'aurais voulu qu'il pût s'élever assez haut dans l'air libre pour ne plus rencontrer ni barrières ni obstacle pour ses ailes. J'aurais voulu que le poëte, délivré de toutes les conventions empiriques, n'eût d'autre maître que son oreille délicate, subtilisée par les plus douces caresses de la musique. En un mot, j'aurais voulu substituer la Science, l'Inspiration, la Vie toujours renouvelée et variée à une Loi mécanique et immobile : c'était trop d'ambition sans doute, car une telle révolution ne laissait vivre que le génie, et tuait, supprimait tout le reste.

 

On reconnaît dans cet appel à l'envol du vers en toute liberté le clown du célèbre "Saut du tremplin" qui terminait dans les étoiles les Odes funambulesques :

 

Plus loin ! plus haut ! je vois encor

Des boursiers à lunettes d'or,

Des critiques, des demoiselles

Et des réalistes en feu.

Plus haut ! plus loin ! de l'air ! du bleu !

Des ailes ! des ailes ! des ailes !

 

Les contradictions entre les préceptes théoriques de Banville et ses écrits ont souvent été relevées. Aussi pouvons-nous éloigner la première hypothèse qui nous était venue à l'esprit : Banville ne rédige pas ici un plaidoyer pro domo. La seule erreur qu'il commet est d'imaginer que personne n'accomplira cette révolution, alors que Verlaine a déjà publié les Poèmes saturniens et Les Fêtes galantes, sans parler de son ample contribution au premier Parnasse contemporain -- toutes choses que Banville ne pouvait ignorer. En tout cas, à lire ce jugement, et à supposer que Banville avait déjà exposé ses idées modernistes un peu plus tôt, on comprend mieux pourquoi c'est à Banville et non pas à Hugo que Rimbaud envoya ses premiers poèmes. La question se posait d'ailleurs d'autant plus que le plus long des trois premiers poèmes envoyés, "Soleil et chair" --intitulé "Credo in unam" dans la lettre à Banville-- était également inspiré du "Sacre de la femme" et du "Satyre" que de "L'Exil des dieux" et de "La Cithare".

Le chapitre qui contient cette critique de la poésie laissée par Hugo se termine par une mise en garde contre l'imitation du Maître. On est à vrai dire assez surpris de lire cet avertissement sous la plume de Banville, mais nul n'est finalement mieux placé que lui pour le donner :

 

Mais tel est en nous l'amour de la servitude que les nouveaux poëtes copièrent et imitèrent à l'envi les formes, les combinaisons et les coupes les plus habituelles de Hugo, au lieu de s'efforcer d'en trouver de nouvelles. C'est ainsi que, façonnés sous le joug, nous retombons d'un esclavage dans un autre, et qu'après les PONCIFS CLASSIQUES il y a eu des PONCIFS ROMANTIQUES, poncifs de coupes, poncifs de phrases, poncifs de rimes ; et le poncif, c'est-à-dire le lieu commun passé à l'état chronique, en poésie comme en toute autre chose, c'est la Mort !

Au contraire osons vivre ! et vivre, c'est respirer l'air du ciel et non l'haleine de notre voisin, ce voisin fût-il un Dieu !

 

Il y a quelque chose de pathétique dans cet appel à la liberté, et dans la contradiction que fait ressortir une lecture précise : il faut imiter Victor Hugo, mais cette imitation conduit à la Mort. Le "Osons vivre" ressemble au cri d'une génération opprimée, la réponse de ces jeunes hommes qui sont arrivés en 1840 à l'âge d'écrire, pour paraphraser Valéry. Banville, s'il a bien senti ce qu'il fallait faire, ne l'a pas tenté, sans doute pour être trop resté dans le sillage de Victor Hugo -- un Dieu qui, en 1872, était encore loin de sa mort.


2) Le chapitre du Petit Traité d'où Victor Hugo est le plus absent est aussi le plus long : il s'agit de celui consacré aux "Poëmes traditionnels à forme fixe". Ce n'est pas jouer sur les mots que d'affirmer qu'il est présent par son absence, car Banville la mentionne à propos de ses deux formes favorites, la ballade et le sonnet. Son développement sur la ballade se termine ainsi :

 

J'ai à peine besoin de dire en terminant que les poëmes intitulés Ballades par Victor Hugo dans ses Odes et Ballades, par analogie avec des poëmes appelés Ballades dans les pays autres que la France, ne peuvent raisonnablement s'appeler en France des Ballades. Car dans une même langue, le même mot ne peut servir à désigner deux genres de poëmes absolument différents l'un de l'autre ; et pour le mot Ballade, en France, depuis longtemps la place était prise !

 

Son développement sur le sonnet se termine ainsi :

 

Sans même tenter d'expliquer, à la manière des mythographes, pourquoi Victor Hugo n'a publié aucun Sonnet jusqu'à cette heure (1871), je me suis attardé sur le Sonnet qui en vaut bien la peine [...]

 

La première conclusion est une critique, la deuxième un simple constat, mais leur point commun, outre leur place exactement parallèle, est un ton d'une désinvolture inhabituelle. On peut l'expliquer : parlant de la ballade et du sonnet, Banville estime être chez lui, dans la partie de son oeuvre bâtie sur les genres que Victor Hugo n'a pas abordés. Si Banville ne se préoccupe guère de chercher les raisons pour lesquelles Hugo n'écrit pas de sonnets, et s'il égratigne au passage ceux qui réfléchissent à cette question en les traitant de mythographes, c'est d'abord et avant tout parce qu'il n'a aucune envie qu'Hugo se mette à en écrire. Parler de concurrence, en poésie, peut paraître étrange, mais il y a bien quelque chose ici de cela. Et qui sait si la publication par Hugo de son premier sonnet, et quel sonnet ! dans le numéro du 27 juillet 1872 de La Renaissance littéraire et artistique n'est pas la réponse du berger à la bergère ? Il peut aussi bien s'agir, il est vrai, d'un écho à la sortie chez Lemerre l'année précédente du Livre des sonnets ; ou encore d'une réaction un peu plus tardive à la dernière livraison du premier Parnasse contemporain qui formait une petite anthologie très choisie de dix-sept sonnets. Quoi qu'il en soit, c'est indéniablement la preuve de l'intérêt porté par Hugo à ce qui se faisait que de fêter son soixante-dixième anniversaire en restant au diapason du "Senior est junior" des Chansons des rues et des bois, c'est-à-dire en utilisant la forme à la mode. Du reste, alors que la plupart des autres genres sont illustrés par des exemples anciens (Charles d'Orléans pour le rondel, Clément Marot pour la ballade et le chant royal, La Fontaine pour la ballade et le rondeau redoublé, Voiture pour le rondeau), l'étude du sonnet dans le Petit Traité est le lieu par excellence de la poésie contemporaine. On y trouve en effet successivement "Les Danaïdes" de Sully-Prudhomme, sonnet publié dans le premier Parnasse contemporain, et "Le Lys", cueilli à la même source, de François Coppée. Après ces deux exemples impeccables de sonnets réguliers vient le seul véritable éloge de Charles Baudelaire dans le Petit Traité, à propos des sonnets irréguliers :

 

Toutefois le Sonnet irrégulier a produit des chefs-d'oeuvre, et on peut le voir en lisant le plus romantique et le plus moderne de tous les livres de ce temps, -- le merveilleux livre intitulé Les Fleurs du Mal. J'en détache deux Sonnets irréguliers, où l'on sentira la flamme et le souffle du génie.

 

Le premier sonnet cité est "Le Rebelle". Encore une fois, c'est une pièce parue dans la cinquième livraison du Parnasse contemporain (31 mars 1866). Le deuxième est la pièce "Je te donne ces vers afin que si mon nom..." ; c'est le seul des quatre sonnets à n'avoir pas paru dans le premier Parnasse contemporain. Les références que donne Banville sont celles de la troisième édition des Fleurs du mal, celle dite définitive ou posthume, préparée par lui-même (et Charles Asselineau). Le superlatif absolu employé par Banville ne manque pas de faire réfléchir le lecteur qui croyait jusque là que la bible en matière de poésie était La Légende des siècles ; et puis n'y a-t-il pas quelque provocation à associer, après 1870, le romantisme et la modernité ? Nous verrons pourtant que, sous la plume de Banville, cette apparente provocation est bien plutôt un credo. En vérité, l'absence --à la fois réelle et dénoncée-- de Victor Hugo dans un chapitre consacré à la poésie la plus ancienne (seizième siècle) et la plus moderne (fin des années 1860) n'est pas un hasard : Banville veut prouver ici que l'héritage de la poésie française a été recueilli par les seuls Parnassiens et, pis encore peut-être, que Hugo n'y a pas plus droit de citer que dans un passage sur la Renaissance. Aurait-il voulu faire jouer Baudelaire contre Hugo, préludant en cela à des générations de critiques caricaturales, qu'il ne s'y serait pas pris autrement : Baudelaire est un Hugo moderne, ergo Hugo n'est pas moderne.

Dans la conclusion générale du Traité, Banville va s'adresser directement au futur "poëte" qu'il ambitionne de former. Il lui conseille de se connaître et de tout connaître, puis il le met en garde contre "la prétendue école poétique, dite : école du bon sens", dont toute l'originalité a consisté à tenter de copier les défauts de Molière. Comme si l'idée d'imitation ramenait toujours au même sujet, Banville aborde alors, sans transition autre qu'un petit filet noir, son dernier développement sur Victor Hugo.

 

Ce n'est pas à moi (ni à toi) de juger notre maître et de savoir s'il y a des tares dans les diamants de Victor Hugo. Quoi qu'il en soit, il résume en lui la dernière perfection, la force créatrice de notre poésie épique, lyrique et dramatique. On est poëte en raison directe de l'intensité avec laquelle on admire et on comprend ses oeuvres titaniques.

Les impuissants et les paresseux, qui ne seraient pas fâchés d'avoir l'original et touchant génie d'Alfred de Musset, ont inventé de l'opposer à Hugo, pour se dispenser de travailler, parce qu'il leur est plus facile d'imiter les fautes de rime et les négligences voulues du poëte de Rolla que d'apprendre leur métier. Quant à Lamartine, dont les dons uniques furent une inspiration inimitable et un sens musical prodigieux, ceux qui prétendent étudier quelque chose chez lui sont des farceurs ou des jocrisses.

 

Nulle part peut-être mieux qu'en cette conclusion se lit le choix opéré dans la génération de 1830 par ses descendants : d'un côté Lamartine et Musset ; de l'autre Hugo, Gautier et, à un degré moindre, Vigny. Quelquefois, on efface Hugo au profit de Gautier ; quelquefois, on préfère Musset à Lamartine, mais c'est plus souvent l'inverse. Ici, Hugo seul est resté, comme pierre de touche de la poésie. Or, quand on analyse le Petit Traité de poésie française dans son développement, on s'aperçoit clairement que Hugo, tout puissant quand il s'agit du vers français, n'existe plus dans les formes fixes que le Parnasse s'évertue à ressusciter. Banville a-t-il consciemment organisé ce progressif effacement du Maître ? Tout se passe comme s'il avait tenu, par cette oeuvre, à mettre en garde les futurs poètes à qui il s'adresse contre les erreurs qu'il a lui-même commises -- et qu'il continuera à commettre.


VI) Trente-Six Ballades joyeuses pour passer le temps...

À la mi-septembre 1873, Banville publie un recueil dédié "à la mémoire du poëte Albert Glatigny" : Trente-Six Ballades joyeuses pour passer le temps composées à la manière de François Villon excellent poëte qui a vécu sous le règne du roi Louis le onzième. La référence à Louis XI peut rappeler Notre-Dame de Paris ; et la ballade les Odes et ballades. Mais les ballades de Hugo n'ont rien à voir, Banville l'a souligné, avec la forme fixe mise à l'honneur par Villon. Peu importe ! Il faut que Banville mentionne son maître à la fin de l'avant-propos, sans doute moins par fétichisme que par désir de trouver sa place.

 

En un mot, j'ai voulu non évoquer la Ballade ancienne, mais la faire renaître dans une fille vivante qui lui ressemble, et créer la Ballade nouvelle. Si j'ai réussi dans mon entreprise, et plaise à Dieu qu'il en soit ainsi ! j'y aurai bien peu de mérite, venant après les grands lyriques de ce siècle, qui façonnant les esprits comme les rhythmes, nous ont à l'avance taillé et aplani le peu de besogne qu'ils nous ont laissée à achever. Pourtant, je sens en moi une sorte de petit orgueil d'ouvrier, en venant restituer un genre de poëme sur lequel Victor Hugo n'a pas mis sa main souveraine : car, en fait de formes à renouveler, il nous a laissé si peu de choses à tenter après lui !

 

Le ton est de nouveau beaucoup plus respectueux que dans le Petit Traité ; si l'on pouvait attendre une illustration du in cauda venenum, on est plus près du in cauda veritas. L'exclamation finale est un cri du coeur sans doute remotivé par le fait que, depuis l'année précédente on l'a vu, Hugo avait mis son empreinte aussi sur la forme du sonnet. Le projet de Banville, galvanisé par cette trouvaille que Hugo lui permettait encore, est finalement assez ambitieux sous des dehors débonnaires : restituer la ballade à l'ensemble du dix-neuvième siècle. La preuve en est le titre de la première pièce, importante dans ce contexte, publiée pour la première fois dans le deuxième Parnasse contemporain et datée de janvier 1862 : "Ballade de ses regrets pour l'an mil huit cent trente". Banville y décrit dans la première strophe Musset et Hugo :

 

Enfant divin, plus beau que Richelieu,

Musset chantait ; Hugo tenait la lyre,

Jeune, superbe, écouté comme un dieu.

 

On pourrait s'étonner à juste titre de la mention de Richelieu qui apparaît bien ici comme un parfait exemple de cheville pour celui qui les prohibait dans son Traité... mais plus étrange encore est la prééminence accordée à Musset sur Hugo : le premier emprunte au second son baptême -- peut-être apocryphe mais consacré -- d'"enfant sublime". Cette interprétation paraît sacrilège quand on connaît les prises de position habituelles de Banville, mais il semble bien ici affirmer qu'en 1830 Musset chantait et Hugo posait. Le véritable jugement de Banville sur la poésie d'Hugo à cette époque se laisse finalement peut-être lire en filigrane derrière l'équivalence quasiment syntaxique entre les deux auteurs. Et puis il entre certainement dans le calcul de Banville de réintégrer Musset, régulièrement pris comme tête de turc par les disciples de Leconte de Lisle, dans l'histoire littéraire : Banville pouvait en effet à juste titre se sentir visé par ces attaques qui s'adressaient à toute une conception du lyrisme romantique dont il se réclamait. Cette ballade, par sa place dans le deuxième Parnasse --troisième pièce--, est donc aussi, plus encore que la très longue "Cithare" (deuxième pièce) où Banville pâtit du contraste avec Leconte de Lisle, une espèce de réponse à l'impressionnant "Kaïn" liminaire. Les autres auteurs qu'il cite dans sa ballade sont Nodier, les deux Deschamps et de Vigny. Le refrain souligne le contraste entre 1830 et la situation actuelle : "Mais à présent, c'est bien fini de rire." Enfin, l'envoi à la Muse permet à Banville d'intervenir pour un aveu d'impuissance :

 

En ce temps-là, moi-même, pour un peu,

[...]

J'aurais baisé son brodequin par jeu !

Mais à présent, c'est bien fini de rire.

 

Le "pour un peu" rappelle que Banville n'avait que sept ans en 1830, et que c'est bien le drame de son existence : il aura beau se réclamer de la génération romantique, sa date de naissance le maintiendra toujours à distance. C'est donc un autre titre, voisin du véritable, qu'il faut lire dans cette confession liminaire : "ballade de ses regrets de n'avoir pas appartenu à la génération de l'an mil huit cent trente". Conséquence naturelle de cette introduction, le thème contemporain dominant du recueil sera une plainte contre l'aspect mercantile d'une société où la poésie --et surtout la poésie lyrique-- n'a plus sa place. La preuve est irréfutable : Victor Hugo est absent. Or, bien avant la célèbre ballade de Victor Hugo, la onzième pièce semble tout entière consacrée au même sujet. Il s'agit de la "Ballade en faveur de la poésie dédaignée", consacrée à Alcée. Le lecteur de "L'Île" des Exilés se rappellera qu'une comparaison avait déjà rapproché Alcée et Hugo ; et l'érudit constatera plus d'un point commun entre la biographie de cet inspirateur d'Horace et celle d'Hugo : Alcée --en grec Alkaios-- dut en effet s'exiler pour avoir soutenu le parti aristocratique contre les tyrans, au sixième siècle avant Jésus-Christ ; après avoir composé des chants satiriques et révolutionnaires, il mourut à Mytilène. Cette référence est certainement d'autant plus chère à Banville qu'Alcée a laissé son nom au vers alcaïque, repris par les lyriques latins ; et c'est précisément ce rôle de façonneur de rythmes qu'il donnait à Hugo dans sa préface.

Cette ballade est datée de "décembre 1861" -- c'est-à-dire de la dixième année de l'exil. On a l'impression, à la lire, que Banville reproche à Hugo de ne pas publier de nouveaux Châtiments. La situation est en quelque sorte retournée : puisqu'il est en exil, Hugo-Alcée ne souffre pas de la société qu'il a fuie. La première strophe permet au lecteur de penser à Hugo en lisant Alcée : comme dans "L'Île", il tient la lyre et le glaive (variante du clairon), comme dans "L'Île", il marche au bord de la mer, comme dans "L'Île", il est à la fois dans l'action et dans le rêve. Mais c'est avec les deuxième et troisième strophes que l'on arrive vraiment dans l'actualité : le poète implore Alcée en deux espèces de réponses à l'amnistie d'août 1859 : "Viens parmi nous ! combats sans trêve", puis : "Reviens, comme un dieu qui se lève". Il l'invite clairement à poursuivre, de l'intérieur, le combat ; à transformer "le devoir hors de France" en "devoir en France", pour reprendre les termes mêmes de Hugo dans son premier projet de la déclaration du 18 août. L'envoi de la ballade peut s'apparenter enfin à un nouvel aveu d'impuissance :

 

Que ton courroux brûle mes chairs !

Donne-moi ta haine amassée

Sur la terre et dans les enfers.

Où dors-tu, grande ombre d'Alcée ?

 

Réincarnation de Don Carlos au tombeau de Charlemagne, Banville demande à Hugo de lui verser dans le coeur son courroux. Faute de pouvoir obtenir le retour physique d'Alcée-Hugo, il veut donc en occuper la place. Ce déguisement d'Hugo en Alcée permet finalement davantage de masquer la naïveté de la même demande sans cesse renouvelée que de crypter l'audace d'un appel qui ne faisait courir aucun risque à son auteur depuis 1870.

Pour les lecteurs qui n'auraient pas encore vu planer la grande ombre d'Hugo sur le recueil, la pièce suivante "Ballade de Banville aux enfants perdus" reprend le vieux procédé des Odes funambulesques qui consistait à truffer le texte de références aux Orientales : "Je le sais bien que Cythère est en deuil ! / Que son jardin, souffleté par l'orage, / Ô mes amis, n'est plus qu'un sombre écueil [...] Le feu du ciel punira notre orgueil [...]" Avec cette ballade plutôt réussie et publiée d'abord dans le deuxième Parnasse contemporain, Banville écrit d'ailleurs quelque chose comme la synthèse dialectique d'"Un Voyage à Cythère" des Fleurs du mal et du "Cérigo" des Contemplations. Cythère devenue Cérigo inspirait à Baudelaire un renoncement à la chair, à Hugo un hymne à Vénus. Banville, usant un vocabulaire alternativement hugolien et baudelairien ("Qu'importe ! allons vers les pays fictifs !") en tire une invitation au voyage de toute façon préférable à "ce monde au souffle délétère" du second empire. Mais la ballade est datée de mai 1862, c'est-à-dire sept ans après les oeuvres sources. Banville semble dorénavant faire des efforts pour essayer de maintenir son rang entre Hugo et Baudelaire.

Datée de mai 1869, la "Double Ballade pour les bonnes gens" est une nouvelle déploration de l'époque contemporaine. L'avant-dernière strophe s'y inscrit de nouveau en faux contre la mort de la poésie :

 

Mais quoi ! tant que tu nous animes,

Génie, ô maître, ô justicier,

Reprenons les savantes limes !

Puisque notre cher devancier

Nous verse le suc nourricier,

Que l'enthousiasme déborde !

Reviens, Amour, divin sorcier !

Dieu fasse aux bons miséricorde !

 

La progression est nette entre la onzième et la vingtième ballade, entre 1861 et 1869 : installé dans l'exil, le maître "verse" bien "le suc nourricier" que lui réclamait son disciple. Du coup, ce n'est plus à lui, c'est à l'Amour qu'il demande de revenir, comme un peu plus loin à Pégase (l'inspiration) et à Cypris : de son exil, Hugo permet à la poésie de renaître en France.Aussi, la vingt-neuvième ballade qui résume, pour beaucoup, les relations entre Banville et Hugo, la "Ballade de Victor Hugo, père de tous les rimeurs", est-elle loin d'apparaître comme une surprise dans l'économie du recueil. Elle est datée "Août 1869", et Eileen Le Breton précise qu'"il y a tout lieu de croire que cette date est correcte". La précision est d'importance, car Banville partageait avec son maître une stratégie très au point, mais jamais simple, de réécriture des dates d'écriture.

En ce temps dédaigneux, la Rime

A force amants et chevaliers.

Ces chanteurs, pour qu'on les imprime,

Accourent chez nos hôteliers

De Voyron, pays des toiliers,

D'Auch, de Nuits, de Gap ou de Lille,

Et nous en avons par milliers,

Mais le père est là-bas, dans l'île.

 

Les uns devant le mont sublime

Bâtissent de grands escaliers

Qui vont jusqu'à la double cime ;

Ceux-là, comme des oiseliers,

Prennent des rhythmes singuliers,

Ou rejoignent l'abbé Delille

Par le chemin des écoliers ;

Mais le père est là-bas, dans l'île.

 

D'autres encor tiennent la lime ;

D'autres, s'adossant aux piliers,

Heurtent la sottise unanime

De leurs fronts, comme des béliers ;

D'autres, effrayant les geôliers

Du grand cri de Rouget de l'Isle,

Brisent nos fers et nos colliers ;

Mais le père est là-bas, dans l'île.

 

ENVOI

 

Gautier parmi ces joailliers

Est prince, et Leconte de Lisle

Forge l'or dans ses ateliers ;

Mais le père est là-bas, dans l'île.

 

Le Parnasse qui, moins qu'une véritable école, est un groupement de poètes, a fait naître quelques oeuvres où se retrouvent ses poètes, comme sur un tableau d'Henri Fantin-Latour. Cette ballade en est une, et des plus célèbres. On ne voit pas bien où Eileen Le Breton y a vu une transformation d'Hugo en Vulcain, mais on ne peut que souscrire à son interprétation selon laquelle Banville veut ici prouver que "le chef, le Dieu, ce n'est ni Banville ni surtout Leconte de Lisle, c'est encore et toujours Hugo." Cependant, la stratégie littéraire ici mise en oeuvre va sans doute un peu plus loin qu'une simple querelle de chefs entre Leconte de Lisle et Banville.

La ballade s'inscrit dans le recueil par son premier vers qui en reprend le leitmotiv : ces temps sont "dédaigneux" ; mais elle s'oppose en apparence à la constatation répétée de la mort de la poésie, puisque les poètes semblent au contraire proliférer. Cependant, leur description en chanteurs provinciaux avides d'être imprimés confirme finalement bien le premier constat : trop de poètes tue la poésie. À la rime, on attend Leconte de Lisle, voire Banville ; ce seront d'abord "1830 avait raison, et 1867 le démontre." Mais ce fut surtout presque l'unique credo de Banville, dont on s'évertue toujours à rappeler qu'il se rattachait au Romantisme, alors qu'il vaudrait mieux affirmer l'inverse : qu'il tenta toute sa vie de rattacher le Romantisme à son temps. Pour résumer enfin d'un mot les vingt dernières années qui le séparent de sa mort, il suffit de reprendre le titre d'un des très nombreux poèmes consacrés à Hugo encore ! dans son recueil posthume paru en 1892, par lequel il confirme après la mort du maître la pérennité de son adoration en conspuant les fossoyeurs rétrospectifs du génie : Semper adora.