Catherine Treilhou-Balaudé : L'occasion de Shakespeare

Communication au Groupe Hugo du 21 masr 1992
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"Aux livres colosses il faut des lecteurs athlètes" (William Shakespeare II, III, p.377) [1] . William Shakespeare invite à se poser la question suivante : qu'advient-il de la lecture lorsque le lecteur est lui-même colosse?

Hugo défend à propos de Shakespeare ce que nous appellerions une théorie de la lecture plutôt qu'une théorie de la critique. Il se propose d'opposer à une tradition critique qu'il fait remonter à Boileau une autre critique, qui ne laisse espérer "aucune critique" (II, IV, p.382), qui constate et ne légifère pas, qui admire sans se soucier d'égratigner, qui construise en traduisant et en commentant. "Arriver à comprendre Shakespeare, telle est la tâche" (Préface de la nouvelle traduction des œuvres de Shakespeare, p.461). Cette nouvelle critique, Hugo l'énonce et la met en œuvre dans le même temps, à propos de Shakespeare. Nous nous attacherons, dans un premier temps, aux jeux ménagés dans l'ouvrage lui-même entre la défense et l'illustration, au cheminement vers Shakespeare qui se donne pour but de "parvenir à un poète" (Ibid., p.461). Mais le pas de l'athlète en vient à ressembler aux enjambées d'un colosse ; non qu'une disparition de Shakespeare se fasse, comme l'ont cru hâtivement certains. Au contraire, Shakespeare est une "occasion de dire des vérités" qu'i n'est pas permis d'éluder, il est une occasion comme "Lear est l'occasion de Cordelia", "la maternité de la fille sur le père", une occasion et non pas un prétexte, cette distinction sera le second moment de notre étude. Shakespeare est aussi essentiel à la possibilité d'un discours critique hugolien qu'Eschyle apparaît nécessaire pour regarder Shakespeare.

 

I Théorie et pratique de la critique poétique

Qu'en est-il de la critique shakespearienne française au moment de l'écriture de William Shakespeare? Même si Hugo ne connaît pas les ouvrages les plus r"cents d'une critique qui se renouvelle considérablement, il peut être utile de le mentionner afin de pouvoir apprécier les positions et interprétations hugoliennes. Alfred Mézières, auteur en 1860 de Shakespeare, ses œuvres et ses critiques, rabat l'œuvre dramatique de Shakespeare sur un moralisme exclusif, mais prend une distance intéressante vis-à-vis du réalisme dominant dans l'interprétation de Shakespeare , en affirmant que le théâtre de Shakespeare ne reproduit pas le monde, mais produit une réalité d'ordre poétique. Cela étant, l'ouvrage est centré sur la classification morale et l'interprétation essentiellement psychologique des personnages. En 1863, Hippolyte Taine accorde une place importante à Shakespeare dans son Histoire de la Littérature Anglaise. Son interprétation ne s'écarte pas d'une hypothèse que vérifient toutes ses analyses de détail : Shakespeare es avant tout une imagination. Mais l'imagination selon Taine n'est pas la "grande plongeuse" dont parle Hugo à propos de Shakespeare. Elle est bien plutôt excès, dérèglement physiologique et intellectuel lorsque, comme dans Shakespeare, elle est l'espèce débridée. Comme Mézières, Taine distribue ses analyses selon une classification des personnages shakespeariens, à l'aide d'une typologie des formes de l'imagination (machinale, hasardeuse, des gens d'esprit, déchaînée). La perspective, relativement nouvelle, est quelque peu gâchée par l'adoption des préjugés de la critique classique de Shakespeare : condamnation de l'exubérance, de la grossièreté, de tous les excès shakespeariens.

Dans William Shakespeare, l'interprétation des personnages occupe également une place importante, mais, nous les verrons, selon de toutes autres orientations théoriques que celles de Mézières et de Taine.

 Hugo lui-même se réfère à un grand nombre de critiques de Shakespeare, mais curieusement, ses références remontent au XVIIIème siècle anglais et français, avec La Harpe et Voltaire, et ne vont que rarement au delà des années 1830, à l'exception de l'ouvrage de Guizot, Shakespeare et son temps, publié en 1852 mais repris presque intégralement de la Vie de Shakespeare de 1821. Hugo, dans William Shakespeare, répond de manière différée aux critiques de Shakespeare contemporains de la décennie du drame romantique aux contempteurs classiques et aux doctrinaires (Guizot, Villemain) dans lesquels il ne peut voir que de faux admirateurs de Shakespeare, c'est à dire des gens qui admirent Shakespeare pour de fausses raisons et de manière très partielle et sélective [2] . Il a dans sa bibliothèque de Hauteville House [3] , les deux Guizot, et les trois volumes des Chefs d'œuvre de Shakespeare, ensemble de traductions, de commentaires, et d'imitations, auxquels collaborèrent en 1836 certains critiques les plus farouches du théâtre romantique : Villemain, Nisard, et d'autres "shakespeariens" reconnus, comme Ph. Chasles et G. Sand. Il ne possède ne fait de critique récente qu'un seul ouvrage, celui que son éditeur Albert Lacroix a tiré d'un mémoire couronné au concours universitaire de Belgique de 1854-1855. il ne s'agit pas à proprement parler de critique shakespearienne puisque Lacroix y répond à la question posée par le jury de l'Influence de Shakespeare sur le théâtre français. Ce disciple enthousiaste du théâtre romantique salue la préface de Cromwell, sans néanmoins "cacher qu'il y ait de certains endroits où l'auteur va peut être un peu trop loin" [4] . Quelques lignes plus loin, le grand mot est lâché, celui d'"exagération", auquel Hugo, à l'occasion de Shakespeare, va faire un sort. Pourquoi Hugo répond-il dans William Shakespeare à ceux qui le forçaient à s'exclamer en 1825, devant Nodier qui venait de lui ouvrir Shakespeare : "Et l'on se moque de Shakespeare!" [5] , et non aux critiques plus récents? Sans doute parce qu'il devine ou croit savoir que les admirateurs contemporains de Shakespeare n'ont pas abandonné l'attitude critique de ceux de la génération précédente, qui fort proches encore de la représentation voltairienne des diamants dans la boue, appréciaient Shakespeare malgré les antithèses, malgré l'exagération, malgré la démesure, etc.…Certainement aussi parce que le projet d'un ouvrage critique n'était pas dissociable de la volonté de réhabilitation fondamentale, celle d'"Homère" face à "Zoïle", celle du génie insulté face à ses persécuteurs. Shakespeare donnait l'occasion, dans la période moderne, d'observer tous les types de critique que mentionne le texte "Sur Homère", dans les marges de William Shakespeare : les critiques délicats, les critiques intéressés, les critiques de mauvaise foi, les critiques ignorants, et enfin les critiques négateurs. La situation d'injustice manifeste, de méconnaissance aveugle, qui était celle de la réception de Shakespeare en France jusqu'au début des années 1830 précisément, fournissait à Hugo les cadres d'un discours critique à la fois concret et généralisable.

 

William Shakespeare constitue, dans le même temps, une théorie de la critique, une mise en œuvre de cette théorie, et plus, l'accomplissement performatif, dans l'écriture elle-même, de ce qui est énoncé à propos de Shakespeare. Hugo ne se borne pas à illustrer, à propos de Shakespeare, une théorie de la critique. Celle-ci s'élabore chemin faisant, à propos de Shakespeare, dans l'activité critique. Autre chose est la figuration, dans l'écriture même, de ce qui est dit de Shakespeare. La recherche d'une adéquation stylistique entre le discours et son objet balaie la frontière entre théorie et pratique de la critique et affirme plutôt la légitimité d'une critique poétique.

Un génie est à la fois absolu en ce qu'il contient de l'infini, et historique : ce que Hugo met en lumière dans la biographie de Shakespeare, c'est ce qu'il nomme "l'histoire réelle" dans la première partie de l'ouvrage, à l'effigie de l'homme peuple et non de l'homme roi. Shakespeare est l'homme peuple par excellence, et la réalité de Shakespeare, ce sont les conditions matérielles d'exercice du théâtre dans le Londres des années 1580. Il les rappelle donc. Il a été devancé dans cette démarche historique par Guizot, qui dès 1821 s'est attaché à décrire très précisément la "fête populaire" que constituait le théâtre shakespearien. Néanmoins, l'extension à la compréhension des œuvres elles-mêmes que Hugo donne aux déterminations historiques est, elle, tout à fait nouvelle : constatant dans la plupart des pièces de Shakespeare le phénomène de la double action (William Shakespeare, p.379), "un drame moindre copiant et coudoyant le drame principal", il le rapproche de phénomènes semblables et contemporains dans d'autres arts. "Ces actions doubles sont le signe du XVIème siècle"(p.380). Et il les observe dans la peinture et la sculpture. Plusieurs rapprochements traduisent ainsi la vision d'une histoire des arts, les arts s'éclairant l'un l'autre, reflétant des pensées ou des faits de civilisation communs : la "visibilité" de l'hésitation constitutive d'Hamlet est donnée par Melancholia, le tableau de Dürer. Parfois, le recours à une image, à une structure empruntée à un autre art, transcendant l'anachronisme, permet de se passer du langage critique descriptif ou analytique. La structure à la fois pyramidale et spiralée observée par Hugo dans Le Roi Lear portant à son sommet le personnage de Cordelia, trouve son expression la plus juste dans l'analogie architecturale avec la Giralda de Séville (p.365-366). L'image illumine la structure, impose la visibilité de ce qui sans elle fût demeuré abstrait. L'art fait comprendre l'art, l'histoire du théâtre s'inscrit dans une histoire des arts.

La mise en valeur de l'historicité du génie conduit également Hugo à réaffirmer, avec plus de force en 1864 qu'en 1827, l'impossibilité pour Hugo d'être modèle :

 

"Le drame se Shakespeare exprime l'homme à un moment donné. L'homme passe, ce drame este, ayant pour fond éternel la vie, le cœur, le monde, et pour surface le seizième siècle. Il n'est ni à continuer, ni à recommencer. Autre siècle, autre art." (p.384)

 

La préface de Cromwell s'en tenait au rejet de toute imitation au nom de la primauté de l'inspiration du génie puisant "aux sources primitives" (p.24), ne reconnaissant pour modèle que la nature. Ici, la notions d'"homme à un moment donné" conduit à préciser que l'univers de référence du théâtre shakespearien et généralement des œuvres des génies, n'est pas une "nature" anhistorique [6] mais le monde historique, sujet à des transformations nécessitant l'adaptation constante du rapport entre ce monde historique et l'univers que représente le drame. La mise en œuvre de ce constat de l'historicité du génie et de ses œuvres consiste dans l'ouverture de l'ouvrage sur un premier livre intitule "Shakespeare, sa vie", dans lequel la trame chronologique du récit de la biographie laisse place à des élargissements historiques (sur Londres, la "Babylone noire, sur "le théâtre de 1580"). Dès ce premier livre, la biographie de Shakespeare ne se clôt pas sur sa mort mais sur l'évocation de l'oubli de Shakespeare consécutif à sa mort. De la même façon, à l'échelle plus vaste de la structure de l'ouvrage, les développements consacrés aux œuvres sont suivis du livre Après la mort, le génie ayant ceci de particulier que sa mort le rend tout entier à l'infini. Loin d'éclairer seulement un contexte, l'histoire marque l'œuvre elle-même, des conditions de son émergence à celles de sa survie.

 

"Le génie est une entité comme la nature et veut, comme elle, être accepté purement et simplement." (p.380)

 

William Shakespeare regorge de constats, et de constats d'autant plus insistants que l'acte même du constat signe la rupture avec la critique traditionnelle. Le refus de l'ancienne critique, de Boileau à Voltaire, est celui d'une démarche normative, exclusive, faite d'après des principes immuables qui, en raison même de l'historicité des formes de l'art, s'avèrent n'être que des préjugés. La critique de cette ancienne critique, symbolisée par Zoïle, revêt plusieurs formes : la citation et la réfutation d'un certain nombre de critiques étroites appliquées à Shakespeare, mais aussi à Homère, à Eschyle, et souvent derrière eux à Hugo ; le renversement des arguments de cette critique dogmatique, retournés contre leur signification première ; la pratique généralisée du constat, de la "définition essentielle" du type "X est…", qui combat concrètement la critique négatrice en lui opposant une critique, nous dirions une lecture, compréhensive. Pour chacune de ces formes de la critique hugolienne de la tradition critique, je ne donnerai qu'un ou deux exemples.

 

La citation réfutée

Le simple fait de citer des opinions obtuses suffit à les discréditer, à rendre manifeste le préjugé. Hugo multiplie donc, à propos de la plupart des génies de William Shakespeare dont le propre est non seulement de "produire chacun un exemplaire de l'homme" (p.353), mais encore d'être des "insultés", les citations des "Zoïle" qui leur correspondent. Comme toujours chez Hugo, la pratique est réflexive. La citation s'accompagne de la théorie de la citation critique. Citant des propos dans lesquels Goethe [7] condamne la liberté de la presse, exalte la Sainte-Alliance, Hugo note ensuite :

 

"Une citation peut être un pilori. Nous clouons sur la voie publique ces lugubres phrases , c'est notre devoir. Goethe a écrit cela. Qu'on se souvienne, et que personne, parmi les poètes, ne retombe plus dans cette faute." (p.408)

 

Il en va de même pour la citation des Zoïle de la critique. La mise au pilori participe du refus de ce que Hugo, dans William Shakespeare et surtout dans Les Misérables (V, I, 16) appelle l'indifférence au bien et au mal. L'indifférence au mal social et politique a son équivalent dans l'indifférence au mal fait par la critique négative. Le critique, pas plus que le penseur, n'est autorisé à contempler l'infini en "radieux ténébreux" (Mis). Il doit affronter, combattre, c'est-à-dire reproduire et dénoncer les opinions obscurantistes. D'où la présence, qui peut parfois lasser, mais dont on peut comprendre la nécessité, de ces citations en kyrielle, dont les auteurs souvent ne sont pas nommés. Ce sont les opinions fausses, et non les individus, qu'il s'agit de combattre.

 

La critique négative retournée contre elle-même

 

"Totus in antithesi. Shakespeare est tout dans l'antithèse. Certes, il est peu juste de voir un homme tout entier, et un tel homme, dans une de ses qualités. Mais, cette réserve faite, disons que ce mot, totus in antithesi, qui a la prétention d'être une critique, pourrait être simplement une constatation. Shakespeare, en effet, a mérité ainsi que tous les poètes vraiment grands, cet éloge d'être semblable à la création." (p.346)

 

La citation de Jonathan Forbes, retournée contre les intentions négatives de son auteur, est transformée en constat, par la simple variation du point de vue, qui de prescriptif devient descriptif. Le constat est celui de la similitude du génie et de la nature, grande idée développée dans William Shakespeare.

Ce retournement du défaut en qualité, ici de la notion d'antithèse, marquée par l'anathème classique, en "faculté souveraine de voir les deux côtés des choses" (p.345), est lui aussi repris, de manière réflexive, dans le discours théorique. C'est au début de l'ouvrage, dans le développement sur l'ex-"bon goût", que Hugo déclare :

 

"Creusez en effet le sens de ces mots, posés comme des masques sur les mystérieuses qualités des génies. Sous l'obscurité, subtilité et ténèbres, vous trouverez profondeur ; sous exagération, imagination ; sous monstruosité, grandeur." (p.289)

 

La critique de Shakespeare consistera, entre autres démarches, à "creuser" le sens des anathèmes lancés contre Shakespeare pour y dévoiler derrière le préjugé, "les mystérieuses qualités de Shakespeare.

La critique hugolienne produit chemin faisant sa propre théorie, jamais distinguée de l'acte critique lui-même.

Un autre exemple significatif est le traitement infligé par Hugo au mot de La Harpe [8] selon lequel Shakespeare "sacrifie à la canaille". La canaille, dit Hugo, c'est la misère, c'est "cette vénérable populace des déguenillés et des ignorants." (p.387) Et la condamnation prononcée par La Harpe à l'encontre de Shakespeare se renverse en impératif, en injonction absolue pour le poète.

 

"La canaille, c'est le genre humain dans la misère. La canaille, c'est le commencement douloureux du peuple. La canaille, c'est la grande victime des ténèbres. Sacrifie-lui! Sacrifie-toi!" (p.388)

 

Ici est figurée la lutte "corps à corps" avec l'opinion fausse, sous la forme d'un travail de la langue, forcée, d'aristocratique et élitiste, à se plier à l'urgence démocratique. On pourrait mener une analyse semblable du détournement hugolien de la qualification de Shakespeare, par Voltaire, sous l'expression de " sauvage ivre " [9] .

 

Le retournement de la critique en constatation : de la condamnation à la critique

 

"Arriver à comprendre Shakespeare, telle est la tâche. Toute cette érudition a ce but : parvenir à un poète" (préface p. 461)

 

L'ancienne critique légiférait au nom des règles immuables du goût, la critique selon Hugo a pour but de "parvenir à un poète", de le comprendre. Il y a deux conséquences majeures : la substitution de ce que Hugo nomme "la constatation" à la critique négative fondée sur l'exigence du respect du beau idéal ; et une certaine disparition du critique, s'effaçant devant le poète qu'il a pour objet de rendre présent, visible et intelligible. De même que l'on ne fait pas de poésie d'après une poétique mais l'inverse, on ne fait pas de critique d'après une théorie critique préexistante et adaptée à toutes les œuvres. William Shakespeare réalise ce que promettait la préface de Cromwell : une critique nouvelle où l'on ne jugerait pas les génies et leur art "d'après les règles et les genres" mais "d'après les principes immuables de cet art et les lois spéciales de leur organisation personnelle" (p.37-38).

En 1864 juger est remplacé par constater, décrire. Dès lors, une œuvre critique devient possible. Celle qui, décrivant un génie, permettrait la compréhension de tous les génies, puisque dans chacun des génies l'on aperçoit "l'esprit humain lui-même contenu tout entier dans un cerveau" (p.352). Celle qui, fondée sur le cheminement vers un poète, est la seule légitime, faite non pas d'après des normes, mais de par les œuvres du génie. Cette œuvre critique, aussi éloignée que possible d'un traité du Beau, peut s'intituler William Shakespeare, interpréter Shakespeare, et constituer le manifeste du XIXième siècle, aborder "toutes les questions qui touchent à l'art".

Comment décrit-on un génie? Prenons un seul exemple parmi une multitude d'occurrences de la "définition essentielle" :

 

"L'autre, Shakespeare, qu'est-ce? On pourrait presque répondre : c'est la Terre. Lucrèce est la sphère, Shakespeare est le globe. Il y a plus et moins dans le globe que dans la sphère. Dans la sphère, il y a le Tout ; sur le globe il y a l'homme. Ici le mystère extérieur : là, le mystère intérieur. Lucrèce, c'est l'être ; Shakespeare, c'est l'existence. De là tant d'ombres dans Lucrèce ; de là, tant de fourmillement dans Shakespeare." (p.282)

 

Cet exemple illustre une pratique courante dans William Shakespeare, qui consiste à définir les génies les uns par rapport aux autres, ce qui est une manière de réaliser dans le discours même du recommencement ("les génies recommençant") dans la différence. Ce qui définit ainsi les génies, la globe, la sphère, l'être, l'existence, c'est une notion élémentaire qui excède l'individu pour envisager la personnalité mythique que forme le génie composé de toutes les figures qu'il a créées. Les autres génies, Eschyle excepté, n'apparaissent dans la constellation de William Shakespeare que sous forme de ces définitions essentielles, équivalences fulgurantes et synthèses élémentaires de leurs œuvres.

Le cas de Shakespeare est différent. Ces définitions constituent une première énonciation, elliptique et mystérieuse, visionnaire, des éléments de la compréhension de Shakespeare qui seront présentés dans l'ouvrage, explicités selon diverses perspectives.

 

L'existence de Shakespeare, opposée à l'être de Lucrèce, est marquée par l'accentuation de la dimension historique du génie. William Shakespeare peut être lu comme une tentative très moderne d'histoire de la réception. La compréhension de Shakespeare doit passer par le questionnement de l'histoire de son oubli. L'étude biographique et l'interprétation des oeuvres sont suivies de l'histoire de l'existence de Shakespeare "après la mort", c'est-à-dire de sa réception.

L'existence de Shakespeare, c'est aussi celle des personnages qu'il crée. L'étude que propose Hugo de l'œuvre de Shakespeare et de ses points culminants est centrée autour de l'analyse de quelques personnages: Hamlet principalement, Shylock, Macbeth, Othello et Lear. Le même procédé de la "définition essentielle" est employé, suivi d'un développement explicatif, pour l'analyse des personnages. "Macbeth, c'est la faim" ; "Othello, c'est la nuit" ; "Lear, c'est l'occasion de Cordelia" (p.363-364). Ce procédé, dans lequel certains critiques ont reconnu la preuve la plus manifeste de l'imprécision et de la confusion de la critique hugolienne de Shakespeare, nous apparaît au contraire comme une avancée remarquable dans la représentation du personnage de théâtre et plus généralement peut-être du personnage de fiction. Les équivalences symboliques proposées par Hugo : Hamlet = le doute, Shylock = le judaïsme, Macbeth = la faim (du tyran) constituent, à notre connaissance, la première infraction à la conception du personnage comme simulacre de personne, mimésis d'homme. Hugo est le premier à dégager l'interprétation des personnages des grilles d'analyse psychologique, morale, voire physiologique (Taine) qui présupposent l'identification du personnage à un homme. La notion hugolienne de type, qui semble reprendre diverses typologies des personnages shakespeariens dans la critique française, s'en éloigne au contraire radicalement.

 

"Un type ne reproduit aucun homme en particulier; il ne se superpose exactement à aucun individu, il résume et concentre sous une forme humaine toute une famille de caractères et d'esprits." (p.355)

 

Hugo dit également d'Hamlet qu'il "exprime un état permanent de l'homme" (p.362). Un personnage peut fonctionner de manière métonymique (Shylock et le judaïsme), et très largement métaphorique : Macbeth, l'affamé de pouvoir, métaphore d'un comportement politique, Hamlet, métaphore de la dissociation intérieure. Il est toujours symbolique d'une attitude fondamentale. Dans tous les cas, le fonctionnement du personnage est tropologique, et nécessite, pour être précisément décrit, l'usage de tropes. Le discours sur le personnage, dans les équivalences qu'il pose, ne fait qu'approcher et décrire le personnage tel que Hugo le définit ici, comme un agencement de signes fonctionnant sur le modèle du discours poétique. L'interprétation du personnage comme signe et non pas comme personne, constitue en 1864, à propos de Shakespeare et au delà, une découverte décisive.

Mais la plus grande force de la critique "descriptive" que Hugo définit et met en oeuvre dans William Shakespeare réside dans sa "clôture" performative. La critique hugolienne propose de comprendre au lieu de juger, et pour ce faire, décrit au lieu d'évaluer. Pour rendre présent un génie, pour le donner à comprendre, un poète est nécessaire, non un censeur. Hugo énonce théoriquement à plusieurs reprises la possibilité d'une critique poétique : d'une part, "dans le vrai critique il y a toujours un poète, fût-ce à l'état latent" (p.305), d'autre part, "tout poète est un critique; témoin cet excellent feuilleton de théâtre que Shakespeare met dans la bouche d'Hamlet'' (p.330). La référence à Shakespeare lui-même garantit de l'intérieur la validité d'une critique poétique, dont William Shakespeare nous montre qu'il ne s'agit pas seulement d'un discours critique émanant d'un poète: c'est en poète, et par les ressources de la poésie, que Hugo entend "parvenir à un poète", Shakespeare.

 

La mise en oeuvre de cette critique poétique est la meilleure illustration de sa possibilité. Ici je renvoie aux analyses de J.Gaudon dans l'article intitulé "Vers une rhétorique de la démesure, William Shakespeare [10] , dans lequel l'articulation entre stylistique et thématique du discours est remarquablement étudiée. Figurer la démesure implique un usage démesuré des figures. Gaudon s'attache particulièrement à la "formidable panoplie de tropes" qui caractérise le texte suivant et illustrant l'énoncé : "Il y a des hommes océans en effet" (p.247).

De la même façon, l'écriture poétique mime la thématique du discours sur Shakespeare. Ce que. Hugo dit que Shakespeare est, il le fait dans l'écriture.

Les définitions elliptiques de Shakespeare: "Shakespeare, c'est l'existence", "tant de fourmillement dans Shakespeare", "Shakespeare incarne toute la nature", frère de Dante qui incarne le surnaturalisme (p.282), en elles mêmes déjà métaphoriques, sont relayées, mises en acte, par une stylistique du fourmillement, et par une métaphore omniprésente et très large, celle de !a génération (germination, éclosion, fertilité).

 

"Shakespeare, c'est la fertilité, la force, l'exubérance, la mamelle gonflée, la coupe écumante, la cuve à plein bord, la sève par excès, la lave en torrent, les germes en tourbillons, la vaste pluie de vie, tout par milliers, tout par millions, nulle réticence, nulle ligature, nulle économie, la prodigalité insensée et tranquille du créateur. À ceux qui tâtent le fond de leur poche, l'inépuisable semble en démence. A-t-il bientôt fini? jamais. Shakespeare est le semeur d'éblouissements. À chaque mot, l'image; à chaque mot, le contraste, à chaque mot, le jour et la nuit." (p.349)

 

Que fait ici Hugo, sinon reproduire dans l'écriture la qualité qu'il reconnaît à Shakespeare, multipliant les images de la fécondité et du débordement, les accumulant avec prodigalité sans nulle autre ligature que l'impersonnel "c'est". Le redoublement métaphorique caractérise la plupart de ces images : la coupe écumante, la lave en torrent, les germes en tourbillons la pluie de vie. Toute métaphore en contient une autre en germe dont l'écriture hugolienne figure l'éclosion. Les exemples de ces débordements d'images pourraient bien sûr être multipliés. Hugo accomplit dans l'écriture ce qu'il dit de Shakespeare : le génie critique n'est pas en deçà du génie qu'il s'agit de comprendre. Shakespeare est l'occasion de ce que Thibaudet nomme "une critique créatrice", qui réalise poétiquement ce qu'elle énonce théoriquement comme définissant son objet, l'englobant par là dans la maîtrise d'un discours dans lequel le sujet-critique et l'objet-poète (Hugo et Shakespeare) ne rivalisent plus, mais en viennent à se ressembler symboliquement.

On pourrait mener une étude similaire de la notion d'ubiquité que Hugo reconnaît à Shakespeare et qu'il pratique en multipliant les points de vue sur Shakespeare. Tout génie étant à la fois "abîme et tradition", Hugo parle de Shakespeare du point de vue du XIXième siècle, mais aussi sous l'éclairage d'Homère(pour le rôle historique de clôture d'une crise essentielle de l'humanité), de Lucrèce (être et existence), de Dante (nature et surnature), et surtout d'Eschyle (Shakespeare l'Ancien, à l'origine du drame).

 

Donner l'équivalent stylistique de la métaphore de la germination, de l'idée de l'ubiquité de Shakespeare, c'est mimer dans l'écriture même la notion essentielle de l'idiosyncrasie du génie. Pour décrire, figurer. Il ne s'agit pas de chercher le "pourquoi" de Shakespeare, mais de figurer"parce que" [11] .C'est beaucoup plus difficile. Le génie "est parce qu'il est", et le discours critique risque la tautologie. Seule l'équivalence poétique permet au poète-critique de comprendre l'autre génie dans une écriture dont le mouvement essentiel est celui de la figuration. "Je regarderai l'Océan".

Le dernier exemple de l'aspect performatif du discours critique hugolien sera celui des "hommes océans" ( William Shakespeare p.247 s). Le double substantif n 'est qu'un moment - celui de la violence métaphorique maximale - dans l'élaboration d'une démarche qui n'est rien d'autre que la prise de parole d'un poète sur Shakespeare. Premier moment : la déclaration d'intentions. Celle du père, énigmatiquement contemplative, "je regarderai l'Océan" et celle du fils, humblement laborieuse : "je traduirai Shakespeare". Second moment : éclaircissement / obscurcissement de l'énigme. "Il y a des hommes océans en effet". Que signifie "en effet", sinon que Hugo regardera Shakespeare (tandis que son fils le traduira), et que regarder Shakespeare peut se dire "regarder l'Océan"? La fin du paragraphe donne une clé de l'énigme: "et c'est la même chose de regarder ces âmes ou de regarder l'Océan". Entre le début et la fin de ce paragraphe, il y a l'océan d'images, l'essai de "rhétorique macro logique" étudié par J.Gaudon, et qui figure concrètement ce qu'est un "homme océan". Ce qu'est l'océan Shakespeare, seul un flux formidable d'images et de métaphores peut en donner l'idée.

 

Mais Hugo ne dit pas: Shakespeare est un océan et je vais étudier Shakespeare; il dit: "je regarderai l'Océan", c'est-à-dire des "hommes océans", et Shakespeare est l'un d'eux. D'emblée, la critique poétique se donne comme telle et se passe de toute explication. Ce que c'est que parler d'un poète en poète, Hugo le fait advenir comme un phénomène, dans son irruption énigmatique. "Je regarderai l'Océan" est premier. Ensuite seulement est livré, avec une ampleur extraordinaire, le référent, lui-même poétique, construit dans la langue, par rapport auquel regarder l'Océan peut se comprendre comme "étudier Shakespeare". D'emblée l'écriture figure le trop-plein d'existence, la plénitude de l'objet que Hugo se donne, Shakespeare, et l'image de l'homme océan figure le mode d'identification particulier qui sera celui du génie Hugo au génie Shakespeare : Shakespeare est l'occasion d'une vision qui le définit dans son existence de génie, élémentaire et universelle, et qui définit physiquement et mythiquement la position qui est celle de Hugo écrivant William Shakespeare contemplateur de l'Océan et homme océan lui-même.

Shakespeare, on le voit, ne constitue en aucun cas un prétexte à un discours critique qu'il ne ferait qu'illustrer. Ecrire sur Shakespeare exige de forger la langue d'une poésie critique idiosyncrasique comme le génie lui-même. Peut-être cela n'est-il possible qu'à un autre génie. Deux génies se révélant l'un l'autre, l'un étant l'occasion de l'autre.

 

II L'occasion de Shakespeare

 

l'occasion de Shakespeare, toutes les questions qui touchent à l'art se sont présentées à son esprit. Traiter ces questions, c'est expliquer la mission de l'art; traiter ces questions, c'est expliquer le devoir de la pensée humaine envers l'homme. Une telle occasion de dire des vérités s'impose, et il n'est pas permis, surtout à une époque comme la nôtre, de l'éluder." (Avant-propos de William Shakespeare p.241)

 

Que signifie ici le terme d'occasion, répété pour gloser le "vrai titre" de l'ouvrage selon Hugo, A propos de Shakespeare ? Les questions fondamentales abordées dans le corps de l'ouvrage, celle des "génies" et de leur double caractérisation, historique et absolue, celle des finalités de l'art, celle du peuple, dépendent-elles d'une occasion? Le terme d'occasion semble désigner le caractère accidentel, hasardeux, de la référence à Shakespeare. Une autre occasion aurait-elle amené Hugo à débattre des mêmes questions?

Je voudrais montrer qu'il n'en est rien. L'occasion Shakespeare, c'est aussi celle qui consiste à mettre en oeuvre l'idée, développée à l'intérieur même de l'ouvrage, qu'il ne peut y avoir d'esthétique que concrète et historique. Partir de Shakespeare pour rencontrer "toutes les questions" de l'art et de la civilisation, c'est illustrer la vocation du génie à produire l'infini : Shakespeare à lui seul, comme tous les grands génies, est "l'esprit humain lui-même contenu tout entier dans un cerveau" (p.352).

C'est aussi réitérer, et concrètement, le postulat fondamental de la préface de Cromwell : "le goût, c'est la raison du génie", en appuyant la réflexion esthétique sur les oeuvres des génies et non sur des catégories préexistantes. Toutes les questions sont posées dans Shakespeare, à propos de Shakespeare : tout génie étant universel et historique, le mouvement de la réflexion n'est pas du particulier vers l'universel, mais de l'universel à l'universel, lequel comprend l'historique. L'idée de l'art non perfectible implique cette conséquence majeure : le discours sur l'art ne peut provenir d'une position de surplomb qui le conduirait à cerner son objet, à le parfaire, à l'achever dans la totalisation critique.

 

"A cette nature totale, à cette humanité complète, à cette argile, qui est toute votre chair et qui en même temps est toute la terre, ils <les génies> ajoutent, et ceci achève votre terreur, la réverbération prodigieuse de l'inconnu. ( ... ) Il est tout simple qu'on recherche médiocrement leur familiarité et qu'on n'ait point le goût de voisiner avec eux" (P.377)

 

On "s'enfonce" dans l'œuvre des génies. De là l'occasion que constitue Shakespeare pour Hugo et qui, loin de se réduire à une circonstance susceptible d'être remplacée par une autre, désigne le fait que ce n'est qu'à l'occasion d'un tel voisinage qu'un discours critique peut se fonder, tel que Hugo le conçoit, dégagé de toute visée normative, et, nous l'avons vu, homogène à son objet. Mais Hugo donne une extension remarquable à la notion d'occasion, dans le commentaire du Roi Lear, qui débute par cette proposition :

 

"Lear, c'est l'occasion de Cordelia. La maternité de la fille sur le père." (p.364)

 

Lear et tout ce qu'est Lear, le roi déchu, le père qui renie son enfant, le vieillard fou, sont compris par Hugo comme ce qui permet Cordelia :

 

"Cette admirable création humaine, Lear, sert de support à cette ineffable création divine, Cordelia". (p.366)

 

L'occasion déborde ici son acception habituelle de circonstance favorable mais contingente, pour signifier quelque chose comme la chance ontologique. Lear est le hasard nécessaire à l'émergence de Cordelia, "figure rêvée et trouvée". Shakespeare trouve Cordelia et invente pour elle un monde qui comporte Lear, destiné à la révéler, père "prétexte" à ce renversement mythique, "l'allaitement adorable", "la maternité de la fille sur le père". L'occasion permet alors de désigner le mode particulier de génération qui est celui du génie dans l'art : Dieu crée le monde et le peuple d'hommes, le génie rêve une figure qui est l'occasion, le hasard nécessaire à partir duquel il crée un monde :

 

"Shakespeare, portant Cordelia dans sa pensée, a créé cette tragédie comme un dieu qui, ayant une aurore à placer, ferait tout exprès un monde pour l'y mettre." (p.366)

 

De la même façon, c'est en tout ces ce qu'il s'agit de montrer ici, Shakespeare est l'occasion de Hugo, non pas dans un sens qui ferait de Shakespeare un simple objet du discours esthétique hugolien, mais comme origine d'un discours devenu ainsi nécessaire. Les génies "<font> naître en vous quelque-chose. Il y a de la maternité dans le génie" (p. .377). Le discours hugolien se donne alors comme procédant de Shakespeare, l'occasion origine.

Par le jeu de l'intertextualité, le lecteur de William Shakespeare est amené à observer, à tous les niveaux du texte hugolien, les occasions d'une inscription de l'autobiographie. Hugo est avant tout le lecteur et le critique de ce qu'il cherche dans Shakespeare, ce qui ne l'empêche pas de rencontrer Shakespeare avec plus de clairvoyance et d'acuité que la plupart de ses prédécesseurs et contemporains.

Le choix de Shakespeare, et non d'Eschyle, par exemple, comme effigie de la réflexion esthétique hugolienne, est explicable par les résonances autobiographiques beaucoup plus profondes qui sont celles de la figure de Shakespeare. Eschyle, créateur de Prométhée, figure d'une puissante identification hugolienne, Eschyle, poète exilé et insulté, Eschyle, auquel une large place est accordée dans William Shakespeare, aurait pu sembler susceptible de jouer le même rôle que Shakespeare. Mais la découverte de Shakespeare coïncide, dans ses divers moments, avec des étapes décisives de la vie de Hugo : il assiste à une représentation de Hamlet en 1819, année de ses débuts littéraires, en compagnie d'Adèle Foucher ; il est initié à Shakespeare par Nodier principalement, en 1825, à l'occasion du voyage du sacre ; l'expérience des représentations des comédiens anglais à la fin de 1827 retentit dans la préface de Cromwell. La présence de Shakespeare dans ce premier grand texte théorique constitue probablement l'un des motifs les plus importants de la reprise de Shakespeare en 1863. En 1827, Eschyle n'est mentionne qu'à quelques reprises. Ce silence relatif tient à la caractérisation de l'Antiquité par l'épopée. L'œuvre emblématique de la société qui "raconte ce qu'elle fait" est l'Iliade. En revanche, Shakespeare incarne l'origine de la modernité, l'origine du drame des temps modernes, mêlant le grotesque au sublime. William Shakespeare ne reprend pas la périodisation historique et culturelle qu'avait établie la préface de Cromwell. La conception dialectique, très proche de celle de Hegel, d'un drame opérant la synthèse historique de la poésie épique et de la poésie lyrique, fait place à l'équilibre des déterminations historiques de l'art et de l'infini, de l'absolu qu'il porte en lui et qui le rend non susceptible de progrès. C'est probablement parce qu'il est conscient qu'une progression est présupposée, de la poésie lyrique au drame, que Hugo abandonne complètement cette périodisation. Il utilise d'ailleurs désormais une métaphore spatiale, celle de la "région des Égaux'', pour désigner la coexistence des génies sans avoir à décrire une succession temporelle, laquelle pourrait contenir en germe l'idée d'une évolution historique. Les génies sont recommençants. Choisir Shakespeare, outre l'occasion du tricentenaire et de la traduction de François-Victor, c'est donc affirmer discrètement la permanence et la continuité de positions esthétiques fondamentales (le théâtre, creuset de civilisation, le drame, montrant la vie, qui est autre chose que la réalité), de la préface de Cromwell (souvent citée) à William Shakespeare.

 

C'est dans l'interprétation de Shakespeare et de quelques unes de ses oeuvres (les "points culminants") que l'on peut observer le plus précisément l'investissement autobiographique du discours. Hugo tient sur Shakespeare un discours que l'on a déjà qualifié "de définition essentielle" : "Shakespeare est…" L'important étant de "comprendre Shakespeare", il ne s'agit plus de dire s'il est bon ou mauvais, mais de le "regarder", au besoin avec la lunette des prédécesseurs, en déconstruisant de l'intérieur leurs cadres critiques.

Pour dire positivement ce qu'est Shakespeare et le génie de Shakespeare, Hugo, le plus souvent, définit d'abord un trait fondamental des grands génies, ou du génie. Shakespeare est alors cité parmi d'autres, plus longuement. Ainsi, le discours critique, tout en concernant parfois très précisément Shakespeare, est en prise avec l'absolu du génie, rend compte de l'universel et de ses actualisations historiques. Le génie intéresse en tant que personnalité mythique dont les traits sont universalisables. Le va et vient entre la "définition essentielle" générale du poète ou du génie, et la caractérisation de Shakespeare est visible dans l'alternance des livres, mais aussi au niveau des unités plus réduites que sont les divisions internes de ceux-ci.

Un exemple: William Shakespeare, II, I, Shakespeare - son génie, 2. (texte reproduit)

"Shakespeare est" ou "le génie est" : le sujet auteur de ces "définitions essentielles" est absent. Le discours se donne pour une constatation, à la limite sans sujet. Or, ce que Shakespeare est, ou ce que les autres génies sont, recouvre souvent, de manière implicite, soit ce que Hugo, ailleurs, dit de lui-même, soit, d'une manière encore beaucoup plus allusive, ce qu'un lecteur de Hugo peut deviner qu'il est.

 

Hugo observe dans Shakespeare, ou dans les autres génies, ce qu'il reconnaît comme le définissant également : "un génie est un accusé"(p.310), cette phrase introduit l'évocation de l'exil d'Eschyle et en suggère un autre.

"La pierre jetée aux génies est une loi, et tous y passent" (p.367) : ici, le souci redondant de l'universalité du propos inscrit la figure de Hugo lui-même à l'horizon de l'actualisation. À partir des critiques dont Shakespeare était victime au XVIIIème siècle, Hugo énonce une vérité générale du génie. Or lui même est un cas particulier de cette loi. La "critique doctrinaire" comme la "critique sacristaine" jettent la pierre à l'auteur des Misérables. Le "je" absent du discours est un cas de figure possible d'un discours qui dégage des lois. L'autoportrait de Hugo est une virtualité du discours critique.

 

De la même façon, l'éloge de l'exagération shakespearienne est une légitimation implicite de l'exagération hugolienne. Ce que la critique reproche à Hugo, Hugo le constate et l'admire dans Shakespeare, invitant au même retournement, à son sujet, que celui qu'il fait subir aux critiques adressées à Shakespeare :

 

"Ne pas donner prise est une perfection négative. Il est beau d'être attaquable." (p.289)

 

On pourrait tirer les mêmes conclusions de la réhabilitation, à propos de Shakespeare, de l'antithèse.

 

Hugo observe et admire dans le théâtre de Shakespeare un mouvement que l'on reconnaît dans son propre théâtre: la "recherche psychique ", l'exploration, par les moyens du théâtre, qui permet "d'illuminer à la fois l'intérieur et l'extérieur des hommes" (préface de Cromwell, 26), d'états exceptionnels qui ressortissent aux désirs inconscients, aux pulsions, à un domaine que Hugo nomme "for intérieur", "imprévu de la conscience", faute d'une désignation préexistante:

 

"Le for intérieur de l'homme appartient à Shakespeare. Il vous en fait à chaque instant la surprise. Il tire de la conscience tout l'imprévu qu'elle contient. Peu de poètes le dépassent dans cette recherche psychique. Plusieurs des particularités les plus étranges de l'âme humaine sont indiquées par lui. Il fait savamment sentir la simplicité du fait métaphysique sous la complication du fait dramatique. Ce qu'on ne s'avoue pas, la chose obscure qu'on commence par craindre et qu'on finit par désirer, voilà le point de jonction et le surprenant lieu de rencontre du cœur des vierges et du cœur des meurtriers, de l'âme de Juliette et de l'âme de Macbeth, l'innocente a peur et appétit de l'amour comme le scélérat de l'ambition; périlleux baisers donnés à la dérobée au fantôme, ici radieux, là farouche." (p.345)

 

Exemple de la lecture d'un colosse par un colosse. Interprétation acérée de Shakespeare, ce développement contribue à donner ce que A.Ubersfeld et G. Rosa désignent comme "la clé claire et consciente de toute l'œuvre, son commentaire composé" [12] . Comment ne pas observer en effet dans plusieurs oeuvres de Hugo, cette "chose obscure qu'on commence par craindre et qu'on finit par désirer", de Blanche, qui se précipite dans la chambre du roi pour le fuir dans Le Roi s'amuse (III, II), à Cosette, le plus récemment? Plus généralement, qu'est-ce d'autre que l'observation des "particularités les plus étranges de l'âme humaine" que la mise en oeuvre, dans le théâtre hugolien, d'états exceptionnels, engageant des actes extrêmes? "Peu de poètes le dépassent dans cette recherche psychique" : il y a place ici pour la présence discrète de l'absent, pour lequel Shakespeare est l'occasion de dire des vérités sur sa propre oeuvre. Des vérités que seule la démarche critique permet d'énoncer. C'est bien le souci de "comprendre Shakespeare" qui anime la recherche d'un vocabulaire apte à décrire ce que nous nommerions les données de l'inconscient. Le rapprochement de la pulsion érotique et de la pulsion de mort, d'Éros et de Thanatos, de Juliette et de Macbeth, est très éclairant, pour Shakespeare comme pour Hugo, et autant pour Shakespeare que pour Hugo. C'est parce qu'il lit un colosse que Hugo ne livre pas qu'un autoportrait, dans William Shakespeare, mais une véritable interprétation de Shakespeare. Tout en donnant une "clé" pour la lecture de son oeuvre propre, Hugo est un pionnier de la critique psychanalytique de Shakespeare, laquelle s'avérera très féconde, à partir des études d'E. Jones puis avec celles d'André Green.

 

L'oubli comme épreuve de vérité, est un autre de ces points de rencontre implicites entre Hugo et Shakespeare

 

"L'éclipse est une bonne épreuve pour la vérité comme pour la liberté. Le génie, étant vérité et étant liberté, a droit à la persécution." (p.368)

 

Hugo parle en effet de la mort du génie, et des conséquences de celles-ci sur la réception, comme il parle ailleurs (correspondance et préface des Contemplations) des conditions très particulières que l'exil donne à sa parole. "Etre mort, c'est être tout-puissant", déclare-t-il au début du livre "Après la mort", et aussi :

 

"L'éblouissement du genre humain commence quand ce qui était un génie devient une âme. Un livre où il y a du fantôme est irrésistible." (p. 417)

 

Le curieux titre "Après la mort", reléguant ait second plan le titre initial, et mentionné dans la correspondance avec Lacroix, d 'un chapitre auquel Hugo tenait beaucoup, "Shakespeare et l'Angleterre", évoque certes les transformations de la réception des génies au-delà de leur existence, mais peut aussi être lu comme une figuration métaphorique de la position de l'exilé, mort à son pays, et aux préoccupations de sa vie antérieure. La parole de Hugo exilé "contient du fantôme", et trouve là sa force, ainsi qu'en témoignent Les Contemplations, Hugo évoque. aussi "l'homme irréparable" que devient le génie après sa mort, position dont il a éprouvé l'efficacité avec Châtiments et Les Misérables. Une fois de plus, il est loisible au lecteur de déchiffrer le discours du moi hugolien sans que le "je" affleure jamais. Ce que Hugo construit dans William Shakespeare, c'est une parole sur lui-même à l'image de celle qu'il invente pour dire Shakespeare : parole de constat, d'acquiescement métaphysique, qui gomme les particularités et montre ce qui dans Shakespeare est endossable par tous, une universalité mythique :

 

"L'art, comme la religion, a ses Ecce Homo. Shakespeare est un de ceux dont on peut dire cette grande parole: Il est l'Homme." (p.419)

 

Concernant toujours l'autoportrait de l'artiste, l'autobiographie littéraire, je signale simplement quelques autres modes d'inscription du biographique dans William Shakespeare. La proximité chronologique des Misérables, soulignée par B. Leuilliot dans son introduction [13] , se donne à voir de manières très diverses : dans une intertextualité parfois très sensible, formelle : le procédé du "synchronisme boiteux" (B. Leuilliot) utilisé pour la biographie de Shakespeare (William Shakespeare, I, I, III, §7), est repris de "l'Année 1817" des Misérables (I, III, I); ou thématique : la méditation sur l'infiniment grand et l'infiniment petit (p.373) était omniprésente dans Les Misérables, et la citation de l'Evangile, "Sinite parvulos venire", renvoie à celle des Misérables et au Parvulus, à Gavroche (III, I, I). Nombreux également sont les échos de la réception des Misérables. Tout ce qui est dit d'Eschyle et de la réception de Shakespeare au XV IIIème siècle rappelle la posture de Hugo face à la critique française après la publication des Misérables, génie exilé et génie insulté. L'intertextualité peut aller jusqu'à concerner la pratique la plus secrète de l'écriture, véritable dialogue occulte de Hugo avec lui-même, comme dans cette remarque sur "Rabelais qu'un cygne récemment a traité de porc,", renvoyant au Cours familier de littérature dans lequel Lamartine égratigne non seulement Rabelais mais surtout l'auteur des Misérables. Le double fonctionnement du discours hugolien est ici manifeste : Hugo avait écrit pour lui-même, en marge des propos de Lamartine : "Essai de morsure par un cygne. C'est à ce cygne, désignation codée et privée, que renvoie le cygne de William Shakespeare mais pour Hugo et ses proches seulement, car tout autre lecteur contemporain, s'il ne connaît pas la critique lamartinienne, bien qu'alerté du caractère codé du jeu de mots par l'adverbe "récemment", n'est pas en mesure de le décrypter. Pour Hugo, la revanche prise sur Lamartine est magistrale. Pour la postérité, l'allusion est supposée perdre son intelligibilité. Le moi hugolien est plus que jamais absent et orchestre la disparition de la petite polémique.

 

Je voudrais analyser maintenant l'inscription, dans l'analyse des personnages shakespeariens, de quelques éléments de l'autobiographie mythique hugolienne.

Le commentaire de Lear tisse un réseau de références complexes à la vie, à l'œuvre et à l'écriture hugolienne, admirablement observé par A. Ubersfeld dans "Hugo réécrit Lear" [14] . Il est l'occasion d'une évocation très particulière du deuil de Léopoldine, à l'opposé de la parole lyrique des Contemplations:

 

"Demeurer après l'envolement de l'ange, être le père orphelin de son enfant, être l'œil qui n'a plus la lumière, être le cœur sinistre qui n'a plus la joie, étendre les mains par moments dans l'obscurité et tâcher de ressaisir quelqu'un qui était là, où donc est-elle? se sentir oublié dans le départ, avoir perdu sa raison d'être ici-bas, être désormais un homme qui va et vient devant un sépulcre, pas reçu, pas admis; c'est une sombre destinée. Tu as bien fait, poète, de tuer ce vieillard. " (p.366)

 

Le moi est effacé, absent, la souffrance la plus individuelle, le deuil d'un père, perd toute particularité. Elle est celle de Lear pleurant Cordelia morte. Elle est une souffrance mythique, qui s'offre à la sympathie, dans son universalité. Mais la présence d'un sujet individuel est très forte, sensible entre autres dans la forme pronominale sans sujet, dans la possibilité ménagée d'un discours direct : "Où donc est-elle", "Tu as bien fait, poète". C'est Hugo qui parle ici mais d'une voix anonyme, et assumable par tous les endeuillés. Le deuil de Hugo est englobé dans le récit plus vaste de la souffrance de tout père orphelin de son enfant. En cela, la vie de Hugo est située au cœur d'un mythe de la paternité, dont Lear offre une autre occurrence.

Au cœur du commentaire de Lear se trouve une image qui, elle, est une image forte, et récurrente, de l'écriture hugolienne, image que l'on retrouve tant dans la poésie que dans le discours critique : celle du vieillard qui redevient enfant, de l'accomplissement à rebours de la succession des âges. Le vieillard est celui qui "revient vers la source première" (Boos endormi).

Dans la préface de Cromwell déjà, les trois périodes de la société et de l'art étaient montrées, selon la métaphore de la temporalité humaine comme "ses trois visages, de jeunesse, de virilité et de vieillesse" (préface de Cromwell, 14). Et Hugo, pour designer la figure de Shakespeare comme origine de la modernité, d'une époque dramatique dans laquelle l'épopée et la poésie lyrique trouvaient néanmoins leur place, écrivait ceci :

 

"C'est qu'il y a plus d'un rapport entre le commencement et la fin; le coucher du soleil a quelques traits de son lever; le vieillard redevient enfant." (p.15)

 

L'image de Lear revenant par Cordelia à la jeunesse, par le geste de l'"allaitement adorable", est donc une image forte de l'écriture hugolienne, déjà associée à Shakespeare, qui renvoie, mais implicitement, à la fois à l'origine avouée de William Shakespeare, la préface de Cromwell, et à l'imaginaire poétique hugolien. Cette maternité de la jeune femme sur le vieillard renvoie aussi à un fantasme d'inversion lui aussi présent de longue date dans l'imaginaire hugolien, et que l'on reconnaît par exemple dans don Ruy Gomez, le vieillard souhaitant "lorsqu'il trébuche au marbre de la tombe,

 

Qu'une femme, ange pur, innocente colombe, / Veille sur lui, l'abrite…" (Hernani, III, I).

William Shakespeare est l'occasion, plus ou moins consciente, de parachever l'histoire de l'œuvre hugolienne, permettant la synthèse, autour d'images fondamentales, de ses différents modes d'écriture : poésie, théâtre, roman, prose critique.

 

Hamlet est la seconde figure essentielle d'une identification mythique. Contre ceux qui voient dans Hamlet un frère, pis, une imitation d'Oreste, Hugo suggère un autre rapprochement entre Shakespeare et "Shakespeare l'Ancien": celui de Hamlet et de Prométhée. Sans détailler les points ‑ souvent remarquables de pertinence ‑ de cette analogie, observons que, de ces deux "Adams prodigieux ", "l'homme d'Eschyle" et "l'homme de Shakespeare ", l'un est un peu plus prodigieux que l'autre aux yeux de Hugo : Prométhée, Prométhée étendu sur le Caucase, dont Hugo dit ceci :

 

"Les offres d'amnistie échouent quand c'est le supplicié qui, seul, aurait droit de faire grâce" (p.359)

 

Prométhée a pour lui le droit, la rébellion contre le tyran, Prométhée a "travaillé au peuple". Hugo s'est, avant William Shakespeare identifié poétiquement à Prométhée , surtout dans les Contemplations, et particulièrementdans "Ibo",

 

"L'homme, en cette époque agitée,

Sombre océan,

Doit faire comme Prométhée

Et comme Adam.

 

Il doit ravir au ciel austère

L'éternel feu ;

Conquérir son propre mystère,

Et voler Dieu."

 

Prométhée, le "patient hautain", est une grande figure hugolienne. Hamlet non. Avant William Shakespeare, Hugo parle rarementde Hamlet. Référence culturelle, signe de reconnaissance, de ralliement, des Romantiques, Hamlet ne représente guère plus pour Hugo avant l'entreprise de François-Victor.

Hugo découvre dans William Shakespeare une vérité massive : Hamlet est l'envers de Prométhée, son autre face, son double non avoué, comme Macbeth et Juliette sont les figures inversées d'un même désir. Découverte capitale, qui permet de comprendre en quoi William Shakespeare peut apparaître comme un autoportrait sans revêtir la singularité d'une autobiographie : Hamlet et Prométhée constituent deux figures antithétiques du sujet hugolien, deux "faces", non pas d'un moi biographique que Hugo se soucie peu de voiler, mais d'un moi reconstruit, inlassablement, en poésie, dans le drame, dans le roman. Si Prométhée est une figure possible du moi hugolien, c'est que la biographie hugolienne se hausse, avec l'exil, aux dimensions mythiques de toute résistance devant l'oppression et la tyrannie. Hamlet, en revanche, suscite une identification ambiguë, intimement reconnue mais non proclamée, identification psychique à une impossibilité d'être, à la révélation de l'obscurité de l'inconscient.

 

"Avez-vous jamais eu en dormant le cauchemar de la course ou de la fuite, et essayé de vous hâter, et senti l'ankylose de vos genoux, la pesanteur de vos bras, l'horreur de vos mains paralysées, l'impossibilité du geste? Ce cauchemar, Hamlet le subit éveillé Hamlet n'est' pas dans le lieu où est sa vie. Il a toujours l'air d'un homme qui vous parle de l'autre bord d'un fleuve." (P.362) [15] "

 

Cette caractérisation curieuse, "Hamlet n'est pas dans le lieu où est sa vie", renvoie à une expérience de la dissociation, de l'étrangeté, sociale, psychologique ou métaphysique, trop fréquente dans l'œuvre de Hugo pour n'être pas constitutive - au moins à l'état de. crainte fantasmatique - du sujet hugolien. Hamlet, "l'homme funèbre que nous sommes tous", est tout entier ce que Hernani n'est qu'à moitié, l'envers de celui "qui court droit au but qu'il rêva" (III, IV). "La force qui va", sans but, pure aspiration vers l'abîme, Hugo la trouve déjà dans Hamlet "oeuvre troublante et vertigineuse où de toute chose on voit le fond" [16] (p.360). Hamlet, "l'isolement à sa plus haute puissance", dont le moi s'est absenté (Hugo dit, invitant le lecteur à reconnaître aussi sa propre expérience : "Il semble que votre moi se soit absenté, et vous ait laissé là"), rappelle bien sûr Jean Valjean ("je suis hors de la vie, monsieur", V, VII), mais aussi Hugo écrivant : "je suis un homme qui pense à autre chose". Ces quelques rapprochements (on aurait pu solliciter d'autres textes) doivent faire renoncer à chercher dans Shakespeare et les autres génies des avatars du seul moi hugolien. Il convient alors d'étendre au sujet hugolien tout personnage doué d'un "je" et d'un discours, qu'on le trouve dans l'œuvre fictionnelle ou dans l'œuvre non-fictionnelle. Dans ce sens, le sujet hugolien, sujet à deux faces, l'une prométhéenne, l'autre hamletienne, l'une unificatrice, l'autre dissipatrice, trouve effectivement à se dire à travers l'interprétation d'autres sujets, Hamlet, Macbeth, Lear, Prométhée. L'interprétation de Shakespeare dialogue implicitement avec l'ensemble des figures de l'œuvre hugolienne (nous avons vu ici Hernani et Jean Valjean, mais bien d'autres exemples pourraient être donnés), couronnées du sujet majeur, celui du discours critique actuel, non personnel, présent-absent. C'est pourquoi la notion d'autoportrait ne devient juste que si elle est nuancée de la précision qu'il s'agit d'un autoportrait mythique. Derrière "auto", il y a toutes les figures de l'œuvre hugolienne, dans lesquelles le moi se résorbe mais est contenu.

 

Je néglige faute de temps un point de rencontre fondamental entre Hugo et Shakespeare, et précisément entre le théâtre shakespearien et le théâtre hugolien : Shakespeare donne à Hugo l'occasion d"'énoncer des vérités" sur le rire. Hugo observe dans Shakespeare - et il est le premier à le faire - l'ambivalence du rire, "cet inquiétant rire de l'art" . "Le mot pour rire sort de l'abîme" (p.321). Ses remarques sur Falstaff entre autres, éclairent non seulement Shakespeare, mais également, de manière saisissante, le fonctionnement du rire terrible dans le théâtre hugolien.

Je n'ai fait que signaler les rapports étroits qu'entretiennent théorie et pratique de la critique poétique dans William Shakespeare, et dont l'étude gagnerait à être approfondie. La lecture du poète par le poète illustre la continuation perpétuelle, les "génies recommençants", chaque génie étant l'occasion d'un autre. Eschyle était Shakespeare l'Ancien, Shakespeare s'apparente à Hugo l'Ancien. Une rencontre qui comportait à l'origine une part de hasard (voir le beau récit "À Reims"), prend sens dans une nécessité qui l'englobe. Shakespeare devient l'occasion, pour Hugo, de faire coïncider deux points de vue sur le génie, l'un absolu, celui de "la région des Égaux'', du "promontoire dans l'infini", l'autre, historique et politique : Shakespeare, celui qui a "sacrifié à la canaille", appelle le génie du XIXème siècle, celui qui travaillera au peuple.


[1] Les numéros de pages renvoient au volume "Critique" de l'édition "Bouquins"

[2] En 1827, Hugo ne pouvait pas heurter de front les libéraux, dont il se rapprochait sur le plan politique, mais qui restaient très timorés dans leur appréciation de Shakespeare, condamnant dans la dramaturgie shakespearienne la diversité des niveaux de langage, le mélange des genres et même parfois la violation des unités classiques.

[3] c.f. J.B. Barrière, "Les livres de Hauteville House", Revue d'Histoire Littéraire de la France, 1952, p.48.

[4] Albert Lacroix, De l'influence de Shakespeare sur le théâtre français, Bruxelles, 1855, p.734.

[5] Marges de William Shakespeare, "A Reims", éd. C.F.L. – Massin, t. XII, p.399.

[6] La préface de Cromwell disait : "Il faut puiser aux sources primitives. C'est la même sève, répandue dans le sol, qui produit tous les arbres de la forêt, si divers de port, de fruits, de feuillage. C'est la même nature qui féconde et nourrit les génies les plus différents." (p.24)

[7] qu'il mentionne, se rendant au désir de Lacroix (voir lettre du 2 janvier 1864), mais pour l'exclure de la série des grands génies.

[8] Cité p.367

[9] p.352 "il est sauvage comme la forêt vierge ; il est ivre comme la haute mer"

[10] Romantisme, n°3, 1972, pp.78-85.

[11] "L'art a, comme l'infini, un Parce que supérieur à tous les Pourquoi" (p.342)

[12] Article "Hugo" du Dictionnaire des Littératures Bordas

[13] William Shakespeare Introduction par B. Leuilliot, Nouvelle Bibliothèque romantique, Flammarion 1973.

[14] In Paroles du Hugo, Messidor éditions sociales, 1985, pp. 153-165.

[15] cf également, dans la même page:

«Avez‑vous quelquefois regardé un cap avançant sous la nuée et se prolongeant à perte de vue dans l'eau profonde?"

Cette fois, c'est l'expérience visuelle du lecteur que Hugo sollicite afin de l'amener physiquement à l'image du génie, "promontoire dans l'infini", par un progressif élargissement du regard à l'illimité.

[16] cf Hernani, III, IV: "Une voix me dit: Marche! et l'abîme est profond,

Et de flamme ou de sang je le vois rouge au fond!»