Bernard Degout : Du Génie du christianisme à la Préface de Cromwell1

Communication au Groupe Hugo du 3 avril 2004
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Lors de sa parution, à la fin de 1827, vingt-cinq ans après le Génie du Christianisme[2], la Préface de Cromwell fut considérée comme un événement ; pour beaucoup, même, qu’ils s’en soient réjouis ou bien au contraire qu’ils l’aient déploré, il s’agissait de rien de moins que du manifeste de cette « nouvelle école » dont on parlait depuis bien longtemps déjà, mais qui avait pris dans les débats un relief indiscutablement plus accentué depuis quelques années.

Cette Préface adopte une perspective historique et distingue « trois grands âges du monde : les temps primitifs, les temps antiques, les temps modernes »[3] auxquels sont associés, comme les expressions poétiques qui leur sont essentiellement appropriées, trois genres différents : l’ode, l’épopée et le drame. Du premier au second de ces âges, la transition s’est faite sur le mode d’une évolution semble-t-il linéaire – par « agrandissement », dit Hugo[4]. En revanche, le passage au troisième âge est quant à lui marqué par une relative[5] solution de continuité : « Une religion spiritualiste, écrit Hugo, supplantant le paganisme matériel et extérieur, se glisse au cœur de la société antique, la tue, et, dans ce cadavre d’une civilisation décrépite, dépose le germe de la civilisation moderne. Cette religion est complète, parce qu’elle est vraie : entre son dogme et son culte elle scelle profondément la morale »[6]. Avec cette religion nouvelle, concomitamment à cette rupture, est apparu « un principe étranger à l’antiquité, un type nouveau [...] dans la poésie », le type grotesque, qui tient de façon intime au dualisme chrétien, le corps à côté de l’âme, le laid à côté du beau, l’ici-bas à côté de la vie éternelle, « le difforme près du gracieux »[7].

Le drame, qui « contient » l’ode et l’épopée « en développement », qui « les résume et les enserre toutes deux »[8], se caractérise par la réunion – la « fonte » – « sous un même souffle [du] grotesque et [du] sublime, [du] terrible et [du] bouffon, [de] la tragédie et [de] la comédie » ; par là il est « le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle »[9] ; autre explicitation : « la poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète est dans l’harmonie des contraires »[10].

On touche ici, avec cette harmonie des contraires, à ce qui fonde l’humanisme hugolien. L’homme, affirme en effet cette Préface, est « l’anneau commun des deux chaînes d’êtres qui embrassent la création, de la série des êtres matériels et de la série des êtres incorporels ; la première, partant de la pierre pour arriver à l’homme ; la seconde, partant de l’homme pour finir à Dieu »[11] ; mais cet anneau commun réunit ce qui ne se rejoint pas, tout au contraire, même : « le christianisme sépare profondément le souffle de la matière. Il met un abîme entre l’âme et le corps »[12]. Aussi, la Préface de Cromwell ne définit pas qu’une esthétique ; pour parler comme Hugo, parallèlement à celle-ci, elle « scelle » également – « profondément » – le principe d’une éthique[13].

Ces pages importantes sont encadrées par une double référence à Chateaubriand : tacite, au début de la Préface, dont l’atmosphère, pourrait-on dire, est directement inspirée par le Génie du Christianisme ; explicite à la fin du long développement esthétique et historique où le nom de Chateaubriand est introduit avec éclat pour donner toute son autorité à une considération qui engage ses contemporains à quitter le terrain de la critique mesquine des défauts pour la grande et féconde critique des beautés[14]. C’était modifier légèrement le texte original : Chateaubriand avait recommandé, dans un article de 1819 sur les Annales de Dussault, « d’abandonner la petite et facile critique des défauts, pour la grande et difficile critique des beautés ». Hugo glissait de la difficulté à la fécondité.

 

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La critique hugolienne considère en général que ces références à l’auteur des Martyrs ne relèvent pas d’un mouvement profond ou nécessaire du texte et de la pensée de son auteur ; pour Anne Ubersfeld, Hugo fait un « usage pervers » de la référence à Chateaubriand et au Génie du Christianisme, « dont la thèse est exhibée, utilisée, démantelée »[15] ; dans le même esprit, mais en explicitant davantage son point de vue, Jean -Pierre Reynaud a dressé le constat d’un « parrainage [qui] n’est réclamé [...] qu’à la faveur d’un malentendu et d’une équivoque sans innocence »[16].

L’hypothèse d’un malentendu me paraît bien éloignée de la réalité ; ce qu’elle suppose comme mésinterprétation par Hugo des thèses de son illustre aîné, ou comme mécompréhension par l’auteur de la Préface de sa propre pensée, me retient en tout cas d’y adhérer. Mieux fondée paraît en revanche la désignation d’une « équivoque sans innocence » ; mieux fondée, ou du moins plus difficile à écarter d’emblée, car en désignant une attitude tout à la fois critique et délibérée qui,
en s’abritant[17] ou se dissimulant derrière la grande figure de Chateaubriand, ne viserait en réalité à rien moins qu’à critiquer une idée estimée trop convenue et sclérosante du beau, et à faire en quelque sorte passer le grotesque sous couvert de beau idéal, cette interprétation paraît bien rendre compte à la fois de la référence à Chateaubriand et de ce qui sépare la Préface de Cromwell du Génie et tout particulièrement du chapitre du « beau idéal » du grand ouvrage d’apologie.

Dans cette perspective, on ne manque pas de rappeler, comme s’il s’agissait d’une réponse faite neuf ans plus tard par un Chateaubriand froissé par cette Préface, la page célèbre de l’Essai sur la littérature anglaise qui s’élève avec énergie et verve contre « l’amour du laid qui nous a saisis, cette horreur de l’idéal, cette passion pour les bancroches, les culs-de-jatte, les borgnes, les moricauds, les édentés ; cette tendresse pour les verrues, les rides, les escarres, les formes triviales, sales, communes, sont une dépravation de l’esprit ; elle ne nous est pas donnée par cette nature dont on parle tant. Lors même que nous aimons une certaine laideur, c’est que nous y trouvons une certaine beauté. Nous préférons naturellement une belle femme à une femme laide, une rose à un chardon, la baie de Naples à la plaine de Montrouge, le Parthénon à un toit à porc : il en est de même au figuré et au moral. Arrière donc à cette école animalisée et matérialisée qui nous mènerait, dans l’effigie de l’objet, à préférer notre visage moulé avec tous ses défauts par une machine à notre ressemblance produite par le pinceau de Raphaël »[18]. L’allusion, non, la référence à Notre-Dame de Paris semble bien indiscutable, mais ce n’est pas parce qu’en 1836 Chateaubriand s’en prend à Notre-Dame de Paris qu’en 1827 Hugo s’en est pris au Génie du Christianisme.

 

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Peut-être le geste qu’effectue ou que tente Hugo sur Chateaubriand dans la Préface de Cromwell relève-t-il en réalité d’autre chose que de l’entretien madré d’une équivoque. Car il y a bien un geste de Hugo, et qui n’est pas, ne peut pas être anodin : en 1827, l’auteur de Cromwell a en effet acquis, par son œuvre et par sa fréquentation et parfois ses démêlés avec les milieux littéraires et politiques de la Restauration, suffisamment d’autorité et de conscience de sa valeur propre pour n’avoir pas besoin d’arborer le nom de Chateaubriand comme un paratonnerre à l’abri duquel il s’emploierait à bâtir sa modeste demeure. Même si l’œuvre de l’auteur des très admirés Martyrs n’est pas la seule source de la réflexion développée dans la Préface de Cromwell[19], la référence à Chateaubriand – cité « comme un maître »[20] – et, en l’occurrence, à Chateaubriand avant tout comme auteur du Génie, revêt d’autant plus forcément une autre signification que simplement décorative qu’elle ne fait pas une irruption brutale sous la plume de Hugo.

L’auteur des Odes et Ballades, de Han d’Islande, de Bug Jargal a lu le grand ouvrage de l’apologète. On peut en attester ce souvenir de l’année 1818, dicté par Hugo à sa femme durant l’exil – et dont on ne peut du reste dire s’il évoque une première lecture ou au contraire une relecture de l’ouvrage :

 

Dans l’année de mathématiques spéciales, Victor [alors élève de la pension Cordier] fut encore remarqué pour son application par le professeur de la classe du matin, M. Laran. Mais un jour le professeur, qui était un homme mince et long, se leva tout à coup dans sa chaire, se pencha en avant et tendit son cou qui se développa comme une lorgnette : il vit alors que ce qui occupait si consciencieusement Victor et clouait sans distraction ses yeux sur la table était un volume du Génie du christianisme, adroitement dérobé derrière une barricade construite avec son encrier, ses cahiers et sa casquette[21].

 

On doit également, sans aller ici jusqu’à un relevé des sources de certains poèmes[22], citer le début de l’article sur Lalla Roukh publié dans la 15e livraison du Conservateur littéraire, au mois de juin de 1820 :

 

La doctrine de l’athée, si elle ne peut tuer l’âme immortelle, tue du moins l’imagination : toutes les religions au contraire sont essentiellement poétiques. Sous ce rapport, comme sous tous les autres, le christianisme l’emporte de beaucoup sur les divers cultes de la terre ; aussi sommes-nous loin d’établir le moindre parallèle entre la religion éternelle et les idolâtries éphémères qui passent tour à tour sur la face du monde : nous parlons généralement[23] .

 

En juillet de 1824, au plus fort de sa polémique avec le critique littéraire du Journal des Débats, Hofman, qui a associé à la nouvelle école dont il accuse Hugo d’être le chef les noms de Shakespeare, Caldéron et Schiller, l’auteur des Nouvelles Odes rétorque :

 

Permettez-moi de penser, Monsieur, qu’un esprit aussi judicieux que le vôtre n'a pu commettre naïvement une pareille inconséquence, et que, si vous avez cité ces noms étrangers, c’est que vous avez reculé devant celui du grand homme qui, non content d’avoir, dans le Génie du Christianisme, tracé les préceptes de la poésie nouvelle, en a donné dans ses Martyrs le plus magnifique exemple [etc.][24].

 

Le poète souscrit à la thèse principale du Génie, à l’association de la poésie à la religion, et particulièrement à la religion suprême, car la seule vraie, le christianisme ; puis il confirme cette adhésion en proclamant le caractère fondateur du Génie pour la « poésie nouvelle »[25]. Cela n’est à vrai dire pas très original, mais on ne voit pas pourquoi cela aurait dû l’être. Les considérations sur la poésie et la littérature qu’a avancées Hugo au fil de ses articles ou de ses préfaces n’ont jamais revêtu le caractère de l’exposition d’une doctrine avant 1827, pas plus qu’il n’a été amené à proposer durant cette période de commentaire en bonne et due forme du grand ouvrage d’apologétique, ou même de son seul aspect esthétique. La Préface de Cromwell apparaît de la sorte comme le premier texte de Hugo susceptible d’être mis en regard de la seconde partie du Génie, consacrée à la « Poétique du christianisme ». Je précise cependant que cela ne signifie pas pour autant que ce soit cette Préface qui puisse rendre compte, dans une perspective d’ensemble, de la lecture du Génie faite par Hugo depuis qu’il a pour la première fois ouvert l’ouvrage jusqu’en 1827. Mais quoi qu’il en soit, la mention
de Chateaubriand dans cette Préface ne sort pas comme un lapin d’un chapeau ; elle s’inscrit au contraire dans une continuité dont rien n’autorise à mésestimer la profondeur.

 

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Les interprétations mentionnées plus haut du geste effectué par Hugo sur Chateaubriand supposent que le Génie du Christianisme contienne une thèse parfaitement claire et, surtout, ne contienne qu’une thèse parfaitement claire et cohérente, de telle sorte que tout déplacement par rapport à cette cohérence ne puisse qu’être le fruit d’un calcul, d’une ruse, ne puisse résulter que d’une distorsion imposée à l’apologie.

Or, il n’en va pas tout à fait ainsi. Dans son grand livre sur le Christ romantique, Franck-Paul Bowman a souligné combien l’affirmation de l’universalité anhistorique du Beau dans le Génie (« le beau est un et existe absolument », écrit Chateaubriand[26]) était contredite par une autre considération rattachant le beau idéal moral et le beau idéal physique à l’évolution de la société (« Il y a deux sortes de beau idéal, le beau idéal moral et le beau idéal physique : l’un et l’autre sont nés de la société »[27])[28] ; « qu’il l’ait voulu ou non, a commenté Fabienne Bercegol, le Génie du Christianisme ouvrait ainsi la voie au relativisme historique en matière de goût et de forme »[29].

C’est là un point important, mais ce n’est pas le seul par lequel le Génie a pu offrir autre chose que sa thèse principale à un lecteur aussi attentif et avisé que Hugo. En dépit de son intention de prouver la supériorité de l’inspiration chrétienne sur l’inspiration païenne dans le genre littéraire considéré comme le genre supérieur, comme le genre suprême, c’est-à-dire de prouver la supériorité de l’épopée chrétienne sur l’épopée païenne ou antique, le chapitre du beau idéal, dans sa lettre, conteste en effet pareille supériorité, et dit de fait, sous l’affirmation de cette prééminence, qu’il n’y a pas d’épopée chrétienne possible de l’époque moderne. Qu’il n’y ait pas d’épopée possible de l’époque contemporaine, cela, Chateaubriand l’affirme explicitement. Mais les raisons pour lesquelles l’époque contemporaine est rejetée hors du champ de l’épopée valent également pour l’époque moderne, c’est-à-dire pour l’époque chrétienne en général : il y a fiction à la fois dans l’ordre des caractères et dans l’ordre physique, il n’y a pas contraste[30]. La lettre du Génie fait échouer la tentative de Chateaubriand de découpler, de distinguer sous l’aspect de l’épopée, l’époque moderne de l’époque contemporaine : c’est pareil.

Autrement dit, les temps modernes, s’ils sont justiciables d’une saisie, d’une « vue » poétique d’inspiration chrétienne, ne le sont pas dans le genre de l’épopée, telle du moins qu’elle est définie canoniquement sous le rapport du contraste ou de l’opposition (pour Chateaubriand, contraste ou opposition entre les produits de l’industrie et les caractères, entre le physique et le moral). Aussi bien demeure-t-il une question en suspens, une question ouverte à partir du Génie et par le Génie : comment la prise en charge de l’époque moderne va-t-elle pouvoir être réalisée poétiquement ? Question à laquelle Hugo confère une grande importance, en écrivant dans le droit fil du Génie que « le point de départ de la religion est toujours le point de départ de la poésie. Tout se tient »[31]. Et il est à peine nécessaire d’opérer un léger glissement de sens pour avancer que la poésie a donc un rôle à jouer pour que « ça se tienne ».

Cette réponse, c’est-à-dire la solution de l’aporie du Génie, Hugo, on l’a vu, la trouve dans le drame, avec lequel on passe de la question épique de l’alternance entre tableau vrai et tableau idéalisé à la prise en charge dramatique de la dualité chrétienne elle-même par la poésie réputée « complète ». « Les principes de la religion dualiste deviennent ceux de la poésie », a observé récemment Emmanuel Godo[32]. En d’autres termes, si Hugo se trouve de la sorte éloigné de l’intention du Génie, il se trouve au plus près de sa lettre et de la contestation de fait d’une conception du beau idéal qui en fait l’antithèse sèche et inconciliable du laid, tandis que Hugo recherchera une harmonie des contraires dont le modèle est selon lui offert par la création elle-même où tout, avance-t-il, « n’est pas humainement beau, [où] le laid [...] existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière »[33]. C’est bien, me semble-t-il, du fait de cette proximité à la lettre du Génie que Hugo peut, sans nommer Chateaubriand, ironiser sur ceux qui attestent les autorités d’Aristote, de Boileau et de La Harpe pour s’indigner au nom des grâces et du bon goût de l’irruption du laid et du grotesque dans l’art, pour exiger qu’on anoblisse la nature, qu’on choisisse. Il leur retourne un péché d’orgueil, celui de vouloir corriger la création : la muse moderne « se demandera si la raison étroite et relative de l’artiste doit avoir gain de cause sur la raison infinie, absolue du Créateur ; si c’est à l’homme de rectifier Dieu »[34]. En dépit de la Préface d’Atala (« Peignons la nature, mais la belle nature : l’art ne doit pas s’occuper de l’imitation des monstres »[35]), Chateaubriand est exempté de ce reproche.

Cette question profonde, posée par le Génie, reprise par Hugo, est la question même de la relation qui peut s’établir entre la poésie et l’histoire, question qui est fort loin d’être secondaire aux yeux d’un auteur qui avait posé la « solennisation »[36] de l’histoire au cœur même de sa poésie. Or, sur ce point, Hugo prend très nettement le contre-pied de l’affirmation qui ouvre le chapitre du « beau idéal » dans le Génie : Chateaubriand y avance que « Nous voyons chaque jour se passer sous nos yeux des choses extraordinaires sans y prendre aucun intérêt ; mais nous aimons à entendre raconter des faits obscurs qui sont déjà loin de nous »[37]. Cette considération – que Chateaubriand déclinera tout au long de son œuvre – vaut assurément pour un principe détaché de l’ici et maintenant historique, mais il était difficile qu’elle ne prenne pas une résonance particulière dans un présent dont les années valaient déjà des siècles. Aux grands tumultes révolutionnaires, l’apologète oppose la remémoration et la nostalgie du passé et, en l’occurrence, préfère une histoire privée émouvante à une histoire publique dont il venait, dans René, d’évoquer la puissante force d’exclusion dès la veille de la Révolution et dont beaucoup de ses lecteurs pouvaient déplorer le tour post-révolutionnaire.

C’est là un point de vue que n’adopte pas Hugo pour qui, au contraire, l’avènement du christianisme s’est accompagné d’une place nouvelle faite à l’histoire dans la vie des peuples : « à l’instant où vint s’établir la société chrétienne, écrit-il, l’ancien continent était bouleversé. Tout était remué jusqu’à la racine. Les événements chargés de ruiner l’ancienne Europe, et d’en rebâtir une nouvelle, se heurtaient, se précipitaient sans relâche, et poussaient les nations pêle-mêle, celles-ci au jour, celles-là dans la nuit. Il se faisait tant de bruit sur la terre, qu’il était impossible que quelque chose de ce tumulte n’arrivât pas jusqu’au cœur des peuples »[38]. Considération qui elle non plus ne pouvait pas ne pas revêtir de signification dans le contexte de la Restauration, et le pouvait d’autant moins que Hugo, comme l’a relevé Jean-Thomas Nordmann, désigne dans la Préface de Cromwell, par le terme « moderne », « l’ère chrétienne dans son ensemble, sans dissocier le Moyen Âge des siècles ultérieurs »[39]. De ce point de vue là, c’est-à-dire du point de vue de la prise en charge de l’histoire par le drame, la Révolution ne constitue pas une rupture. Mais ce n’est là aussi que poursuivre le mouvement par lequel, dans le Génie, les motifs, rappelés plus haut, au nom desquels était prononcée l’impossibilité de l’épopée contemporaine frappaient également d’impossibilité l’épopée des temps modernes (au sens de Chateaubriand), enjambant dans l’apologie également, de ce point de vue là aussi, la coupure révolutionnaire. Le contre-pied de Chateaubriand que prend Hugo peut encore se revendiquer de Chateaubriand.

Aussi est-ce à mon sens sans ironie que Hugo mentionne, à la fin de sa Préface, le vœu de Chateaubriand de substituer à la « mesquine critique des défauts la grande et féconde critique des beautés ». Deux ordres de considérations avaient conduit Chateaubriand à prendre ce parti. La volonté, tout d’abord, de prendre des distances vis-à-vis d’une critique excessive, ou excessivement sévère ; Chateaubriand y opposait que « Une censure, fût-elle excellente, manque son but si elle est trop rude. En voulant corriger l’auteur, elle le révolte, et par cela même elle le confirme dans ses défauts ou le décourage ; véritable malheur, si l’auteur a du talent »[40]. Mais ce premier point, illustré des exemples de Racine et de Bossuet, n’était pas le seul qui fondait l’opinion de Chateaubriand ; ce n’en était pas même la justification principale. Chateaubriand ajoutait en effet : « Une critique trop rigoureuse peut encore nuire d’une autre manière à un écrivain original. Il y a des défauts qui sont inhérents à des beautés, et qui forment, pour ainsi dire, la nature et la constitution de certains esprits. Vous obstinez-vous à faire disparaître les uns, vous détruirez les autres. Ôtez à La Fontaine ses incorrections, il perdra une partie de sa naïveté ; rendez le style de Corneille moins familier, il deviendra moins sublime »[41]. Hugo ne fera rien d’autre que mettre la patte de son style propre sur la même partition. Aussitôt après avoir cité la recommandation de Chateaubriand, il commente : « Il est temps que tous les bons esprits saisissent le fil qui lie fréquemment ce que, selon notre caprice particulier, nous appelons défaut à ce que nous appelons beauté. Les défauts, du moins ce que nous nommons ainsi, sont souvent la condition native, nécessaire, fatale, des qualités [...] Où voit-on médaille qui n’ait son revers ? talent qui n’apporte son ombre avec sa lumière, sa fumée avec sa flamme ? Telle tache peut n’être que la conséquence indivisible de telle beauté. Cette touche heurtée, qui me choque de près, complète l’effet et donne la saillie à l’ensemble. Effacez l’une, vous effacez l’autre. L’originalité se compose de tout cela. Le génie est nécessairement inégal. Il n’est pas de hautes montagnes sans profond précipices [etc.] »[42]. L’auteur de Cromwell, de fait, n’a rien à ajouter ni à retrancher, comme si la sentence de 1819, ainsi que ce qui la fonde, ne faisait que s’inscrire elle-même dans la suite de la strate du Génie à laquelle s’arrête Hugo, ne trouvait sa véritable signification que dans cette perspective, justifiant pleinement qu’on poursuivît dans cette veine.

J’ai mentionné plus haut le rapprochement établi par Hugo entre l’œuvre d’art moderne et la création dans son ensemble. Ce rapprochement suppose l’adoption d’un point de vue, d’une posture dont on ne peut écarter hâtivement l’hypothèse que l’auteur de Cromwell en ait également trouvé le principe dans le Génie du Christianisme. On a vu en effet que l’apologète n’hésitait pas à revendiquer la position, à la vérité impossible, de celui qui est à la fois du côté de ceux qui perçoivent le caractère extraordinaire de certains événements historiques et du côté de ceux qui ne le perçoivent pas (« nous voyons chaque jour se passer sous nos yeux des choses extraordinaires sans y prendre aucun intérêt »). Un autre exemple de semblable ubiquité se rencontre au chapitre « Spectacle général de l’univers » du Génie :

 

Ici, écrit Chateaubriand, ici le temps se montre à nous sous un rapport nouveau ; la moindre de ses fractions devient un tout complet, qui comprend tout, et dans lequel toutes choses se modifient, depuis la mort d’un insecte, jusqu’à la naissance d’un monde : chaque minute est en soi une petite éternité. Réunissez donc en un même moment, par la pensée, les plus beaux accidents de la nature ; supposez que vous voyez à la fois toutes les heures du jour et toutes les saisons, un matin de printemps et un matin d’automne, une nuit semée d’étoiles et une nuit couverte de nuages [etc.] vous aurez alors une idée juste du spectacle de l’univers. Tandis que vous admirez ce soleil, qui se plonge sous les voûtes de l’occident, un autre observateur le regarde sortir des régions de l’aurore. [etc.][43]

 

Hugo lui aussi se livre à un de ces usages indus de la raison dont la Critique de la raison pure avait comme on sait, dès 1781, dénoncé les mirages. Quelques pages avant d’avancer que « la poésie vraie, la poésie complète est dans l’harmonie des contraires », Hugo écrit : « Le beau n’a qu’un type ; le laid en a mille. C’est que le beau, à parler humainement, n’est que la forme considérée dans son rapport le plus simple, dans sa symétrie la plus absolue, dans son harmonie la plus intime avec notre organisation. Aussi nous offre-t-il toujours un ensemble complet, mais restreint comme nous. Ce que nous appelons le laid, au contraire, est un détail d’un grand ensemble qui nous échappe, et qui s’harmonise non pas avec l’homme, mais avec la création tout entière ». Affirmation qui ne peut se fonder que sur la revendication d’une vue de la totalité du monde, seule susceptible d’en saisir les harmonies[44].

 

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On ne sait rien à l’heure actuelle de la réaction de Chateaubriand à la lecture de la Préface de Cromwell ; mais il est peut être permis de se demander si elle n’a pas eu une influence sur l’esthétique de Chateaubriand qu’on réduit parfois trop hâtivement à une stricte continuation de celle qu’a développée le Génie[45] – Agnès Verlet a récemment mis en évidence, à propos des figures de la mort, les paradoxes du Génie du Christianisme qui « récuse tout en les orchestrant » des évocations qui rencontreront des échos chez Baudelaire mais aussi chez Hugo[46]. De semblables questions peuvent être posées à propos du grotesque. Dans l’étude que j’ai déjà citée, Fabienne Bercegol, en s’appuyant notamment sur l’examen des portraits dans les Mémoires d’outre-tombe qu’elle a conduit il y a quelques années, a récusé l’idée que la pensée esthétique de Chateaubriand avait répété immuablement la condamnation de la laideur et du grotesque prononcée dans les premières années, ou qu’elle s’était bornée à répéter cette condamnation : « À regret peut-être, mais le plus souvent, non sans complaisance, [Chateaubriand] accepte [...] de pratiquer cette écriture grotesque dans laquelle il excelle »[47]. Aux raisons suggérées pour cette évolution, la constatation d’un présent médiocre ou encore – point dont F.-P. Bowman a montré l’extrême importance pour l’époque[48] – l’altération, par rapport à l’époque du Génie, de l’image du Christ dont les persécutions et les outrages qu’il a subis prennent une place nodale dans les Mémoires d’outre-tombe[49], qui pourrait dire avec certitude qu’il ne faudrait pas ajouter le rôle joué par la Préface de Cromwell dans laquelle Chateaubriand pouvait être fondé à reconnaître, aussi, le fruit d’une lecture du Génie du Christianisme.


[1] Communication présentée le 22 février 2203 devant la Société Chateaubriand ; en cours d’impressin dans le Bulletin de la Société Chateaubriand, n° 46.

[2]. Et quatre années après le premier Racine et Shakespeare (8 mars 1823), où Stendhal distinguait le plaisir épique du plaisir dramatique (éd. Bernard Leuilliot, Paris, Kimé, 1994, p. 15).

[3]. « Préface de Cromwell », dans Critique, dans Victor Hugo, Œuvres complètes, dir. Jacques Seebacher et Guy Rosa, Paris, Laffont, « Bouquins », 1985, p. 4. Nous renverrons ci-dessous à ce volume par le sigle C.

[4]. « Toutes les sphères s’agrandissent ; la famille devient tribu, la tribu devient nation » (C., p. 5).

[5]. « Rien ne vient sans racine ; la seconde époque est toujours en germe dans la première » (C., p. 10) ; mais aussi : « Pythagore, Épicure, Socrate, Platon, sont des flambeaux ; le Christ, c’est le jour » (ibid., p. 7).

[6]. C., p. 7. Cf. Génie du Christianisme, II, II, I : « Dans le christianisme, au contraire [du polythéisme], la religion et la morale sont une seule et même chose » (éd. Maurice Regard, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1978, p. 649).

[7]. C., p. 9.

[8]. C., p. 15.

[9]. C., p. 14.

[10]C., pp. 16-17.

[11]C., p. 7.

[12]Id.

[13]. Comme le rappelle A. Ubersfeld, la figure hugolienne par excellence, celle de l’esthétique comme de l’éthique, n’est pas l’antithèse mais l’oxymore (C., p. 719, n. 38 sur la p. 11).

[14]. Cité dans C., p. 38. Cette phrase est empruntée à un article sur les Annales littéraires de Dussault publié dans la 19e livraison du Conservateur (9 février 1819), t. V, pp. 241-252 ; l’article a été reproduit en 1826 dans le t. XXI des Œuvres complètes publiées par Ladvocat (pp. 335-350). La phrase en question figure p. 246 dans le t. II du Conservateur et p. 342 dans le t. XXI des Œuvres complètes.

[15].    Notice, dans C., p. 715.

[16].    Dans C., p. V. Maurice Souriau, dans sa fameuse édition de la Préface de Cromwell, ne recourt pas à un vocabulaire aussi tendu, mais limite lui aussi assez strictement l’influence du Génie au moment de la rédaction de Cromwell (Paris, Boivin et Cie, s. d., pp. 38-43).

[17].    Le terme est employé par Anne Ubersfeld, Notice, C., p. 716.

[18].    « Que la manière de composer de Shakespeare a corrompu le goût », dans Essai sur la littérature anglaise, dans Œuvres complètes, éd. Garnier, [s. d.], t. XI, p. 590 ; le passage est cité par J.-P. Reynaud, loc. cit., p. VIII. Voir sur ce jugement la réaction de Vigny (Journal d’un poète, à la date du 3 septembre 1836).

[19].    Voir à ce sujet les remarques de Maurice Souriau, op. cit., pp. 1-48.

[20].    Ibid., p. 40.

[21].    Adèle Hugo, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, dans Victor Hugo, Œuvres complètes, éd. chronologique établie sous la direction de Jean Massin, Paris, Club français du livre, 1968, t. I, p. 973 (voir aussi ibid., p. 985, sur l’influence attribuée au Génie dans le trop fameux passage « du royalisme voltairien de sa mère au royalisme chrétien de Chateaubriand »). Nous abrégerons dorénavant les renvois à cette édition par le sigle CFL, suivi de la tomaison et de la pagination. On trouve une autre version, assez sensiblement différente, de cet épisode dans Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, éd. Anne Ubersfeld et Guy Rosa, Paris, Plon (« Les Mémorables »), 1985, pp. 317-318.

[22].    Voir par exemple ce qu’il nous a semblé possible d’avancer du poème la Canadienne suspendant au palmier le tombeau de son nouveau-né dans Le sablier retourné, Victor Hugo (1816-1824) et le débat sur le « Romantisme », Paris, Champion, 1998, pp. 26 et suiv.

[23].    « Lalla Roukh ou la Princesse mogole, par Thomas Moore », Conservateur littéraire, 15e livraison, 17 juin 1820, CFL, t. I, p. 656.

[24].    Voir le texte entier de cette polémique dans Le sablier retourné..., op. cit., pp. 681 et suiv.

[25].    S’agissant du passage de Hugo, sous l’influence du Génie, d’un royalisme voltairien à un royalisme chrétien évoqué supra, n. 20, voir Chanoine Géraud Venzac, Les Origines religieuses de Victor Hugo, Paris, Bloud et Gay, 1955, ainsi que Le sablier retourné..., op. cit.

[26].    Génie du Christianisme, III, I, I, éd. citée, pp. 787-788.

[27].    Ibidem, II, II, XI, p. 680 ; on peut citer également, dans le même chapitre du « beau idéal » : « à mesure que la société multiplia les besoins de la vie, les poètes apprirent qu’il ne fallait plus, comme par le passé, peindre tout aux yeux, mais voiler certaines parties du tableau » ; ou encore : « La société où la morale parvint le plus tôt à son développement dut atteindre le plus vite au beau idéal moral, ou, ce qui revient au même, au beau idéal des caractères : or, c’est ce qui distingue éminemment les sociétés formées dans la religion chrétienne » (ibid., pp. 680 et 681).

[28].    Frank-Paul Bowman, Le Christ romantique, Genève, Droz, 1973 : « En fait si un type de littérature n’existe que grâce au christianisme, si c’est du christianisme qu’elle tire son excellence, il faut la considérer comme un phénomène historique et accepter une dose de relativisme historique en matière de goût et de forme » (p. 249 ; voir aussi, par ex., pp. 233 et 251).

[29].    Fabienne Bercegol, « De la grâce au grotesque dans l’œuvre de Chateaubriand », dans Éthique et littérature, XIXe-XXe siècles, Strasbourg, Presses Universitaires, 2000, p. 52.

[30].    Qu’il me soit permis de renvoyer ici à mon étude « Du Génie du Christianisme aux Mémoires d’outre-tombe : “ beau idéal ” et historicité », Bulletin de la Société Chateaubriand, nouvelle série, n° 45, 2002 [2003], pp. 215-222.

[31].    C., p. 9.

[32].    Emmanuel Godo, Victor Hugo et Dieu, bibliographie d’une âme, Paris, Cerf, 2001, p. 52.

[33].    C., p. 9. Plus loin, Hugo écrit : « Le beau n’a qu’un type ; le laid en a mille » : songeait-il, en avançant cette formule, au livre VII des Natchez, où Fénelon dit à Chactas : « la beauté n’est qu’une ; il y a mille laideurs » (dans Œuvres romanesques et voyages, éd. Maurice Regard, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1969, t. I, p. 272).

[34].    C., p. 9.

[35].    Dans Œuvres romanesques et voyages, t. I, op. cit., p. 19.

[36].    Dans la Préface à l’édition de 1823 (janvier) de ses Odes, Hugo déclarait avoir « tenté de solenniser quelques-uns des principaux souvenirs de notre époque » (Victor Hugo, Œuvres poétiques, I, Avant l'exil, 1802-1851, édition établie par Pierre Albouy, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1964, p. 266).

[37].    Génie du Christianisme, II, II, XI, éd. citée p. 679. Sur le « manque d’intérêt de l’histoire des peuples chrétiens » diagnostiqué par Chateaubriand dans le Génie – diagnostic dont, écrit Jean Dagen, « chacun peut apprécier la pertinence » –, voir J. Dagen, « Le Génie du Christianisme et la science », dans le Bulletin de la Société Chateaubriand, nouvelle série, n° 45, 2002 [2003], p. 90.

[38].    C., p. 8. Et c’est par parenthèse à ces tumultes de l’histoire que Hugo rapporte la mélancolie : version chrétienne de ce qui pour un païen n’aurait été que désespoir devant la chute des empires, « devant les amères dérisions de la vie » face non pas à des désespoirs sentimentaux, mais face à de « si hautes vicissitudes ».

[39].    Jean-Thomas Nordmann, La critique littéraire française au XIXe siècle (1800-1914), Paris, Livre de Poche, 2001, p. 53. « Le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle », écrit Hugo (C., p. 14).

[40].    Dans Œuvres complètes, éd. citée, t. XXI, p. 343.

[41].    Ibidem, p. 345.

[42].    C., p. 38.

[43].    Génie du Christianisme, I, V, II, éd. citée, p. 559.

[44].    « Très intéressante théorie, écrit A. Ubersfeld, à la fois de la dispersion grotesque et de son unité “ cosmique ” » (loc. cit., p. 720, n. 43, souligné par nous).

[45].    À eux seuls, Les Natchez, écrits avant le Génie et remaniés après, le prouvent amplement.

[46].    « C’est dans cette tension, écrit-elle notamment, que se construit une esthétique des contrastes, dont Hugo, puis Baudelaire se feront les poètes et les théoriciens » (« Quelques figures de la mort, ou le génie de la “ modernité ” », Bulletin de la Société Chateaubriand, nouvelle série, n° 45, 2002 [2003], p. 183.

[47].    « De la grâce au grotesque... », loc. cit., p. 54.

[48].    Le Christ romantique, op. cit., chapitre VII : « théologie et esthétique : le divin, le sublime et le laid », passim, mais plus particulièrement autour de la p. 247 : « Si la poésie se fait religieuse, l’histoire du christianisme devient sujet de poésie, et cette poésie renferme, du fait même de l’Incarnation, des éléments de laideur ; la terreur du sublime et la Passion du Christ se rejoignent ».

[49].    Ibid., pp. 53-54. « Comme l’auteur de la Préface de Cromwell, note F. Bercegol, Chateaubriand en vient au grotesque en partie par fidélité à ce christianisme qui fonde son esthétique et finit par l’arracher à ses préjugés classiques, pour l’entraîner dans la modernité de la laideur » (p. 54).