Arnaud Laster : Variations sur une «Guitare» de Hugo

Communication au Groupe Hugo du 25 janvier 1997
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Georges Brassens a mis en musique deux poèmes à refrain -ou, si l'on préfère, deux chansons littéraires- de Victor Hugo: en 1953, "La Légende de la Nonne", treizième ballade du recueil Odes et Ballades, et en 1955, "Guitare", pièce XXII du recueil Les Rayons et les Ombres, à laquelle il a donné pour titre son incipit "Gastibelza (L'Homme à la carabine". Ces deux chansons furent des succès, et continuent à être fréquemment diffusées. Je préfère la première mais ce sont les questions posées par la seconde et la connaissance que j'avais d'une version plus ancienne et toute différente qui m'ont inspiré le sujet de la présente communication.

Présentant l'enregistrement de la version de Georges Brassens, René Fallet écrivait: "De prime abord l'intérêt qu'a porté Brassens au "Gastibelza" de Victor Hugo n'est pas très évident. Qu'avait donc ce poème, tout le romantisme flamboyant, pour tenter l'auteur du, par exemple, si sobre "Bonhomme". On ne le comprend qu'aux vers où l'héroïne se vend "pour un bijou". Ce détail annonce les "Croquants", où les filles ne sont pas à vendre. Cette Sabine n'a pas la sympathie de Hugo, ni celle de Brassens". L'explication est assez convaincante. Elle rend compte du choix opéré par Brassens dans le texte: resserrement -il abandonne quatre des onze strophes-, simplification du personnage de Gastibelza -qui perd sa dimension réflexive (sensible dans la strophe 3: "Des biens que l'heure envoie / Il faut user./Elle était jeune et son œil plein de joie / Faisait penser"), suppression des zones d'ombre -la brusque apostrophe, en incise: "A ce vieillard qu'un enfant accompagne / Jetez un sou", le souvenir étrange et sans doute teinté d'érotisme d'un pied et d'un genou aperçus, dont on ne distingue pas clairement s'ils étaient ceux de Sabine ou de sa sœur-, conclusion amenée, voire précipitée, par le dévoilement de ce qui a causé l'amertume -sinon la folie, peu présente dans la musique- de Gastibelza, la vénalité de Sabine, alors que, chez Hugo, l'homme à la carabine termine son récit par l'évocation d'un ennui, mêlé de dégoût, auquel on aurait donné jadis le nom de mélancolie et que l'on désigne plus couramment aujourd'hui comme un état dépressif. Brassens conserve dans le texte les touches de couleur romantique qui l'apparentent aux poèmes des Orientales ou aux drames espagnols de Hugo, Hernani et Ruy Blas: cadre et personnages ibériques (Antequera dans la province de Malaga en Andalousie, Tolède, la Cerdagne), voire maures (comme la mère de Sabine, vieille maugrabine, c'est-à-dire maghrébine), références au Moyen Age (Charlemagne) ou à l'époque de Charles-Quint, roi d'Espagne et empereur d'Allemagne, au cours de laquelle fut conquis le Pérou. Au total, une chanson plaisante, et qui ne semble guère plus sérieuse que le texte, si l'on se fie au bref commentaire du poème par Jean-Pierre Reynaud, son dernier annotateur en date, dans l'édition de 1985 des Œuvres complètes de Hugo de la collection "Bouquins" : "Entrée fantaisiste et folle dans le cycle de l'amour. Espagnolade dans le goût des Orientales". Peut-être conviendrait-il seulement de remplacer "folle" par "humoristique" pour qualifier la tonalité que donne Brassens à la chanson. Raynaud paraît avoir considéré comme de pure forme la question que soulevait l'annotateur de la précédente édition des Œuvres complètes de Hugo, celle chronologique publiée en 1968 par le Club français du livre sous la direction de Jean Massin : "L'entrée dans le cycle de l'amour semble repasser ici par la porte de certaines Ballades ou Orientales d'avant 1830: est-ce uniquement pour ménager une rupture pittoresque dans l'itinéraire du recueil?". Nous n'essayerons pas ici de répondre à cette question sur le plan de l'architecture du volume mais nous allons en poser une autre: est-ce bien du même poème que parle Verlaine, lorsqu'il déclare en 1885: "Quelqu'un m'a, d'ailleurs très courtoisement, taquiné sur ce que j'avais nommé Hugo l'auteur de Gastibelza-l'homme-à-la-Carabine, pour tout potage. D'abord, oui, il en est l'auteur, l'auteur il en est. Ensuite Gastibelza dépasse toute son œuvre. Il y a ENFIN là du cœur et des sanglots et un cri formidable de jalousie, le tout exprimé magnifiquement dans un décor superbe. Trouvez-m'en un autre, de Gastibelza, dans tous ces volumes!"

Comme dira Aragon d'un mot de Lautréamont tout aussi paradoxal: "Il y a dans cette affirmation, au delà du défi, le sentiment d'une chose juste, une vue". C'est l'occasion de remarquer qu'à la fin du paragraphe précédant immédiatement cet hommage enflammé et provocateur à "Gastibelza", Verlaine s'était écrié: "laissez-moi retourner au Victor Hugo de Pétrus Borel et de Monpou!". Comme si le premier musicien de la "Guitare" qu'il va exalter, Hippolyte Monpou, compositeur dès 1840 d'un Gastibelza, le fou de Tolède, chanson d'Espagne , servait d'intercesseur entre lui et l'objet de son enthousiasme. Avec à peine moins d'ardeur, Théophile Gautier avait déjà souligné en 1874, dans son Histoire du Romantisme, que "Gastibelza, l'homme à la Carabine, cette guitare profondément espagnole de Hugo, avait inspiré à Monpou une mélodie sauvage et plaintive, d'un caractère étrange, qui resta longtemps populaire et que nul romantique, s'il en reste encore, n'a oubliée" et ajoutait à propos de Monpou: "il a été l'un des nôtres et comme le Berlioz de la ballade". Le Grand Dictionnaire du XIXe siècle de Pierre Larousse est du même avis, à cette différence près qu'il trouve que "les vers de Victor Hugo ont un peu vieilli"(!) alors que "le chant a gardé toute sa fierté, sa hardiesse et sa nouveauté, et fait date dans l'histoire de la romance française". De la popularité de la version de Monpou il est un autre témoignage qui achèvera d'aiguiser la curiosité, c'est celui de l'auteur des paroles. Le 27 juillet 1843, Hugo note avoir entendu, à Biarritz, "une voix qui sortait de derrière un rocher" et qui chantait le premier couplet de sa "Guitare", "en patoisant quelque peu", mais pas assez pour l'empêcher de distinguer les paroles. Il ajoute: "C'était une voix de femme. Je tournai le rocher. La chanteuse était une baigneuse. (... ) En m'apercevant, elle sortit à moitié de l'eau et se mit à chanter sa seconde stance, et voyant que je l'écoutais immobile et debout sur le rocher, elle me dit en souriant dans un jargon mêlé de français et d'espagnol: / -Senor estrangero, conoce usted cette chanson? / -Je crois que oui, lui dis-je. Un peu./ Puis je m'éloignai, mais elle ne me renvoyait pas. / Est-ce que vous ne trouvez pas dans ceci je ne sais quel air d'Ulysse écoutant la sirène? La nature nous rejette et nous redonne sans cesse, en les rajeunissant, les thèmes et les motifs innombrables sur lesquels l'imagination des hommes a construit toutes les vieilles mythologies et toutes les vieilles poésies". A n'en pas douter, ce que Hugo a entendu ce jour-là, c'était une chanson, comme l'atteste l'emploi du mot "couplet" au lieu de "strophe" et du verbe "chanter" au lieu de "dire", et il y a reconnu son poème et cela ne lui a pas déplu.

Brassens retiendra -est-ce un hasard?- les mêmes strophes (1, 4, 5, 9) que Monpou (plus, il est vrai, trois autres) mais, en guise de clôture, il usera aussi du même raccourci (enchaînant les six premiers vers de la strophe 9 avec la variante finale du refrain). Sur la version de Monpou, empreinte en effet de fierté et qui tranche avec le style ordinaire des romances de l'époque mais où l'on a peine à retrouver aujourd'hui la sauvagerie qu'y ressentait Gautier et a fortiori les sanglots et le "cri formidable de jalousie" qui impressionnait tant Verlaine, je ne ferai pas d'autres commentaires, les réservant à celle de Liszt, à laquelle je m'empresse d'arriver, non sans observer au passage que Brassens n'est donc, et de loin, pas le premier à avoir fait de la "Guitare" de Hugo une chanson. Outre Monpou, l'ont précédé Léon Kreutzer, avec sa Chanson du fou, et Louis Niedermeyer avec Gastibelza .

Signalons d'abord que, malgré l'exceptionnelle ampleur que Liszt a donnée à sa version, sous-titrée "Boléro" et datée de 1844, il n'a pas fait un sort aux onze strophes du poème: il a renoncé à traiter cinq d'entre elles -une de plus que Brassens-, mais pas les mêmes, sauf la septième, qui comporte une bizarre équivoque et que j'ai qualifiée d'érotique. Il a négligé les strophes 4, 5 et 8, avec leurs références à la reine et au roi, au temps de Charlemagne et à César, empereur d'Allemagne, il n'a pas retenu la strophe 6, assez osée, où Gastibelza se qualifie de "pauvre chien" et déclare qu'il aurait passé dix ans au bagne pour un regard de Sabine -hyperbole peut-être mais aussi expression bien caractéristique d'un amour fou. En revanche il n'a pas reculé devant la strophe 3, qui nous fait entrevoir l'intériorité de Gastibelza et où intervient de sa part un mouvement soudain de charité sans rapport évident avec le reste de ses préoccupations; et surtout l'énoncé des motifs de son tourment -la vénalité et l'infidélité de Sabine-, révélation après laquelle, chez Brassens, tout est dit, puisque lui succède immédiatement la conclusion: "Le vent qui vient à travers la montagne / M'a rendu fou!", loin d'annoncer ici la clôture du texte, est suivi par deux couplets correspondant aux deux dernières strophes, chacun flanqué du refrain dont les paroles ne changent pas: "Le vent qui vient à travers la montagne / Me rendra fou!", comme si le personnage était incapable de prendre conscience de la folie qui l'a envahi.

La folie, tel est bien le spectre qui hante aussi bien la ligne vocale du chanteur que l'accompagnement de piano. Une fois passés au moins le prélude pianistique et la phrase introductive du narrateur, séparés nettement, par un demi-soupir assorti d'un point d'orgue, de la citation du chant de Gastibelza qui constituera tout le reste du morceau. Dès la première question posée par Gastibelza, l'auditeur français ne peut qu'être déconcerté par la distorsion que subit la diction, du fait des mélismes à l'espagnole descendants et répétés: "Quelqu'un a-t-i-il i-il connu-u u-u Donna Sabi-i i-i i-i i-i ne". Si on la perçoit comme un hispanisme, l'effet est d'étrangeté; si on la perçoit comme un bégaiement, cette anomalie installe d'emblée dans le personnage l'ambiguïté du grotesque -difforme ou bouffon?- , génératrice pour l'auditeur de malaise. A peine s'est-on rassuré un instant à l'entendre inviter les villageois à danser et à chanter que cinq "Ah!" successifs semblent, bien plus qu'un trait hispanisant, autant de cris d'effroi, cependant qu'au piano la descente de la main droite et la montée de la main gauche simultanées se referment sur ces interjections comme un étau. La notation sotte voce que la nuit gagne le mont Falou, loin d'apporter un apaisement même éphémère, est d'autant plus reçue comme une menace qu'après avoir prononcé le mot "nuit" la voix ne cesse de descendre. Inversement, "le vent qui vient" donne lieu à une montée qui n'est pas moins inquiétante car, répétée après l'interruption d'un demi-soupir marqué d'un point d'orgue, elle correspond presque explicitement à une montée d'angoisse. Entre temps la vocalise d'une mesure entière sur le a de montagne, qui rappelle les interjections précédentes, ajoute à l'impression d'avoir affaire à un halluciné. Et l'énergie demandée par le musicien pour la répétition , non prévue par Hugo, de "Me rendra fou!" frappe comme celle du désespoir. Dans le deuxième couplet on retrouve des vocalises descendantes (sur "était la vieille Maugrabine"), des répétitions, les cinq "ah!" déjà entendus dans le premier couplet: le grotesque se confirme dans le personnage de la mère, grotesque de la vieillesse et, on peut le supposer, de la laideur et de la roture, en contraste d'humour noir avec la jeunesse, la beauté et la noblesse de Sabine, grotesque de l'animalité dans le cri inarticulé de la vieille femme, grotesque horrible de sa folie implicite. Plus de doute, plus de suspens après "Le vent qui vient" ni de reprise; la menace se précise. Un premier épisode se termine. Le suivant s'ouvre dans un mouvement animé avec un accompagnement scherzando, invitation un peu fébrile à jouir de ce qu'offre la vie, d'une allégresse que dément la répétition en descente vers le grave de "Il faut user", qui sonne comme une ironie amère. La joie dans l'œil de Sabine reste plus énigmatique. C'est alors que le mouvement s'anime encore plus et que survient, à moins qu'il ait été présent depuis le début mais inaperçu, un vieillard accompagné d'un enfant, auquel Gastibelza exhorte de jeter un sou. Ce n'est pas un simple geste de charité car le crescendo qui se développe au piano puis se transmet à la voix sur l'injonction: "jetez un sou", répétée deux fois et d'une voix de plus en plus haute, prend un tour convulsif. On n'est pas loin de la démence. Le vent qui vient à travers la montagne ne s'attarde plus sur ses flancs ou dans ses gorges, il apporte directement la folie. Après un silence, la cruelle vérité qui déchire le personnage émerge enfin, déclamée, puis parlée, avec une pointe d'ironie amère à l'évocation du "bijou" pour lequel Sabine a tout sacrifié. Va-t-il s'en trouver délivré? On retrouve la même hésitation que dans la première mention du "vent qui vient", la même façon de s'attarder sur le a de "montagne". Fin du deuxième épisode. Sur un tempo un peu retenu, c'est un Gastibelza accablé et comme prématurément vieilli qui reprend la parole, et un ralentissement supplémentaire souligne sa lassitude. Il ne s'anime de nouveau qu'en tentant de suivre en imagination l'infidèle, non sans incertitudes manifestées par des pauses, mais avec une excitation croissante attestée par l'élévation progressive de la voix jusqu'à la diphtongue ou de "je ne sais où" qui rime si prévisiblement avec "fou". Revient alors le refrain fatidique, obsédant, découpé une première fois en autant de notes que de syllabes et qui ne s'attarde que sur le "fou" final; puis, répété avec une insistance sur "vient" et la finale d' "à travers", avant que le piano martelé en un triple forte ne fasse sombrer la raison sous le poids du ou de "fou" dévalant la pente en vocalises éperdues; et pour mettre le comble à la déréliction, après une pause, "me rendra fou" est encore répété adagio et dans le grave. A ce constat terrible s'enchaîne, dans un tempo plus modéré, accompagnée doucement par le piano, une évocation nostalgique de l'humble et presque dérisoire bonheur qu'éprouvait Gastibelza à voir passer Sabine. Comme en écho, sur les mêmes notes, il chante son ennui présent (la répétition de "Je m'ennuie" ayant valeur de symptôme pathologique) et, sur une note descendante, son dégoût, " L'âme dans la campagne" semble trouver un répit ou une échappatoire; ce sont les rimes en ou qui creusent le tunnel de la folie, qui lui ouvrent la voie et, soit qu'elle amène des idées suicidaires ou meurtrières, "la dague au clou" va engendrer en quelque sorte au piano une recrudescence de l'angoisse, à laquelle s'ajoute une extrême agitation; le vent se lève de nouveau et le a de "montagne" se débite en une vocalise chromatique ascendante, la voix monte et descend deux fois sur "me rendra fou" et finit, à la troisième occurrence, par s'effondrer . Sur un accompagnement martelé au piano en un forte obsédant, la voix montant et descendant répète encore, comme un infernal refrain, le vers entier, culmine trois fois sur le si aigu du mot final "fou" avant de s'en arracher pour le hurler une dernière fois sur un do bémol, après quoi le piano prend le relais de la narration pour sceller le destin du personnage et conclure implacablement le récit.

On l'a bien compris, le traitement musical que Liszt a réservé à la "Guitare" de Hugo nous donne à entendre un poème d'une tout autre intensité que celui auquel nous a habitué la chanson de Brassens; il justifie l'éloge de Verlaine, qui, au premier abord pouvait paraître exagéré; il nous oblige à relire le texte et à en rechercher les significations possibles. On est alors amené à s'interroger sur ce Gastibelza dont le chant manifeste la folie. Ce nom pourrait bien être composé de deux mots basques, "gazte" qui signifie "le jeune homme" et "belz" qui signifie "noir". Voilà qui renverrait un lecteur de Hugo à son seul héros noir, l'esclave Pierrot, alias Bug-Jargal -dont le nom a donné son titre au premier roman de l'auteur-, et à l'amour malheureux de ce personnage pour la fille de son maître, la belle Marie, fiancée à Léopold d'Auverney. Or, dans ce roman, Bug-Jargal chante plus d'une fois, s'accompagnant à la guitare, et un jour notamment, "d'un air mélancolique", l'air Yo que soy contrabandista ; "quand il eut fini, raconte d'Auverney, il se tourna brusquement vers moi et me cria: : Frère, promets, si jamais tu doutes de moi , d'écarter tous les soupçons quand tu m'entendras chanter cet air". Et d'Auverney ajoute: "A compter de ce jour, il ne m'appela plus que son frère". A partir de là deux pistes s'offrent à nous: celle d'une variation de Hugo sur l'air de guitare de Bug-Jargal, dont Gastibelza serait un avatar, comme son chant un avatar de Yo que soy contrabandista ; à l'appui de cette hypothèse on pourrait apporter un fait troublant: c'est la publication, dans la Revue et Gazette musicale de Paris du ler janvier 1837 d'une "Histoire lyrique" de George Sand, intitulée "Le Contrebandier", qui commence par le rappel de l'usage qu'a fait Hugo, dans Bug-Jargal, de la chanson composée par Manuel Garcia. George Sand précise ensuite que Liszt a composé pour le piano un rondo fantastique sur le thème musical de la chanson; l'air y passe " de la mélancolie pastorale à la fureur sombre, de la douleur déchirante au délire poétique"; et George Sand propose à son tour une "Paraphrase fantastique" sur le rondo de Liszt. De là à supposer que Hugo a été ramené à l'inspiration de Bug-Jargal et a voulu, un peu dans le même esprit que George Sand, revêtir des sons de formes humaines ou formuler une musique en paroles, il n'y a qu'un pas, d'autant plus aisé à franchir que "Gastibelza" est daté de mars 1837, du 14 même, si l'on se reporte au manuscrit, et qu'avant de l'intituler "Guitare" Hugo a projeté de lui donner pour titre "Ce que chantait une guitare" ou "Traduction des sons d'une guitare". La genèse du poème pourrait d'ailleurs bien être la transcription d'une audition réelle si l'on accorde crédit à une remarque du critique Jean-Bertrand Barrère: "On est frappé de retrouver dans le long refrain l'insistance lancinante des roulades que les guitaristes arrêtent brusquement sous un accord plaqué de la main, toujours le même". Mais il est une seconde piste suggérée par la référence implicite dans le nom de Gastibelza: Bug-Jargal n'est pas seulement le jeune rival noir du héros, qui signe "Yo que soy contrabandista"; il est pour d'Auverney un "frère". Et comment ne pas songer alors au frère du poète, Eugène, dont, à la suite de ce que suggérera en 1860 le poème d'un ami de jeunesse, Gaspard de Pons, on a longtemps attribué la folie au désespoir jaloux causé par sa rivalité sentimentale et poétique malheureuse avec son cadet, et dont la tradition familiale a situé la première crise de démence, la nuit même des noces de Victor. Or Eugène, interné à l'asile de Charenton depuis le 21 juin 1823, est mort le 20 février 1837. A la date du 14 mars, trois semaines plus tard, la folie de Gastibelza s'éclaire d'un jour sinistre. Comment imaginer que Hugo traite alors de folie sans penser à ce malheureux frère mort fou il y a si peu de temps? Comment imaginer qu'il en traite seulement sur le mode fantaisiste et pittoresquement exotique? Liszt a été suffisamment l'intime de Hugo depuis plusieurs années pour le comprendre, et si le 19 mars 1837 il choisit de se produire à l'Opéra, entre un acte de La Esmeralda de Louise Bertin -sur un livret de Hugo-, dont il réalise la version pour chant et piano, et un ballet-pantomime d'Adolphe Adam, gageons qu'il n'ignore ni le deuil de Hugo ni peut-être le poème qu'il vient de rédiger. Si même il n'a pas eu connaissance de ce dernier sur le moment, il a pu, en en découvrant la date lors de la publication du recueil les Rayons et les Ombres, faire le rapprochement avec le douloureux destin d'Eugène. On s'explique mieux ainsi le caractère tout à fait intense et tragique qu'il a donné à sa mise en musique. Quant à la "Guitare" de Hugo, elle pourrait bien comporter en outre une dimension autobiographique car le souvenir plus ou moins fantasmé de la jalousie d'Eugène, ravivé par sa mort, a pu réactiver la jalousie que son objet, Adèle, a fait éprouver à Victor. Gastibelza serait alors aussi , en contrebande, une projection du poète, une sorte de double noir de lui-même ou, comme on dit encore, de négatif (comme le sera l'Homère Hogu nègre que l'on trouve dans Les Misérables), un autoportrait de l'artiste en fou pitoyable. On sera alors attentif à la configuration amoureuse que propose le poème et où l'on retrouve aisément dans les personnages de Gastibelza, du Roi et du comte de Saldagne, épris de Dona Sabine les figures, contemporaines de la crise du couple Hugo, des rivaux du drame d'Hernani -le "bandit", le roi et le riche seigneur, tres para una, Dona Sol- ou du roman de Notre- Dame de Paris -le sonneur ou le poète, l'archidiacre et le capitaine, fascinés par Esmeralda. Dans ce contexte, la présence du vieillard auquel Gastibelza exhorte l'assistance à jeter un sou est moins incongrue: dans Hernani, Don Roy Gomez tient moins par anticipation le rôle du comte de Saldagne, sauf un instant en raison de la jalousie presque maladive d'Hernani, que celui du vieillard mendiant (d'amour) à l'égard duquel le héros se sent redevable. Dix jours avant "Guitare", Hugo composait un poème qui entrera dans Les Voix intérieures, où il évoque ceux qui se hâtent de jouir. Il leur opposait dans la dernière strophe le "sage" qui ramasse "les miettes du festin" et "donne ce pain aux pauvres oubliés, / Aux mendiants rêveurs, en leur disant: -priez, / Priez pour ces hommes qui chantent!". Ce geste du sage, le fou le répète dans une brusque impulsion qui est peut-être une façon de se délivrer d'un obscur sentiment de culpabilité. Ultime pièce au dossier de cette petite énigme, dans un poème intitulé "Pepita" qui constitue à lui seul la section de L'Art d'être grand père ayant pour titre "Les Fredaines du grand-père enfant (1811)", et évoque dans un cadre espagnol le souvenir d'un amour enfantin pour la fille d'un marquis, on peut lire ceci:

 

Tous les jours un vieux qui pleure

Venait demander un sou;

Un dragon à la même heure

Arrivait je ne sais d'où.

 

Il piaffait sous la croisée,

Tandis que le vieux râlait

De sa vieille voix brisée:

La charité, s'il vous plaît!

 

Et la belle au collier

Se penchait sur son rosier,

Faisait au pauvre l'aumône

Pour la faire à l'officier.

 

L'un plus fier, l'autre moins sombre

Ils partaient, le vieux hagard

Emportant un sou dans l'ombre,

Et le dragon un regard.

 

J'étais près de la fenêtre,

Tremblant, trop petit pour voir,

Amoureux sans m'y connaître,

Et bête sans le savoir.

 

On mesure ainsi combien le traitement musical peut influencer notre interprétation d'un texte, soit en le faisant dériver vers une fantaisie de bon aloi dont on sourit -tel est, me semble-t-il, l'effet de la chanson de Brassens- soit en révélant un sens latent et provisoirement oublié ou méconnu -ce qui me paraît un des mérites de la version de Liszt, qui, transcendant le cri de jalousie perçu par Verlaine, nous fait accéder aux secrets les plus intimes du poème, à la zone effrayante où les obsessions tournent à la folie, et communiquer avec "l'inquiétante étrangeté" de l'invasion d'un cerveau par la démence.