Hiroko Kazumori : «Homo edax» : Ruine et création dans Notre-Dame de Paris et Les Travailleurs de la mer.
Communication au Groupe Hugo du 16
juin 2007
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Dans les uvres de Hugo, il semble que le thème de la ruine soit présent tantôt de manière littérale, tantôt de manière figurée et symbolique. « Tempus edax, Homo edacior »[1] (Le temps est rongeur et plus rongeur lhomme). Lon sait que cette expression proverbiale de Notre-Dame de Paris tire son origine des Métamorphoses dOvide, dans lesquelles se trouve la phrase : « tempus edax rerum » (le temps dévore tout) . Notons quune expression très ressemblante, « Homo edax »[2] apparaît dans Les Travailleurs de la mer, en tant que titre dun chapitre. La disparition du comparatif dans la deuxième version nous indique-t-elle un changement de lidée de lauteur ? Cest à partir de cette question que nous chercherons à comprendre sa pensée de la ruine et de lhomme destructeur.
1. « Tempus edax, Homo edacior »
Soulignons tout dabord que Hugo avait déjà cité dans lépigraphe de lode Aux ruines de Montfort-LAmaury (1825) un passage de luvre dOvide évoquant la destruction par le temps : « nec potuit ferrum, neque edax abolere vetustas »[3] (ni le fer, ni la morsure de la vieillesse nont pu détruire [louvrage]). Cette citation se situait, à lorigine, dans la dernière partie des Métamorphoses, consacrée à une sorte dépilogue dans lequel Ovide racontait quil réussissait à terminer son uvre et quaucune personne ni aucun pouvoir narriverait à la détruire[4]. Si Hugo a choisi cette épigraphe, cest peut-être parce quil voulait ajouter aux ruines décrites dans son poème une signification idéologique supplémentaire : les uvres du passé, résistant aux forces dévastatrices du temps. Comme en 1826, lors de la publication de son recueil contenant ce poème, il passait pour ultraroyaliste, la destruction ainsi évoquée pouvait représenter, en premier lieu, celle de la Révolution et aussi de la Bande noire, dont le travail était, pour Hugo, associé idéologiquement à celui des révolutionnaires, notamment dans le poème qui porte le même nom « La Bande noire ». Limportant, cest que, dans les poèmes des années vingt, les ruines telles que celles de « léglise gothique », des châteaux et des donjons sont appelées « ruines féodales » ou « ruines de France » ; elles sont plus ou moins considérées comme lemblème de ce qui reste et de ce qui perdure, tout en ayant résisté aux destructions, surtout à celles de la Révolution.
Dans Notre-Dame de Paris, la référence aux Métamorphoses dOvide va également de pair avec la mise en valeur des vieilles architectures, mais cette fois, Hugo se focalise sur lhomme destructeur.
Sur la face de cette vieille reine de nos cathédrales, à côté dune ride on trouve toujours une cicatrice. Tempus edax, homo edacior ; ce que je traduirais volontiers ainsi : Le temps est aveugle, lhomme est stupide[5].
Lexpression « Tempus edax » est réinscrite dans le chapitre « Pythagore ». Cette inscription fait immédiatement suite à lépisode de la belle Milon qui, en apercevant dans un miroir son visage ridé, pleure sa vieillesse : « Ô temps vorace, vieillesse jalouse, vous détruisez tout ; il nest rien qui, une fois attaqué par les dents de lâge, ne soit ensuite consumé peu à peu par la mort lente que vous lui faites subir »[6] . Il doit évidemment exister une correspondance entre Milon et la « vieille reine », la cathédrale de Notre-Dame.
En outre, la « traduction » originale de Hugo, « le temps est aveugle, lhomme est stupide », souligne la différence existant entre le travail du temps et celui de lhomme. Ce faisant, lauteur fustige lacte de détruire et celui de défigurer les vieilles architectures, en vue de conserver les monuments historiques. Le Hugo défenseur de la protection des monuments historiques est de mieux en mieux connu, en particulier depuis grâce à létude de Jean Mallion[7] et plus récemment, grâce au colloque de 2002, Victor Hugo et le débat patrimonial[8]. De ce point de vue, lopinion manifestée dans ce passage ne prêtera à aucune équivoque.
Pourtant, lajout postérieur « homo edacior », en comparant lintensité du travail du temps et celle du travail de lhomme, peut passer, en même temps, pour une marque de supériorité relative de ce dernier. Hugo énumère, dans le chapitre de « Notre-Dame », de nombreuses traces de « voie de fait » laissées sur lédifice, et par cela, paradoxalement, la cathédrale devient le lieu duquel on peut observer la violence de lhomme ; mais selon un autre point de vue, elle peut être considérée comme laffirmation de la puissance des hommes. On sait que la scène de lassaut de Notre-Dame mené par les truands représente la préfiguration des révolutions, y compris la Révolution française et celle de Juillet 1830. De plus, Hugo reformule cette vision : « Pour démolir la parole construite »[9], autrement dit larchitecture, « il faut une révolution sociale, une révolution terrestre »[10]. Ainsi, dans ce roman, la révolution et la démolition des édifices continuent dêtre indissociables. De même, les mauvaises restaurations et les démolitions des monuments semblent se mêler, de manière plus négative et triviale, au renversement de la hiérarchie établie. Hugo conclut la description du vandalisme par le passage suivant : « cest le coup de pied de lâne au lion mourant. Cest le vieux chêne qui « se couronne », et qui, pour comble, est piqué, mordu, déchiqueté par les chenilles »[11]. Larchitecture médiévale est ici comparée au « vieux chêne qui se couronne », cest-à-dire à un chêne qui, au fil des années, sest dépouillé de ses feuilles. Cependant le terme « se couronner » renvoie également au « couronnement dun roi » et ce double jeu de sens suggère une osmose entre limage de lédifice et la royauté. Quant au « coup de pied », cette image sassocie à celle de la révolution de Juillet que Hugo aborde dans le Journal des idées et des opinions dun révolutionnaire de 1830 : « une ruade du peuple ».
La description de la cathédrale exposée à se dégrader et à perdre sa place embrasse donc deux tentatives : dune part, la revalorisation de larchitecture médiévale aussi bien en tant quart quen tant que « rémanence » du passé, et dautre part, la représentation des ébranlements sociaux issus des révolutions ou les accompagnant. Au niveau de lactualité, Hugo insiste sur la conservation de la cathédrale et des autres monuments, en admirant à la fois leur valeur esthétique et historique. Mais sur le plan imaginaire, Hugo est obsédé par la vision dun édifice menacé de tomber en ruine et de sécrouler virtuellement ; il semble se découvrir une passion pour la représentation de cette vision de la ruine[12]. Cest effectivement cette double vision qui constitue le statut de Notre-Dame dans ce roman et dans les autres. En ce sens, quoique la cathédrale ne se présente pas en réalité comme une véritable ruine, Notre-Dame de Paris peut être singulièrement considéré comme le roman des ruines.
Concernant lexpression mentionnée auparavant, « tempus edax, homo edacior », Jacques Seebacher remarque quelle a probablement été rencontrée par Hugo dans LEssai historique de E. H. Langlois, paru en 1827[13], tandis que la diffusion de cette idée elle-même semble remonter au moins au Génie du christianisme. Dans le chapitre intitulé « Des ruines en général », Chateaubriand explique qu « il y a deux sortes de ruines : lune, ouvrage du temps ; lautre, ouvrage des hommes »[14]. Ce qui nous intéresse, cest la précision quil apporte : « les secondes ruines sont plutôt des dévastations que des ruines »[15]. La conséquence de laction des hommes est ainsi exclue de la catégorie des « ruines », objet du plaisir esthétique. Néanmoins, laction de lhomme reste associée chez Chateaubriand à celle du temps.
Les destructions des hommes sont ailleurs plus violentes et plus complètes que celles des âges : les seconds minent, les premiers renversent. Quand Dieu, pour des raisons qui nous sont inconnues, veut hâter les ruines du monde, il ordonne au Temps de prêter sa faux à lhomme ; et le Temps nous voit avec épouvante ravager dans un clin dil ce quil eût mis des siècles à détruire[16].
Ce passage souligne aussi bien la rapidité que la destruction radicale faite par les hommes, et ces deux caractères correspondent exactement à la nature des impacts révolutionnaires que Guy Rosa a décrits au commencement de son étude « Hugo et la Révolution »[17]. Les dévastations de la Révolution semblent éclairer les écrivains sur la grande force et linfluence importante exercées par lensemble des actes des hommes. Or, le point de départ du Génie du christianisme, comme lauteur lui-même lévoque dans sa préface, était inséparable du « chaos révolutionnaire »[18]qui a tout mis à létat de ruine ; cette uvre a été publiée « au milieu des débris »[19]des temples. Lacte de détruire est ici observé à travers le prisme de la Révolution.
Chateaubriand définit le travail du temps avec le verbe « miner » et celui de lhomme avec le verbe « ravager ». Hugo rapproche tend à confondre ces deux actions. Par exemple, dans Les Misérables, cest lactivité de lhumanité qui sera résumée par limage de « mineur », éclairée par les études de Guy Rosa et de David Charles. Puis, dans Les Travailleurs de la mer, il remplacera complètement le terme « ravager », signifiant « endommager gravement », par le terme « ronger », cest-à-dire « détruire peu à peu », tout en justifiant cet acte de destruction par un besoin de changement.
2. Lentassement et lérosion
LArchipel de la Manche qui, au début, devait être le « livre préliminaire »[20] des Travailleurs de la mer, montre clairement le schéma directeur de ce roman : lhomme destructeur de la nature, elle-même destructrice. Ce livre commence par un chapitre intitulé « Les anciens cataclysmes », ces cataclysmes qui témoignent de la force violente de locéan qui « ronge » chaque jour les côtes françaises :
LAtlantique ronge nos côtes. La pression du courant du pôle déforme notre falaise ouest. [ ] Chaque jour un pan de la terre normande se détache et disparaît sous le flot. [ ] Cette formation du golfe de la Manche aux dépens du sol français est antérieure aux temps historiques. La dernière voie de fait décisive de locéan sur notre côte a pourtant date certaine. En 709, soixante ans avant lavènement de Charlemagne, un coup de mer a détaché Jersey de la France[21].
Selon Hugo, cest ainsi que fut créé larchipel de la Manche, qui sest progressivement détaché du continent. Le titre : « Les anciens cataclysmes », évoque dune part le Déluge de Noé, cosmogonie biblique, et dautre part, le déluge universel en tant que dernière révolution de la terre dont lexistence et limpact pour la formation de la surface du globe étaient, durant la première moitié du XIXe siècle, fortement soutenus par Cuvier. En effet, les deux déluges sont étroitement liés, car létude de Cuvier (aussi bien que les réflexions de Bernardin de Saint Pierre) visait à prouver lexistence du Déluge de Noé par une théorie scientifique. Quoi quil en soit, le premier chapitre de LArchipel de la Manche resitue le processus naturel de la formation des îles dans le système de la création dun autre monde, qui était valable au XIXe siècle : la destruction de lancien monde permet la renaissance du nouveau.
Ce thème de laffouillement du littoral, suivi vers la fin de LArchipel de la Manche par le chapitre « Puissance des casseurs de pierre », poursuit le thème de la destruction. Lauteur avertit que « lîle de Guernesey est en pleine démolition »[22], car, du fait de la qualité de son granit, « toute la falaise est mise en adjudication »[23]. Cette île, fragment détaché du continent par la force des flots, subira cette fois une destruction de la part de lhomme : « les côtes de Guernesey tombent sous la pioche »[24]. De même que locéan, lhomme, lui aussi détruit la falaise de lîle pour vendre ces pierres.
Dans Les Travailleurs de la mer, cet acte de détruire prend une autre dimension : la destruction est considérée comme la nature même de lactivité et de lexistence de lhomme. Le chapitre « Homo edax » est entièrement consacré à léclaircissement de lidée selon laquelle « Lhomme est un rongeur ».
De toutes les dents du temps, celle qui travaille le plus, cest la pioche de lhomme. Lhomme est un rongeur. Tout sous lui se modifie et saltère, soit pour le mieux, soit pour le pire. Ici il défigure, là il transfigure[25].
La phrase « Lhomme est un rongeur » est certainement la traduction de « Homo edax », et le choix du terme « rongeur » est de toute importance car il permet à la fois dillustrer et de résumer la définition hugolienne de lHomme, à légard de son action et de son influence sur le milieu qui lentoure. Hugo réussit à englober dans ce mot les aspects positif et négatif des actions transformatrices de la forme du monde, par conséquent en suspendant tout jugement de valeur tranché. Ensuite, cette formule peut grammaticalement rappeler que « rongeur » désigne un ordre des mammifères aux incisives tranchantes, soulignant ainsi le fait que lHomme est aussi naturellement un « rongeur ». Par limage des dents aiguës, Hugo associe lHomme dans la métaphore des « dents du temps ». Ici, il ny a pas de solution de continuité entre règne humain et règne animal, entre la destruction par lhomme et la destruction par la nature, mais il existe une collaboration.
De plus, Hugo énumère de telles activités par des termes comportant une affinité avec « ronger ».
Il [lHomme] dérange, déplace, supprime, abat, rase, mine, sape, creuse, fouille, casse, pulvérise, efface cela, abolit ceci, et reconstruit avec de la destruction[26].
Sa nouvelle interprétation de laction destructrice des Hommes séclaire si nous la comparons avec celle que propose Notre-Dame de Paris, notamment le passage où il définit lhistoire comme une construction monumentale :
Le dépôt que laisse une nation ; les entassements que font les siècles ; le résidu des évaporations successives de la société humaine ; en un mot, des espèces de formations. Chaque flot du temps superpose son alluvion, chaque race dépose sa couche sur le monument, chaque individu apporte sa pierre[27].
Ainsi, Hugo compare les activités de lhomme avec lentassement réalisé par le temps ; la répétition des termes géologiques rapproche les actes de lhomme du système de la nature, surtout de laction de leau qui forme la terre. Concernant lacte daccumuler, dans le passage cité, le travail de lhomme est synchronisé avec celui du temps et de la nature. Dans Notre-Dame de Paris, lentassement des pierres symbolise le travail des hommes tandis que dans Les Travailleurs de la mer, le temps se manifeste dans la destruction des rochers par une pioche, tenue par lhomme. Le premier roman démontre que « le peuple est un maçon »[28] qui construit, alors que le second annonce que lhomme est un « casseur de pierre » qui détruit mais qui « reconstruit avec de la destruction ». En effet, le roman montre clairement deux modalités de cet acte de reconstruction. Lhomme, dune part, en détruisant le bord de lîle, cest-à-dire « la construction de locéan », bâtit ses propres architectures ; dautre part, il rétablit ce qui était démoli, la Durande, et la rénove. Ainsi, la destruction est le commencement de la création.
Lélargissement de ce que recouvre le mot « edax » va de pair avec lextension de lobjet de la destruction : non seulement larchitecture, uvre de lhomme, mais également, la nature, uvre de Dieu, doù le problème de la définition du travail de lhomme par rapport à celui de Dieu. Dans Notre-Dame de Paris, Hugo indiquait déjà le caractère rebelle de toute lactivité humaine, physique et spirituelle. Il décrivait la tour de Babel comme « le grand symbole de larchitecture »[29]. Autrement dit, toute larchitecture porte lempreinte du défi babélique, de lentassement visant à atteindre la hauteur de Dieu. Mais la démolition des choses de la nature serait une attaque plus directe contre la création, voire contre Dieu lui-même.
Si les énormités de la création sont à sa portée, il les bat en brèche. Ce côté de Dieu qui peut être ruiné le tente, et il monte à lassaut de limmensité, le marteau à la main[30].
Allant plus loin que la notion de Dieu omniprésent, lexpression « [le]côté de Dieu qui peut être ruiné », évoque nettement que celui-ci fait lobjet de lassaut de lhomme. En effet, dans le premier état préparatoire de la préface des Travailleurs de la mer se trouvent les phrases suivantes : « Le plus auguste effort de lhomme, cest son effort contre lélément. Il lutte plus quavec lange, il lutte contre Dieu »[31] ; plus encore, la phrase telle que « la balafre du travail humain est visible sur luvre divine »[32] souligne la violence profanatrice du travail humain. Ici, « le marteau » nest rien dautre que larme de lHumanité contre la Création.
Depuis longtemps cependant, Hugo semble chercher à concilier la lutte de lHomme contre la nature avec « la Providence ». Son discours au Parlement, « Consolidation et défense du littoral », prononcé en 1846, tout en abordant le problème de lérosion du littoral de la Normandie, insiste sur le fait que cette lutte humaine contre la nature est prédéterminée, constituant ainsi le système même de lunivers.
partout où il y a une force, il faut quil y ait une intelligence pour la dompter. La lutte de lintelligence humaine avec les forces aveugles de la matière est le plus beau spectacle de la nature ; cest par là que la création se subordonne à la civilisation et que luvre complète de la Providence sexécute[33].
La lutte humaine contre les éléments est dabord conçue comme un processus qui permet la soumission de la création à lHomme, et par là même, lachèvement de la volonté de Dieu. Cependant, dans Les Travailleurs de la mer, roman qui évoque les forces démesurées et indomptables de la nature, lauteur semble abandonner lidée de la supériorité de lhomme par rapport à la nature originelle et indomptable. Lacte de « ronger » comporte un double sens : la lutte contre Dieu et en même temps, le travail succédant à celui de Dieu.
Il semble que lhomme soit chargé dune certaine quantité dachèvement. Il approprie la création à lhumanité. Telle est sa fonction. Il en a laudace ; on pourrait presque dire, limpiété. La collaboration est parfois offensante. Lhomme, ce vivant à brève échéance, ce perpétuel mourant, entreprend linfini[34].
Le chapitre « Homo edax » propose ainsi une nouvelle conciliation de lHomme et de Dieu : lhomme est un collaborateur de Dieu qui achève sa création, mais cest un collaborateur « offensant » avec « audace » et « impiété » car, lhomme, doté de sa capacité à améliorer les choses, il contribue à accomplir luvre de Dieu ; cependant, pour ce faire, il doit détruire la forme originelle de la création divine.
3. La métamorphose
Lhomme qui est contraint de vivre au milieu des éléments, pour se défendre des forces destructrices, enclot le territoire humain et fait seulement entrer les choses appropriées à son service : « à tous les flux et reflux de la nature, à lélément qui veut communiquer avec lélément, aux phénomènes ambiants, lhomme signifie son blocus »[35]. Ce « blocus » encercle et limite les forces incommensurables des éléments, et par cela, lHomme ne les laisse pas pénétrer dans son territoire. Mais, ainsi que Dieu dans lAncien Testament lordonna à la mer, lhomme « dit lui aussi son Tu niras pas plus loin »[36] ; autrement dit, ce « blocus » représente en même temps, une limite de lespace humain. Limage dun tel espace isolé de lHomme correspond à la topologie de lîle, telle que lont mise en lumière les analyses de Myriam Roman[37].
Or la réflexion sur la limite de laction humaine occupe une place importante dans la trilogie épique de lexil, La Légende des siècles , La Fin de Satan, et Dieu ; il semble que Hugo développe et approfondisse cette réflexion dans Les Travailleurs de la mer et dans La Mer et le Vent, tout en lassociant plus directement à celle du pouvoir que lHomme exerce sur la nature. Dans une étude sur la Première Série de La Légende des siècles, Claude Millet souligne que le rappel de la limite du Plein ciel, « pas si loin, pas si haut », doit maintenir la modalité du progrès dans ce poème. Cette limite désigne « la logique du meilleur »[38] : « Il sagit pour lHomme de décoller de son être présent, mais sans en sortir, en restant Homme : de décoller son avenir de son présent, mais sans sortir de lHistoire »[39]. Ce qui circonscrivait le mouvement de lascension dans la trilogie, représente plutôt une limite horizontale et terrestre dans Les Travailleurs de la mer. Cependant, la conscience de circonscrire létendue humaine conserve sa relation avec la question de lavenir.
Le chapitre « Homo edax » en fait lhypothèse : « Lavenir verra peut-être mettre en démolition les Alpes »[40]. La mer et le Vent ajoute : « La moindre des Alpes, évidée et creusée, suffirait au sarcophage du genre humain ». Lactivité de lHomme, bien quelle apparaisse comme considérable, ne dépasse jamais sa capacité, elle représente lacte de creuser une tombe. Ainsi, lHomme peut obtenir un espace convenable pour être enterré. Limage du sarcophage, espace limité et hermétique, nest rien dautre quun retour à limage du « coffre » de Dieu, qui se situe à la fois au début et à la fin du monde, dans lequel « tout un monde mort » est enfermé[41]. Cest cette idée même de lextension du territoire qui renvoie à la limite de la force aussi bien quà celle du savoir de lhomme, car, chez Hugo, le creusement est la métaphore du « déchiffrement », comme le fait remarquer David Charles[42]. Les limites de lHomme avancent sans cesse, mais elles sont toujours menacées. Lîle, ruine formée par la « voie de fait » des flots, fragment mordu par le bout, illustre donc concrètement la limitation de lhomme. Autrement dit, la notion de ruine est élargie jusquau point dexpliquer la modalité même de lexistence humaine. Lorsque lexpression « Tempus edax, homo edacior » est apparue dans luvre de Hugo, lacte de détruire possédait une valeur négative, bien que son influence fût déjà conçue comme indéniable. Le chapitre « Homo edax » définit lHomme en tant que sujet qui exerce une force, à la fois de défiguration et de formation, considérée autrefois comme un tribut du temps. La ruine nest plus seulement un vestige du passé, elle produit sans cesse.
Hugo va même plus loin. Il semble associer le système de la Nature avec limage de la ruine.
Dans un temps donné la configuration dune île change. Une île est une construction de locéan. La matière est éternelle, non laspect. Tout sur la terre est perpétuellement pétri par la mort, même le granit. Tout se déforme, même linforme. Les édifices de la mer sécroulent comme les autres[43].
Ce passage, renvoyant à Notre-Dame de Paris, renouvelle fondamentalement la réflexion sur larchitecture telle que le roman lélaborait. Hugo la définissait comme une « sorte de création humaine, en un mot, puissante et féconde comme la création divine dont elle semble avoir dérobé le double caractère : vérité, éternité »[44]. Larchitecture dont la solidité attirait les Hommes, a été un moyen visant à perpétuer la pensée de lHumanité. Au contraire, dans Les Travailleurs de la mer, tout est condamné à la déformation et à la mort ; larchitecture se fait lemblème de ce qui sécroule. « Les édifices de la mer sécroulent » de la même façon que les édifices construits par les hommes. Avec cette autre conception de larchitecture, lécroulement ne symbolise plus forcément la seule dégradation. Il fait partie dun système cyclique. Lunivers changeant que représente ce roman annule lopposition traditionnelle entre la nature éternelle et la fugacité de lHomme. Toutefois, si chaque chose variait sans cesse, la notion de limmuabilité elle-même serait périmée : « limmuable est analogue à léphémère »[45], lit-on dans La Mer et le Vent. Une telle vision du monde qui domine ce roman évoque naturellement une fois de plus Les Métamorphoses dOvide, notamment le chapitre « Pythagore » :
Rien ne conserve son apparence primitive ; la nature, qui renouvelle sans cesse lunivers, rajeunit les formes les unes avec les autres. Rien ne périt, croyez-moi, dans le monde entier ; mais tout varie, tout change daspect. Ce quon appelle naître, cest commencer une existence différente de la précédente ; mourir, cest la terminer. Il peut se faire que les parties soient transportées de-ci de-là ; mais la somme de lensemble reste constante[46].
Certes, dans ce passage, il sagit de la métempsycose pythagoricienne, qui affirme limmortalité de lâme sous les vicissitudes des formes. Cependant, Hugo semble adopter certaines visions de ce passage : la variabilité des formes de toutes choses, le système cyclique de lunivers, conservant léquilibre de lensemble. Sans doute, pouvons-nous comprendre limage de leau, de ce qui est liquide et fluide dans ce roman, par un rapprochement des images de leau pythagoricienne, symbole du renouvellement incessant et de la transformation cyclique. Dans Les Travailleurs de la mer, la description du bateau détruit évoque non seulement une image de chaos, mais également limage du fleuve qui coule, même si ce nest quun fleuve doutils disloqués, détachés de lépave dun navire. Le bateau à vapeur, la Durande, dabord victime de la malveillance, a été réduit à néant à la fois par un écueil et par un cyclone ; il a été emporté en haut des rochers, puis brisé en deux. Lensemble des outils et des pièces qui composaient le bateau ont été complètement démontés, privés de leur utilité, et ont été réduits à un tas d« inutilité lamentable de la démolition »[47] et à « la forme de la ruine »[48], ceci en contradiction avec dautres passages où la démolition est créatrice. Hugo semble préciser la signification de léchouage et de la destruction, par une description des outils façonnés rendus à la matière:
[ ] une barre danspec nétait plus quun morceau de fer, une sonde nétait plus quun morceau de plomb, un cap-de-mouton nétait plus quun morceau de bois, une drisse nétait plus quun bout de chanvre, un touron nétait plus quun écheveau brouillé, une ralingue nétait plus quun fil dans un ourlet [ ] [49].
Ainsi, la nature reprend ce qui a appartenu à lHomme ; celui-ci est condamné à lutter contre ce système de recyclage fatal. LHomme « rongeur » donne une forme à la matière, mais la nature, à son tour, détruit louvrage des Hommes, ôtant, de ce fait, lutilité et le sens de ces ouvrages, qui sont les seules créations humaines possibles.
[ ] rien qui ne fût décroché, décloué, lézardé, rongé, déjeté, sabordé, anéanti ; aucune adhésion dans ce morceau hideux, partout la déchirure, la dislocation, et la rupture, ce je ne sais quoi dinconsistant et de liquide qui caractérise tous les pêle-mêle, depuis les mêlées dhommes quon nomme batailles jusquaux mêlées déléments quon nomme chaos. Tout croulait, tout coulait, et un ruissellement de planches, de panneaux, de ferrailles, de câbles et de poutres sétait arrêté au bord de la grande fracture de la quille, doù le moindre choc pouvait tout précipiter dans la mer[50].
Remarquons ici limage de lélément liquide ; le bateau détruit est envahi par le chaos ; plus précisément, ce sont les ouvrages de lHomme qui, perdant de leur utilité, reviennent à létat de chaos. Ces images récurrentes du pêle-mêle et du chaos, Jean-Pierre Richard et Georges Poulet les ont analysées et resituées dans le processus de la création poétique et dans le paysage mental de Hugo. Chacun de ces deux auteurs fait remarquer que limage du courant du chaos est lalternative de celle de la tour de Babel ; chez Hugo il y a le va-et-vient entre ces deux images, la tour de Babel, construction matérielle et le flux et reflux des choses enchevêtrées, cest-à-dire le chaos sans forme. Ce qui nous intéresse, cest quici Hugo impose un ordre dans cette alternative : la construction détruite retourne au chaos, et de ce chaos, sort une nouvelle construction. Lauteur semble intégrer le chaos dans le processus du progrès. En effet, le chapitre comportant cette description sintitule « Les perfections du désastre », ce qui évoque une certaine ironie contre le principe du progrès, la « perfectibilité » de lhumanité et la société humaine. Ce sont les forces des éléments de la nature, détruisant et anéantissant si facilement le bateau à vapeur, qui réalisent les perfections paradoxales du progrès : les dégradations accomplies[51]. La Durande est suspendue à labîme de locéan. Ces débris des uvres de lHomme vont être versés dans la mer, cette « quantité qui se décompose et recompose »[52] et qui est comme une sorte de vaste fourneau, dans lequel toute forme est perdue, va être dissoute puis refondue. Ce bateau, une fois tombé dans les flots, va se séparer en plusieurs morceaux, et peut-être seront-ils, à nouveau, rassemblés, dans une autre structure en tant quélément, pour former une matière quelconque. En ce sens, ce que lauteur nomme « la forme de la ruine » est une forme transitoire comportant toutes les possibilités de transformation. La fusion complète de lHomme avec le système de la nature passe ainsi par une double image de la ruine : destructrice et détruite.
Pour finir, envisageons le statut des deux rochers de Douvres. On sait déjà quil existe une correspondance étroite entre la cathédrale de Notre-Dame et ces rochers de lécueil, les deux formant une sorte de silhouette ressemblant à un H majuscule. De plus, Hugo décrit lintérieur creusé des Douvres, le comparant avec lespace interne dune cathédrale. Toutefois, ce que nous voudrions souligner, cest que, dans le chapitre « Pythagore », se trouvent des passages mentionnant les rochers jumeaux qui entravent la navigation du navire Argo. Il est fort probable que Hugo ait adopté cette image des rochers qui brisent et broient le bateau qui tente dy passer, comme si cétait des dents qui déchirent et mettent en pièce, nous renvoyant ainsi à limage du « rongeur », qui détruit tout, mais autrement que lhomme. Du reste, dans Argonaute dApollonios, il est expliqué que ces deux rochers nont pas de racine dans la mer, ce qui prouve leur mobilité[53]. En revanche, « Pythagore » explique quils sont fixés selon le temps : « LArgo eut à craindre les Symplégades, arrosées par les vagues qui se brisaient en se rencontrant ; aujourdhui ces îles restent en place, immobiles, et résistent aux vents »[54]. Cest peut-être la raison pour laquelle Hugo précise volontairement que, dans la description des Douvres, l« on comprenait quelles [deux colonnes, les Douvres] étaient enracinées sous leau à des montagnes »[55], laissant ainsi une possibilité dinterprétation au lecteur. Quoi quil en soit, ce serait plus quun simple emprunt de limage, car, dans lunivers des Travailleurs de la mer, où « tout croule et tout coule », les rochers des Douvres, qualifiés de « dolmen [s] titanique [s] »[56] sont les seuls êtres qui demeurent. Étant fixés ou ayant gardé leur mobilité, les Douvres incarnent les Symplégades mythologiques et continuent à régner au milieu de la mer. Ils constituent probablement une autre ruine dans ce roman, celle qui comporte à la fois la pérennité et linstabilité. Autour de cette ruine invincible, sétend un univers dilaté, au contour indéterminable.
[1] Notre-Dame de Paris, éd. par Jacques Seebacher, « Livre de poche », Librairie Générale Française, 1998, p. 189.
[2] Les Travailleurs de la mer, éd. par Yves Gohin, « Notes et variantes », Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975 ; p. 1350. Ovide, Métamorphoses, XV, v. 232.
[3] Victor Hugo, uvres poétiques I, éd. par Pierre Albouy, « Notes et variantes », Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 1280-1281, (Ovide, Métamorphoses, XV, v. 872).
[4] Cf. Ovide, Métamorphoses, XV, éd. par Jean-Pierre Néraudau, trad. par Georges Lafaye, Gallimard, « folio », 1992, p. 510.
[5] Notre-Dame de Paris, « Notre-Dame », III, 1, éd. par Jacques Seebacher, Librairie Générale Française, « Livre de poche », p. 189.
[6] Ovide, Les Métamorphoses, XV, op. cit, p. 487.
[7] Jean Mallion, Victor Hugo et lart architectural, PUF, 1962.
[8] Victor Hugo et le débat patrimonial, dir. Roland Recht, actes du colloque organisé par linstitut national du patrimoine, Paris, Maison de lUnesco, 5-6 décembre 2002, Paris, Somogy édition dart, 2003.
[9] Notre-Dame de Paris, « Ceci tuera cela », op. cit., p. 290.
[10] Ibid.
[11] Ibid., « Notre-Dame », p. 194.
[12] Arnaud Laster aborde cette problématique (lintroduction de La Légende des siècles, Gallimard, « poésie », 2002, p. 41-42.) : « cest le même homme qui, sindignant de la destruction des monuments du Moyen Âge, criait Guerre aux vandales ! et luttait contre les restauration abusives, vantait laction du Temps sur les uvres dart, décrivait complaisamment la mise en pièces, par des enfants, du livre dun saint au nom, lourd de connotation : Barthélemy ».
[13] Ibid., « Note », op. cit., p. 189.
[14] Chateaubriand, Génie du christianisme, III, 5, 3, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 882.
[15] Ibid.
[16] Ibid., III, 5, 3, p. 882.
[17] Guy Rosa, « Hugo et la Révolution », compte rendu de la communication du Groupe Hugo du 26 juin 2004, consultable sur le site internet: http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/groupugo/04-06-26rosa.htm
[18] Ibid., « préface », p. 460.
[19] Ibid.
[20] Les Travailleurs de la mer, éd. par Yves Gohin, « Introduction », op. cit., p. 1257.
[21] LArchipel de la Manche, Les Travailleurs de la mer, éd. par David Charles, Librairie Générale Française, « Livre de poche », 2002, p. 39.
[22] Ibid., p. 110.
[23] Ibid.
[24] Ibid.
[25] LArchipel de la Manche, « Homo edax », op. cit., p. 110.
[26] Ibid., op. cit., p. 108.
[27] Notre-Dame de Paris, « Notre-Dame », op. cit., p.197-198.
[28] Ibid., p. 198.
[29] Ibid.
[30] LArchipel de la Manche, « Homo edax », op. cit., p. 108.
[31] Les Travailleurs de la mer, « Notes et variantes », Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 1361.
[32] LArchipel de la Manche, « Homo edax », op. cit., p. 108.
[33] « Consolidation et défense du littoral », un discours prononcé par Hugo à la Chambre des Pairs, 1846, Actes et Paroles I, Robert Laffont, « Bouquins », vol. Politique, 2004, p. 128-136. Cf., « Notes » de David Charles, LArchipel de la Manche, p. 39.
[34] LArchipel de la Manche, «Homo edax», op. cit., p. 108.
[35] Ibid.
[36] Ibid., p. 107.
[37] Myriam Roman, « Les îles anglo-normandes : insularité et communauté dans Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo », Communication au Colloque franco-hellénique dAthènes, 21-23 novembre 2002, Victor Hugo, une voix universelle à laube du XXIe siècle. Le rayonnement grec. ; consultable sur le site de Groupe Hugo.
[38] Claude Millet, « Bateau à vapeur et aéroscaphe : les chimères de lavenir dans la première série de La Légende des siècles », Victor Hugo 4 : Science et technique, La Revue des lettres modernes, Paris-Caen, Lettres modernes Minard, 1999, p. 125.
[39] Ibid.
[40] LArchipel de la Manche, « Homo edax », op. cit., p.107.
[41] Dieu, « Dix-neuvième fragment », La Légende des siècles, éd. par Jacques Truchet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 989.
[42] David Charles, La pensée technique dans luvre de Victor Hugo, PUF, 1997, p. 120.
[43] Ibid., p. 106.
[44] Notre-Dame de Paris, « Notre-Dame », op. cit., p. 190.
[45] La Mer et le Vent, Robert Laffont, « Bouquins », vol. Critique, p. 687.
[46] Les Métamorphoses, XV, éd. citée., p. 489.
[47] Les Travailleurs de la mer, op. cit., II, 1, 2, p. 384.
[48] Ibid.
[49] Ibid.
[50] Ibid.
[51] Gilliatt, qui ramasse les débris rejetés sur les rochers afin den refaire des outils, prend toute sa place entre les deux types douvrages de la mer : décomposition et recomposition. Ainsi, Gilliatt, intrus dans la nature, se fait lui-même une répétition microcosmique du système de la mer.
[52] La Mer et le Vent, op. cit., p. 682.
[53] Cf. Apollonius de Rhodes, Argonautiques, éd. par F. Vian et trad. par É. Delage, I-III, Paris, 1974-1981.
[54] Les Métamorphoses, XV, éd. citée., p. 491.
[55] Les Travailleurs de la mer, op. cit., II, 1, 1, p. 377.
[56] Ibid., p. 376.