Pierre Laforgue : Bug Jargal ou de la difficulté d'écrire en "style blanc"
Communication au Groupe Hugo du 17 juin 1989
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Mais, qu'est-ce que c'est donc un Noir ?
Et d'abord, c'est de quelle couleur ?
Jean Genet
Il s'agit ici de montrer comment se fait l'inscription de l'idéologie dans le texte, comment dans les contradictions et les confusions du texte s'opère, ou ne s'opère pas, un processus de conceptualisation, d'appropriation et de transformation du réel historique et politique, comment enfin c'est l'écriture elle-même qui produit sa propre idéologie, et non le contraire. Autrement dit, je pose qu'il est impossible d'entreprendre la lecture, de l'idéologie d'un texte sans prendre en compte d'abord les modalités de sa production, en l'occurrence sa scripturalité. De là un refus clair et avoué, celui de porter a priori un jugement idéologique auquel on soumettrait la lisibilité du texte, un tel jugement n'étant pas pertinent puisqu'il méconnaîtrait le travail de l'écriture qui, lui, pour le coup, est fondamentalement idéologique.
Un tel travail, Bug-Jargal1 dans ses deux versions de 1820 et de 1825-1826 permet d'en voir les implications, tant les différences d'ordre idéologique entre la nouvelle et le roman sont importantes. L'intrigue n'a pas changé, Bug-Jargal meurt toujours à la fin, et de manière générale les ajouts se présentent comme des intercalations qui ne viennent pas modifier la trame d'ensemble. Hugo peut même insérer une idylle qui, loin de bouleverser les données romanesques, accentue et dramatise des tensions déjà existantes. Or ces nouveaux éléments ont aussi, ont surtout une valeur symbolique: Marie fait son entrée dans le roman en même temps que le personnage éminemment politique du bouffon, Habibrah, rapprochement génétique qui suffit à invalider toute lecture des additions fondée sur une partition entre romanesque et idéologique. Ainsi, même une scène comme celle du chapitre XVI, tout entier occupé par un débat uniquement politique entre les blancs, aura son pendant romanesque aux chapitres XXXIII et XXXIV, où Biassou fera si ironiquement tirer au négrophile et au sang-mêlé les conclusions idéologiques de ce débat. A mettre aussi sur le compte d'une semblable pratique l'abondance des notes d'auteur qui font communiquer récit et discours.
On peut donc repérer toute une série de déplacements du texte de 1820 au texte de 1825. Ils ont tous en commun une plus grande attention à l'Histoire. Je m'arrêterai au plus voyant d'entre eux, celui qui affecte le temps de la narration dans le roman de 1825. Dans la nouvelle de 1820 la narration avait lieu quinze ans après les événements qui faisaient l'objet du récit2, c'est-à-dire dans les années 1806-1808. Dans le roman de 1825 il se produit un resserrement chronologique très puissant entre le récit et la narration: à peine deux ans se sont écoulés3 et c'est sous le signe de 93 que s'écrit le nouveau Bug-Jargal. Du même coup le lecteur est invité à déchiffrer la révolte noire de 1791 à la lumière de la Révolution française dans sa phase terroriste. Cela entraîne une remise en cause complète des structures idéologiques du texte.
La nouvelle de 1820 identifiait la cause des colons esclavagistes à celle des royalistes, et du même coup les noirs révoltés apparaissaient comme des révolutionnaires: le drapeau blanc flottait sur le fort Galifet, et logiquement il était remplacé à la prise du fort par le drapeau rouge4. Rien d'étonnant: on imagine mal des partisans de l'esclavage se réclamer d'un régime qui prône la liberté, l'égalité et la fraternité, de même qu'on imagine mal des esclaves ne pas embrasser la cause d'un régime dont ils attendaient leur émancipation. Cinq ans plus tard le roman inverse complètement ces données. Les colons, toujours aussi esclavagistes et violemment racistes, sont devenus républicains. Farouchement républicains même, puisqu'en 1791 ils anticipent dans leur conduite l'idéologie du Comité de Salut Public en 93: ils "ont fait promener la tête [d'un] malheureux qui s'était montré sans cocarde tricolore dans un café" et ils "ont fait pendre le mulâtre Lacombe pour une pétition qui commençait par ces mots inusités: "Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit!"5.''
Leur drapeau est donc maintenant le drapeau tricolore, mais il n'est pas remplacé par un drapeau blanc: le drapeau est encore rouge6. Les noirs sont-ils pour autant toujours révolutionnaires ? Non, puisqu'ils se prétendent "les gens du roi"7 et les sujets de "su magestad catolica"8. Dans les rangs noirs règne la confusion du symbolique. Le rouge du drapeau symbolise maintenant la révolte et ne participe plus à l'habituelle sémiotique politique qui gouvernait la nouvelle de 1820. Pour en finir avec les drapeaux, voici ceux qui se trouvent dans la grotte de Biassou:
De chaque côté du chef étaient des faisceaux de drapeaux, de bannières et de guidons de toute espèce, parmi lesquels je remarquai le drapeau blanc fleurdelisé, le drapeau tricolore et le drapeau d'Espagne. Les autres étaient des enseignes de fantaisie. On y voyait un grand étendard noir9.
Plus éloquent encore le mêlé qui préside à la revue des troupes:
Au-dessus de toutes ces têtes flottaient les drapeaux de toutes couleurs, de toutes devises, blancs, rouges, tricolores, fleurdelisés, surmontés du bonnet de liberté, portant pour inscriptions: - Mort aux prêtres et aux aristocrates! - Vive la religion! Liberté! Egalité! - Vive le roi! A bas la métropole! - Viva España! - Plus de tyrans! etc.10
S'il est donc vrai que les blancs sont des bleus, il est interdit en revanche de voir des blancs dans les noirs, puisque selon la formule brillante de Hugo "les forces rebelles n'étaient qu'un amas de moyens sans but"11. C'est pourquoi il est légitime de considérer symboliquement les noirs aussi bien comme des chouans que comme des septembriseurs. Avec les chouans ils partagent le culte du trône, la clandestinité des forêts, le fanatisme et surtout le respect des choses divines. Paradoxalement, mais en réalité logiquement, c'est la même référence au divin qui les assimile aux profanateurs de 93. Car qu'est-ce d'autre que cette messe parodique célébrée sur une caisse à sucre et avec un poignard pour crucifix, sinon une de ces cérémonies de 93 où des ânes revêtus d'ornements d'Eglise défilaient dans les rues ? L'ambivalence ici extrême est la conséquence même du choix de Hugo dans le roman de 1825: parler le discours noir d'un point de vue simultanément blanc et noir.
Il s'agit donc moins d'inversion que de contradiction. Contradiction entre les discours des blancs et leur pratique esclavagiste, entre les mots d'ordre des noirs, entre les noirs eux-mêmes, entre leurs prétentions à la liberté et le despotisme délirant d'un de leurs chefs, Biassou, entre les présupposés politiques et les réalités sociales, contradiction entre les contradictions et par-delà les contradictions. Admettons par provision que tout est contradictoire. Un tel état perturbé des choses, impensable ou qui exige une nouvelle forme de pensée, est chez Hugo une figure, autant idéologique que rhétorique, et qui a nom Carnaval.
Son importance, tant scripturale qu'idéologique, est capitale: le carnaval dans Bug-Jargal en 1825 est ce qui permet la transformation de l'élégante tragédie en cinq livraisons12 en un roman polyphonique foisonnant. Par commodité je le définirai comme l'intrusion dans la parole régnante d'un discours autre, où ce qui importe est moins le discours comme autre que l'altérité elle-même comme discours. Ce discours n'est pas seulement un langage, il regroupe aussi tout un ensemble de pratiques qui disent l'instauration d'un nouvel ordre de la logique, ou, pour parler grec comme Hugo, du Logos13. La langue tout d'abord, c'est par les mots que le carnaval passe. En 1820 on parlait dans la nouvelle français et espagnol; en 1825 on y parle encore français et espagnol, mais aussi créole, et souvent les trois langues s'amalgament entre elles. Il y a, en outre, du latin, une langue de chrétiens, mais que Biassou dans une scène amusante14 vide de toute signification, comme si une langue avait le sens qu'on lui prête, dès lors que le garant du sens est le détenteur du pouvoir. Le pouvoir, la langue, les deux sont liés, et c'est au compte de ce même pouvoir carnavalesque qu'est à mettre le singulier exercice de la logique dans la bouche du bouffon Habibrah, ou à la cour de Biassou.
C'est une logique extrême, dont ne peuvent approcher les mots blancs de cruauté, d'ironie ou de cynisme. C'est, par exemple, Habibrah disant, lorsqu'il raconte à d'Auverney comment il a tué son oncle: "J'étais à lui"15. C'est le même Habibrah qui retourne à d'Auverney ses propres paroles:
Tu avais donc oublié les faveurs qu'il n'accordait qu'à toi tu mangeais près de sa table, tu dormais près de son lit...
- Comme un chien! interrompit brusquement Habibrah; como un perro!16
Comble de la logique, Habibrah parvient même à fonder de façon éthique ce dévoiement de toute morale:
Crois-tu donc que pour être mulâtre, nain et difforme, je ne sois homme ?
Par cette extraordinaire provocation référentielle Habibrah revendique sa tartufferie et, trait de génie, renvoie d'Auverney à sa propre tartufferie, bien plus immorale que la sienne.
Biassou n'a rien à envier au génie de son bouffon: comme Habibrah il est un grand et puissant logicien. On s'en convaincra en lisant les chapitres XXXII, XXXIII et XXXIV, où il règle le sort de trois captifs. Logique presque mathématique dans le cas du charpentier Jacques Belin, condamné à "une mort de charpentier"17, scié entre deux planches. Logique dialectique pour le citoyen-général C*** et le sang-mêlé. D'abord Biassou a beau jeu de leur montrer à chacun séparément leurs contradictions: le négrophile n'aime pas les nègres, ce défenseur de l'humanité est monstrueux d'inhumanité, les propos par lesquels il prétend défendre la cause des noirs sont incompréhensibles aux noirs, et la mort à laquelle il le condamne est un bienfait dont il le doit bénir. Le raisonnement est comparable en ce qui concerne le sang-mêlé: ce demi-blanc demi-noir ne sait pas de quelle race il est le demi: demi-noir il parle comme un demi-blanc, et demi-blanc qui voudrait être reconnu pour un noir il est finalement reconnu comme un blanc à part entière par le négrophile. Aussi Biassou arrive-t-il sans peine à renvoyer le négrophile et le sang-mêlé à leurs mutuelles et réciproques contradictions: le sang-mêlé poignarde le négrophile lui décernant un brevet de non-négritude18!
Mais les perturbations carnavalesques les plus aisément discernables touchent le politique. Inutile d'insister sur les contradictions de Biassou qui tient des discours révolutionnaires en des termes royalistes; plus remarquable, dans l'extraordinaire lettre destinée à l'Assemblée coloniale, la manière dont se formule la révolte noire selon une perspective strictement royaliste en apparence. Tout en refusant de s'"armer pour les volontés des assemblées révolutionnaires"19 - attitude de Chouans -, les signataires de la missive proclament leur adhésion à la cause de la royauté. Pour le coup ils sont trop royalistes, puisqu'ils reconnaissent trois rois, celui de Congo, celui de France et celui d'Espagne. Outre l'intéressant parasitage de deux royautés européennes par la royauté nègre, il se produit une espèce de dérive ultra-royaliste, ou plus exactement pluri-royaliste, qui aboutit à la plus incroyable des contestations anti-royalistes au nom même de la royauté. A preuve la fin de la missive:
Et puis, nous ne savons ce qu'on entend par volonté de la nation, vu que, depuis que le monde règne, nous n'avons exécuté que celle d'un roi. Le prince de France nous aime, celui d'Espagne ne cesse de nous secourir. Nous les aidons, ils nous aident: c'est la cause de l'humanité. Et d'ailleurs, ces majestés viendraient à nous manquer, que nous aurions bien vite trôné un roi20.
Trôner un roi, c'est-à-dire en 1830 élire un pape des fous. Quant à être trôné roi, c'est à l'évidence le souhait le plus cher de Biassou, comme de tout aspirant à la royauté carnavalesque. En effet, se cristallise en Biassou l'identité d'un roi de carnaval. Il est un roi, et comme tous les rois il est assis sur un trône, seulement il n'a pas le titre de roi, il est "Jean Biassou, maréchal-de-camp"21. "Roi sans royaume"22, ou plus précisément apprenti roi défendant un éventuel-futur-hypothétique royaume, Biassou est la figure transcendantale d'un pouvoir royal qui ne peut se penser que selon le mode carnavalesque. Ainsi comprendra-t-on le rôle d'Habibrah à ses côtés. Habibrah est un bouffon, et c'est parce qu'il est un bouffon que Biassou apparaît comme un roi. Mais en fait, bouffon de quel roi ? Il oscille entre deux rois impossibles: le féodal d'Auverney qu'il a tué - on n'en attendait pas moins d'un bouffon noir -, et le sacatra Biassou en attente de sa propre royauté. En cette année 1825 Habibrah est le premier bouffon rêvant à son premier roi. Pouvoir blanc, pouvoir noir, royauté advenue, royauté à venir: entre ces deux extrêmes se cherche la place improbable du bouffon, résidu de toute conception idéologique des choses. Quasimodo, "maladroit ami", l'apprendra à ses dépens quelques années plus tard.
Cependant, parallèlement à la carnavalesque relation qui unit Biassou et Habibrah, le roman suggère, avec plus de discrétion, mais non moins de force, une autre relation, celle qui oppose Bug-Jargal et Habibrah23. Le lieu de leur conflit est d'Auverney: alors que l'un s'acharne à le perdre, l'autre s'acharne à le sauver, alors que l'un tue l'oncle, l'autre sauve le neveu et sa fiancée, et comme ils s'engagent l'un et l'autre tout entiers dans leur entreprise de sauvetage ou de perte, ils acceptent d'y sacrifier leur vie, que d'ailleurs ils sacrifient. Figures tous deux de l'absolu dans la négritude et le métissage, de l'absolu dans le bien et le mal, ils constituent le premier exemple de l'alliance esthétique du sublime et du grotesque. Et pourtant, pourtant Habibrah n'est pas le bouffon de Bug-Jargal. Sans doute parce qu'il est son envers, et non son double parodique. Cela tient aussi à l'être politique de Bug-Jargal. C'est un roi, et un roi qui n'est pas un roi de carnaval. Nul déchaînement de gueux ne l'a sacré: il tient héréditairement sa royauté. Son "père était roi au pays de Kakongo"24. Et ceci suffit à légitimer son pouvoir: il est le fils de son père. Pour faire valoir ses droits il n'a donc qu'à énoncer son identité. Roi tel qu'en lui-même, avec pour seule couronne une plume rouge, insigne politique réduit à n'être qu'un signe élémentaire de pouvoir. L'essentiel est que l'autorité coïncide avec l'identité de son détenteur25. C'est une royauté parfaite, pure, sans mélange, détenue par un noir, et non par un mulâtre26. En cela la royauté de Bug-Jargal est le modèle nègre idéal de toute royauté. Une telle royauté est impensable, et Hugo fait tout pour lui enlever un référent quelconque dans la réalité malgré ses ressemblances avec Toussaint Louverture, Bug-Jargal n'est pas Toussaint Louverture27. La mort héroïque de Bug obéit au même genre de préoccupations: il faut le tuer pour préserver le mythe. Autrement, il risquerait de devenir un Henri-Christophe par exemple.
L'identité royale de Bug est impensable, elle est aussi impossible. Trois fois seulement dans le roman la parole "Je suis Bug-Jargal"28 a une efficacité politique, et encore convient-il de remarquer que cette parole est efficace parce qu'elle est adressée aux noirs du Morne-Rouge. Partout ailleurs l'identité de Bug apparaît comme foncièrement problématique. Chez les blancs il est Pierrot, et son autre nom, qui est son nom véritable, est lui-même scindé en deux: Bug/Jargal29. Il est un hybride onomastique, un monstre. Ainsi l'appelle d'Auverney avec constance30, et ce n'est pas uniquement l'invective d'un personnage un peu lent à comprendre le réel romanesque. "Roi! - noir! - esclave! -"31 : seul un monstre idéologique peut réunir en lui ces trois attributs. Conscient du caractère insoutenable d'un tel paradoxe, Bug, logiquement, ironiquement aussi, se désigne à d'Auverney comme un contrebandier; Yo que soy contrabandista, en espagnol, langue de l'amour impossible et langue de la subversion32, comme si l'identité véritable ne pouvait pas se dire en français à un blanc, comme si elle ne pouvait être elle-même identité que dans le déguisement et la contrebande.
Chez les noirs Bug-Jargal a pour envers Habibrah, chez les blancs son envers est d'Auverney33. Ils forment un couple fraternel, mais leur fraternité est manifestement inspirée par Caïn, sans que d'ailleurs il soit possible de déterminer qui est Caïn: vraisemblablement sont-ils tous deux Caïn. Eve n'est pas loin non plus, seulement elle est rachetée, elle s'appelle Marie34. Objet du désir et de la jalousie des deux hommes, elle les dresse l'un en face de l'autre, et naturellement ils se mettent à confronter leur(s) identité(s). De façon significative Bug-Jargal dit à d'Auverney qui il est, une fois qu'il a réuni les deux fiancés35.
L'identité de d'Auverney, elle, absorbe l'essentiel du roman. Tel est, en effet, un des éléments les plus importants du Bug-Jargal de 1826. Le héros s'appelait en 1820 Delmar, Hugo maintenant le débaptise: il s'appelle Léopold d'Auverney. Du monde de la convention théâtrale et romanesque du XVIIIème siècle36, on passe à l'intimité la plus strictement familiale. Curieux nom, qui réunissant le couple déchiré des parents dirait l'être idéologiquement contradictoire du romancier, fils d'un bleu et d'une brigande vendéenne ? Je ne crois pas, l'heure n'est pas encore venue pour Hugo d'écrire le vers, qui termine son premier poème autobiographique,
Mon père vieux soldat, ma mère vendéenne37.
Le nom Léopold d'Auverney est surtout inspiré par celui de la mère. D'Auverney est le patronyme, et c'est ce patronyme qui est inscrit sur le torse d'Habibrah38. Cette identité-là est aussi trouble que celle de Bug. Alors que le père de Bug est mort, les parents de d'Auverney sont également absents. Le héros blanc a emprunté aux parents Hugo le prénom du père et le nom de la mère, mais il n'est pas lui-même un fils: il est un neveu, et il ne sera pas non plus père - comme en 1820 -, seulement oncle39. Une dernière remarque pour suggérer l'état de complexité de cette généalogie bio-romanesque: l'oncle de d'Auverney est son oncle paternel. C'est pourquoi, à ce dernier détail, j'avancerai qu'en 1825 l'identité du Moi se définit dans la référence maternelle à défaut d'une référence clairement formulable au père. Que représentent donc en 1825 Bug-Jargal et Léopold d'Auverney au miroir l'un de l'autre ? ce qu'ils ne cesseront de représenter par la suite - au moins jusqu'en 185740 -, le Roi et le Moi41. Cette opposition est constitutive de toute l'idéologie poétique de Hugo, l'opposition entre le Roi et le Bouffon en étant la manifestation la plus exacerbée.
Ici la génétique est d'un secours inappréciable pour comprendre le travail du texte. Dans la préface de janvier 1826, Hugo se défend d'une accusation d'opportunisme: publier un roman sur Haïti, alors qu'une ordonnance royale vient de reconnaître à l'île son indépendance de jure. Croyons Hugo. Ce n'est pas tant l'indépendance d'Haïti qui a été déterminante dans la reprise-réécriture de Bug-Jargal, que le couronnement de Charles X à Reims en 1825. Plus exactement, c'est la conjonction de ces deux événements contemporains l'un de l'autre - l'ordonnance d'indépendance est du 17 avril 1825 et le sacre a lieu le 29 mai 1825 - qui est à l'origine du nouveau Bug-Jargal. L'originalité, qui frise la provocation, a été de penser la royauté dans le cadre préexistant d'une nouvelle dont l'action se situait pendant la révolution française, chez les nègres! L'enthousiasme du poète quasi officiel - son Ode lui vaudra une audience royale42 - s'est vite refroidi, et les images d'un pouvoir royal ridicule se condensent en Biassou, siégeant sur son trône comme un roi, sans l'être, entouré de sa cour et flanqué de son chapelain (le Trône et l'Autel)43. A la limite, mais Hugo va jusque là, le seul roi authentique est le plus noir, le plus nègre, des personnages, fils d'un saint Louis africain qui "rendait la justice sur le seuil de sa porte"44; sans doute parce qu'il n'y a pas de chênes en Afrique. Bug-Jargal, comme figure idéale du roi, qui n'a pas besoin d'être sacré. A quoi tient cette ironie si grinçante, que rien dans la Correspondance en 1825 ne laissait prévoir chez Hugo45. Il n'existe certainement pas une réponse unique, mais gageons que le jugement de Chateaubriand sur le sacre a compté46. Cette hypothèse s'autorise du roman de Hugo lui-même, puisque Chateaubriand s'y laisse entendre. Ecoutons-le.
- Misérable, repris-je indigné; s'il (mon oncle) était cruel, c'était par toi! Tu plains le sort des malheureux esclaves; mais pourquoi alors tournais-tu contre tes frères le crédit que la faiblesse de ton maître t'accordait ? Pourquoi n'as-tu jamais essayé de le fléchir en leur faveur ?
- J'en aurais été bien fâché! Moi, empêcher un blanc de se souiller d'une atrocité! non! non! Je l'engageais au contraire à redoubler de mauvais traitements envers ses esclaves, afin d'avancer l'heure de la révolte, afin que l'excès de l'opposition amenât enfin la vengeance! En paraissant nuire à mes frères, je les servais47!
Certes, le noble vicomte n'est pas Habibrah, mais il n'est pas impensable de lui prêter une même pratique de la logique du pire qui, dès le renvoi du ministère en 1824, fait de l'ultra-royaliste un libéral malgré lui, et du restaurateur de la monarchie le critique le plus lucide de la dégénérescence royale. Bien des années plus tard Hugo, dans Les Misérables, reprendra une formulation de pensée comparable en se demandant s'il faut "trouver bon Waterloo"48. En 1825 l'Histoire et son appréhension ne se sont pas encore mises lumineusement en perspective devant sa prunelle visionnaire"49: ce que nous appelons dialectique est pour lui contradiction, contradiction de l'horreur50 quand il s'agit d'Habibrah. De là cette extension de la contradiction dans Bug-Jargal, qui va au plan romanesque jusqu'à multiplier des quiproquos qu'on taxerait autrement de puérilités. La contradiction affecte les positions idéologiques qui sont défendues par les personnages, elle affecte l'identité du narrateur et, par-delà, celle de l'auteur, elle affecte enfin en général le texte dans sa textualité même.
L'identité du Moi, tout d'abord. Les trois éléments qui la composent (personnage, narrateur et auteur) sont en crise, ils courent chacun après ce qu'ils sont, ou ce qu'ils ne sont pas, ou ce qu'ils ne sont plus. Le personnage, d'Auverney en 1791, est constamment menacé de mort, il est séparé de ses amours, emprisonné, libéré avec la promesse de revenir se faire tuer. Le narrateur, d'Auverney en 93, n'est plus au monde, c'est un homme blessé, résolument tourné vers ses morts, entouré d'un chien boiteux et d'un sergent dont on regrette presque qu'il ne soit pas réellement manchot51. L'auteur, Hugo en 1826, est dans une situation aussi inconfortable et instable que le narrateur. Auteur d'une grande ode sur Le Sacre de Charles X, il ne cesse de soumettre à l'examen la royauté, - mais peut-être pas encore son royalisme. L'ode sur le sacre est encadrée en amont d'une ode sur les funérailles de Louis XVIII, et en aval par une ode sur l'ancien roi de Suède, Gustave IV52. C'est dire que le sort de l'actuel roi Charles X est scellé: entre la mort et l'exil; à quoi s'ajoute un principe de transfiguration du pouvoir royal en la personne de Napoléon, dont le retour dans l'imaginaire mythique s'amorce avec l'écriture de l'ode Les deux îles, moins de deux mois après le sacre. Cette position difficile de Hugo en face de lui-même se retrouve intensément dramatisée dans Bug-Jargal, écrit à la fin de l'année 1825 et capitalisant pour ainsi dire toutes les incertitudes de l'année. Le travail de l'auteur reprenant et réécrivant en 1825 un texte publié cinq ans plus tôt est dès lors analogue à la narration en 93 par d'Auverney des événements de 1791. L'analogie entre narrateur, personnage et auteur est même poussée plus loin: d'une part, d'Auverney emprunte à Hugo des éléments de sa biographie intime, d'autre part, l'auteur déchiffre sa propre histoire dans la fiction bio-romanesque qu'il a échafaudée. En conséquence, c'est dans l'écriture que se cherche l'identité du scripteur et c'est la recherche de l'identité qui détermine le travail de l'écriture. L'idéologie, elle, est dans l'entre-deux de cette double recherche.
Dans cette perspective la scène capitale (primitive!) se trouve au chapitre L du roman. Biassou a déjà demandé à d'Auverney de corriger les fautes contenues dans la missive à l'Assemblée coloniale53. Sur son refus il lui renouvelle sa demande. Le temps presse, Rigaud de lui rappeler:
Biassou la tira précipitamment de sa poche. - Vous m'y faites penser; mais il y a tant de fautes de grammaire, comme ils disent, qu'ils en riront. - Il me présenta le papier. Ecoute, veux-tu sauver ta vie ? ma bonté le demande encore une fois à ton obstination. Aide-moi à refaire cette lettre: je te dicterai mes idées; tu écriras cela en style blanc54.
Ces quelques lignes sont un défi à l'interprétation, si nombreuses sont les voies offertes au commentateur. Deux cependant paraissent devoir être privilégiées. On peut d'abord mettre l'accent sur l'insoluble contradiction idéologique: le texte tout à la fois ridiculise les noirs en la personne de Biassou qui ne fait que parodier les blancs, et suggère l'aliénation dans laquelle les noirs sont à l'égard des blancs, puisqu'ils ne disposent même pas de mots pour dire leurs idées. Plus profondément s'exaspère ici l'opposition entre blancs et noirs, dans le moment où l'opposition est récusée55, ou voudrait être récusée, par l'extermination des uns ou des autres par exemple. La réécriture proposée à d'Auverney, au prix d'une compromission, a pour but d'établir un compromis entre blancs et noirs, même si elle présuppose une opposition radicale entre blancs et noirs. Ecrire dans Bug-Jargal consiste donc à forcener les contradictions que l'écriture justement suscite. Ensuite, et selon un point de vue complémentaire, ce passage constitue in nuce une fable génétique où est évoquée la réécriture de Bug-Jargal. Une première opposition surgit entre le narrateur-personnage et l'auteur: l'un refuse de réécrire et l'autre réécrit, et le refus de la réécriture est un élément déterminant de la réécriture: ces significatives antithèses textuelles sont à imputer à la crise d'identité romanesque de Hugo et à l'exacerbation du conflit entre un discours idéologique à peu près univoque, celui de d'Auverney56, et une écriture polyphonique. Surtout, il est essentiel ici que le Moi refuse de plier devant le Roi, et précisément quand il s'agit d'écriture. (Avec Bug-Jargal le problème ne se pose pas en ces termes, puisque le grand noir n'écrit pas: comme tout poète il chante, son malheur et son amour). A partir de là la tension problématique du texte devient extrême. Elle se raidit sur l'expression style blanc, qui renvoie tant aux luttes raciales qu'à l'affrontement des royalistes et des républicains. Aussi pour apprécier la complexité de ce roman est-il nécessaire d'entendre d'Auverney et Hugo dire simultanément ces mots "style blanc", eux-mêmes prononcés par Biassou.
Plus généralement, l'interrogation sur l'idéologie de l'écriture est constitutive de Bug-Jargal en 1826, et c'est elle qui fait de lui un roman, exactement c'est elle qui lui donne la forme d'un roman. En 1820 Bug-Jargal est uniquement une narration, qui se termine par la mort de Bug. En 1825-1826 la narration primitive, augmentée de ses nombreux développements et péripéties, est strictement encadrée par un discours d'auteur, une préface et une Note. La préface tout entière est occupée par des questions relatives à l'écriture, dans ses formes les plus matérielles: impression, réimpression, libraire, documents intégrés, etc. Autrement dit, comment faire un livre, ou le refaire, comment l'écriture est dans son principe même transformation, transformation d'elle-même et du réel57. Cependant, par un retournement ironique et railleur, la préface se termine sur ces lignes provocatrices:
L'épisode que l'on publie ici faisait partie de cette série de narrations; il peut en être détaché sans inconvénient et d'ailleurs l'ouvrage dont il devait faire partie n'est point fini, ne le sera jamais, et ne vaut pas la peine de l'être58.
Bel exemple de fausse désinvolture, qui aura son pendant à la fin du roman dans la Note terminale. L'important dans la préface est que Bug-Jargal soit présenté comme un fragment, et qui plus est comme un fragment qui ne s'articule sur rien, comme ce sera le cas pour la première série de La Légende des Siècles. L'unité du texte en tant que texte se trouve pour le moins compromise. Avançons que cette faille de la textualité a quelque chose à voir avec la crise d'identité du Moi qui traverse tout le roman, hypothèse confirmée par la Note finale.
Cette Note emblématise la textualité fragmentaire du roman. Elle est détachée, à part du texte, et ce qu'elle dit, c'est le sort du narrateur, qui a eu la chance, en tombant devant l'ennemi, d'échapper à la décapitation républicaine: les derniers mots du roman sont "guillotine nationale". Enfin, le statut lui-même de la Note est contradictoire: dire de manière voyante la fragmentarité du texte en détachant cette note capitale du corps de la narration, et en même temps donner par cette amputation textuelle son unité rétrospective au roman en isolant la fragmentation en totalité.
En miniature cette note répète les contradictions idéologiques contenues dans le récit et les étend à l'ensemble de la narration. Le centre de la Note est occupé par deux rapports diamétralement opposés sur Léopold d'Auverney. Dans l'un le général M*** exalte sa conduite militaire et propose à la Convention de "décréter que le capitaine Léopold d'Auverney a bien mérité de la patrie"59; dans l'autre rapport un anonyme représentant en mission réclame la mort contre le ci-devant Léopold d'Auverney. Après avoir constaté une nouvelle fois l'identité inidentifiable de d'Auverney en termes d'idéologie - au demeurant il est qualifié d'aristocrate, de contre-révolutionnaire, de royaliste, de feuillant, de girondin - écoutons la lecture de la note destinée à l'accusateur public, à l'encontre de ce redoutable factieux,
"convaincu, primo, d'avoir raconté dans un conciliabule de conspirateurs une prétendue histoire contre-révolutionnaire, tendant à ridiculiser les principes de l'égalité et de la liberté, et à exalter les anciennes superstitions connues sous les noms de royauté et de religion; convaincu, secundo, de s'être servi d'expressions réprouvées par tous les bons sans-culottes pour caractériser divers événements mémorables, notamment l'affranchissement des ci-devant noirs de Saint-Domingue; convaincu, tertio, de s'être toujours servi du mot monsieur dans son récit, et jamais du mot citoyen -; enfin, quarto, d'avoir, par ledit récit, conspiré ouvertement le renversement de la république au profit de la faction des girondins et des brissotistes. Il mérite la mort.60"
Texte remarquable de bêtise partisane de la part du représentant en mission, et plus encore d'intelligence romanesque de la part de Hugo. Non seulement le roman procède à l'effacement textuel du récit qui l'a produit, mais en outre dénonce la nature idéologiquement contradictoire de sa propre écriture. Car nul doute: si les royalistes avaient été au pouvoir en 93, d'Auverney aurait pareillement été accusé d'être un révolutionnaire, un agitateur, un guillotineur, un sans-culotte, un négrophile, etc. Bien sûr, la dernière phrase du roman, lancée à la figure du représentant par le général - "Allez chercher le corps du capitaine d'Auverney dans les décombres de la redoute. Qui sait ? les boulets ennemis auront peut-être laissé la tête du cadavre à la guillotine nationale!" - est particulièrement forte et interdit de ne pas tenir compte de l'arrière-plan ouvertement contre-révolutionnaire qui transparaît ailleurs dans la Note61, mais il ne saurait ici être question de soutenir que dans Bug-Jargal la révolution est attaquée au nom de la contre-révolution, ce qui aboutirait à en faire un roman "contre-révolutionnaire", - ce qu'il n'est pas, pas plus qu'il n'est un roman "raciste". Préférable, au contraire, la lecture qui voit dans cette Note finale la volonté chez Hugo d'outrer la contradiction jusqu'à l'impossible.
Une telle contradiction s'éprouve dans le sort de d'Auverney, qui échappe à la mort par guillotine en se faisant tuer à la guerre pour un régime décidé à le guillotiner. Toutes choses égales, la situation de Hugo en 1826 est comparable. Il vient d'écrire un roman où férocement il a fait le procès du pouvoir royal, de l'institution royale, et pourtant il le termine sur l'image sinistre d'une guillotine révolutionnaire. C'est peut-être pour se dire à lui-même, comme une mise en garde qu'il s'adresserait, qu'une critique de la royauté risque de l'amener trop loin, et le souvenir de 93 viendrait alors littéralement couper court à cette dangereuse dérive: qui sait ? Pourquoi, d'autre part, ne pas remarquer que la proposition absurde et vengeresse faite au représentant par le général M*** - faire guillotiner un cadavre - dit, par-delà l'intention polémique et l'indignation, et à un autre niveau d'énonciation, le peu de cas que l'on doit faire d'une guillotine juste bonne à exécuter des cadavres. Etc., etc.
La contradiction qui travaille Bug-Jargal et qui apparaît comme la figure organisatrice de sa texture a continué d'opérer sur le roman une fois publié: ce roman de la contradiction occupe une place équivoque, problématique, au sein même de l'uvre. En marge et au centre de ce qui s'écrit entre 1825 et 1828, Bug-Jargal joue comme une origine, origine oubliée, presque occultée. S'interroger sur la relation de ce roman avec ses alentours immédiats, c'est une façon, non pas de vérifier, mais d'éclairer d'un point de vue macrologique les analyses micrologiques précédentes. Ainsi la réflexion sur le roman de 1825-1826 comme totalité contradictoire trouve-t-elle son point de dépassement, sinon de résolution, dans une appréhension générale de l'uvre, et interdit de chercher la vérité de Bug-Jargal là où elle n'est pas, par exemple dans les rares proclamations de Hugo sur l'Afrique et l'esclavage62. J'avancerai donc que par rapport à Bug-Jargal Cromwell et Le Dernier Jour d'un Condamné remplissent tous deux la fonction qui revenait à la Note finale en 1826: constituer l'écriture dans le manque, dans l'ellipse, autrement dit dans le symbolique.
Bug-Jargal est un roman clos sur lui-même et qui s'enferme volontairement dans ses apories, il est en cela un admirable cas de forclusion idéologique, et Hugo l'a maintenu dans cette espèce d'enfermement. Dans Une Comédie à propos d'une tragédie (1829) le poète élégiaque mentionne que l'auteur du Dernier Jour d'un Condamné a écrit auparavant deux romans, mais il évoque seulement Han d'Islande63: pas un seul mot sur Bug-Jargal. De manière souterraine pourtant ce roman a exercé une influence considérable sur les deux uvres qui l'ont suivi. Dans Cromwell les mêmes éléments sont repris: la royauté, le génie et l'Histoire, à ceci près que l'opposition entre le Roi et le Moi s'intimise dans la personne du seul Cromwell64: la question finale - "Quand donc serai-je roi?" est moins d'ordre politique que poétique et politique, puisqu'elle est autant posée par Cromwell que par Hugo, et parce que, selon le modèle éprouvé dans Bug-Jargal elle déplace la résolution des contradictions idéologiques vers leur seule et problématique formulation scripturale.
Un second point de contact apparaît entre Bug-Jargal et Cromwell: la constitution du Moi dans la relation parentale: Bug-Jargal était placé sous le signe de la mère et dans l'ombre incertaine du père; Cromwell est dédié sans ambages au père. Dédicace fort troublante, si l'on se rappelle que l'un des ressorts importants de la pièce est la déception du père, Olivier Cromwell, pour son fils indigne, Richard, petit royaliste falot par beuverie, et donc l'impossibilité de transmettre héréditairement un éventuel pouvoir royal65.
Le rapport de Bug-Jargal au Dernier Jour d'un Condamné est bien plus dramatique. La guillotine, cette fois, exécute, un homme vivant. Un homme surtout qui écrit, et dont l'identité est exclusivement scripturale. Les trois rayons du Moi, du Roi66 et de l'écriture sont ici génialement tordus, et c'est Bug-Jargal qui les a mis à la disposition de Hugo67. Seulement, dans Le Dernier Jour d'un Condamné, la relation entre mort et écriture est systématisée à l'extrême. Il n'est pas, finalement, jusqu'à la textualité du roman de 1828, organisée autour du chapitre vide Mon histoire68 et fondée sur l'identité biographique impossible du scripteur, qui ne vienne du roman de 1825 et des liens qui se font et se défont entre la Note finale, le discours préfaciel et les deux lignes de points de suspension initiales imposant la fragmentarité comme principe unitaire.
Et l'on pourrait chercher dans l'aval de l'uvre d'autres similitudes, d'autres analogies; voir, par exemple, en Clopin Trouillefou un nouveau Biassou, en Quasimodo un avatar tendre d'Habibrah69, dans les gueux parisiens des nègres révoltés, et dans ce soleil rouge qui brûle entre les tours de Notre-Dame l'incendie ravageant Saint-Domingue. Tel est peut-être le suprême paradoxe de Bug-Jargal: un roman fermé sur lui-même dans l'isolement de l'année 1825 et ouvert à tous les avenirs.
Bug-Jargal, roman solitaire dans l'uvre et solidaire de l'uvre Bug-Jargal, roman produisant ses contradictions et produit par elles: pour résumer mon propos, je laisserai le dernier mot à Hugo:
Sur l'abîme se penchait un vieil arbre, dont les plus hautes branches se mêlaient à l'écume de la cascade, et dont la souche noueuse perçait le roc, un ou deux pieds au-dessous du bord. Cet arbre, baignant ainsi à la fois dans le torrent sa tête et sa racine, qui se projetait sur ce gouffre comme un bras décharné, était si dépouillé de verdure qu'on n'en pouvait reconnaître l'espèce. Il offrait un phénomène singulier: l'humidité qui imprégnait ses racines l'empêchait seule de mourir, tandis que la violence de la cataracte lui arrachait successivement ses branches nouvelles, et le forçait à conserver éternellement les mêmes rameaux70.
1 Victor Hugo, uvres complètes, Robert Laffont, 1985, Romans I, Bug-Jargal (désormais abrégé Bug), p. 378. Toutes les références à Bug-Jargal renvoient à cette édition. On verra aisément ce que cette communication doit au travail de J. Seebacher.
2 Cf. Romans I, p. 887. Il n'est pas précisé que Delmar a quitté Saint-Domingue en 1791.
Peut-être n'est-il parti qu'en 1792 ou 1793. En tout cas le cadre de la guerre d'Espagne ne fait
pas de doute.
3 Bug, 395-396. Il est fait mention de la Montagne et l'exécution des Girondins (fin 93) semble toute récente pour que le représentant en mission en parle avec autant de conviction.
4 Cf . Romans I, p. 891.
5 Bug, 307.
6 Bug, 312-313.
7 Bug, 329. On note que cette expression se retrouve dam Cromwell, IV, 8, v. 4571 (éd. A. Ubersfeld, GF, p. 382).
8 Bug, 328.
9 Bug, 328.
10 Bug, 355.
11 Bug, 355. C'est moi qui souligne.
12 Cette formule décalque une formule de J. Seebacher (Romans I, p. 918).
13 Philosophie. Commencement d'un livre, CFL, XII, p. 46 : "Si vous ne voulez pas aller jusqu'au bout, ne vous laissez pas saisir par la logique du logos''
14 Cf. Bug, 350-352. Le procédé a plu à Hugo qui le réemploiera dans Cromwell, 1, 3, vv. 290-301 (éd. cit., p. 129).
15 Bug, 382. La parole d'Habibrah est monstrueuse parce qu'elle mêle l'être et l'avoir, l'identité et l'aliénation.
16 Bug, 382, ainsi que la citation suivante.
17 Bug, 342.
18 Bug, 349. A noter que d'Auverney est pris dans les contradictions des blancs : "J'attendais le moment où il (le sang-mêlé) achèverait sa tâche par ma mort. J'étais dans une position singulière avec cet homme : il avait déjà failli me tuer pour prouver qu'il était blanc ; il allait maintenant m'assassiner pour démontrer qu'il était mulâtre." (Bug, 350).
19 Bug, 357.
20 Bug, 357.
21 Bug, 329.
22 L.S., P.S., Le Parricide.
23 Ils sont frères: Bug et Habibrah sont tous deux esclaves de l'oncle d'Auverney, ils ont la même réputation d'être obi (Bug, 287 et 313), et ils sont l'un et l'autre malheureux (desdichado: Bug, 350 et 387).
24 Bug, 372.
25 Philosophie..., CFL, XII, p. 61.
26 Bug est noir et Biassou mulâtre (Bug, 375).
27 Cf. Bug, 354: "Toussaint Louverture, qui s'était formé à l'école de Biassou..? La diffïculté de cette note est qu'elle impose un rapprochement entre Bug et Toussaint Louverture "Ce chef, issu, dit-on, d'une race royale africaine...
28 Bug, 384-385.
29 La scission du nom chez Hugo apparaît évidemment dans Ruy Blas", où elle est surtout d'ordre social, et aussi dans "Gaïffer-Jorge" (L.S., N.S., XV), où la division est même répétée par le tréma.
30 Bug, 360, 365, 368. Je ne compte pas les "misérable", perfide", etc.
31 Bug, 293.
32 A noter que Bug ne parle jamais créole, seulement espagnol et français. A noter aussi qu'il 'il dit son identité aux noirs en français.
33 Peut-être s'étonnera-t-on de ce double envers. Que l'on remarque alors que les rapports d'opposition à deux sont systématiquement contournés par l'instauration de trios: Bug, d'A., Marie; Bug, d'A., l'oncle; Bug, Biassou, d'A.; Bug, Habibrah, Biassou; d'A., Rask, Thadée Bug, Bask, d'A.; etc.
34 Bug, 365.
35 Bug, 369-371 et 372-373.
36 Cf. la note 3 de J. Seebacher (Romans I, p. 921). Cet abandon du XVIIIème siècle dans la fiction va de pair avec le discrédit idéologique porté sur les Lumières dans le roman.
37 Sur la constitution de cette identité (à partir de 1830) je me permets de renvoyer à mon article, Lez Valenciennes, n°11, 1986.
38 Bug, 381.
39 Bug, 279, à comparer avec Romans I, p. 883. Que d'Auverney n'ait pas de fils ne tient pas seulement à la mort de Marie (Bug, 223). De même, sa qualité de neveu a une signification symbolique en 1826 qu'elle n'avait sans doute pas en 1820.
40 Cf. La Révolution: le Roi subit enfin le sort du Moi condamné de 1828, et cela permet, avec l'écriture de L.S., P.S., la fondation du second lyrisme hugolien.
41 Il est logique, et amusant, que ce soit la chute de la légitimité (1830) qui amène une écriture poétique fondamentalement lyrique (1831). Essentiel à cet égard le poème Dicté après 1830 (C.C.), à quoi correspond dans V.I. Sunt lacrymae rerum, qui est un adieu aux Bourbans.
42 Cf. V.H., Correspondance familiale, Robert Laffont, 1988, lettre 616, et surtout lettre 609 et n. 2 p. 685. L'audience royale est du 23 juin 1825.
43 Cf. notice de Bug (Romans I, p. 920): "le développement de la cour de Biassou...
44 Bug, 372.
45 Cf. Correspondance familiale, op. cit., lettres 607 et 610.
46 Cf. V.H.R., XLI et M.O.T., éd. Levaillant, III, 263-268. Avec toutes les réserves que cela suppose on se fondera aussi sur le jugement porté par Hugo sur le sacre en 1863 dans [A Reims], et au traitement qu'il réserve alors à Chateaubriand. A ce propos, cf. mon art. "Etre Shakespeare ou rien", Berenice, n° 17, 1986.
47 Bug, 383.
48 Mis., II, I, 17.
49 Mis., III, III, 6.
50 Cf. le commentaire de J. Seebacher sur Habibrah et l'horreur, Romans I, p. 920.
51 A noter le groupement contradictoire des trois personnages: d'Auverney est entre le chien emblématique de Bug et le bourreau de Bug, lequel bourreau est consterné d'avoir tué sa victime.
52 Lorsqu'il regroupera ces odes pour l'édition de 1828 Hugo les intégrera dans un système parfaitement signifiant: aux deux extrémités, le poète et l'Histoire (III, 1 et III,8); entre les deux, une traversée des années 1824 (renvoi de Chateaubriand) - 1827 (A la colonne; scandale du 27 janvier 1827); au centre, le dérisoire sacre de Charles X. Très belle organisation, à peine tendancieuse, qui est couronnée par une épigraphe tirée de Milton, une des figures essentielles de Cromwell et un avatar, carnavalesque, du poète.
53 Bug, 355-357.
54 Bug, 373.
55 Ainsi que le signalent l'expression "comme ils disent" et l'emploi de l'italique.
56 D'Auverney juge, par exemple, "désastreux" le décret du 15 mai 1791 (Bug, 288), et son seul sentiment à l'égard des noirs est la pitié. Il admet tout à fait l'esclavage. Au moins ne tombe-t-il pas dans les contradictions du négrophile.
57 Cf. Bug, 277: "Ce sont les événements qui se sont arrangés pour le livre,
et non le livre pour les événements."
58 Bug, 278.
59 Bug, 396.
60 Bug, 396.
61 Bug, 395: "L'idole sanglante de ces temps-là aimait les victimes illustres; et les sacrificateurs de la place de la Révolution étaient joyeux quand ils pouvaient, d'un même coup, faire tomber une tête et une couronne, ne fût-elle que d'épines, comme celle de Louis XVI, de fleurs, comme celle des jeunes filles de Verdun, ou de lauriers, comme celle de Custine et d'André Chénier."
62 Cf., par ex., V.H., uvres complètes, Politique, Bouquins, pp. 525-526, pp. 1009-1012. Plus intéressante, au contraire, la présence parmi les truands de Patron-Minette d'un "Homère Hogu, nègre" (Mis., III,VII,4)
63 Romans I, p. 422. Il aurait cependant été facile de se gausser de Bug-Jargal: mais était-ce aussi facile?
64 Il n'est pas possible de faire de Milton une figure du Moi contre le Roi: Milton est constamment tiré du côté des fous, et sa présence dramatique, même flamboyante, ne contre-balance pas l'omniprésence de Cromwell.
65 Cela peut se compliquer davantage: la blanche Francis (blanche comme la Marie de Bug ?) est farouchement royaliste et abhorre les régicides.
66 Le Condamné et le Roi sont dans le même isolement irréductible, chacun à une extrémité de l'ordre social.
67 Un autre élément à prendre en compte: le chapitre XLIII de DJC redistribue nombre de
figures de Bug-Jargal: Marie, l'écriture, la paternité, l'identité et la mort. A considérer aussi le rapport Cromwell/DJC: Cromwell, drame dédié au père, DJC, roman d'un/du parricide, et comme point commun, la fille (Francis, Marie), image du remords et de l'expiation.
68 DJC, XLVII (le seul chapitre à avoir - ironiquement - un titre: chapitre réduit à une tête de chapitre!). Ce chapitre procède à une mise en abîme du texte, comme la Note finale de Bug, alors que la Note de DJC procède à une mise en abîme de l'écriture. (DJC, 485)
69 Même si la chute d'Habibrah préfigure celle de Claude Frollo.
70 Bug, 380. Pour un autre arbre phénoménologique, cf. Le Cèdre, L.S., P.S., III, 3