Franck Laurent : L'urbs et l'orbs - L'Europe impériale et la question du centre dans l'oeuvre de V. Hugo de 1827 à 1848

Communication au Groupe Hugo du 17 décembre 1994
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Dans l’oeuvre d’avant l’exil, tout au moins après la période ultra, l’Empire peut être considéré comme une des principales figures par lesquelles Hugo tente de penser et de représenter l’unité de l’Europe. En ce sens, l’Empire est avant tout ce qui permet de transformer le chaos européen en territoire organisé et harmonieux, architecturé. Ce territoire européen-impérial est soumis à deux détermination fortes:

1° Son modèle architectural dominant est la citadelle: l’Empire construit l’Europe en système de défense de la Civilisation contre la Barbarie extérieure.

2° (et c’est ce point que je me propose d’aborder aujourd’hui) le territoire européen-impérial se construit en fonction d’un centre, dont l’Empire constitue l’extension, et qui lui confère son identité.

Ces deux points, on le devine, ne vont pas sans faire fortement référence au modèle romain, lequel est en quelque sorte, pour Hugo comme pour toute la tradition occidentale, la référence obligée de toute réflexion sur l’Empire.

C’est ce qui explique le titre de cette communication: l’Urbs et l’Orbs.

 

*

 

Tendu vers et contre son extérieur, dessiné et érigé par son limes, le territoire impérial-européen évoqué, représenté, édifié par l'oeuvre hugolienne est (ou devrait être) tout aussi essentiellement pourvu d'un centre, qui domine et détermine l'ensemble du territoire et plus généralement l'Orbs impérial dans ses différents registres, - point à partir duquel se construit la figure. Ce point, c'est d'abord une ville, la Ville, l'Urbs. Ici encore Hugo retrouve une tradition européenne, directement héritée de l'Empire romain, que Karl Ferdinand Werner résume en ces termes :

 

L'Empire romain était l'empire de Rome, de la ville de Rome. Cette apparente lapalissade nous rappelle, en effet, que non seulement l'Empire était issu d'une ville, mais qu'il ne constituait rien d'autre que l'extension, presque illimitée, de la civitas, de la Cité de Rome, devenue l'Urbs par excellence. (...)

Quand Constantin le Grand fonde la Nova Roma, c'est encore une ville, une cité gigantesque qui "remplace" Rome et qui restera à travers un millénaire l'étonnement des Occidentaux qui ne connaissent rien de pareil. L'Empire romain qui sera dominé par cette ville et que les Modernes appellent l'Empire byzantin est basé sur cette Urbs protégée par Dieu et sainte Marie de telle manière qu'il suffira que ce dernier rempart soit préservé devant les attaques des Arabes, des Avares, des Bulgares, pour que l'Empire subsiste et existe. Là aussi, la Cité est l'Empire.

La "troisième Rome", Moscou, qui a suivi dans l'aire byzantine la Roma secunda, démontre fort bien que l'on savait parfaitement dans la sphère d'influence de l'ancien Empire romain que seule une grande et sainte ville, comme Rome et Constantinople, pouvait prétendre à être le centre d'un vrai Empire. ( [1] )    

 

1. Paris, "Nova Roma"

Or ce "savoir" n'est pas tout à fait mort au XIXème siècle; pour beaucoup, dont Hugo, l'aventure napoléonienne lui a procuré un regain d'actualité. Un des motifs de la grandeur de Napoléon est d'avoir fait de Paris une Nouvelle Rome, et inversement la puissance du Grand Empereur est en raison directe de la puissance de Paris. Dans l'oeuvre hugolienne des années 1830-1840, et particulièrement dans sa poésie, l'évocation de Napoléon s'accompagne très souvent de celle d'un Paris constitué en Urbs de l'Orbs français : à la manière romaine, Paris est alors "la ville", absolument. L'effet est particulièrement net dans la pièce "A la Colonne" des Chants du crépuscule : le syntagme "la ville" y apparaît pour la première fois dans la deuxième strophe de la première section, alors que rien précédemment, nom propre ou périphrase, n'a déterminé la ville en question. Plus loin, dans la même section, le syntagme "les Parisiens" tend d'autant plus à "fonctionner" comme "les Romains" qu'apparaît bientôt la périphrase "la Rome française", mise évidemment pour Paris. Dans la section II et dans la section V, réapparition de "la ville", sans détermination préalable au niveau de la section. Le cas du syntagme "la cité", dans la section IV, à nouveau dépourvu de toute détermination explicite, est particulièrement intéressant. Employé en contexte politique (il s'agit de savoir si le souvenir de l'Empereur peut être dangereux pour la liberté, "liberté" et "cité" constituant la rime), il désigne à la fois la ville concrète et le concept politique abstrait : confusion typiquement romaine puisque la civitas, dans l'Empire, c'est tout autant la ville de Rome que le statut, l'ensemble de droits et de devoirs que procure au citoyen de l'Empire son appartenance à l'Urbs et qui l'autorise à s'en réclamer ( [2] ).  Pour finir, le nom propre "Paris" n'apparaît que dans la section VII, plus précisément dans l'avant-dernière strophe du poème. Le lecteur l'a bien compris, "la ville", ce ne peut être que "ce puissant Paris"( [3] ).   

Point focal, la Ville impériale se caractérise par son ouverture à l'ensemble du territoire. Par et pour Napoléon, Paris est devenu le carrefour de toutes les routes de l'Europe, situation qu'il matérialise par ses aller-retours incessants entre le centre unique et les points multiples de la périphérie :

 

(...) Il parcourait la terre

Avec ses vétérans, nation militaire

Dont il savait les noms;

Les rois fuyaient; les rois n'étaient point de sa taille; 

Et vainqueur, il allait par les champs de bataille

Glanant tous leurs canons.

 

Et puis, il revenait avec la grande armée,

Encombrant de butin sa France bien-aimée,

Son Louvre de granit,

Et les Parisiens poussaient des cris de joie,

Comme font les aiglons, alors qu'avec sa proie

L'aigle rentre à son nid!

 

Et lui, poussant du pied tout ce métal sonore,

Il courait à la cuve où bouillonnait encore

Le monument promis.

Le moule en était fait d'une de ses pensées.

Dans la fournaise ardente il jetait à brassées

Les canons ennemis!

 

Puis il s'en revenait gagner quelque bataille.

Il dépouillait encore à travers la mitraille

Maints affûts dispersés;

Et, rapportant ce bronze à la Rome française,

Il disait aux fondeurs penchés sur la fournaise :

- En avez-vous assez? ( [4] )

 

A ce Paris centre d'une Europe livrée à la guerre devra succéder la Capitale de la grande Europe impériale, centre de la Pax Franca. Tel est le projet de Napoléon, tel que le devine pour son fils le père de "Souvenir d'enfance" :

 

Déjà, dans sa pensée immense et clairvoyante,

(...)

Berlin, Vienne, Madrid, Moscou, Londres, Milan,

Viennent rendre à Paris hommage une fois l'an (.) ( [5] )

 

Centre de l'Europe, le Paris de l'Empire tend à devenir son microcosme, au moins dans le registre du pouvoir : dans les cortèges qu'offrait Napoléon aux Parisiens, ceux-ci pouvaient voir

 

(...) pressés sur ses pas, dix vassaux couronnés

Regarder en tremblant ses pieds éperonnés (.) ( [6] )

Et la "vieille en haillons" de "Rêverie d'un passant à propos d'un roi" s'en souvient, qui lâche au passage du roi de Naples rendant visite à Charles X : " - Un roi! sous l'empereur, j'en ai tant vu, des rois!" ( [7] )

Centre et résumé de l'Europe et du monde, voilà ce que l'Empire a fait de Paris, en y attirant les rois, mais aussi les monuments de l'Orbs. A ce titre, même le jeune Ultra de 1823 ne peut que saluer Napoléon, implicitement, mais très clairement :

 

La France (...)

Pour parer ses superbes temples,

Dépouille les camps étrangers.

 

On voit dans ses cités, de monuments peuplées,

Rome et ses dieux, Memphis et ses noirs mausolées;

Le lion de Venise en leurs murs a dormi;

Et quand, pour embellir nos vastes Babylones,

Le bronze manque à ses colonnes,

Elle en demande à l'ennemi! ( [8] )

 

K.-F. Werner le rappelle, “ seule une grande et sainte ville, comme Rome et Constantinople, pouvait prétendre à être le centre d’un vrai Empire ”. Paris lieu sacré, Paris ville sainte et terrifiante, ce motif apparaît régulièrement dans l’oeuvre poétique hugolienne de cette période en liaison étroite avec le souvenir de Napoléon et de sa dimension européenne. Ainsi dans “ Le Retour de l’Empereur ”:

 

Vos batailes, ô roi! comme des mains fatales,

L’une après l’autre ont pris toutes les capitales;

Il suffit d’Iéna pour entrer à Berlin,

D’Arcole pour entrer à Mantoue, ô grand homme!

Lodi mène à Milan, Marengo mène à Rome,

La Moskova mène au Kremlin!

 

Paris coûte plus cher! c’est la cité sacrée!

C’est la conquête ardue, âpre, démesurée!

Le but éblouissant des suprêmes efforts!

Pour entrer dans Paris, la ville de mémoire,

Sire, il faut revenir de la sombre victoire

Qu'on remporte au pays des morts!

 

Il faut (...)

S'être fait de l'Europe et l'âme et le milieu,

Et, debout dans la gloire ainsi que dans un temple,

Etre pour l'univers, qui de loin vous contemple,

Plus qu'un fantôme et presque un dieu! ( [9] )

 

La Ville sacrée et l'Empereur tombé et mort, mais relevé presque Dieu, s'harmonisent. Au faîte de sa puissance, l'homme tendait à attirer à lui toute la terreur sainte, mais celle-ci rejaillissait sur le Louvre, point vers lequel l'Orbs entier rayonnait :

 

Mil huit cent onze! - O temps, où des peuples sans nombre

Attendaient prosternés sous un nuage sombre

Que le Ciel eût dit oui!

 

Sentaient trembler sous eux les états centenaires,

Et regardaient le Louvre entouré de tonnerres,

Comme un Mont-Sinaï! ( [10] )

 

Et quand Paris lui-même sera mort, resteront encore les grands signes des grands Empereurs : "deux tours de granit faites par Charlemagne" (celles de Notre-Dame ( [11] )), "un pilier d'airain fait par Napoléon" (la colonne Vendôme), et, surtout, l'Arc de triomphe de l'Etoile, "Arche", "porte sainte", "la porte ouverte sur la cime/ Qui dit : il faut monter pour venir jusqu'à moi".

 

Alors le lieu sera sacré comme jamais :

Ton cintre virginal sera pur sous la nue;

Et les peuples à naître accourront tête nue

Vers ton front couronné!

(...)

Rien ne troublera plus cette pudeur que Rome

Ou Paris ruiné doit avoir devant l'homme;

(...) 

Monument! voilà donc la rêverie immense

Qu'à ton ombre déjà le poète commence!

Piédestal qu'eût aimé Bélénus ou Mithra!

Arche aujourd'hui guerrière, un jour religieuse!

Rêve en pierre ébauché! porte prodigieuse

D'un palais de géants qu'on se figurera! ( [12] )

 

Ville sacrée, centre et microcosme d'une Europe unifiée et édifiée en Empire, Paris, par Napoléon et par Hugo, s'érige en Nouvelle Rome, nouvelle Urbs d'un nouvel Orbs européen. Tel est le propos général, mais qui ne masque pas un certain nombre de complications. Celle-ci tout d'abord : le modèle impérial romain, s'il informe fortement la représentation hugolienne de l'Empire de Napoléon, ne peut lui être parfaitement appliqué en particulier sur ce point essentiel des rapports de l'Empire à son centre. Le système romain, idéalement, au moins à partir de l'édit de Caracalla (212 après J.C.)) qui donne à tout l'Empire la citoyenneté romaine, le système romain repose sur l'extension et en quelque sorte la duplication quasi indéfinie d'une Cité. C'est dire qu'en tant qu'Empire, Rome ne connaît véritablement que deux termes : l'Urbs et l'Orbs, le centre et son extension. Du point de vue impérial, les niveaux intermédiaires d'organisation et d'identification, en particulier celui de la Natio, ne sont pas pertinents : l'Empire est Romain, il n'est pas Italien ( [13] ). L'Empire de Napoléon, lui, dans la réalité historique comme dans la représentation hugolienne, est Français et non pas Parisien; il intègre la nation à son système d'organisation politique, comme niveau non seulement pertinent mais essentiel. Il ne se construit pas du seul couple Centre-Empire, mais d'une figure à trois termes : Paris (l'Urbs) - la France (la Natio) - l'Europe ou le Monde (l'Orbs). A une structure simplement synecdochique il en substitue une autre, proche mais différente, doublement synecdochique cette fois. Ce que disent avec une netteté particulière ces deux vers du Retour de l'Empereur :

 

La France est la tête du monde,

Cyclope dont Paris est l'oeil! ( [14] )

 

La chose pourrait aller de soi, si Hugo ne faisait que prendre acte de la prépondérance acquise par la forme Nation dans la réalité historique de son temps, sans en être autrement incommodé. Mais s'il est vrai que la pensée politique de Hugo, certes contradictoire, confuse parfois, est néanmoins dès cette époque tendue par une volonté de dépassement ou de subversion de la Nation, on admettra que la persistance de celle-ci dans cette organisation a priori supra-nationale qu'est l'Empire ne peut pas ne pas lui poser problème. La position de Hugo sur ce point s'éclaircira quelque peu, en se radicalisant, pendant l'exil. Ainsi la prophétie lancée par Paris à l'occasion de l'exposition universelle de 1867 réactualise en somme le modèle romain contre le modèle napoléonien :

 

Au vingtième siècle il y aura une nation extraordinaire.

(...) [Cette] nation sera plus que nation, elle sera civilisation (.)

(...) Cette nation aura pour capitale Paris et ne s'appellera point la France; elle s'appellera l'Europe.

Elle s'appellera l'Europe au dix-neuvième siècle, et, aux siècles suivants, elle s'appellera l'Humanité. ( [15] )

 

O France, adieu! tu es trop grande pour n'être qu'une patrie.(...) Encore un peu de temps, et tu t'évanouiras dans la transfiguration. ( [16] )

 

L'avenir de la France pensé comme évanouissement par transfiguration, disparition même de son nom ("Cette nation (...) ne s'appellera pas la France"), et du même mouvement dépassement de la Nation ("Cette nation (...) sera plus que nation, elle sera civilisation"), telle est la formule de l'avenir pour le Mage démocrate de Guernesey. Formule qui seule permet la constitution d'une figure Urbs/Orbs, Paris/Humanité, comme si décidément la Nation France, parce que Nation et en quelque sorte quoique France, faisait écran à l'Europe, obstacle au Monde. Certes durant la période qui nous intéresse, Hugo n'en est pas là. Mais cet état tardif de sa pensée est amené de loin, et il permet de prendre une première mesure du caractère profondément ambivalent chez Hugo de la figure impériale, le plus souvent nettement dominée par la référence napoléonienne. Comme dépassement des frontières l'Empire peut fournir un modèle de dépassement de la Nation; comme domination conquérante d'un peuple sur les autres, il en constitue l'apogée agressive. Si cette formule de l'avenir énoncée dans Paris n'est possible qu'une fois abandonné le modèle impérial, la longue fréquentation de celui-ci a pu néanmoins la préparer ( [17] ).

Le mode d'édification de l'Empire napoléonien ne repose donc pas sur l'extension indéfinie de la Ville, mais sur celle de la Nation. L'Europe s'unifie en devenant française. Ce fut l'oeuvre des héros militaires, les pères des jeunes révolutionnaires de 1830 :

 

Vos pères, hauts de cent coudées,

Ont été forts et généreux.

Les nations intimidées

Se faisaient adopter par eux.

Ils ont fait une telle guerre

Que tous les peuples de la terre

De la France prenaient le nom,

Quittaient leur passé qui s'écroule

Et venaient s'abriter en foule

A l'ombre de Napoléon! ( [18] )

 

Cette oeuvre est plus souvent rapportée directement à l'Empereur lui-même :

 

"Déjà peut-être en lui mille choses se font,

"Et tout l'avenir germe en son cerveau profond.

"Déjà, dans sa pensée immense et clairvoyante,

"L'Europe ne fait plus qu'une France géante (.)" ( [19] )

 

Ou encore, dans "Le Retour de l'Empereur" :

 

Tu voulais vers[er] notre sève

Aux peuples trop lents à mûrir (.) ( [20] )

 

Mais cette généralisation de la France à l'Europe entière n'abolit pas le privilège de la Nation centrale : cette unification implique une hiérarchisation. Que l'Empire de Napoléon ait été essentiellement domination du centre sur la périphérie, Hugo le plus souvent ne le cache pas : ainsi une bonne partie de l'Europe y était réduite à jouer le rôle de contreforts de la France :

 

Sous cet homme, la France avait cent trente départements (...) Il avait construit son Etat au centre de l'Europe comme une citadelle, lui donnant pour bastions et pour ouvrages avancés dix monarchies qu'il avait fait entrer à la fois dans son empire et dans sa famille. ( [21] )

 

En définitive le meilleur terme pour désigner le lien qui organise en Empire l'Europe autour du centre français, c'est celui, lourd de sens, de vassalité. L'expression "Europe vassale" (et ses dérivés directs) est une de celles qui reviennent le plus systématiquement dans les poèmes consacrés à Napoléon, et ce depuis les odes monarchistes :

 

[Gustave IV de Suède] avait un ami dans ses jeunes années

(...)

C'est ce jeune d'Enghien qui fut assassiné!

Gustave à ce forfait se jeta sur ses armes;

Mais quand il vit l'Europe insensible à ses larmes,

Calme et stoïque il dit : (...)

"Puisque du meurtrier les nations vassales

"Courbent leurs fronts tremblants sous ses mains colossales;

(...)

"Sur un trône aujourd'hui je n'ai plus rien à faire" ( [22] )

 

Il est remarquable que l'expression demeure dans des poèmes de tonalité nettement pro-napoléoniens, qu'elle passe en quelque sorte sans en être modifiée de la légende noire à la légende dorée ( [23] ). Ainsi on la retrouve, singulièrement aggravée, dans la première ode "A la Colonne de la place Vendôme", qui comme on sait fut à sa parution (février 1827) considérée, à tort ou à raison, comme le premier signe net de l'éloignement du jeune Hugo de l'ultra-royalisme :

 

A quoi pense-t-il donc l'étranger qui nous brave?

N'avions-nous pas hier l'Europe pour esclave? ( [24] )

 

Puis à nouveau dans "Souvenir d'enfance" : pressés sur les pas de Napoléon

 

      (...)dix vassaux couronnés

Regard[aient] en tremblant ses pieds éperonnés

(...) 

"Déjà dans sa pensée immense et clairvoyante,

"L'Europe ne fait plus qu'une France géante,

"Berlin, Vienne, Madrid, Moscou, Londres, Milan,

"Viennent rendre à Paris hommage une fois l'an,

"Le Vatican n'est plus que le vassal du Louvre(.)" ( [25] )

 

Et dans la seconde ode "A la Colonne" :

 

Oh! quand il bâtissait, de sa main colossale,

Pour son trône, appuyé à l'Europe vassale,

Ce pilier souverain,

(...)

C'était un beau spectacle! ( [26] )

 

Dans "Sunt lacrymae rerum" :

 

Charles dix! (...)

Une ombre quand il vint couvrait encore nos murs,

L'ombre de l'empereur, figure colossale.

Peuple, armée, et la France, et l'Europe vassale,

Par cette vaste main depuis quinze ans pétris,

Demandaient un grand règne (.) ( [27] )

 

Et l'exilé de Bruxelles le redira dans Napoléon le Petit: “ Le premier Bonaparte voulait réédifier l'empire d'Occident, faire l'Europe vassale (.) ” ( [28] )

La grandeur de Napoléon fut bien d'unir l'Europe aux destins de la France, mais cette union fut domination, et domination de type féodal. L'archaïsme signifié par ce motif de l'Europe vassale, quel que puisse être par ailleurs le discours du texte dans lequel il apparaît, laisse au moins planer un doute sur la pertinence historique de l'oeuvre napoléonienne. Ambivalence de la figure impériale chez Hugo...

 

2. Rome, "Ville éternelle".

Complexe et ambivalent, le système impérial Paris/France/Europe s'avère en outre concurrencé par d'autres. C'est que Hugo n'est pas toujours certain que Paris et la France constituent le centre absolu de l'Europe. Comme si la complexité du continent, même sous forme impériale, le rendait difficile à centrer précisément. Il faut revenir, à nouveau, à la référence romaine. Quand Hugo affirme que Paris et la France, en particulier grâce à Napoléon, sont devenus le centre de l'Europe, il affirme presque systématiquement que Paris et la France ont pris la succession de Rome, mobilisant ainsi le schéma traditionnel de la translatio imperii. Les exemples sont multiples, on en a déjà cité quelques-uns. Citons encore celui-ci, qui montre que l'idée demeure pour Hugo pertinente malgré la chute de l'Empire de Napoléon. Dans la Conclusion du Rhin, après avoir identifié l'Angleterre à Carthage, il ajoute :

 

Mais si Carthage s'est déplacée, Rome s'est déplacée aussi. Carthage l'a retrouvée vis-à-vis d'elle, comme jadis, sur la rive opposée. Autrefois Rome s'appelait Urbs, surveillait la Méditerranée et regardait l'Afrique; aujourd'hui Rome se nomme Paris, surveille l'Océan et regarde l'Angleterre. ( [29] )

 

Ce qui complique ce schéma relativement simple de la translatio imperii, c'est principalement que Rome est double : à la Rome des Césars a succédé la Rome des Papes. Succession qui n'eut rien d'hasardeux, qui révéla la persistance dans toute l'aire autrefois romaine du prestige symbolique de l'Urbs, et qui symétriquement donna à l'Eglise catholique sa forme hiérarchisée, universaliste et centrée, impériale, romaine en un mot. Par les papes mais grâce aux césars, Rome reste Rome malgré la chute de l'Empire; elle devient Ville éternelle. C'est dire combien le souvenir de la grandeur romaine, métamorphosé et réactualisé dans et par l'Eglise catholique, empêche toute translatio imperii claire et complète : Rome s'obstine à demeurer le centre du monde européen ( [30] ). A cette aventure historique hors pair, au caractère si évidemment prédestiné de cette ville, le Hugo d'avant l'exil est particulièrement sensible. Le motif des deux Rome réapparaît régulièrement, sous des formes diverses. Ainsi dans cette réflexion du "Journal (...) d'un révolutionnaire de 1830", qui médite la pérennité de la Ville, et de son caractère sacré :

 

Singulier parallélisme des destinées de Rome! après un sénat qui fait des dieux, un conclave qui fait des saints. ( [31] )

 

Et, plus clairement encore dans la Conclusion du Rhin :

 

Rome, s'il nous est permis de rappeler ce que nous avons dit ailleurs, sera toujours Rome.( [32] )

 

Déjà le "Fragment d'histoire" interprétait la métamorphose de Rome comme le signe de sa prédestination à être et demeurer le centre unique de la civilisation européenne, prédestination rendant vaine et folle toute tentative de translatio imperii :

 

la civilisation se fixe sur [Rome]. Elle en a été la racine, elle en devient la tige, elle en devient la tête. En vain les césars, dans la folie de leur pouvoir, veulent casser la ville éternelle, et reporter la métropole du monde à l'orient. Ce sont eux qui s'en vont; la civilisation ne les suit pas, et ils s'en vont à la barbarie. Byzance deviendra Stamboul. Rome restera Rome.

Le Vatican remplace le Capitole; voilà tout. ( [33] )

 

Mais cette pérennité ne doit pas masquer la profonde transformation de Rome. Si le centre du pouvoir n'a pas changé, le pouvoir, lui, n'est plus le même :

 

la cité sainte se renouvelle. Elle régnait par la force; la voilà qui règne par la croyance, plus forte que la force. Pierre hérite de César. Rome n'agit plus, elle parle; et sa parole est un tonnerre. Ses foudres désormais frappent les âmes. A l'esprit de conquête succède l'esprit de prosélytisme. Foyer du globe, elle a des échos dans toutes les nations; et ce qu'un homme, du haut du balcon papal, dit à la ville sacrée, est dit aussi pour l'univers. Urbi et Orbi. ( [34] )

 

Propos presque identique, quinze ans plus tard, dans l'[Ebauche d'une monographie sur le Rhin] :

 

la Ville éternelle ne pouvait vraiment pas mourir. De cité des césars elle est devenue cité des papes. Voilà tout. La ville autrefois, urbs, était une chose matériellement redoutable, un vaste corps debout sur le vieux continent. Rome, bras formidable, force physique, allant et venant dans l'univers, a subjugué les nations pendant douze cents ans. Depuis quinze siècles, Rome, âme, gouverne le monde. ( [35] )

 

La persistance de Rome au centre du monde européen signifie donc l'émergence d'un pouvoir autre : pouvoir spirituel de la parole qui, écrit ici, et ailleurs, Hugo, tend à l'emporter sur le pouvoir matériel de la force. Dans la métamorphose romaine s'origine ainsi la question européenne du césaropapisme. Au-delà, c'est par ce biais que la réflexion romantique sur le "pouvoir spirituel" moderne rencontre toujours la référence romaine, comme pierre de touche, modèle ou repoussoir, ancrage historico-fantasmatique.

Comment s'articule le motif de la Rome éternelle avec celui du couple Paris-France nouvelle Rome? Evidemment, mal. C'est que Hugo hésite longtemps sur la valeur à accorder, pour le passé, mais surtout pour le présent et pour l'avenir, à la Rome catholique. Le rapport Rome/Paris ne se réduit jamais simplement pour lui, durant toute la période qui nous occupe, à un rapport du centre ancien au centre nouveau. Sur ce point la référence napoléonienne, loin de simplifier la question, la compliquerait plutôt. Dans le "Fragment d'histoire"  Napoléon apparaît en héros purement destructeur, en cela continuateur de la Révolution. L'Empereur a aboli le centre historique de l'Europe sans le remplacer par un autre :

 

Voilà vingt siècles que domine la civilisation européenne (...). Peut-être touchons-nous à sa fin. Notre édifice est bien vieux. Il se lézarde de toutes parts. Rome n'en est plus le centre. Chaque peuple tire de son côté. Plus d'unité, ni religieuse ni politique. L'opinion a remplacé la foi. Le dogme n'a plus la discipline des consciences. La révolution française a consommé l'oeuvre de la réforme : elle a décapité le catholicisme comme la monarchie, elle a ôté la vie à Rome. Napoléon, en rudoyant la papauté, l'a achevée; il a ôté son prestige au fantôme. ( [36] )

 

Rome est si bien le centre de l'Europe, qu'on ne peut la détruire sans ruiner du même coup tout l'édifice européen. Dans ce texte, étonnant à bien des égards, Hugo ne croit pas à l'édification d'une nouvelle organisation européenne, pourvue d'un nouveau centre. La translatio imperii lui paraît impossible. Non que l'histoire universelle s'arrête, se perde dans les sables ou le chaos, mais elle va abandonner l'Europe pour l'Amérique, neuve et démocratique ( [37] ). Tout se passe ici comme si Rome bloquait l'histoire européenne sur une organisation symbolique et géopolitique indépassable.

Hugo ne reste pas longtemps sur cette position, trop pessimiste sur les destins de l'Europe et trop exclusivement négative à l'égard de Napoléon. L'européocentrisme sera son attitude, sinon constante et déterminante, du moins fréquente et dominante. Et pendant une bonne vingtaine d'années, Napoléon sera affecté par lui d'une positivité certaine quoique problématique, et animé d'un élan créateur au moins autant que de ferveur destructrice. Mais Rome continue néanmoins à "tenir" ( [38] ). Or si la Rome antique, celle des Césars, revit dans le Paris de Napoléon et est même dépassée par elle (l'Empereur des Français fut "Plus grand dans son Paris que César dans sa Rome"( [39] )), la relation de ce même Paris à la Rome moderne, celle des Papes, n'est pas d'imitation ou de translation, mais bien de subordination :

 

Par décret impérial, [Napoléon] (...) déclarait Amsterdam troisième ville de l'empire, - Rome n'était que la seconde(.) ( [40] )

 

Ou encore :

 

"Déjà dans sa pensée immense et clairvoyante,

"L'Europe ne fait plus qu'une France géante,

(...)

"Le Vatican n'est plus que le vassal du Louvre(.)" ( [41] )

 

Une telle subordination de Rome à Paris constitue bien sûr un signe de la grandeur de Napoléon. Mais d'une grandeur bien ambivalente tant que le prestige de l'empire spirituel de Rome n'est pas mort, comme c'est le cas aux yeux du Hugo de la Monarchie de Juillet. On peut certes apercevoir dans ce rapport Paris/Rome instauré par Napoléon une sorte de résurgence du système symbolique et géopolitique du césaropapisme. L'Empire de Charlemagne et de ses successeurs avait bien deux capitales, comme il était censé avoir deux têtes. Mais entre Rome et Aix-la-Chapelle il n'y avait pas de subordination explicite, et si la seconde a pu devenir un temps le lieu du pouvoir "réel", la première demeura toujours le centre et la cause du prestige et de la légitimité de l'Empire, comme Ville à la fois des Césars et de la Chrétienté ( [42] ). L'entreprise impériale de Napoléon, si elle maintient traditionnellement un rapport privilégié à la "Ville éternelle" (son héritier porte le titre de Roi de Rome), l'infléchit fortement. Le montage symbolique du sacre, en apparence astucieux, en fait bâtard, le montre bien. En se faisant sacrer par le Pape et non par un évêque français, Napoléon se rattache à toute la tradition impériale moderne d'Europe occidentale : pas d'Empereur d'Occident sans le concours de l'évêque de Rome. Mais en faisant venir Pie VII à Paris au lieu de faire le voyage de Rome, il tente d'inverser le rapport de forces symbolique entre les deux villes, les deux centres.

 

Par là même, entre les deux pouvoirs. Car dans le système du césaropapisme (auquel se réfère directement Napoléon et dont Hugo paraît souvent chercher une traduction moderne), et tant que l'on croit encore à la puissance symbolique de l'Urbs chrétienne, déclarer Rome seconde ville de l'Empire ou plus clairement encore faire du "Vatican le vassal du Louvre", c'est affirmer la prééminence du pouvoir temporel (ou "matériel") sur le pouvoir spirituel. Ce qui, pour Hugo comme pour la plupart des Romantiques, constitue une définition suffisante de la tyrannie. Ambivalence de la grandeur impériale napoléonienne...

 

La complication du rapport Paris/Rome comporte un autre niveau. Ce rapport ne pose pas seulement le problème des relations entre pouvoir matériel et pouvoir spirituel, entre Ville de l'Empereur et Ville du Pape, entre Louvre et Vatican. Car Paris est également centre spirituel, mais là encore le Hugo de cette période se refuse à substituer simplement Paris à Rome. Paris, Ville de 1789 et de ses éternels principes, Ville du Romantisme et de Victor Hugo, Paris est bien le foyer européen-mondial des idées. Mais ce rôle de centre de l'esprit doit être partagé avec la Ville chrétienne. L'équilibre spirituel de l'Europe repose ainsi sur deux conditions étroitement liées : la vitalité de chacun de ces deux centres et l'existence de relations harmonieuses entre eux. C'est aussi pour cette raison que Hugo s'intéresse tant à l'aventure de L'Avenir (le journal "catholique libéral" de Lamennais, Lacordaire et Montalembert), qu'il évoque significativement en ces termes dans la préface des Feuilles d'automne :

 

Le moment politique est grave : (...) au dehors comme au dedans, les croyances en lutte, les consciences en travail; (...) les vieilles religions qui font peau neuve; Rome, la cité de la foi, qui va se redresser peut-être à la hauteur de Paris, la cité de l'intelligence. ( [43] )

 

Même le mouvement révolutionnaire français ne doit pas être compris et se développer en opposition à la Rome catholique; il doit au contraire s'allier, s'harmoniser à elle. Lettre à Montalembert du 18 janvier 1831 :

 

Vous êtes éloquent, monsieur, et vous plaidez de belles causes. Sur cinq révolutions d'émancipation et de liberté qui ont éclaté en Europe depuis quarante ans, la française, la grecque, l'irlandaise, la belge, la polonaise; le christianisme en a quatre, et sur les quatre qui sont au christianisme, le catholicisme romain en a trois. Il ne tiendra pas à vous et à quelques autres notables esprits, qu'il n'ait aussi celle de la France. Je vous applaudis de toutes mes forces. ( [44] )

 

L'échec du voyage à Rome, en 1832, de Lamennais, et la condamnation de ses thèses par l'encyclique Mirari vos, mettent provisoirement fin à cet espoir. Hugo en prend acte, mais sans changer de présupposé : la Ville du Pape est un centre spirituel irremplaçable. Simplement si Rome ne se relève pas à la hauteur de Paris, si elle s'oppose à Paris et, en conséquence, décline, ce qui en résulte n'est pas la promotion de Paris au rang de capitale unique, incontestée et non problématique de l'Empire spirituel européen, mais le risque de délitement de l'esprit en Europe, sa maladie sournoise et larvée. Rome moribonde n'est pas le signe et la conséquence d'un nouvel esprit européen dont Paris serait le centre et le symbole, mais un des symptômes d'un malaise dans la civilisation européenne dont Paris est également atteint, - mal qu'on perçoit dans

 

(...) le bruit de l'Europe où tout roule,

L'homme et l'événement, sous les pieds de la foule!

De Paris qui s'éveille et s'endort tour à tour,

Et fait un mauvais rêve en attendant le jour!

De Londre où l'hôpital ne vaut pas l'hippodrome!

De Rome qui n'est plus que l'écaille de Rome! ( [45]     

 

Grégoire XVI, le pape de Mirari vos, n'est donc pas un personnage archaïque et dérisoire, mais un acteur historique dangereux, en ce qu'il trahit le rôle providentiel de la Rome papale par sa peur suicidaire de l'autre centre spirituel européen :

 

Grégoire XVI craint la France. C'est pour lui le pays du démon; une sorte de plateau supérieur de l'enfer. ( [46] )

 

Preuve de l'attachement durable de Hugo à l'idée du caractère indépassable de la Rome papale comme centre spirituel de l'Europe et de la nécessité de son alliance avec le centre spirituel nouveau, son enthousiasme aux débuts du pontificat de Pie IX, qui s'exprime en particulier dans son discours à la chambre des Pairs le 13 janvier 1848 :

 

[Pie IX] a posé l'idée d'émancipation et de liberté sur le plus haut sommet où l'homme puisse poser une lumière.(...) <Il> enseigne la route bonne et sûre aux rois, aux peuples, aux hommes d'Etat, aux philosophes, à tous. Grâces lui soient rendues! il s'est fait l'auxiliaire évangélique, l'auxiliaire suprême et souverain, de ces hautes vérités sociales que le continent, à notre grand et sérieux honneur, appelle les idées françaises.(...) Oui, j'y insiste, un pape qui adopte la révolution française (Bruit), qui en fait la révolution chrétienne, et qui la mêle à cette bénédiction qu'il répand du haut du balcon Quirinal sur Rome et sur l'univers, urbi et orbi, un pape qui fait cette chose extraordinaire et sublime, n'est pas  seulement un homme, il est un événement. ( [47] )   

 

Ce qui constitue Pie IX en "événement", c'est ici clairement l'articulation qu'il opère entre Paris-France et Rome, en se faisant "l'auxiliaire (...) des idées françaises". Et la positivité de cette articulation tient avant toute chose au caractère universel et centré, impérial et romain, de l'autorité papale; de sa faculté à répandre une parole active "du haut du balcon Quirinal sur Rome et sur l'univers, urbi et orbi". Plus précisément, Pie IX articule ce que l'on pourrait nommer une "position" universelle, qui est traditionnellement et irremplaçablement celle de l'évêque de Rome, et "ces hautes vérités sociales que le continent (...) appelle les idées françaises"; il articule en quelque sorte une situation d'énonciation catholique romaine à un énoncé révolutionnaire français. Ce faisant, il restaure ou instaure, sur un mode impérial, l'unité de l'esprit européen-mondial :

 

Il y a, à l'heure où nous parlons, sur le trône de saint Pierre un homme, un pape (...) qui s'est fait admirer à la fois, non-seulement des populations qui vivent dans l'Eglise romaine, mais de l'Angleterre non catholique, mais de la Turquie non chrétienne; qui a fait faire enfin, en un jour, pourrait-on dire, un pas à la civilisation humaine. Et cela comment? De la façon la plus calme, la plus simple et la plus grande, en communiant publiquement, lui pape, avec les idées des peuples, avec les idées d'émancipation et de fraternité (...) que le continent (...) appelle les idées françaises. ( [48] )

 

Articulation qui profite à l'institution papale, laquelle retrouve ainsi une autorité sur les peuples non catholiques. Mais qui en fait profite surtout aux "idées françaises", qui professées par Rome s'universalisent : adoptée par un Pape, la "révolution française" devient "révolution chrétienne". Seul l'évêque de Rome peut accomplir une telle transfiguration, qui est à la fois universalisation et spiritualisation : Pie IX "a posé l'idée d'émancipation et de liberté sur le plus haut sommet où l'homme puisse poser une lumière"( [49] ). On en revient toujours au même point: pour l'esprit aussi, pour l'esprit surtout, le chemin de l'Empire passe par Rome. Pour une telle aventure, le rayonnement du centre Paris-France ne suffit pas.

 

Sur ce sujet Hugo apparaît donc alors en complète opposition à deux autres futures grandes figures spirituelles de la République : Michelet et Quinet. Celui-ci, dans son cours de 1845 au collège de France sur le Christianisme et la Révolution française, stigmatisait en ces termes les nostalgiques du pouvoir pontifical :

 

(...) que se passe-t-il en Italie? Depuis Dante jusqu'à Ugo Foscolo, l'esprit avait toujours réagi là contre ses liens; l'histoire de la philosophie italienne est l'histoire de l'héroïsme de l'intelligence. Aujourd'hui un assez grand nombre d'écrivains, sans plus combattre, las de chercher, se réfugient dans le sein de Rome; le peuple s'étonne de la retraite précipitée de ces hommes; il ne comprend rien aux espérances que ces livres contiennent. Là on promet aux Italiens la couronne du monde s'ils veulent être le peuple sacerdotal par excellence, c'est-à-dire que l'on remonte, par amour du progrès, jusqu'aux castes des Indiens. Mais c'est le génie du découragement qui parle, au lieu de l'accent de l'espérance; il y a je ne sais quoi de brisé dans cette philosophie des nouveaux Guelfes; c'est le rêve de la philosophie enfermé dans le Spielberg, et l'on y sent les traces, non pas des chaînes, mais des idées autrichiennes. Le plus libéral, le plus audacieux de ces esprits fonde sa charte ultramontaine, sa chimère de liber-té, sur quoi? sur la censure. ( [50] )

 

Le "néo-guelfisme" est un mouvement intellectuel et politique italien qui a eu une grande influence à partir de 1843, date à laquelle l'abbé Gioberti, son principal animateur, publie Il Primato morale e civile degli Italiani. Libéral et (mais, pense Quinet) catholique, il assigne au pape la mission de libérer la Péninsule de l'oppression autrichienne et de l'unifier sous la forme d'une confédération d'Etats dont il serait le chef. "La conception giobertienne, qui aura un immense écho, veut ainsi restituer à l'Eglise, délivrée de la tyrannie des Jésuites, sa fonction séculaire de flambeau de la civilisation." (Paul Guichonnet) ( [51] ). Le "néo-guelfisme" se développe donc sous Grégoire XVI et indépendamment de lui, mais inspirera fortement les débuts du pontificat de Pie IX. Hugo à cette époque y adhère, au moins objectivement, en particulier dans son discours de janvier 1848, et très clairement dans le passage suivant :

 

[Pie IX est un] événement politique, (...) car il en sortira une nouvelle Italie (...). Oui, messieurs, je suis de ceux qui tressaillent en songeant que Rome, cette vieille et féconde Rome, cette métropole de l'unité, après avoir enfanté l'unité de la foi, l'unité du dogme, l'unité de la chrétienté, entre en travail encore une fois, et va enfanter peut-être, aux acclamations du monde, l'unité de l'Italie. ( [52] )

 

La charge contre les nouveaux Guelfes à laquelle se livre Quinet met en lumière a contrario les points forts et les enjeux de la position hugolienne. Ainsi sur la question des rapports entre Rome et la France : là où Hugo voit dans le renouveau de la Ville des Césars et des Papes le gage d'une transfiguration du rayonnement français et tente d'imposer l'idée d'une complémentarité nécessaire des deux centres, Quinet les pense comme irréductiblement opposés, l'un ne pouvant croître qu'au dépend de l'autre :

 

Pourquoi ces (...) figures de l'absolutisme spirituel recommencent-elles à paraître? (...) Pourquoi ces immenses, ces colossales ambitions se dressent-elles autour de nous? Pourquoi les morts viennent-ils redemander l'héritage intellectuel et libre des vivants? Il faut bien le dire, - parce que nous ne vivons plus d'une vie assez forte (...), parce que nous ne portons plus assez haut ni avec assez d'audace le drapeau de l'esprit.

On voit de loin, sous un souffle néfaste, pâlir le génie de la France; alors au Nord et au Midi on croit déjà que tout est fini, et d'étranges héritiers se lèvent pour enlever, pendant la nuit, la couronne de la civilisation au chevet de la France endormie. ( [53] )

 

Et quand Hugo justifie l'importance qu'il accorde à Rome par le passé doublement impérial de la Ville, passé qui ne saurait disparaître à jamais, Quinet voit dans une telle attitude un anachronisme inopérant et morbide :

 

Illusion des ruines chez ces esprits trompés par le mirage du passé! l'Italie se cherche aujourd'hui dans le fantôme de Grégoire VII, comme au moyen âge elle se cherchait dans le fantôme de César. Les Gibelins n'ont pas ressuscité César, les nouveaux Guelfes ne ressusciteront pas Grégoire VII. Il faut se réveiller de ce songe de mille années, et, s'il est un salut, le chercher en soi-même, dans ce qui est, et non dans ce qui fut, dans le moindre coeur qui bat plutôt que dans l'urne de César, de Pompée ou d'Hildebrand. ( [54] )

 

Il y a donc chez Hugo, durant toute la période qui nous occupe, au moins une tentation ultramontaine. Mais il s'agirait d'un ultramontanisme qui se justifierait moins de considérations purement religieuses, moins même peut-être d'une certaine idée de la nécessaire liaison de la religion et de la société, que d'un intérêt comme fasciné porté à l'histoire doublement impériale de Rome. Certes Hugo comme bien d'autres romantiques s'efforce alors de penser le rapport entre Révolution française et catholicisme ou tout au moins christianisme. Mais nous avons voulu insister ici sur l'importance qu'accorde Hugo à la Ville éternelle, conçue avant tout comme Ville impériale. Tout se passe comme si l'oeuvre hugolienne de cette période se refusait à brader un si bel héritage, référence indépassable de tout rêve d'Empire. De fait, dans le changement d'horizon qui s'opère chez Hugo de 1849 à l'exil, le dépassement de la fascination impériale et l'engagement pour la République démocratique et sociale, l'anticléricalisme de plus en plus nettement antipapiste et l'élévation de Paris, Ville de la Révolution, au rang de centre symbolique unique de l'Europe et du monde, tous ces mouvements iront de pair.   

 

3. L'Allemagne : vers un autre type de centralité.

Centrer le territoire européen, conçu comme une unité plus ou moins rigoureusement impériale, n'est donc pas une opération évidente pour le Hugo de cette période: les ambiguïtés du couple Paris-Rome nous l'ont montré. Mais il faut encore ajouter à cette question du centre une autre complication, qui gît cette fois dans le rôle européen attribué à l'Allemagne. Principalement au moment du Rhin et des Burgraves, mais à quelques égards dès Hernani, l'Allemagne hugolienne peut en effet prétendre être au coeur des destinées du continent. Par sa situation géopolitique elle apparaît dans la conclusion du Rhin comme le pôle naturel d'organisation de l'Europe orientale et septentrionale et anime la résistance face à la menace russe, - exactement comme la France rassemble autour d'elle l'Europe occidentale et méridionale et fait front à l'Angleterre. Mais sa prééminence, au moins potentielle, lui est surtout conférée par son histoire, et ce à plusieurs titres, dont le principal est sans doute d'avoir été le premier et le plus durable dépositaire de la tradition impériale romaine. C'est pour une bonne part l'ombre portée par l'universalisme impérial qui fait de la lutte de Barberousse contre les burgraves une affaire d'ampleur non seulement locale ou nationale mais européenne, - ce dont le peuple des captifs est pleinement conscient, comme le montrent ces vers de la deuxième scène :

 

Hé! le monde entier souffre autant que nous, esclaves.

L'Allemagne est sans chef, et l'Europe est sans frein. ( [55] )

 

Centre de l'Empire, et comme tel lieu d'une possible universalisation  de la politique, l'Allemagne l'était déjà pour Don Carlos, tout au moins à travers son évocation de la figure impériale par excellence : Charlemagne eut "pour piédestal (...) l'Allemagne" et fut "Aussi grand que le monde" ( [56] ). Et la Conclusion du Rhin présente l'Allemagne impériale comme un microcosme de l'Europe :

 

Le Saint-Empire, coeur de l'Europe, se composait comme l'Europe, qui semblait se refléter en lui. ( [57] )

 

L'Allemagne impériale apparaît donc à maintes reprises chez Hugo comme un site de l'universel. Pour Jean Massin, dans l'attirance de Hugo pour l'Allemagne au moment du Rhin et des Burgraves, tout se passe comme si

 

l'Allemagne existait moins par sa réalité propre que par son ample vocation à signifier l'humanité; comme si le Rhin n'était pas tel fleuve mais le fleuve par excellence, espèce d'océan intérieur circulant au coeur du continent; comme si l'Allemagne était moins une patrie que la communauté humaine de l'Empire, et la patrie universelle (.) ( [58] )

 

Certes le rôle historique de Saint Empire est aujourd'hui achevé, ce qu'a providentiellement révélé la France révolutionnaire :

 

Chose remarquable et qui prouve jusqu'à quel point la révolution française était un fait providentiel et comme la résultante nécessaire, et pour ainsi dire algébrique, de tout l'antique ensemble européen, c'est que tout ce qu'elle a détruit a été détruit pour jamais. Elle est venue à l'heure dite, comme un bûcheron pressé de finir sa besogne, abattre en hâte et pêle-mêle tous les vieux arbres mystérieusement marqués par le Seigneur. On sent, ainsi que je crois l'avoir indiqué quelque part, qu'elle avait en elle le quid divinum. Rien de ce qu'elle a jeté bas ne s'est relevé, rien de ce qu'elle a condamné n'a survécu, rien de ce qu'elle a détruit ne s'est recomposé. Et observons ici que la vie des états n'est pas suspendue au même fil que celle des individus; il ne suffit pas de frapper un empire pour le tuer; on ne tue les villes et les royaumes que lorsqu'ils doivent mourir. La révolution française a touché Venise, et Venise est tombée; elle a touché l'empire d'Allemagne, et l'empire d'Allemagne est tombé; elle a touché les électeurs, et les électeurs se sont évanouis. ( [59] )

 

On mesure par un tel texte le degré de fidélité et d'écart à la pensée du jeune Jacobite. De son ultra-royalisme Hugo conservera toujours cette certitude : la Révolution française est un événement providentiel (ce qui est d'ailleurs, dans le lexique hugolien, à peu près un pléonasme); mais en 1842 il y a déjà longtemps qu'il juge impossible tout retour à l'avant Révolution, absurde et criminelle toute tentative de Restauration : l'histoire cyclique des Ultras a été définitivement congédiée. On mesure également la rouerie certaine avec laquelle Hugo manipule ses références historiques : car si l'électorat de Mayence est bien tombé sous les coups des armées de la République (en 1792-93, puis en 1795 aux termes de la paix de Bâle), la fin du Saint-Empire est une décision napoléonienne consécutive aux victoires de 1805 et de 1806, et la mort de la République de Venise dut plus au brio militaire et à la diplomatie personnelle de Bonaparte  qu'aux volontés du Directoire. Le sens d'une telle manipulation est objectivement ambigu. Ecrit plus tard, on pourrait dire d'un tel texte qu'il gomme l'aventure napoléonienne au profit de l'événement Révolution. Mais au moment du Rhin il s'agit bien plutôt d'une sorte de partage des tâches historiques entre Révolution française et Empereur français : à la première revient tout ce qui relève de la destruction nécessaire, au second tout ce qui au moins préfigure une construction inspirée, tout aussi nécessaire. En termes saint-simoniens on pourrait dire que Hugo fait alors de la Révolution la période critique de l'histoire contemporaine, et voit dans l'Empire la première esquisse d'une nouvelle période organique, encore à venir. Et qu'à la France en Révolution ait été dévolu le rôle d'abattre le successeur direct de l'Empire romain tandis que cette même France révolutionnaire accouchait de Napoléon, montre clairement pour Hugo que c'est maintenant à la France en priorité qu'il revient d'assumer, sous une forme nouvelle, l'héritage universaliste de l'Empire. 

 

Est-ce à dire que le rôle de l'Allemagne en Europe est terminé? Certainement pas. Pas plus qu'à Rome Hugo ne substitue alors simplement la France à l'Allemagne. Ce qu'il dit à sa manière en faisant resurgir dans l'actualité littéraire avec Les Burgraves, un an après Le Rhin, l'Allemagne de Barberousse. Et en prenant soin dans sa préface de lier le choix de ce sujet à l'histoire présente :

 

(...) il n'y a entre les burgraves et nous qu'une série de générations; nous, nations riveraines du Rhin, nous venons d'eux; ils sont nos pères.

(...) Les burgraves ne sont point (...) un ouvrage de pure fantaisie (...) dans la pensée de l'auteur il y eu tout autre chose qu'un caprice de l'imagination dans le choix de ce sujet et, qu'il lui soit permis d'ajouter, dans le choix de tous les sujets qu'il a traités jusqu'à ce jour (...) En effet, il y a aujourd'hui une nationalité européenne, comme il y avait du temps d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, une nationalité grecque. (...) Ainsi, (...) si Eschyle, en racontant la chute des titans, faisait pour la Grèce une oeuvre nationale, le poète qui raconte aujourd'hui la lutte des burgraves fait aujourd'hui pour l'Europe une oeuvre également nationale, dans le même sens et avec la même signification. ( [60] )

 

Si choisir pour sujet de drame un épisode de l'histoire d'une nation étrangère, c'est pour Hugo prendre acte de cette "nationalité européenne" que le XIXème siècle a à charge de révéler pleinement, Les Burgraves, situés explicitement en prolongement du Rhin ( [61] ), font de l'Allemagne un lieu et un enjeu essentiels de l'histoire européenne. Et ce privilège, le personnage de Barberousse montre que l'Allemagne le doit tout particulièrement à son passé impérial. Or le passé n'est jamais tout-à-fait passé. Certes le Saint Empire est définitivement mort, et ce serait folie de dire vouloir le ressusciter. Mais si la forme politique et symbolique d'universalisme impérial auquel l'Allemagne a donné naissance appartient désormais au passé, et si l'initiative en la matière relève aujourd'hui principalement de la France, Hugo continue à déceler outre-Rhin une aptitude particulière à l'universel. Un peu comme pour Rome, l'aventure impériale a en quelque sorte prouvé la prédestination de l'Allemagne aux grandes oeuvres de la civilisation. D'où la nécessité d'une alliance étroite entre la France et l'Allemagne, proclamée dans la Conclusion du Rhin :

 

La France et l'Allemagne sont essentiellement l'Europe. L'Allemagne est le coeur; la France est la tête.

L'Allemagne et la France sont essentiellement la civilisation. L'Allemagne sent; la France pense.

(...) Il faut, pour que l'univers soit en équilibre, qu'il y ait en Europe, comme la double clef de voûte du continent, deux grands états du Rhin, tous deux fécondés et étroitement unis par ce fleuve régénérateur : l'un, septentrional et oriental, l'Allemagne, s'appuyant à la Baltique, à l'Adriatique et à la mer Noire avec la Suède, le Danemarck, la Grèce et les principautés du Danube pour arcs-boutants; l'autre, méridional et occidental, la France, s'appuyant à la Méditerranée et à l'Océan, avec l'Italie et l'Espagne pour contreforts.

(...) L'union de l'Allemagne et de la France, ce serait (...) le salut de l'Europe, la paix du monde. ( [62] )

 

Signe de son génie prophétique, Napoléon, aux dires de Hugo, l'avait bien compris :

L'empereur Napoléon s'appuyait sur l'Allemagne comme sur la France. ( [63] )

 

Ce serait donc à nouveau à une figure bi-centrée que l'on aboutirait, le couple France/Allemagne étant appelé à constituer "la double clef de voûte du continent" ( [64] ). Pas tout à fait cependant. Car cette promotion de l'Allemagne au tout premier rang des préoccupations européennes de Hugo a pour conséquence une modification sensible de son mode de représentation du territoire européen, modification qui affecte principalement la notion de centre. La France et l'Allemagne ne sont véritablement centres que pour leurs zones d'influence respectives : "la Suède, le Danemarck, la Grèce et les principautés du Danube" constituant les "arcs-boutants" de l'Allemagne, "l'Espagne et l'Italie" les "contreforts" de la France. Mais ce qui unit ces deux centres, ce qui fait d'eux "la double clef de voûte du continent", ce qui donne ainsi à l'Europe une authentique unité territoriale, c'est le Rhin, fleuve qui les détermine (la France et l'Allemagne sont les "deux grands états du Rhin" ( [65] )) et qui leur confère leur puissance (les deux états sont "fécondés (...) par ce fleuve régénérateur"). Le "centre" de l'Europe, sa zone de gravité, ce n'est alors plus une nation, une ville, un point, c'est un fleuve, une voie, une ligne. Comme si, pour reprendre les deux termes qui caractérisent souvent pour Hugo la civilisation, l'accent se déplaçait alors du "rayonnement" à la "circulation". Déplacement d'importance, ne serait-ce que parce que la forme impériale y acquiert des déterminations nouvelles. Aussi le Rhin, considéré dans ses rapports à l'Empire, mérite-t-il un développement à part.

 

*

 

Penser l'Europe comme une unité de nature plus ou moins strictement impériale, c'est d'abord lui attribuer un centre, point focal, lieu géographique, politique et symbolique auquel tous les lieux de l'Orbs peuvent et doivent être référés, coeur de cohérence du tout, pars totalis. Or une telle attribution s'avère complexe et comme hésitante chez Hugo, alors même que sa pensée de l'Europe paraît fortement dominée par la référence impériale. Le sens de cette hésitation est double. En premier lieu elle révèle une caractéristique de l'Europe: celle-ci, quoique née, à bien des égards, de Rome, quoique traversée d'une tradition impériale qui précipite régulièrement en événements impériaux, événements providentiels pour la civilisation européenne ( [66] ), - malgré cela l'Europe s'avère affectée d'une complexité difficilement réductible qui la rend peu apte à adopter la forme impériale stricte. Ce dont Hugo, peu soucieux de simplification abusive, prend acte.

 

D'autre part cette hésitation sur le centre européen est tributaire d'une autre, plus radicale, qu'on a déjà entr'aperçue: celle qui porte sur la valeur à accorder à l'Empire lui-même. Pour résumer, on dira que pour Hugo l'Empire est positif en ce qu'il constitue une réponse à l'impératif d'unité, et négatif en ce qu'il a de liberticide, potentiellement au moins. Unité et liberté : le problème de Hugo, en cela digne représentant de son époque, est de dépasser l'antithèse que constituent obstinément ces deux termes ( [67] ). Son drame est que pas plus qu'il ne peut se résoudre à choisir entre les deux, il ne peut se satisfaire pleinement des différents modes de conciliation proposés par son temps, ni même de ceux qu'il tente régulièrement lui-même d'élaborer. Hugo n'est pas l'homme des synthèses hâtives ( [68] ). Et s'il hésite à centrer impérialement l'Europe, c'est que le centre, garant de l'unité, risque de s'ériger en instance de domination de la périphérie. Toute la question est là : peut-on penser une unité de type impérial qui ne soit pas celle de l'"Europe vassale", vassale de son centre?    

 

4. La Suisse : un centre contre l'Empire.

Un lieu a pour ainsi dire à charge de rappeler cette résistance de l'Europe à l'Empire; et, ironie de la géographie - donc de la providence - ce lieu est, lui aussi, un centre de l'Europe. C'est la Suisse. La Suisse est aux sources du Rhin, du Rhône et du Danube, à la croisée de toutes les routes, au point de jonction du Nord et du Midi :

 

Tout cela c'est la Suisse. Les voyelles et les consonnes se partagent la Suisse de même que les fleurs et les rochers. Au nord, où est l'ombre, où est la bise, où est la glace, les consonnes se cristallisent et se hérissent pêle-mêle dans tous les noms des villes et des montagnes. Le rayon du soleil fait éclore les voyelles; partout où il frappe, elles germent et s'épanouissent en foule; c'est ainsi qu'elles couvrent tous le versant méridional des Alpes. (...) Il n'y a qu'une montagne, le Saint-Gothard, entre Teüfelsbrücke et Airolo. ( [69] )

 

Comme tout centre authentique, la Suisse est un lieu où précipite toute l'histoire européenne :

 

Toute cette ravissante côte basse du Léman a été, depuis trois mille ans, sans cesse dévastée par des passants armés qui venaient, chose étrange, du midi aussi bien que du nord. Les romains y ont trouvé la trace des grecs; les allemands y ont trouvé la trace des arabes. La tour de Glérolle a été bâtie par les romains contre les huns. Neuf cents ans plus tard la tour de Goure a été bâtie par les vaudois contre les hongrois. ( [70] )

 

Jouée sur un tel théâtre, on ne s'étonnera pas que l'histoire suisse acquière aux yeux de Hugo une dimension providentielle et universelle :

 

[Le peuple suisse] accomplit sa destinée entre les quatre colosses du continent, ferme, solide, impénétrable, noeud de civilisation, asile de science, refuge de la pensée, obstacle aux envahissements injustes, point d'appui aux résistances légitimes. Depuis six cents ans, au centre de l'Europe, au milieu d'une nature sévère, sous l'oeil d'une providence bienveillante, ces grands montagnards, dignes fils des grandes montagnes, graves, froids et sereins comme elles, soumis à la nécessité, jaloux de leur indépendance, en présence des monarchies absolues, des aristocraties oisives et des démocraties envieuses, vivent de la forte vie populaire, pratiquant à la fois le premier des droits, la liberté, et le premier des devoirs, le travail. ( [71] )

 

Or cette histoire c'est, essentiellement et depuis l'origine, la résistance à l'Empire :

 

Le peuple [suisse] naît le 17 novembre 1307, la nuit, au bord d'un lac où trois pasteurs viennent de s'embrasser; il se lève, il atteste le grand Dieu qui fait les paysans et les césars, puis il court aux fléaux et aux fourches. Géant rustique, il prend corps à corps le souverain géant, l'empereur d'Allemagne. ( [72] )

 

Et, conséquence de la portée universelle de cette histoire, intimement liée à son site, ce n'est pas seulement l'empereur d'Allemagne qu'elle concerne, mais l'Empire, - ou plus précisément toute l'histoire impériale de l'Europe :

 

De l'est au nord, je voyais courir toutes les Alpes calcaires depuis le Sentis jusqu'à la Yungfrau; au midi surgissaient pêle-mêle, d'une façon terrible, les grandes Alpes granitiques; j'étais seul, je rêvais - qui n'eût rêvé? - et les quatre grands géants de l'histoire européenne venaient comme d'eux-mêmes devant l'oeil de ma pensée se poser debout aux quatre points cardinaux de ce colossal paysage : Annibal dans les Alpes allobroges, Charlemagne dans les Alpes lombardes, César dans l'Engadine, Napoléon dans le Saint-Bernard.

Au-dessous de moi, dans la vallée, au fond du précipice, j'avais Küssnacht et Guillaume Tell.

Il me semblait voir Rome, Carthage, l'Allemagne et la France, représentées par leurs quatre plus hautes figures, contempler la Suisse personnifiée dans son grand homme; eux capitaines et despotes, lui pâtre et libérateur.

C'est une heure grave et pleine de méditation que celle où l'on a sous les yeux la Suisse, ce noeud puissant d'hommes forts et de hautes montagnes, inextricablement noué au coeur de l'Europe (...). La providence a fait les montagnes, Guillaume Tell a fait les hommes. ( [73] )

 

On a affaire ici à une de ces mises en situation de la pensée qu'affectionne Hugo, comparable par exemple au monologue de Don Carlos dans Hernani ( [74] ). Solitude du penseur dans un lieu esthétiquement "terrible" et "colossal", historiquement hanté et qui plus est ici, géographiquement prédestiné ("la Suisse, ce noeud puissant d'hommes forts et de hautes montagnes, inextricablement noué au milieu de l'Europe"); face à face à la fois disproportionné et intime qui déclenche ce processus intellectuel qu'est la rêverie, dont le propre est de glisser du spectacle du réel physique à une allégorisation présentée comme hallucination visuelle et mentale ("je rêvais (...) et les quatre géants de l'histoire européenne venaient comme d'eux-mêmes devant l'oeil de ma pensée se poser debout aux quatre points cardinaux de ce colossal paysage"); enfin mise en place d'une verticalité maximale par laquelle aux "quatre géants" des sommets, "capitaines et despotes", répond "dans la vallée, au fond du précipice, (...) Guillaume Tell", "pâtre et libérateur", - symétrie qui vaut, presque, pour un renversement. Si un tel moment est "une heure grave et pleine de méditations", ce n'est pas parce que s'y déploie le grand spectacle de l'histoire sur fond de nature sublime, mais parce que s'y impose d'une manière on ne peut plus pressante la vérité d'une question, posée à l'histoire et à la politique : qu'est-ce qui, en dernier recours, véritablement vaut? le sommet ou le précipice? le capitaine ou le pâtre? l'empereur ou le libérateur? A la même époque, vers 1840 c'est-à-dire au moment où l'unité de l'Europe est la préoccupation explicite de Hugo, on trouve dans ses carnets une note lapidaire, comme un "pour mémoire" de la complication :

 

Le génie qui délivre un peuple est aussi précieux aux yeux de Dieu que le génie qui gouverne un empire. La barque qui porte Guillaume Tell n'est pas moins sacrée pour la tempête que l'esquif qui porte César. ( [75] )

 

Equivalence qui ne saurait être sereinement acceptée que par Dieu, et qui complique sérieusement la tâche du penseur politique en quête d'un pouvoir fort capable de dessiner et d'unifier le territoire européen. Il faudra la Seconde République et surtout le coup d’Etat du Deux-Décembre pour que Hugo sorte tout à fait de cette complication-là, et, admettant définitivement que l’Empire est incompatible avec la Démocratie, pense la réunion de l’Europe et du monde sous la figure de la République et non plus sous celle de l’Empire.


[1] . "L'Empire carolingien et le Saint Empire", Le concept d'empire, pp. 153-154.

[2] . "La Cité antique (...) a (...) doublement survécu dans l'Empire : par des centaines de villes, gardant souvent des droits d'autonomie considérables, et par cette ville de Rome - qui a fini par dominer toutes les autres, et par léguer à la postérité des idées, comme celle de la libertas du civis Romanus, qui ne pouvait naître que dans une ville (...) Etre Romain c'était appartenir, par la qualité de civis Romanus, à la Civitas Romana" (K.-F. Werner, op. cit., p. 153).

[3] . Poésie I, pp. 691-698. Un élément perturbe néanmoins, dans ce poème et ailleurs, un tel plaquage du système romain (Urbs et Orbs) sur l'Empire napoléonien: c'est la persistance du nom propre France. On va y revenir.

[4] . "Ode à la Colonne", Les Chants du crépuscule, II, Poésie I, pp. 691-692.

[5] . Les Feuilles d'automne, XXX, Poésie I, p. 637.

[6] . Ibid., p. 633.

[7] . Les Feuilles d'automne, III, Poésie I, p. 573. De fait, dans le projet napoléonien "Le pape et les souverains étrangers devront avoir leur palais dans la capitale" (Jean Tulard, "L'Empire napoléonien", Le Concept d'empire, p. 292.)

[8] . "A l'arc de triomphe de l'Etoile", Odes et Ballades, II, 8, Poésie I, p. 147.

[9] . Massin, tome VI, p. 139.

[10] . "Napoléon II", Les Chants du crépuscule, II, Poésie I, p.705.

[11] . Charlemagne en aurait posé la première pierre - tout au moins dans la mythologie hugolienne : voir Notre-Dame de Paris, III, 1, Roman I, p. 569).

[12] . "A l'Arc de Triomphe", Les Voix intérieures, IV, Poésie I, pp. 819-831.

[13] . "Etre "Romain" n'était donc, dans le Bas-Empire, ni un phénomène biologique, <ethnique>, ni un phénomène national (ce mot pris dans le sens "tout le peuple de tout un pays"), être Romain c'était appartenir, par la qualité de civis Romanus, à la Civitas Romana. L'appartenance à l'Urbs était donc directement liée à l'appartenance à l'Orbis Romanus, tandis que la natio de chacun était précisée, dans les sources, distinctement, comme l'origine personnelle (natione Syrus), et la patria comme l'appartenance à telle ou telle ville de l'ensemble de l'Orbis" (K.-F. Werner, "L'Empire carolingien et le Saint Empire", Le Concept d'empire, p. 153).

[14] . Massin, tome VI, p. 140.

[15] . I, "L'Avenir", Politique, pp. 3-6.

[16] . V, "Déclaration de Paix", pp. 42-43.

[17] . On l'a aperçu plus haut, la figure synecdochique qui organise la représentation du territoire napoléonien (Paris/France/Europe-Monde) est susceptible de comporter un autre niveau, en apparence supplémentaire. Dans plusieurs textes consacrés à Napoléon, Paris tend ainsi à être signifié par un lieu-monument emblématique : la Colonne Vendôme, le Louvre, ou l'Arc de triomphe de l'Etoile. On pourrait croire qu'il ne s'agit que d'une synecdoque de plus. C'est le cas dans "A la Colonne":

Puis il s'en revenait gagner quelque bataille.

Il dépouillait encore à travers la mitraille

            Maints affûts dispersés;

Et rapportant ce bronze à la Rome française,

Il disait aux fondeurs penchés sur la fournaise :

            - En avez-vous assez?

C'était son oeuvre à lui! (...)

Il fit cette colonne! (...)

Ah! quand par un beau jour, sur la place Vendôme,

Homme dont tout un peuple adorait le fantôme,

            Tu vins grave et serein (.)

(Les Chants du crépuscule, II, Poésie I, pp. 692-693)

Mais ailleurs, il s'agirait  plutôt d'une substitution : le lieu-monument concurrence alors, voire efface plus ou moins radicalement la Ville comme niveau pertinent. Ainsi c'est sur Paris mort que se dresse l'Arc de triomphe des Voix intérieures, complété, pleinement sacralisé par le temps, par la légende, et, en définitive, par l'annulation de la Ville : Paris

            se taira pourtant! - après bien des aurores,

Bien des mois, bien des ans, bien des siècles couchés,

(...)

Il ne restera plus dans l'immense campagne

Pour toute pyramide et pour tout panthéon,

Que deux tours de granit faites par Charlemagne,

Et qu'un pilier d'airain fait par Napoléon;

Toi, tu compléteras le triangle sublime!

(...)

Sur vous trois poseront mille ans de notre France.

(...)

Arche! alors tu seras éternelle et complète,

Quand tout ce que la Seine en son onde reflète

            Aura fui pour jamais (.)

("A l'arc de Triomphe", Les Voix intérieures, IV, Poésie I, pp. 822-824)

Ce centre, s'il fait, radicalement, l'économie de la Ville, conserve néanmoins la Nation ("Sur vous trois poseront mille ans de notre France"). Mais la puissance du lieu-monument peut aller jusqu'à faire disparaître ce niveau même. Ainsi dans "Napoléon II" le Louvre s'érige en centre absolu qui rend inutile la nomination de Paris (comme si le Palais avait annulé la Ville, dont ne demeure que le "dôme des Invalides", ses "drapeaux prisonniers" et ses "canons monstrueux"), et réduit le système impérial à une binarité simple : le Louvre/les peuples de l'Orbs :

Mil huit cent onze! - O temps où les peuples sans nombre

Attendaient prosternés sous un nuage sombre

(...)

Et regardaient le Louvre entouré de tonnerres,

            Comme un Mont-Sinaï!

(Les Chants du crépuscule, V, Poésie I, p. 705)

On arrive alors à une simplification du système analogue à celle opérée dans Paris, mais portant sur un autre niveau, et en fait de valeur très différente.

18. "Dicté après juillet 1830", Les Chants du crépuscule, I, Poésie I, p. 688.

[19] . "Souvenir d'enfance", Les Feuilles d'automne, XXX, Poésie I, p. 637.

[20] . Massin, tome VI, p. 141.

[21] . "Discours de réception à l'Académie française", Actes et Paroles, I, Politique, pp. 89-90.

[22] . "Au Colonel G.-A. Gustaffson", Odes et Ballades, III, 5, Poésie I, p. 179.

[23] . De telles constantes ne sont pas si rares; et elles peuvent être interprétées tantôt comme des signes avant-coureurs qui préparent la "conversion napoléonienne" de Hugo, tantôt inversement comme des signes persistants d'écart, qui relativisent et problématisent l'admiration fascinée que le poète voue au grand homme. Le motif de l'Europe vassale me paraît faire partie de ceux-ci. 

[24] . Odes et Ballades, III, 7, Poésie I, p. 192.

[25] . Les Feuilles d'automne, XXX, Poésie I, pp. 635 et 637.

[26] . Les Chants du crépuscule, II, Poésie I, p. 691.

[27] . Les Voix intérieures, II, Poésie I, p. 814.

[28] . I, 6, Histoire, p. 15.

[29] . XVII, Voyages, p. 431. On voit qu'exclure l'Angle-terre de la civilisation européenne a entre autres intérêts celui d'"évacuer" un centre concurrent du centre Paris-France. Quel rôle l'Angleterre joue-t-elle et doit-elle jouer en Europe? Les réponses de Hugo à cette question viseront toujours à refuser plus ou moins agressivement à la grande île la prééminence en Europe. A ce titre, Cromwell constitue une exception. Dans ce drame, en effet, la position centrale et dominante de l'Angle-terre est affirmée avec force. Dans la première scène du deuxième acte des représentants de l'Europe entière se pressent à l'audience du Protecteur, dans des attitudes qui toutes reconnaissent sa puissance ("Tous les assistants se découvrent et s'inclinent avec respect. - Entre Cromwell, le chapeau sur la tête." (Théâtre I, p. 61));  et Cromwell les manipule avec une maestria inégalable. Après une telle scène, les déclarations qui font de l'Angleterre, de son peuple et de son chef, la maîtresse des destinées du continent ne peuvent qu'être prises au sérieux. Et elles sont nombreuses; citons entre autres : Thurloë à Cromwell : "Vous qui gouvernez l'Europe et l'Angleterre" (II, 5, p. 76); Milton exhortant : "Reste Cromwell. Maintiens le monde en équilibre;/ Fais sur les nations régner un peuple libre (.)" (III, 4, p. 174). Ou dédaignant :

Comme Olivier me traite! - Eh! qu'est-ce, je vous prie,

Que gouverner l'Europe, au fait? - Jeux enfantins!

Je voudrais bien le voir faire des vers latins

Comme moi! (III, 2, p. 157)

Barebone déblatérant :

Donc il ne suffit pas à ce fils du blasphème

(...)

D'avoir, géant glouton sur l'Europe couché

Plus qu'Adonibezec puissant et redoutable,

Soixante rois mangeant ses restes sous sa table(.)

                                                                        (V, 3, p. 300)

Enfin Cromwell lui-même : "Je vous l'ai dit : ce peuple est le peuple d'élite./ L'Europe de cette île est l'humble satellite." (V, 12, p. 352)

Cette exception peut bien sûr s'expliquer par la volonté de rapprocher le héros de la Révolution anglaise de l'Empereur Napoléon. Mais on peut aussi lire dans Cromwell une assez fidèle (pré)figuration du leadership de l'Angleterre au XIXème siècle : évolution politique en avance sur celle des autres nations européennes, expansion impérialiste (Irlande, Ecosse et outre-mer (voir en particulier II, 5)), prééminence diplomatique en Europe, qui permet de faire l'économie d'expéditions militaires d'envergure sur le continent.

[30] . Sur cette question du "destin" impérial de Rome, au-delà de la chute de l'Empire des Césars, voir K.-F. Werner, op. cit., en particulier p. 154.

[31] . Littérature et philosophie mêlées, Critique, p. 135.

[32] . III, Voyages, p. 385.

[33] . Littérature et philosophie mêlées, Critique, p. 171.

[34] . Ibid. La transformation de Rome peut être également pensée par Hugo en terme d'inversion. Ainsi dans cette note datée de 1840 environ :"Empire romain, états-romains. Ce qu'il y a de plus grand et ce qu'il y a de plus petit. L'ancienne Rome était comme la pyramide; elle tenait peu de place dans le ciel et beaucoup de place sur la terre; la Rome chrétienne est comme l'arbre; peu de place sur la terre et beaucoup de place dans le ciel.     

Ecraser les royaumes de sa base ou couvrir les peuples de son  ombre? Laquelle est la meilleure, laquelle est la plus vraie, laquelle est la plus grande de ces deux grandeurs?" ("Philosophie prose", Océan, p. 98).

[35] . Voyages, p. 482.

[36] . Littérature et philosophie mêlées, Critique, pp. 171-172.

[37] . "Le moment ne serait-il pas venu où la civilisation, que nous avons vue tour à tour déserter l'Asie pour l'Afrique, l'Afrique pour l'Europe, va se remettre en route, et continuer son majestueux voyage autour du monde? Ne semble-t-elle pas se pencher vers l'Amérique? (...) D'ailleurs, lui reste-t-il beaucoup à faire en Europe? Est-il si hasardé de supposer qu'usée et dénaturée dans l'ancien continent elle aille chercher une terre neuve et vierge pour se rajeunir et la féconder? Et pour cette terre nouvelle, ne tient-elle pas tout prêt un principe nouveau (...)? Nous voulons parler ici du principe d'émancipation, de progrès et de liberté, qui semble devoir être désormais la loi de l'humanité. C'est en Amérique que jusqu'ici on en a fait les plus larges applications. Là, l'échelle d'essai est immense. Là, les nouveautés sont à l'aise. Rien ne les gêne. Elles ne trébuchent point à chaque pas contre des tronçons de vieilles institutions en ruines. Aussi, si ce principe est appelé, comme nous le croyons avec joie, à refaire la société des hommes, l'Amérique en sera le centre. De ce foyer s'épandra sur le monde la lumière nouvelle, qui, loin de dessécher les anciens continents, leur redonnera peut-être chaleur, vie et jeunesse." (Critique, p. 172)

[38] . Le Rhin propose ainsi une rectification du Fragment d'histoire, et réaffirme la puissance universelle de Rome, inentamée par la Révolution : "Chose remarquable et qui prouve jusqu'à quel point la révolution française est un fait providentiel (...) c'est que tout ce qu'elle a détruit a été détruit pour jamais. (...) La révolution n'a pas extirpé ni détruit Rome, parce que Rome n'a point de fondements, mais des racines; racines qui vont sans cesse croissant dans l'ombre sous Rome et sous toutes les nations, qui traversent et pénètrent le globe entier de part en part, et qu'on voit apparaître à l'heure qu'il est en Chine et au Japon, de l'autre côté de la terre."(Lettre XXIII, Voyages, pp. 216-217).

[39] . "Souvenir d'enfance", Les Feuilles d'automne, XXX,        Poésie I, p. 638.

[40] . "Discours de réception à l'Académie française", Actes et paroles I, Politique, p. 90.

[41] . "Souvenir d'enfance", Les Feuilles d'automne, XXX,

Poésie I, p. 637.

[42] . "Charlemagne n'a pas manqué de souligner (...) que c'était lui qui était le détenteur de Rome, lieu de son couronnement, ce qui le distingue des empereurs "grecs"". (K.F. Werner, op.cit., p. 168).

[43] . Poésie I, p. 559.

[44] . Lettre écrite à l'occasion de la publication, dans L'Avenir du même jour, du troisième et dernier article de Montalembert : "Du Catholicisme en Irlande". Massin, tome IV, pp. 1019-1020.

[45] . "A Canaris", Les Chants du crépuscule, XII, Poésie I, p. 726.

[46] . Choses vues, "Le Temps présent II", Histoire, p. 870; cette note est datée de novembre 1845.

[47]. "Le Pape Pie IX", Actes et paroles I, Politique, p. 143. Giovanni-Maria Mastaï était devenu pape sous le nom de Pie IX en 1846. Il prend d'abord dans ses Etats un certain nombre de mesures libérales qui le rendent populaire. Succédant au très réactionnaire Grégoire XVI, l'"événement" Pie IX peut paraître alors d'importance, - et l'assertion de Hugo : "un pape qui fait cette chose extraordinaire et sublime, n'est pas seulement un homme, il est événement", n'est pas sans rappeler celle qui en 1834 définissait le Mirabeau de 1789 :"c'est un événement qui parle" ("Sur Mirabeau", Littérature et philosophie mêlées, Critique, p.232; et encore :"Mirabeau (...) était pape, en ce sens qu'il menait les esprits" (ibid., p. 220)). Hugo n'est d'ailleurs pas seul en cause, comme tient à le rappeler la "note de l'éditeur" d'Actes et paroles : "A cette époque, l'Italie criait : Viva Pio nono! Pie IX était révolutionnaire". En France aussi, et surtout dans l'opinion de gauche, on crie alors Vive Pie IX! à l'instar de Pierre   Dupont dans son chant "La France à Pie IX" (1847) : "La matrone des sept collines,/L'antique veuve des Césars,/ Gisait, beau lis dans les épines,/ Etrangère dans ses remparts,/ Mordant les pierres de ses places,/ Hurlant des lamentations :/ Pie, à son rang tu la replaces/ Sur le trône des nations./ (...) Dès que le vote du conclave,/ Par l'esprit céleste inspiré,/ Met dans tes mains son peuple esclave,/Vive Pie! il est délivré." (Chants et chansons t.II, cité par M. Agulhon, Les Quarante-huitards, pp. 209-210.) On voit à travers cet exemple combien Hugo, inspirateur ou "écho sonore" de son temps, n'est pas seulement dans Hugo : Dupont lui aussi tient à rappeler le lien qui unit la Rome des Papes à celle des Césars, et voit dans Rome un centre irremplaçable : son "rang" naturel est "le trône des nations". Quant à l'évocation providentialiste du conclave, elle n'est pas sans rappeler le monologue de Don Carlos dans Hernani: "Electeurs de drap d'or, cardinaux d'écarlate,/ Double sénat sacré dont la terre s'émeut,/ Ne sont là qu'en parade, et Dieu veut ce qu'il veut" (IV, 2, Théâtre I, p. 626). Providentialisme qu'en effet Hugo voit à l'oeuvre dans l'élection de Pie IX : "Voilà une vraie élection faite par la providence. Les hommes s'en sont peu mêlés" ("Faits contemporains", (Choses vues, Histoire, p. 683)).

Comme on sait, l'enthousiasme dura peu. Quand en 1848 l'Italie et Rome en particulier entrent en révolution, le pape refuse de s'engager contre l'Autriche, et il s'exile dans le royaume de Naples tandis qu'est proclamée la République romaine. En 1849 il est restauré par les troupes de la République française devenue réactionnaire. Significativement, et même si Hugo éprouve d'abord quelque répugnance à renier Pie IX et à travers lui la positivité du pouvoir spirituel du Pape, c'est en particulier sur cette affaire de Rome qu'il passe à gauche (voir le discours sur l'"affaire de Rome", Actes et paroles I, Politique, pp. 207-215). Dès l'année suivante, son anticléricalisme se double clairement d'un anticatholicisme (voir le discours sur "La liberté de l'enseignement", Actes et paroles I, Politique, pp. 217-227). Son évolution dans ce sens ira d'autant plus loin (jusqu'à ce brûlot qu'est Le Pape (1878, Poésie III)), que le pape des Droits de l'homme deviendra celui du Syllabus (1864), du dogme de l'Immaculée-Conception (1854) et de celui de l'infaillibilité pontificale (1870). Une fois encore le trajet de Hugo n'est pas unique en son genre, mais au contraire représentatif : conséquence de la dérive réactionnaire et cléricale de la Seconde République, il sera celui de la plupart des républicains (voir M. Agulhon, Les Quarante-huitards, "La République redéfinie : contre le catholicisme" (3, II)). Seule originalité, mais elle est de taille, cette évolution qui affecte dès 1849 la plupart des hommes de gauche, est également celle d'un homme qui à cette date, officiellement du moins, vient de la droite.    

[48] . Ibid, Politique, pp. 142-143.

[49] . Ibid, p. 143, je souligne.

[50] . Le Christianisme et la Révolution française, Fayard, "Corpus des oeuvres de philosophie en langue française", p. 23.

[51] . L'Unité italienne, p. 47.

[52] . Actes et paroles I, Politique, pp. 143-144.

[53] . Le Christianisme et la Révolution française. p. 24.

[54] . Ibid., pp. 23-24.

[55] . Les Burgraves, I, 2, Théâtre II, p. 169.

[56] . Hernani, IV, 2, Théâtre I, p. 627.

[57] . I, Voyages, p. 370.

[58] . "De Pécopin aux Burgraves", Massin, t. VI, p. 551.

[59] . Le Rhin, lettre XXIII, Voyages, p. 217.

[60] . Théâtre II, p. 152 et p. 156.

[61] . Voir la préface des Burgraves, Théâtre II, pp 152-153.

[62] . IX, Voyages, pp. 403-406.

[63] . Le Rhin, conclusion, X, Voyages, p. 407.

[64] . Ibid., IX, p. 405.

[65] . Formulation similaire dans la préface des Burgraves: "nous, nations riveraines du Rhin ..." (Théâtre II, p. 152).

[66] . "(...) quand on traverse l'histoire européenne d'un bout à l'autre, César, Charlemagne et Napoléon sont les trois énormes bornes milliaires, ou plutôt millénaires, qu'on retrouve toujours sur son chemin." (Le Rhin, lettre XIV, Voyages, p. 109.) Et encore : "pour la philosophie, <Charlemagne> c'est la civilisation même qui se personnifie, qui se fait géant tous les mille ans pour traverser quelque profond abîme, les guerres civiles, la barbarie, les révolutions, et qui s'appelle alors tantôt César, tantôt Charlemagne, tantôt Napoléon." (Le Rhin, Lettre IX, Voyages, p. 68).

[67] . On le devine, ce couple fait écho à celui qui domine alors le champ politico-social : "ordre et liberté". 

[68] . "C'est le génie propre de Hugo que d'accepter les vues contradictoires du monde, la vérité non réconciliée; la solution n'est pas pour lui dans l'effacement des contradictions, mais dans leur approfondissement, jusqu'à la rupture." (Anne Ubersfeld, Introduction à Cromwell, GF, p. 41). Bel exemple de forme-sens, l'antithèse hugolienne n'a rien d'un simple ornement stylistique virant au tic de langage.

[69] . Alpes et Pyrénées, voyage de 1839, Voyages, p. 680.

[70] . Le Rhin, Lettre XXXIX, Voyages, p. 359.

[71] . Le Rhin, Lettre XXV, Voyages, p. 234.

[72] . Ibid., p. 233.

[73] . Alpes et Pyrénées, voyage de 1839, Voyages, p. 679.

[74] . IV, 2, Théâtre I, pp. 626-630 (voir dans notre troisième partie (XV, 3) le commentaire détaillé de ce texte).  

[75] . Choses vues, Histoire, p. 803.