Claire Montanari : Genèse du poétique chez Hugo : prose et vers dans les fragments
Communication au Groupe Hugo du 21
mai 2005
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Je voudrais, avant tout, solliciter votre bienveillance, car je vais évoquer ici une étude qui nest pas encore terminée et pour laquelle, par la force des choses, je manque malheureusement de recul.
Jorganiserai mon exposé en deux parties. Dabord jévoquerai rapidement les étapes du travail que jai mené et jen profiterai pour présenter brièvement les fragments, puis je mattacherai à étudier quelques exemples particulier, en suivant, de près ou de loin, le développement de mon mémoire.
Lensemble des fragments constituent un support de travail difficile à commenter. Contrairement aux brouillons, ils ne présentent pas nécessairement de rapport avec les uvres finies, et sont, la plupart du temps, des textes très courts, souvent inachevés, en vers ou en prose, et parfois en vers et prose - cest ce qui nous intéressera ici - écrits sur divers supports. Hugo les gardait et sen servait parfois en les réinsérant dans les textes quil était en train décrire. Les fragments constituaient en quelque sorte un réservoir à inspiration, et étaient raturés ou supprimés par lauteur lorsquils avaient été utilisés. Leur étude est donc délicate et nécessite une méthode de travail dont je nétais pas, a priori, familière. Il sagissait de réinventer une méthode danalyse, car il est bien évident que lon ne peut mener le même type de commentaire sur des fragments inachevés que sur un poème achevé, voire publié. Tout nest pas encore voulu par lauteur, il reste une grande part de spontanéité dans lécriture, et il faut plus sattacher au processus de lécriture quà ses procédés.
Je me suis appuyée avant tout sur la collection Bouquins, chez Robert Laffont, tout en consultant les diverses éditions de fragments - lImprimerie nationale, Le Club français du livre, Journet et Robert et lédition de Pierre Albouy dans la Pléiade.
Je tiens à préciser que je nai pas abordé la question des fragments dramatiques ; je me suis attachée aux seuls fragments poétiques parce quils impliquent en eux-mêmes un mode décriture, celui du vers, et cest dans cette perspective que la présence de la prose était plus surprenante. Le genre dramatique en lui-même, quant à lui, nimpose pas de mode décriture particulier.
Et surtout, je ne me suis tenue quaux fragments mêlant vers et prose, ou écrits en prose et réécrits en vers - linverse est beaucoup plus rare. Il me faut signaler que les fragments mêlant vers et prose ne constituent pas la majorité des fragments, mais sont cependant loin de faire exception. Il y a en outre des phénomènes, dans dautres fragments, qui se rattachent au phénomène de la prose et montre que sa présence au cur des fragments versifiés nest pas fortuite. Cest le cas des blancs et des points de suspension, par exemple. Tout comme la prose, ils apparaissent avant les vers ou au milieu des poèmes. Ce sujet a donc pour intérêt de montrer que la création poétique chez Hugo nest pas aussi spontanée quon pourrait le croire, et pose la question du rapport entre les deux modes décriture.
Les théories de Hugo sur la prose et le vers, ainsi que les développements quil consacre à la création poétique sont souvent contradictoires, fantaisistes, et leur offre un caractère un peu mythique. Il invoque souvent la supériorité du vers par rapport à la prose, disant ainsi que la prose constitue lordre sans harmonie, tandis que Dieu a fait le monde en vers [1] , mais désignant souvent ses uvres, en vers ou en prose, par le terme de poésie. Il fait une distinction entre vers et prose, qui, à certains moments, ne semblent pas sappliquer à son uvre. Lextrait de linventaire notarial de maître Gâtine, établi après la mort de Hugo, que M. Seebacher a relevé, laisse apparaître que Hugo, au moment de sa mort, gardait des chemises contituées de fragments en vers, dautres de fragments en prose, mais certaines mêlaient les deux. En outre, lorsque Hugo demande en 1846, dans une sorte de testament, que lon prenne soin de tous les fragments quil a laissés, il ne distingue en rien ses écrits en prose de ses écrits en vers : «Le travail qui me reste à faire apparait à mon esprit comme une mer. [...] Si je meurs avant davoir fini, mes enfants trouveront dans larmoire en faux laque qui est dans mon cabinet [...] une quantité considérable de choses à moitié faites ou tout à fait écrites, vers, prose, etc. - ils publieront tout cela sous ce titre : Océan»[2] . Ce sont les exécuteurs testamentaires de Hugo qui, plus tard, feront le choix de publier Océan prose et Océan Vers.
Cependant, les théories pouvant apparaître contradictoires de Hugo sur la prose et le vers ne sont pas dues de sa part à la répétition de lieux communs. Il me semble, à lobservation des Fragments, quelles sont fondées sur une pratique décriture qui est, elle aussi, multiple. M. Rosa ma souvent laissé entendre, en évoquant mon sujet, que ce dernier provoquerait plus de questions quil ne susciterait de réponses. Et malheureusement - ou heureusement - ses prédictions se sont révélées fondées. Mon travail de DEA ne permet pas de trancher le problème, et il semble que la pratique de la prose, lorsquelle est mêlée au vers dans les Fragments, soit double chez Hugo :
- La prose ne joue le rôle que dun simple instrument au service du vers ; le fait que le passage soit presque toujours de la prose au vers semble indiquer une supériorité du vers sur la prose.
- Mais parfois, la frontière entre les deux modes décriture sefface, ou ils semblent étroitement complémentaires. Cest là ce qui a le plus retenu mon attention.
Revenons à ma méthode de travail. Après avoir lu les fragments édités, je les ai consultés sur microfilm. Dautres difficultés se sont alors présentées.
- difficultés de lecture, tout dabord, car certains fragment sont difficilement déchiffrables, et les éditions constituent en cela une aide précieuse.
- difficulté de repérage de la prose et des vers. En effet, la disposition de la prose sur les manuscrits est parfois proche de celle des vers ; il faut donc être attentif et ne pas se fier à laspect extérieur dun fragment. Les éditions de fragments, quant à elles, publient souvent la prose en retrait par rapport au vers, ce qui est pratique, mais qui transcrit pas de façon tout à fait exacte ce qui est véritablement sur le manuscrit.
Après ces différentes lectures, jai établi une sorte de classement, de relevé des différents types de prose, en fonction de leur position dans le poème et de leur rôle. Jai choisi dopter pour une définition relativement large de la prose ; elle peut sembler simpliste mais constitue un instrument de travail et me permet daborder tous les phénomènes : jai donc défini la prose comme tout ce qui nétait pas vers. Il ne sagit pas dune définition complètement arbitraire. En effet, les simples notations qui précèdent les poèmes ou qui apparaissent en leur cur jouent souvent le même rôle que les phrases syntaxiquement achevées.
Cest alors que jai commencé à interpréter les fragments, et je les ai dabord abordés de façon presque intuitive, ce qui a été le point de départ de ma recherche. Je me suis rendue compte, en lisant un certain nombre de fragments mêlant vers et prose, que je les trouvais réussis - tout en étant bien consciente, je le précise tout de suite, quil ne sagissait que de fragments qui nétaient pas initialement destinés à être publiés tels quels, et quil ne sagissait absolument pas de leur prêter une esthétique moderne. Néanmoins, il me semblait que cette prose napparaissait pas toujours par hasard, et jai donc commencé à chercher si sa présence était motivée ou non ; il me semble en tout cas quelle est souvent signifiante : elle révèle quelque chose sur le mode de composition de Hugo.
Après mêtre attachée à létude dun certain nombre de fragments, jai essayé dorganiser mon travail et jai dabord décidé de classer les fragment en fonction de la disposition de la prose par rapport au vers. En effet, lorsque la prose apparaît au début des poèmes, elle semble servir à lancer le vers ; mais lorsquelle surgit en leur centre, elle joue plutôt le rôle dun relais. Puis jai opté pour une étude plus problématisée en axant mon étude sur les différents rôles de la prose et sur les causes et les effets du passage de la prose au vers ou du vers à la prose.
Pour mener à bien ce projet, jai dabord étudié le rôle de la prose dans la construction des fragments versifiés ; il sagit avant tout dune fonction pratique. La prose occupe en effet trois fonctions principales :
- elle permet damplifier et de structurer le poème
- elle le programme quand elle apparaît sous forme de plan
- et parfois même, elle le corrige.
Cependant, la répartition du vers et de la prose nest pas seulement fondée sur un rapport pratique ; une étude approfondie dun certain nombre de fragments semble montrer quil y a un rapport entre le contenu du discours et le mode décriture employé. Cette hypothèse doit être mise en question et débattue.
Toutefois, cette question du rapport entre le contenu et le mode dexpression utilisé ne résout pas tout, et il convient aussi de sattacher aux procédés décriture qui font le lien entre prose et vers ; la question du rythme est alors fondamentale pour comprendre comment se fait le passage dun mode décriture à un autre.
Attachons-nous dabord à la question de lutilité de la prose dans les fragments versifiés.
I - DE LUTILITE DE LA PROSE POUR LECRITURE DU VERS
1/ La prose structure
Dans certains fragments poétiques[3] de Hugo, la prose semble nêtre utilisée que comme un moyen de prendre des notes rapides sans se soucier de la versification. Lécriture y est souvent difficile à déchiffrer, signe de la hâte de lécrivain et de la spontanéité de la création. La prose, dans cette perspective, permet à lauteur de ne pas laisser senfuir son inspiration, de ne pas être freiné par les contraintes du mètre et de la rime.
Au cur du poème, la prose nest parfois là que pour conserver une idée destinée à être développée en vers. Elle est, dans le contexte de la naissance du poème, fond sans forme réelle, écriture spontanée destinée à être travaillée ultérieurement.
Cest le cas par exemple dans ce fragment[4] :
Riches, le pauvre a droit de manger et de boire.
Cest quand la bouche a faim que lâme devient noire.
Les petits enfants, les pauvres femmes etc. ne sont pas faits pour ramasser les miettes sous vos tables, etc.
....
Voilà ce que dit la terre, <ce que disent> la mer, le vent
Ce que dit la montagne aux forêts de sapin <[ill.]>
Ce que sur les coteaux redit la vigne mûre,
Et voilà ce que murmure
Le blé dont on fait le pain.
Le passage samorce sur deux alexandrins parfaitement réguliers, liés par la rime, mais Hugo cesse ensuite décrire en vers, sans pour autant modifier la modalité dénonciation quil a amorcée dans les alexandrins. La prose, ici, se situe dans la continuité du vers. Elle ninfléchit pas le thème du discours, mais prépare son amplification ultérieure, et laisse encore toute liberté au poète pour la poursuite future du fragment. La présence des etc.[5] signale bien que les formules rapidement jetées en prose sur le papier ne sont en rien figées et sont au contraire destinées à être développées, voire modifiées. Ces quelques mots gribouillés hâtivement ne doivent servir à lauteur, au fond, quà retrouver, lors de la relecture de son ébauche de poème, le même état desprit, le même bouillonnement, les mêmes idées, la même inspiration que lorsquil a lancé son premier jet sur le papier.
Cet usage de la prose dans la genèse du poème pourrait pourtant inciter le lecteur des Fragments à croire que Hugo fait preuve de nonchalance à légard du vers - dautant plus quil accompagne le passage en prose de etc.- et à considérer que le cur de lénumération projetée par Hugo ne serait au fond que du remplissage, une sorte de cheville prenant place sur plusieurs vers. Or, ce serait commettre une grave erreur dinterprétation[6] .
En effet, la façon qua Hugo de laisser certains passages de ses poèmes en suspens est plutôt le signe de son aisance, de sa facilité à réécrire des vers, à compléter ses poèmes sans sinquiéter de la contrainte métrique, sans être prisonnier de la versification.
Mais surtout, lusage de la prose de notations au cur des ébauches de textes versifiés est révélatrice de la conception qua Hugo de la composition du poème. Cest là quapparaît tout lintérêt de sattacher aux manuscrits des auteurs que lon étudie. Il sagit de tenter de déceler, à travers des signes, des indices probants, le mode de composition de lauteur. Lemploi de la prose au cur de passages versifiés constitue un signe, un matériau privilégié pour lanalyse de la poétique que Hugo met en uvre. Il est moins la preuve dune négligence de la part de lauteur à légard de ce qui constitue le cur de son poème, que celle dune attention très fine portée à la structure du poème en lui-même ; cela ne signifie pas que Hugo se désintéresse des passages laissés en prose, mais cela montre lintérêt quil porte aux parties déjà versifiées. Si Hugo, au début de la genèse dun certain nombre de ses poèmes, en rédige entièrement le début et la fin, mais laisse en suspens le centre du fragment, ce nest pas parce quil délaisse le corps du poème, mais plutôt parce quil accorde une importance particulière à son squelette même, à ce qui fonde sa structure, son mouvement, à ce qui produit aussi un effet frappant sur le lecteur. La structure densemble et la disposition des masses précèdent parfois la venue des vers dans leur perfection formelle.
Cependant, le vers, lorsquil sappuie sur des notes en prose, ne suit pas nécessairement, lors de la réécriture, la structure quelles dessinaient. Attachons-nous aux fragments mettant en place une prose programmatique, et voyons dans quelle mesure le vers vient modifier ou non le projet initial.
2/ La prose programme
Les projets de poèmes sont souvent très brefs chez Hugo - du moins dans les Fragments. Il sagit la plupart du temps de courtes notes, posant quelques jalons précis avant que le poète ne commence à écrire en vers.
Cependant, les notes précédant le poème en tant que tel ne servent pas seulement à lancer lécriture et à établir une structure précise à réemployer. Leur présence a une influence plus indirecte sur la rédaction du poème qui les suit.
Examinons ce fragment[7] :
Oreste
Hamlet
les penseurs, les songeurs -
Dans les fatalités plongeant leur il farouche,
Ils se montrent entreux et le doigt sur la bouche,
Le meurtrier, lempoisonneur,
Des temps mystérieux ils ouvrent les registres,
Et comparent, Argos, à tes couchants sinistres
La pâle lune dElseneur.
Les vers de ce passage font référence aux deux noms exposés dans le plan qui les précède : Oreste est le meurtrier, Hamlet lempoisonneur, Oreste vit à Argos, Hamlet à Elseneur. Le parallélisme entre les deux personnages est filé dans toute la strophe, et pourtant, ils ne sont pas nommés explicitement. En procédant par allusions, Hugo semble jouer sur limplicite et faire de son amorce de poème une forme dénigme. Le plan pose des noms que le poème sous-entend et se charge de faire deviner. Il nest plus seulement projet initial, il se fait procédé décriture. Il inscrit sur la page ce qui ne sera pas dit dans le poème. En ce sens, le texte en vers se fait plus énigmatique que les notes qui président à sa construction, il a pour but de provoquer linterrogation chez le lecteur.
Sans être nécessairement lorigine dun jeu dénigme, le projet dorigine, tout en offrant une structure précise au poème, se transforme légèrement dans le texte poétique et dessine souvent un tableau moins explicite que les notes en elles-mêmes. Ecrire un poème ne signifie pas traduire dans un langage codé, considéré a priori comme poétique, une intention qui existait préalablement en prose[8] . Cest parce que la poésie a pour fonction de susciter linterrogation chez le lecteur et de le faire participer à la construction du poème.
Très souvent, chez Hugo, les fragments laissent apparaître une distance entre le projet initial en prose et sa réalisation en vers. Ce nest pas que le vers contredise exactement le projet en prose, mais il semble que ce projet soit souvent oublié ou ne soit pas mené jusquà son terme une fois que lécriture en vers est lancée. Le résumé initial est souvent là pour installer une atmosphère propice à un développement qui restera très libre du point de vue de linspiration. Il pose le contexte du poème, et laisse le texte samplifier et se gonfler à son gré.
Les notes préparatoires nont, la plupart du temps, quun rôle de lancement de lécriture. Lauteur ne se rend en rien prisonnier de ce quil avait prévu avant même de commencer à écrire. Le processus de lécriture, cest-à-dire lécriture en train de se faire, ne peut manquer de modifier le programme[9] , le plan, le projet. Le processus, tout en sappuyant sur le programme, le déborde.
Pourtant, il arrive aussi que la prose, à linverse, porte un jugement sur ce qui a été écrit en vers, rectifie des expressions quelle juge inabouties et infléchisse le sens des vers qui la précèdent. Elle nest pas seulement moyen pour lancer le vers : elle peut se faire moyen pour le corriger et laméliorer.
3/ La prose corrige
Il nous faut, avant toute chose, signaler que les phénomènes de correction du vers par la prose sont assez rares dans les Fragments ; il est plus courant bien sûr que certains vers soient corrigés ou remplacés par dautres vers. Pourtant, le phénomène de la prose de correction existe.
Il arrive toutefois que la correction du vers par la prose pose problème, et que lon ne sache pas si lauteur a voulu améliorer ses ébauches de vers par les notes en prose quil ajoute, ou sil considère que le texte conviendrait finalement mieux en prose. On peut par exemple sinterroger sur le phénomène présent dans ce fragment[10] :
....
la saison, lheure, le lieu,
Léveille [sic], et par instants on y sent passer Dieu.
<<Il expulse lordure, il introduit lâme, est linstrument mystérieux de la vie terrestre. On y sent par moments passer Dieu.>>
Il nest pas impossible que le vers soit, contre toute attente, à lorigine dun texte en prose chez Hugo[11] . Cela remettrait alors en question un certain nombre de croyances sur la supériorité du vers par rapport à la prose, du moins au moment de la genèse de luvre, et ce malgré les affirmations de Hugo qui laissent supposer quil valorise le vers par rapport à la prose. Il est alors difficile dexpliquer ce passage - exceptionnel, il est vrai - du vers à la prose. Faut-il vraiment trouver une cause ? Ne peut-on que constater le phénomène sans lexpliquer ? Le passage de la prose vers le vers semble immédiatement plus logique, puisque lécriture en vers suppose des contraintes plus importantes que lécriture en prose. La prose peut alors facilement constituer une étape préparant la venue du vers. Linverse est plus surprenant, mais, au fond, compréhensible. Si Hugo laisse entendre que le vers est supérieur à la prose, il ne lui réserve cependant pas de thème particulier :
Comme poésie, [la langue] est aussi bien construite pour la rêverie que pour la pensée, pour lode que pour le drame.[12]
Vers et proses, a priori, sont susceptibles de traiter des mêmes sujets ; le fait de passer dun mode décriture à un autre, de puiser dans des écrits en vers pour écrire en prose, de réécrire en vers ce qui a déjà été écrit en prose peut alors se concevoir, dautant plus si lon se rappelle que Hugo a un mode de création essentiellement fragmentaire[13] , utilisant des passages dun texte pour en nourrir un autre.
La question du rapport entre le thème du fragment et le mode décriture employé demande à être approfondie et étudiée de façon plus systématique. Cest ce que nous ferons dans notre seconde partie. La réécriture en prose dun passage en vers semblait impliquer une absence de distinction thématique entre le vers et la prose. Il sagira pour nous de vérifier cette hypothèse, voire de la contester.
Voyons comment la prose, utile pour composer et structurer un poème, apparaît dans les fragments versifiés. Rappelons que nombre de fragments versifiés ne bénéficient pas de lapport de la prose. Il sagit alors de se demander quelles sont les conditions qui la font apparaître, et surtout sil y a des thèmes ou des procédés décriture qui impliqueraient un passage de la prose au vers ou du vers à la prose, sil y a réellement des thèmes propres à la prose, et dautres propres au vers, sil y a un rapport entre le mode décriture employé et le contenu du discours.
II - DU RAPPORT ENTRE MODE DECRITURE ET CONTENU DU DISCOURS
1/ Rupture thématique et changement de mode décriture
On observe, en étudiant un certain nombre de fragments versifiés, que le passage dun mode décriture à lautre est souvent dû à la présence dune rupture au cur du poème. Attachons-nous dabord aux fragments qui laissent entrevoir un passage du vers à la prose.
Lintrusion de la prose au cur du vers peut être le signe dun changement dans le mouvement du poème, changement que le poète nest pas en mesure de prendre immédiatement en charge sur un mode versifié. Cette hypothèse ne remet pas en cause le génie de lauteur, mais apporte un nouvel éclairage sur sa façon décrire. Il semble quil soit possible à Hugo dimproviser une longue suite dalexandrins[14] sans sinterrompre, sans hésiter, sans raturer, lorsquon trouve une certaine unité thématique dans le passage en question ; les choses se compliquent lorsquil y a, à lintérieur même du poème, rupture. Dans ce cas, il peut arriver au poète de sarrêter, ou de sappuyer sur des notes en prose pour pouvoir poursuivre son poème et retrouver le rythme du vers. Tout se passe alors comme si lécriture du poème était un souffle se nourrissant lui-même : lorsque rien ne larrête, il continue sur sa lancée ; sil rencontre un obstacle, il sinterrompt ou tente de le contourner en modifiant son cours. La prose prend en charge linfléchissement du sens des vers qui précèdent et permet à lauteur de reprendre son souffle, le souffle de son écriture.
Certes il ne sagit là que dune hypothèse, peut-être contestable. Il arrive dailleurs bien sûr à Hugo décrire dun seul trait une longue coulée de vers contenant en eux-mêmes une rupture thématique ou un changement de ton. Cependant, lorsque lon sattache aux seuls fragments versifiés traversés par un passage en prose, on saperçoit que cette structure est récurrente, et quil est rare que la venue de la prose soit absolument fortuite. Rupture du point de vue de la forme dans le poème, elle est aussi signe dune rupture dans le processus créateur mené par lauteur.
On le remarque dans ce fragment[15] :
Le prêtre :
Seigneur, jadis un homme, ayant la foi pour base, A
Etait un temple ouvert à toute sainte extase, A
Où <doù> votre hymne montait vers les cieux nuit et jour, B
Où dinvisibles voix, quil avait en lui-même, C
Vous louaient, Dieu vivant, vous chantaient, Dieu suprême ! C
Où toute idée était un vase plein damour ! B
Il croyait. Depuis
les systèmes, les chimères, les passions, les voluptés, etc.
le doute
Ayez pitié de lui -
....
Seigneur, cette grande âme où sont tant de démences, D
Où lon voit <rampent> aujourdhui des ténèbres immenses D
Comme les nuits du pôle et les ombres des monts, E
Cette âme est maintenant de rêves <doutes> <terreurs> visitée, F
Comme une cathédrale en ruine, hantée F
Par les spectres et les démons. E
Le poème souvre sur un distique suivi dun quatrain dalexandrins, dont les rimes sont embrassées. Le vers suivant semble se situer dans leur continuité, du point de vue du sens. La phrase simple, il croyait, résume en effet à elle seule lidée que les six premiers vers avaient développée. Mais la suite du vers, pourtant annoncée par un adverbe, depuis, est comme avortée. Cest que cet adverbe introduit une rupture, aussi bien temporelle, entre jadis et maintenant, que thématique, puisque tout le système de la foi décrit dans la première strophe est anéanti dans ce qui suit. Ce brusque changement introduit le silence et oblige lauteur à avoir recours à la prose de notations, avant de pouvoir à nouveau, une fois la transition réalisée, continuer à écrire en vers sur le même schéma que celui de la première strophe.
On trouve aussi, dans un certain nombre de fragments, le phénomène inverse : le thème du poème est parfois posé en prose, puis le vers apparaît lorsquil y a rupture du point de vue du sens. Cependant, on ne se trouve pas tout à fait en présence du même cas. Quand la prose apparaissait au milieu dun texte en vers, cétait parce quil y avait une rupture du point de vue du sens, et par là même, une rupture du souffle de linspiration du poète. Le phénomène est exactement contraire lorsque lon passe de la prose au vers. Il y a certes, là encore, rupture du sens, mais la prose est là, contrairement à tout à lheure, précisément pour lancer le vers et faire se déployer linspiration. Le vers semble - et cest très surprenant - justement provenir de la négation de la prose, de la négation du thème traité dans le passage en prose.
Examinons ce fragment[16] :
A Rome
Tandis quune foule vulgaire dhommes sans âme rampe et végète sur le pavé des rues
Des figures de marbre et de pierre et dairain
Le terme, la statue au geste souverain,
Nymphes, déesses, dieux, formes surnaturelles,
Vivent sur les frontons et conversent entrelles.
Ici le vers commence justement lorsquil y a rupture. On peut aussi remarquer que, dans ce fragment, ce qui relève de lidéal est écrit en vers, tandis que ce qui se rapporte au vulgaire est écrit en prose. Faut-il en conclure que des thèmes particuliers sont, malgré tout ce que peut dire Hugo, liés au mode décriture ? La question mérite dêtre étudiée de plus près.
On a vu que les ruptures dans les textes naissants sont parfois prises en charge par un changement de mode décriture, par un passage de la prose au vers ou du vers à la prose. Voyons si le contenu même dun fragment, et non plus seulement sa structure, est susceptible de provoquer lapparition du vers. Pour cela, nous nous attacherons à des fragments commencés en prose et poursuivis en vers. Il sagira pour nous de voir dans quelle mesure le genre ou le thème contenu dans le fragment en prose impose à lauteur un mode décriture versifié.
2/ Quand genre poétique ou évocation de la poésie imposent le mode décriture
On peut penser que, parfois, la thématique dun texte en prose amorcé par Hugo le pousse à le transformer en vers. Observons ce fragment[17] :
Les culs-de-jatte ont jeunes les Maintenons que les grands rois ont vieilles.
___
Davance, et cest peu de <quelque> chose
Scarron fit Louis cocu.
Les culs-de-jatte ont la rose
Les grands rois <et les rois> <les rois ont> le gratte-cul.
<<Scarron, davance, étrange chose ! -
Fit Louis quatorze cocu.
Donc les culs-de-jatte ont la rose
Et les grands rois le gratte-cul.>>
Tout se passe ici comme si laspect satirique de la phrase en prose - les culs-de-jatte ont jeunes les Maintenons que les grands rois ont vieilles - avait mené Hugo à la transformer en épigramme. Le vers permet de jouer, plus encore que la prose, sur les sonorités des mots, et daugmenter ainsi leffet satirique voulu par lauteur. Le troisième vers du premier quatrain commence avec le mot cul-de-jatte, tandis que le quatrième et dernier vers se termine sur gratte-cul. Les deux mots ont des sonorités inversées, ils constituent une sorte de chiasme sonore : cul-de-jatte / gratte-cul. Le renversement de la logique des choses - les culs-de-jattes ont la rose / les grands rois le gratte-cul - se retrouve aussi dans les sonorités, les unes étant linverse des autres. Les vers cultivent ainsi un effet satirique beaucoup plus frappant que dans la phrase en prose qui précédait.
Ce type de phénomène est surtout récurrent dans les fragments satiriques et dans les fragments mettant en place une atmosphère bucolique, peut-être plutôt réservée au vers.
Les fragments qui ont un caractère métapoétique, qui personnifient la poésie et mettent en scène les vers du poète, lorsquils samorcent en prose, se terminent très souvent sous un mode versifié. Cest particulièrement visible dans ce fragment[18] :
O banquiers, usuriers, traineurs de sabres, porte chapes, rhéteurs à tant le sophisme, qui vous dites : à quoi bon lécrivain ? à quoi bon le poète ? à quoi bon le penseur ?
mais quand Dante apparaît,
Quand Juvénal surgit, quand Tacite se lève
Armé du style ainsi quon est armé du glaive,
Vous vous jetez à terre en criant grâce, vous ne dites plus : à quoi bon ? Vous vous effarez devant ces faces augustes, et vous vous sauvez, tas de drôles, comme des hiboux devant la foudre.
Cependant, même si lhypothèse qui consiste à relier thème évoqué et mode décriture est séduisante, il convient de rappeler quelle ne fonctionne pas toujours. Certes, elle sapplique à un grand nombre de fragments dont on ne peut faire la liste ici, mais en aucun cas ne fonctionne comme une loi générale.
Il faut souvent aller chercher le lien entre prose et vers dans des procédés décriture plutôt que dans de simples thématiques.
Observons par exemple ce fragment[19] :
Leur candeur sauve les grandes âmes. La blancheur les protège. Est-ce que la neige ne se risque pas sur le volcan ? La lave la connaît et ne lui fait pas de mal.
<<protège
Un volcan nest-il pas daccord avec sa neige ?>>
Il semble que ce soient les mots mêmes du fragment en prose qui ont incité Hugo à le réécrire en vers. En effet, la proximité, dans le passage en prose, des mots protège et neige, ne pouvait manquer de faire songer à des rimes et a conduit lauteur à réécrire le passage en vers. Les deux mots sonorement voisins sont devenu rimes dans le passage versifiés.
Ce passage de la prose au vers dû à la rime est malheureusement le seul que jai trouvé dans les Fragments.
La question du thème est donc importante ; elle implique souvent le passage dun mode décriture à un autre, mais elle nest pas en soi déterminante et saccompagne dun certains nombre de phénomènes quil nous faut étudier. On ne peut souvent que constater le passage du vers à la prose ou de la prose au vers, sans pouvoir lui trouver de cause certaine. Cependant, il est intéressant de se pencher sur un phénomène particulier, celui du rythme, qui nexplique pas le passage dun mode décriture à lautre, mais établit le lien entre les deux.
III - DU RYTHME COMME LIEN ENTRE PROSE ET VERS
1/ Le débordement du vers par la prose
Il arrive que lécriture soit entraînée par son propre mouvement, et quelle déborde le cadre strict et contraignant du vers pour aboutir de manière quasi involontaire à la prose.
Si la prose est vouée à disparaître dans le poème, il nempêche quelle peut y surgir au moment de la création sans que cela implique nécessairement, dans lesprit de lauteur, une rupture nette dans le mode décriture. Henri Meschonnic écrit ainsi au sujet de Hugo :
Prose ou vers, un seul écrire travaille chez lui. [...] Hugo a tellement fait de lécriture son langage-valeur, son système propre, quelle est plus forte que toute différence culturelle et linguistique entre la prose et le vers.[20]
Ces réflexions se fondent sur une étude approfondie et systématique des recueils de poèmes et des romans de Hugo. Mais peut-être est-ce au fond lors de lobservation des fragments poétiques de Hugo que lon perçoit au plus haut degré lunité de cette écriture, plus forte que toute différence culturelle et linguistique entre la prose et le vers.
La prose, parfois, se situe dans la continuité du vers du point de vue du sens et déborde le cadre strictement versifié en faisant fi de la contrainte du vers. On pourrait croire quil y a une différence dessence entre écriture en prose et écriture en vers, puisque lune annule nécessairement lautre. Or ce type de débordement, de passage dun mode décriture à lautre, semble montrer au contraire que tous deux sont très proches, au point que le passage entre eux se fait presque involontairement. Le rythme, même dans lécriture en prose, semble encore gouverner la création, et dépasser la scission trop arbitraire que lon établit traditionnellement entre le vers et la prose.
Le débordement de lécriture du vers par la prose est visible dans ce fragment[21] :
Jai vécu.
Autrefois je croyais comme un crédule enfant
Maintenant je crois comme un [ill.] <athlète>
qui a lutté, comme un pèlerin qui a marché, comme un homme qui a pleuré.
Plus jai vécu, plus jai souffert, plus jai prié.
Jeune, je ne doutais de rien. Sombre et plié, <Jadis, jallais, la tête aux cieux !>
A présent jimplore et je rêve.
La vie est un chemin, voyage dici-bas,
Que lon commence fier et marchant à grands pas,
Que sur les <ses> genoux on achève. [...]
Les premiers mots du fragment, jai vécu, forment une sorte de point dappui pour lancer lécriture. Il sagit dune affirmation forte constituée par une phrase simple, qui résonne aussi comme laffirmation dune écriture simposant sur la page[22] . Lécriture se développe ensuite, sous forme dalexandrins, mais ce qui semblait amorcer un second vers se termine par des notations en prose : Maintenant je crois comme un athlète qui a lutté, comme un pèlerin qui a marché, comme un homme qui a pleuré. La prose nest pas seulement ici pour prendre en charge un mouvement du poème, ni seulement pour conserver des formules ou des idées - sans quoi elle naurait pas cette force dans la formulation. Elle nest plus marquée par lhésitation et la modestie de la simple note, elle se fait affirmative, elle revendique son existence par la puissance de son rythme ternaire, qui reprend trois fois la même construction, comme pour mieux limposer. Elle nest pas affirmation de la valeur de la prose, mais elle est affirmation de lécriture en elle-même ; elle est débordement du vers, écriture libérée des contraintes. Si elle était pure notation, Hugo aurait pu se contenter décrire : comme un athlète - pèlerin - homme, comme cela lui arrive parfois[23] . On pourrait dire quil sagit moins dune prose de pure notation quune prose qui est déjà expressive en elle-même, qui joue déjà avec le rapport du fond et de la forme[24] , même sil ny a pas versification. Certes, si Hugo avait souhaité achever son poème, la prose aurait été vouée à la disparition. Il nempêche quon ne peut sempêcher de lui trouver une valeur particulière, due sans doute à la tension qui existe entre la forme et le fond. Le passage en prose est en effet, on la vu, fondé sur la présence de trois segments ayant la même construction : «comme un athlète qui a lutté», «comme un pèlerin qui a marché», «comme un homme qui a pleuré». Les trois segments de phrase semblent alors avoir la même valeur, ils sont étroitement liés par leur construction. Pourtant, les deux première comparaisons («comme un athlète qui a lutté» et «comme un pèlerin qui a marché») se distinguent de la troisième («comme un homme qui a pleuré»). En effet, les relatives qui suivent les deux premiers noms semblent, au fond, presque accessoires[25] - du moins du point de vue du sens : cest le propre de lathlète de lutter, de même que la condition du pèlerin est de marcher. Il nen est pas de même pour la dernière relative qui, quand à elle, a a priori une valeur déterminative[26] : la comparaison «comme un homme qui a pleuré» ne se rapporte pas à lensemble de lhumanité, mais à ceux qui ont déjà pleuré. Cependant, la similitude entre cette dernière construction et les deux qui précèdent ne peut manquer dinfléchir son sens : il semble presque que, de même que ce soit le propre de lathlète de lutter et du pèlerin de marcher, la condition de lhomme soit de pleurer. Cest donc la forme du texte en prose, sa construction, qui lui donne un sens profond, quasi métaphysique. La simple remarque, «comme un homme qui a pleuré», met laccent, par le voisinage de celles qui la précèdent, sur le propre même de lexistence humaine. Or, à partir du moment où la forme du texte influence son sens, on peut considérer quil y a travail de lécriture - même spontané - et recherche esthétique.
Après ce court passage en prose, lauteur amorce un retour au texte versifié, reprenant appui sur la formule initiale, jai vécu, pour construire son vers : Plus jai vécu, / plus jai souffert, / plus jai prié. Le vers semble pourtant, au même moment, avoir bénéficié de lapport de la prose. On retrouve en effet ici le même rythme ternaire que dans le passage en prose : comme un athlète qui a lutté, / comme un pèlerin qui a marché, / comme un homme qui a pleuré, même si les formules sont plus resserrées dans le vers[27] . Le débordement du langage hors de la versification napparaît plus alors, du point de vue du processus de la création, comme une erreur, un passage dont il convient de faire abstraction. Le moment où le vers déborde de son cadre fait partie intégrante de la genèse et participe à sa manière à la conception du poème. Lauteur, en effet, loin de reculer devant lemballement de la parole, ne la refoule pas et lintègre dans son brouillon pour en utiliser ensuite toutes les richesses.
Ce type de phénomène dans la genèse des poèmes incite à revisiter les notions de vers et de prose, et à montrer quelles ne sont pas si étrangères quon pourrait le croire au moment de la création[28] . Le passage du vers à la prose ne signifie pas nécessairement que la métrique est trop contraignante pour lauteur, mais il est au contraire la marque de sa virtuosité : prose et vers apparaissent de façon si naturelle à lesprit de lauteur, quils se confondent au moment de la création et que, spontanément, Hugo passe de lun à lautre sans distinction. Séparer radicalement et dun point de vue conceptuel vers et prose na de sens qua posteriori. Il semble que la pratique de Hugo, au moment de la création, déborde ou dépasse le cadre conceptuel pour laisser place à la conception[29] .
2/ De la prose au vers : la question du rythme
On a vu que le vers parfois semballait et quil sapprochait ainsi de la prose. La question du rythme de la prose est peut-être plus importante encore - et plus récurrente - lorsque cest elle-même qui contribue à lancer, par son rythme, le vers. Pour cela, il convient de sattacher aux fragments qui commencent par un passage en prose qui, au lieu de former un bloc massif sur la page, est disposé comme des sortes de vers libres. Elle se fait parole découpée sur la page et sapproche, par sa forme, du vers. Certes, il ne sagit pas de dire que Hugo était précurseur, quil avait conscience décrire en vers libre au moment de la genèse. Cependant, il ne faut pas négliger cette particularité de la création car, elle aussi, est signifiante. Hugo, même au moment de la conception de son poème, joue avec le blanc du papier et lespace de la page. La prose, déposée sur le manuscrit comme sil sagissait de vers, nest déjà plus tout à fait de la prose ; elle devient forme intermédiaire entre le vers et la prose. Malheureusement, la plupart des éditions ne tiennent pas compte de cette disposition, et il faut sattacher aux manuscrits pour la percevoir. Etudions ce fragment[30] :
Homme, à quoi bon tant de peine ? 7
Pourquoi tant de sueurs, de labeurs, de travaux ? 12
Que te sert de tessouffler pour de misérables intérêts ? 16
Car tu ne te reposes jamais 9
Car tu mènes le buf avant le jour au sillon. 13
Car
À lheure où loiseau dort dans les forêts perdues, 12
On entend, sous ton fouet qui les presse et les suit, 12
Sonner les clairs grelots des mules éperdues, 12
Courant aveuglément dans les routes la nuit ! 12
A quoi bon tout cela ? Ne faut-il pas mourir ? 12
Ne faut-il pas sen aller dans lombre ? 9
Ici, la prose semble progressivement sapprocher du mètre par une sorte de rythme spatial. Elle ne tient dabord pas compte de la métrique, elle semble la chercher sans contrainte, mais avec assurance, sans hésitation. La deuxième phrase, publiée comme de la prose dans lédition Bouquins, peut être considérée comme un alexandrin, si lon noublie pas la diérèse à su/eurs. Pourtant, le texte continue en prose, sapproprie peu à peu le langage, se relance perpétuellement avec lanaphore en car et se fait ainsi de plus en plus pressant. Les alexandrins apparaissent ensuite de façon naturelle, présentant spontanément des rimes alternées. Il semble que le vers soit alors définitivement installé au cur du fragment, puisque Hugo continue à écrire en alexandrins, même si lon trouve, à la fin du passage, un vers avorté, composé de 9 syllabes seulement.
La question de la prose qui fait naître le vers grâce à son rythme et à sa disposition sur la page peut néanmoins poser problème pour linterprétation. Observons par exemple ce fragment[31] :
La mort
met à la chaîne les héros, les forts,
les conquérants,
au bagne dans le sépulcre.
Et les petits enfants quelle prend sous ses voiles
Ont le jardin azur avec les fleurs étoiles.
La disposition de ce qui précède les deux vers finaux rappelle celle de la prose dans lexemple que lon vient détudier ; le statut de la prose était incontestable dans ce dernier, puisquon y trouvait entre autres une ligne en prose constituée de 16 syllabes. Il ne sagissait donc pas dun vers avorté, dune amorce de vers. Or ici, il est difficile de décider du statut des quelques mots écrits avant les vers, dans ce fragment. Sagit il dune prose disposée de façon aléatoire, ou dune prose qui dispose ses mots comme pour inventer une structure à de futurs vers qui suivraient la disposition des mots ainsi découpés sur la page ? On ne peut le savoir. Toujours est-il que ce mode de composition existe chez Hugo. Parfois, certains fragments en vers laissent apparaître des blancs dans leur structure, sans que la syntaxe ne soit pour autant incomplète ; tout se passe alors comme si Hugo avait écrit un texte, de façon naturelle, et quil lui avait donné typographiquement un aspect versifié. Cest le cas dans ce fragment :
Larbre qui...
A travers ses rameaux laisse voir les étoiles,
Semble plein de cerises dor.[32]
On se trouve ici en présence dune phrase syntaxiquement achevée (Larbre qui, à travers ses rameaux, laisse voir les étoiles, semble plein de cerises dor) qui pourrait se suffire à elle-même dans un texte en prose ; cest lusage de la versification qui implique son inachèvement. En réalité, dans cet exemple, Hugo semble dabord construire une phrase syntaxiquement correcte ; il lui reste ensuite à introduire au sein du vers des groupes lexicaux[33] permettant de clore sa structure. Cette façon de composer le vers explique en partie le fait que Hugo malmène rarement la syntaxe dans ses poèmes[34] : la structure première du vers, proche dune structure prosaïque, suit en effet un ordre naturel, et bénéficie ainsi dune apparence très fluide.
La question reste donc ouverte. Sans doute peut-on tenter de la résoudre - ou au moins de lui offrir une importance moindre - en rappelant que la notion de prose, au moment de la création poétique, est, dans un certain sens, arbitraire, et ne peut se définir qua posteriori. On parle de vers et de prose lorsque lon sattache à des uvres finies. Dans les fragments versifiés, la prose est moins prose en elle-même que langage en formation, aide-mémoire pour le poète, instrument de composition, moyen de prendre en charge une structure, ou dinstaurer une rupture, et, finalement, quête du vers.
On peut néanmoins considérer quil y a au moins deux modes décriture du poème chez Hugo, lune qui sattache à établir une structure très précise du poème, lautre qui sattache à le nourrir par la force incantatoire des mots[35] ; lune fondée sur la structure, lautre sur lemballement de la parole. Dans les deux cas, la prose est susceptible de jouer un rôle et de soutenir le vers. Quoi quil en soit, la question du rapport entre vers et prose dans les fragments versifiés peut nous informer sur le processus de création poétique chez Hugo, mais ne peut résoudre la question du rapport entre vers et prose en général, en dehors du phénomène de la genèse.
[1] Manuscrit 24793, F°17, uvres complètes, Océan, Robert Laffont, 1989, p 299.
[2] Océan vers, in uvres complètes, Poésie IV, Robert Laffont, 1989, p 917.
[3] Ici, poétique ne témoigne pas dun jugement esthétique, mais signifie versifié.
[4] Manuscrit 24 787, F°171, publié dans les uvres complètes, Poésie IV, Robert Laffont, 1989, p 964-965.
[5] Les manuscrits poétiques dEichendorff, comme ceux de Hugo, contiennent nombre de blancs, de points de suspension et de etc.. Bernhild Boie dit à ce sujet, dans son article Aux commencements du poème : de la prose à la poésie : Eichendorff ouvre son texte sur une indéfinie virtualité de lécriture [par lusage quil fait du «etc.»]. (Manuscrits poétiques, textes réunis par Michel Collot dans la revue Genesis, n°2, Editions Jean-Michel Place, Paris, 1992, p 39) On peut formuler la même remarque à propos des ébauches de poèmes de Hugo.
[6] Charles Péguy, dans son Victor-Marie comte Hugo (Gallimard, Paris, 1934, p 136), met laccent sur le mode de composition dun certain nombre de poèmes de Hugo. Il signale que le vers de couronnement est souvent le dernier vers du poème, et ajoute : Le reste, il ne faut pas dire que cest du remplissage (du remplissage de lui), mais ce nest plus de larticulation, de la charpente. Ce nest plus de lorganisation et de lorgane. Il faut donc dire que cest du remplissement. Et non pas de la plénitude, mais de la mise en plénitude. Cest presque un foisonnement, cest une sédimentation, cette sorte de sédimentation qui lui était propre. Enfin des vers comme il en faisait tant quil voulait, quand ça nallait pas mal.
[7] Manuscrit 24 788, F°47, publié dans les uvres complètes, Poésie IV, Robert Laffont, 1989, p 983.
[8] Si on définit la «variante» comme la «faculté de re-dire du déjà-dit autrement», on considère que la reformulation présuppose la notion de «sens». Mais un texte littéraire travaille autre chose que le sens : les valeurs dans un discours. Il faut éviter de réduire une énonciation à un énoncé, en ignorant tout du rythme et de la prosodie, précise ainsi Henri Meschonnic, dans son article Poétique du manuscrit chez Hugo dans La Fin de Satan, paru dans Hugo, de lécrit au livre, Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1987.
[9] La distinction entre processus et programme est évoquée par Michel Collot dans son article Tendances de la genèse poétique, paru dans Manuscrits poétiques, revue Genesis, n°2, Editions Jean-Michel Place, Paris, 1992, p 20.
[10] Manuscrit 24 789, F°143, publié dans les uvres complètes, Poésie IV, Robert Laffont, 1989, p 1061.
[11] Guy Rosa en a ainsi trouvé un exemple auquel il fait allusion lors de la séance du groupe Hugo du 12 février 2005 : il évoque le manuscrit N.A.F 13 398, celui de Littérature et philosophie mêlées, de son «reliquat» et de ses alentours fragmentaires et signale quon y trouve deux fragments intitulés le rêve qui sont des ébauches employées pour le rêve du Dernier jour dun condamné. Il ny aurait rien de surprenant si ces fragments nétaient en vers. [...] Le rêve a dabord été conçu en vers puis «déversifié».
[12] Dans Littérature et philosophie mêlées, in uvres complètes de Victor Hugo, Critique, Robert Laffont, 1985, p 55.
[13] Au commencement de luvre se trouve [...] le fragment. [...] Le travail de fragmentation et dagglomération fait partie de la dynamique de la création écrit ainsi Delphine Gleizes dans son article Genèse en archipel, la création à luvre dans Les Travailleurs de la mer (Luvre de Victor Hugo entre fragments et uvre totale, Actes du colloque international de Copenhague du 25 octobre 2002, propos recueillis par Hans Peter Lund, Etudes romanes, n°55, 2003.
[14] Certains fragments présentant une longue suite dalexandrins écrits hâtivement, de telle sorte quils sont presque illisibles, prouvent en effet que la facilité de Hugo à écrire des vers nest pas un mythe. Cependant, ce mode décriture nest pas incompatible avec lusage quil fait de la prose dans dautres types de fragments.
[15] Manuscrit 24 787, F°44, publié dans les uvres complètes, Poésie IV, Robert Laffont, 1989, p 930.
[16] Manuscrit 24 787, F°138, publié dans les uvres complètes, Poésie IV, Robert Laffont, 1989, p 958.
[17] Manuscrit 13 423, F°111, publié dans les uvres complètes, Océan, Robert Laffont, 1989, p 214.
[18] Manuscrit 25 735, F°564, publié dans les uvres complètes, Chantiers, Suite de Châtiments, Robert Laffont, 1990, p 170.
[19] Manuscrit 13 397, F°164, publié dans les uvres complètes, Océan, Robert Laffont, 1989, p 72.
[20] Pour la poétique IV, Ecrire Hugo, t. 1, Gallimard, coll. Le Chemin, Paris, 1977, p 13.
[21] Manuscrit 24 793, F°29, publié dans les uvres complètes, Océan, Robert Laffont, 1989, p 301.
[22] Ce phénomène est récurrent dans les Fragments. Il arrive très souvent que Hugo commence son poème par une phrase très courte ou par deux ou trois mots posés une fois pour toutes, points de départ de tout le jaillissement verbal qui va suivre.
[23] Cest le cas par exemple dans ce fragment (Manuscrit 24 787, F°194, publié dans les uvres complètes, Poésie IV, Robert Laffont, 1989, p 967) : le siècle - / les magistrats - / les prêtres - / les princes / Etc. Etc. / les mères / - les vierges....
En ce siècle où tout a des procédés pour être [...]
Les vierges - ont un chic qui les fait épouser.
Dans un fragment tel que celui-ci, la pensée reste à formuler à partir des quelques notes indiquant les personnages devant être évoqués. Ce nest pas le cas du fragment que lon a étudié ci-dessus, où lidée est déjà formulée, et la phrase, même en prose, achevée.
[24] «Il y a poésie dès que la forme fait sens, dès que le sens naît et ne peut naître que de la forme, dès que forme et sens sengendrent mutuellement» écrit Laurence Campa dans Poétique de la poésie, Sedes, coll. «Campus», Paris, 1998, p 19. La prose de notations, jouant ici du rapport entre forme et sens - on va le voir - garde une part de la poésie qui la précède.
[25] «Certaines [...] relatives apparaissent accidentelles (ou accessoires), et leur suppression ne remet pas radicalement en cause la pertinence de lénoncé [...]» disent Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul dans leur Grammaire méthodique du français, PUF, coll. «Quadrige», Paris, 1994, p 485.
[26] «La relative est déterminative (ou restrictive) si elle est nécessaire à lidentification référentielle de lantécédent, quil sagisse dun individu ou dune classe, dêtres réels ou virtuels. Autrement dit, elle restreint lextension de ce GN ; et son effacement aurait pour conséquence de modifier complètement le sens de la phrase en étendant son champ dapplication à un ensemble référentiel plus important, voire à la totalité des êtres qui peuvent être désignés par le nom.» Ibid., p 484.
[27] Dans Critique du rythme, anthropologie historique du langage, (Verdier, Paris, 1982, p 410), Henri Meschonnic évoque la théorie dAndré Spire développée dans son ouvrage Plaisir poétique et plaisir musculaire (p 111-112) : De la prose au vers le rythme va se resserrant. Sans jamais revenir à des intervalles absolument réguliers, les accents se rapprochent. La phrase se fait plus dense et se tend.
[28] Plus on oppose la prose à la poésie, le roman à la poésie, plus on les rend solidaires, remarque toujours le même Henri Meschonnic dans Critique du rythme, anthropologie historique du langage, Verdier, Paris, 1982, p 448. Cest, on sen rend compte, ce qui ressort peu à peu de notre étude. Surpris dabord par la présence de la prose lors de la conception du poème chez Hugo, on saperçoit de plus en plus que cette prose est non seulement naturelle, mais en plus essentielle pour lécriture.
[29] Où lon retrouve la formule célèbre de Hugo dans la préface de Cromwell : [...] ne vaudrait-il pas toujours mieux faire des poétiques daprès une poésie, que de la poésie daprès une poétique ? (Préface de Cromwell, Garnier Flammarion, Paris, 1968, p 98) De même que la poétique doit venir après la conception de la poésie, de même létablissement catégorique de la différence radicale et quasi ontologique entre le vers et la prose ne peut être fondée que lorsque luvre en elle-même est achevée.
[30] Manuscrit 24 787, F°82, publié dans les uvres complètes, Poésie IV, Robert Laffont, 1989, p 944.
[31] Manuscrit 13 432, F°151, publié dans les uvres complètes, Océan, Robert Laffont, 1989, p 394.
[32] Dans Océan, in uvres complètes de Victor Hugo, Robert Laffont, 1989, p 431, manuscrit 13 428, F° 29, 1848-49.
[33] On ne parlera pas ici de «cheville» qui aurait un sens trop péjoratif ; faisons confiance à Hugo pour achever ce vers de façon habile et naturelle.
[34] Hugo précise dailleurs, dans la préface de Cromwell, quil préfère un vers «plus ami de lenjambement qui lallonge que de linversion qui lembrouille» (Cromwell, Garnier Flammarion, 1968, p 95).
[35] On rejoint alors par là la remarque que fait Henri Meschonnic dans Pour la poétique IV, Ecrire Hugo (tome 2, Gallimard, 1977, p 29) lorsquil distingue deux modes de composition poétique : Peut-être pourrait-on dire, très schématiquement, poser quil y a au moins deux sortes de «beaux» poèmes. Il considère quil y a chez Hugo une poésie de la rhétorique et une rhétorique de la poésie, un poème de la rhétorique plus que de lécriture, dit dont le dire est fait davance, et un poème décriture - où prime lécriture - [qui] avance et invente son dire en même temps que ce quil dit.