Franck Laurent : Victor Hugo, Le Rappel et la Commune
Communication au Groupe Hugo du 13 mars 2004
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Lattitude de Hugo vis-à-vis de la Commune de 1871 est marquée dune ambivalence qui rejaillit souvent sur linterprétation que lon peut faire a posteriori de cette attitude. Peut-être la compréhension des rapports de Hugo et de la Commune dépend-elle beaucoup de lidée quon se fait de la nature et de la signification politiques de linsurrection parisienne du 18 mars 1871, et de ses suites. En forçant quelque peu le trait, on pourrait poser que si lon voit dans la Commune dabord une révolution sociale, la première prise de pouvoir du prolétariat et de son avant-garde contre ou tout au moins sans la bourgeoisie (y compris la bourgeoisie républicaine avancée, comme on disait en ces temps lointains), alors Hugo naura sans doute pas grand-chose à voir avec les Communards. Alors on mettra laccent sur son rejet de la lutte des classes, sur son refus de toute remise en cause radicale de la propriété privée, sur sa méfiance à légard de Proudhon et de Blanqui, sur sa complète ignorance de Marx, et lon brandira le pamphlet de Lafargue[1]. Bref, Hugo, poète bourgeois sentimental, ne pouvait évidemment rien comprendre à cette première ébauche de révolution prolétarienne ; au mieux lui accordera-t-on de navoir pas hurlé avec les loups, et davoir éprouvé quelque pitié envers les vaincus.
En revanche, si lon prend en compte ce qui dans la Commune de Paris relève dun mouvement de défense républicaine, dont le style et les réalisations restent au moins en partie liés au mouvement républicain avancé tel quil est issu des démocs-socs de la Seconde République et sest développé sous le Second Empire, alors apparaît assez clairement tout ce qui peut rapprocher Hugo et la Commune. Dabord parce que Hugo, depuis la fin de la Seconde République, et plus encore en exil, est devenu lun des plus illustres représentants de ce radicalisme républicain dans lequel la Commune plonge au moins quelques-unes de ses racines. Mais pour envisager la question sous ce dernier angle, il convient de replacer lévénement Commune (et les réactions de Hugo à son égard) dans une histoire plus vaste, celle du républicanisme radical sous le Second Empire, celle de la guerre et de la défaite, et même celle de la constitution immédiate dune mémoire de la Commune, dans laquelle Hugo demblée eut sa place, problématique.
La République des proscrits
Dès avant le coup dÉtat mais plus encore après, une frange majeure des républicains analyse léchec de la Seconde République comme la conséquence dun dysfonctionnement profond de lÉtat et de la représentation politique[2]. À cette critique radicale de lÉtat, Hugo participe, notamment dans Napoléon-le-Petit (1852). Le huitième livre du pamphlet, intitulé « Le progrès inclus dans le coup dÉtat », reprenant et approfondissant certains points du discours du 17 juillet 1851 sur la révision de la Constitution, propose un programme de refonte en profondeur des institutions, et affirme que la République authentiquement républicaine devra en finir avec quatre piliers de lÉtat qui « sopposent à lavenir »:
Larmée permanente,
Ladministration centralisée,
Le clergé fonctionnaire,
La magistrature inamovible.[3]
Voilà donc ce quil faut détruire pour fonder la République. Rien que cela !
Il importe de préciser que Hugo défend ici un programme dont il nest ni le seul auteur, ni le seul adhérent. Bien au contraire, il représente une tradition républicaine profonde et tenace, - quoique aujourdhui bien oubliée. Ce programme est issu des plus radicaux (mais aussi des moins jacobins) des démocs-socs de la Seconde République. Il est approfondi et précisé après le coup dÉtat par les exilés dont la critique de lÉtat centralisé sappuie notamment sur une critique assez radicale de la représentation politique. En particulier, leur promotion du communalisme milite dabord pour une sorte de démocratie directe, opposée à la représentation parlementaire issue de la tradition libérale, ou tout au moins la limitant.
Ajoutons que ce programme peut alors constituer un terrain dentente, au moins potentiel, entre Républicains et Socialistes : il retrouve une part des travaux de léphémère Commission du Luxembourg mise en place après février 1848 et présidée par Louis Blanc ; les proudhoniens (pour longtemps encore les plus représentatif de la sensibilité ouvrière française, surtout à Paris) peuvent plus ou moins sy retrouver ; enfin la critique radicale de lÉtat centralisé est conduite également, en des termes souvent proches de ceux de Hugo, par Marx, notamment dans le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte.
Décentralisation administrative au profit dune fédération de communes largement autonomes ; substitution du jury populaire et des juges élus à la magistrature professionnelle et inamovible ; garde nationale citoyenne au lieu de larmée permanente ; séparation totale de lÉglise et de lÉtat, - tous ces principes seront repris par tous les républicains de gauche durant lEmpire. Aux élections de 1869, ils constitueront lessentiel des professions de foi électorales, non seulement dun Gambetta, dun Rochefort, ou dun Bancel, mais tout autant dun Jules Ferry :
Lexpérience - une expérience chèrement acquise - a dû nous apprendre quelles sont, au sein de cette grande démocratie française, les conditions fondamentales du gouvernement libre.
Pour fonder en France une libre démocratie, il ne suffit pas de proclamer :
Lentière liberté de la presse,
Lentière liberté de réunion,
Lentière liberté denseignement,
Lentière liberté dassociation.
Ce nest pas assez de décréter toutes les libertés : il faut les faire vivre.
La France naura pas la liberté tant quelle vivra dans les liens de la centralisation administrative, ce legs fait par le bas-empire à lancien régime, qui le transmit au consulat.
La France naura pas la liberté tant quil existera un clergé dÉtat, une Église ou des Églises officielles ; lalliance de lÉglise et de lÉtat nest bonne ni à lÉtat ni à lÉglise ; elle nous a valu, entre autres, cette interminable occupation romaine, qui fausse notre position en Europe, et qui tend incessamment, parmi nous, à faire dégénérer les questions politiques en querelles religieuses.
La France naura pas la liberté tant quelle ne possédera pas une justice sérieusement indépendante du pouvoir.
La France naura pas la liberté tant quelle sobstinera dans le système des armées permanentes, qui entretiennent dun bout de lEurope à lautre lesprit de haine et de défiance; qui, à lintérieur, éternisent les gros budgets, perpétuent le déficit, ajournent indéfiniment la réforme de limpôt, absorbent enfin dans des dépenses improductives les ressources quexigent impérieusement la grande oeuvre sociale de lenseignement populaire.[4]
Or, non seulement il serait assez difficile de repérer un quelconque désaccord entre ces propos et les positions de Hugo, mais cest principalement lapplication de ces principes que réclameront les Communards, et quils réaliseront tant bien que mal, - comme avaient tenté de les réaliser les premiers mouvements communalistes et fédéralistes de lautomne 1870.
Tout autant que cette critique de lÉtat centralisé et de la représentation politique, linternationalisme est caractéristique de lesprit républicain radical sous le Second Empire, - et lon en retrouvera bien des traits pendant la Commune. Mouvement plus ou moins diffus, hérité du Printemps des Peuples de 1848, et qui senflamme pour les luttes des nationalités opprimées, travaille à la constitution dune opinion publique internationale, rêve délargir à lEurope et au monde le combat pour la justice et pour la liberté. Mouvement, en partie au moins, consolidé par lexil, en ce que lexil est alors une réalité européenne.
On peut évoquer quelques grandes figures, et quelques grands moments, de cet internationalisme-là : Kossuth, Garibaldi, lexpédition des Mille en 1860, linsurrection polonaise de 1863 On peut évoquer aussi certaines de ses tentatives dorganisation militante : le Comité révolutionnaire européen (fondé à Londres au début de leur exil par Ledru-Rollin, Kossuth et Mazzini) ; ou, plus tard, quand après Sadowa la guerre européenne menace à nouveau, la reviviscence des Congrès de la paix à linitiative de la Ligue pour la paix et pour la liberté. Les « étrangers » de la Commune, dont le plus célèbre est le général Dombrowski, et tous ces polonais exilé après linsurrection de 1863, ou encore ces français qui ont fait le coup de feu un peu partout dans la décennie précédente avant de combattre parmi les Fédérés : Flourens, en Crète, ou Cluseret, en Irlande puis dans les troupes nordistes, - tout cela relève dabord de cet internationalisme républicain, « garibaldien » pour aller vite, bien plus directement que de la jeune Internationale des Travailleurs[5].
Or Hugo en exil est devenu lun des piliers, au moins symboliques, de cet internationalisme-là : son activisme interventionniste, interventions le plus souvent sollicitées, le montre. Durant tout lexil Hugo aura parlé ou écrit pour les Italiens, les Polonais, les Irlandais, les Crétois, les Espagnols, les Suisses, les Mexicains, les Cubains, les Chinois... Et en 1869 il préside le Congrès de la paix, à Lausanne, et il y proclame la réconciliation, voire la synonymie, de la République et du Socialisme, - alors que, comme en 1867, le congrès de lAIT vient juste de se tenir, deux jours plus tôt, dans une autre ville suisse[6]. Hugo qui durant tout lexil prône les États-Unis dEurope, les Peuples-Unis dEurope, la grande fédération continentale républicaine, prodrome de la République universelle.
Or ce mot dordre de République universelle traverse non seulement cette zone du républicanisme de gauche des années 1850-1860, - mais tout autant le mouvement socialiste et ouvrier en cours de formation. Et il sera bien vivant pendant la Commune. Deux exemples. Le 10 mars 1871, la Fédération républicaine de la Garde nationale, qui vient de voter ses statuts et qui va faire linsurrection huit jours plus tard, déclare solennellement : « Jurons donc de tout sacrifier à nos immortels principes. La République française dabord, puis la République universelle.[7] » Pendant comme après linsurrection, Louise Michel termine ses lettres non seulement par « Vive la Commune ! », mais par un aussi vibrant : « Vive la République universelle ! », ou « Vive la République sociale universelle ! »
Il est donc nécessaire, pour comprendre la Commune et les rapports de Hugo avec elle, de prendre en considération cette tradition républicaine, tradition très largement occultée par la suite, en partie, précisément, à cause de la Commune et de son échec, cest-à-dire de la proximité, évidente pour les contemporains, du mouvement communard et de cette idéologie républicaine.
Hugo et Paris pendant le siège
Lié au républicanisme rouge des opposants à lEmpire, le fait Commune ne peut pas non plus être détaché de son contexte immédiat : la guerre et la défaite. Contexte dans lequel Hugo prend une part significative.
Hugo rentre à Paris le 5 septembre, le lendemain de la proclamation de la Troisième République. Il est accueilli par un déferlement denthousiasme populaire. Sil nexercera pendant tout le siège aucune responsabilité politique officielle, sa popularité sera phénoménale, et cristallisera avec lextraordinaire succès des Châtiments, le recueil poétique de 1853 étant réédité dès octobre. Cet enthousiasme pour Châtiments conjugue la violence libératoire contre lEmpire tombé et lappel à la résistance contre lennemi, à la guerre à outrance. Sentiment patriotique ardent, très majoritairement partagé par le petit peuple de la capitale, et chauffé à blanc par les déclarations de Hugo « Aux Français » (17 septembre) et « Aux Parisiens » (2 octobre). Durant tout le siège le vieux poète, arborant le fameux képi de garde national, sera parfaitement au diapason de lesprit populaire du moment. Esprit populaire, et pas forcément « national ». Car malgré les déclarations officielles, la guerre de 1870-1871 ne produit pas dunion sacrée. Très tôt, les républicains modérés, les libéraux, sans parler même des monarchistes, les hommes dordre de partout et la plupart des campagnes (à lexception notable des provinces de lest, occupées) sopposent de moins en moins sourdement à la politique de résistance patriotique et de guerre à outrance. Le désir de paix est majoritaire dans le pays, porté par la conscience que larmée est détruite et par la crainte que la prolongation des hostilités ne débouche sur le chaos social. Lesprit des Châtiments, loin dêtre alors celui, consensuel, de lunité nationale, est celui des républicains « rouges ». Le bellicisme est alors de gauche, et surtout populaire, en tout cas dans la capitale assiégée.
La lecture de sa correspondance et de ses carnets montre que pendant le siège de Paris Victor Hugo reçoit bien plus de visites « politiques » que de visites « littéraires », et pour lessentiel ces visiteurs sont situés à gauche voire à lextrême gauche de léchiquier politique du temps. Et, sans entrer dans le détail des relations diverses quil a pu entretenir avec eux, on constate quil a au moins croisé, et parfois bien davantage, un certain nombre de futurs responsables de la Commune. Au moins : Flourens, Gambon, Miot, Pyat, Delescluze, Jourde, Cluseret, - auxquels il faut bien entendu ajouter Louise Michel.
Pour toutes ces raisons il nest pas étonnant que le nom de Hugo apparaisse lors de laffaire du 31 octobre 1870, sorte de première ébauche de linsurrection du 18 mars. Pendant cette « journée » insurrectionnelle, militants socialistes et gardes nationaux des quartiers populaires tentent de prendre le pouvoir municipal, voire le contrôle du gouvernement de Défense nationale, taxé de défaitisme. A lHôtel de Ville, Flourens fait acclamer la liste dun Comité de Salut public dans lequel figure Victor Hugo, en compagnie de représentants de lextrême gauche républicaine et socialiste[8].
Pourtant Hugo rejette ce quil considère alors comme une politique putschiste. Certes, il est plus que critique envers la plupart des membres du gouvernement, et surtout du gouverneur militaire de Paris, le général de sensibilité royaliste Trochu, - nom quil traduira dans LAnnée Terrible en « participe passé du verbe trop choir »[9]. Mais pour linstant, en présence de lennemi, il faut à tout prix (ou presque à tout prix) maintenir lunité républicaine la plus large possible. Dautant quil est loin déprouver de la sympathie pour tous les meneurs socialistes. Il redoute le sectarisme, la propension présumée au terrorisme des blanquistes comme Rigault, ou des néo-jacobins comme Delescluze. Cest là, en somme, que gît son futur désaccord avec la Commune.
Mais en attendant, il demeure en phase avec « lesprit parisien » du moment : le résultat des élections de février 71 à Paris sont claires (dautant plus claires que le vote parisien, du fait de la désertion des électeurs des beaux quartiers repliés en Province, sur-représente encore la composante populaire et petite-bourgeoise de la capitale) : Hugo est élu second, derrière un autre grand revenant de 48 et de lexil, Louis Blanc, et devant la figure de proue des jeunes radicaux, Gambetta.
LAssemblée de Bordeaux
La capitale, ainsi que quelques grandes villes comme Lyon, Marseille, Bordeaux, a donc voté républicain, dun rouge plus ou moins foncé. Mais, plus encore que sous lEmpire, cette tendance reste minoritaire, et lAssemblée de Bordeaux, puis de Versailles, sera dominée par des hommes dordre, des notables effrayés, revanchards, et monarchistes. Minoritaires, les républicains de toutes tendances doivent composer avec les libéraux menés par Thiers, danciens orléanistes pour la plupart, prêts avec leur chef de file à accepter la république comme un moindre mal, si celle-ci garantit lordre social et ramène la paix. Alors que la majorité des républicains accepte le « Pacte de Bordeaux », et donc le soutien à Thiers en échange de la garantie que la question du régime ne sera pas posée tant que le rapport de forces parlementaire est si manifestement défavorable aux républicains, Hugo fait partie de ceux qui défendent une politique de rupture avec cette Assemblée monarchiste et capitularde. Comme en 1851 quand il sopposait à la révision constitutionnelle qui aurait permis à Louis Bonaparte de faire léconomie dun coup dÉtat (attitude qui, selon lhypothèse de Guy Rosa, était motivée avant tout par la crainte dune dérive autoritaire du régime qui aurait pervertir la nature démocratique de la République et obéré durablement sa charge progressiste et messianique pour en faire un régime parmi dautres[10]), Hugo pense alors (contre des personnalités pourtant aussi proches de lui que Louis Blanc ou Schlcher) que la meilleure manière de préserver lavenir républicain du pays est déviter la compromission avec les forces du passé, majoritaires au sein de lAssemblée.
Plus précisément, deux lignes de fracture éloignent Hugo de cette Assemblée et provoqueront sa démission : la question de la paix (nous ne nous y attarderons pas ici : Hugo refuse la capitulation et la cession de lAlsace-Lorraine) et la question de Paris. Car le 7 mars et surtout le 10, lAssemblée va adopter un train de mesures qui mettront aux abois le peuple parisien : retour au fonctionnement normal du Mont-de-piété[11], attribution de la solde de la garde nationale aux seuls indigents (sur présentation dun certificat), abrogation des décrets qui accordaient un délai aux débiteurs pour le paiement des loyers et des dettes industrielles et commerciales des tout petits entrepreneurs, si nombreux à Paris. Bref, retour à la stricte orthodoxie économique après les mesures sociales prises pendant le siège, et ce alors quaucune des conditions nécessaires à la reprise nest encore réunie. Le politique et le symbolique ne sont pas oubliés : Paris ne sera plus la capitale de la France, et lAssemblée, sinon le gouvernement, ny résideront plus. Au pavé brûlant qui avait vu tant de révolutions, les notables préféraient les galeries classiques du palais de Versailles, toutes pleines des souvenirs de lAncien Régime, - et de ceux, tout récents, des souverains germaniques qui y avaient établi pendant les opérations leur grand quartier général et venaient dy proclamer lEmpire dAllemagne.
Le 6 mars, dans le 11ème bureau de lAssemblée, Hugo prononce un discours dénonçant lensemble de ces mesures projetées, et bientôt votées[12]. Le 8, il démissionne, à lissue dune séance particulièrement houleuse pendant laquelle la droite, chauvine autant que capitularde, sefforcera de lempêcher de saluer « létranger » Garibaldi[13], et où M. le vicomte de Lorgeril sécriera, écumant debout depuis son banc malgré les rappels à lordre du président Grévy : « LAssemblée refuse la parole à Victor Hugo, parce quil ne parle pas français »[14].
Ainsi, laction de Hugo à Bordeaux demeurait absolument fidèle à lesprit de ses mandants, et lui conservait intacte toute sa popularité parisienne.
Hugo face à la Commune
Le 15 mars à Bordeaux le fils aîné de Hugo, Charles, meurt subitement dapoplexie. Par un de ces hasards de lhistoire qui jalonnent lexistence du poète, le corps est transporté de la gare dOrsay au Père-Lachaise le 18 mars, jour de linsurrection parisienne. Lancien communard Prosper-Olivier Lissagaray relate ainsi leffet produit par le convoi funèbre sur les Fédérés insurgés :
A la Bastille, où le général Leflô manque dêtre pris, la garde nationale fraternise avec les soldats. Sur la place, un moment de grand silence. Derrière un cercueil qui vient de la gare dOrléans, un vieillard tête nue que suit un long cortège: Victor Hugo mène au Père-Lachaise le corps de son fils Charles. Les fédérés présentent les armes et entrouvrent les barricades pour laisser passer la gloire et la mort.[15]
Puis, très vite, dès le 20, Hugo part pour Bruxelles débrouiller la succession de son fils, et cest depuis la capitale belge quil suivra les développements de linsurrection.
Si lon excepte, ce qui certes nest pas rien, les mesures de contre-terreur (décret des otages) et celle, symbolique, de la destruction de la colonne Vendôme, on constate que Hugo ne remet pas en cause le programme et les autres mesures prises par lassemblée communale : programme, on la vu, conforme au républicanisme radical (communalisme et fédéralisme, séparation de léglise et de lÉtat), et réactivation des mesures sociales prises par Gambetta pendant le siège et supprimées par lAssemblée de Bordeaux.
Il importe également de ne pas abuser, pour comprendre lattitude hugolienne, du parallèle classique qui rapproche juin 1848 et mars 1871, - quelle que soit au juste la pertinence historique (sans doute discutable) de ce parallèle. En juin 1848, et même encore pendant lexil, dans Les Misérables notamment, Hugo refuse au soulèvement ouvrier la légitimité politique, au nom de la légitimité dune Assemblée nationale élue au suffrage universel : juin 1848 na pas le droit, même si on y discerne « la sainte anxiété du travail réclamant ses droits »[16]. De ce point de vue, la situation est toute autre en mars 1871 : Hugo, qui vient de démissionner de lAssemblée, ne saurait condamner linsurrection au nom de la légitimité de celle-ci. Il na de cesse, comme les Communards, de la contester et dappeler à sa dissolution. Inversement, il affirme à plusieurs reprises le droit de linsurrection du 18 mars et de la Commune elle-même, tout au moins dans ses principes fondateurs. Et pourtant, il la désapprouve.
Hugo conteste non le droit, mais lopportunité de linsurrection (on nentre pas en guerre civile sous les yeux de lennemi victorieux) ; il dénonce lisolement des responsables qui ont rompu avec les républicains radicaux ; enfin il récuse une grande partie du personnel politique de lassemblée communale, et les mouvements plus ou moins groupusculaires quils représentent, les blanquistes comme Rigault ou les néo-jacobins comme Delescluze. Depuis Bruxelles, dans une lettre adressée le 18 avril à Meurice et Vacquerie, il assène : « La Commune, chose admirable, a été stupidement compromise par cinq ou six meneurs déplorables »[17]. Position développée dans la longue lettre adressée aux mêmes, datée du 28 avril 1871 mais sans doute écrite pendant lété, à Vianden donc, et publiée dans Le Rappel le 6 mars 1872 :
Certes le droit de Paris est patent [ ] Paris commune est la résultante de la France république [ ] La vraie définition de la république ; la voici : moi souverain de moi. Cest ce qui fait quelle ne dépend pas dun vote. Elle est de droit naturel, et le droit naturel ne se met pas aux voix. Or une ville a un moi comme un individu ; et Paris, parmi toutes les villes, a un moi suprême. Cest ce moi suprême qui saffirme par la Commune.
[ ]
Le droit de Paris de se déclarer Commune est incontestable.
Mais à côté du droit il y a lopportunité.
Ici apparaît la vraie question.
Faire éclater un conflit à pareille heure ! la guerre civile après la guerre étrangère ! Ne pas même attendre que les ennemis soient partis !
[ ]
Le moment choisi est épouvantable.
Mais ce moment a-t-il été choisi ?
Choisi par qui ?
Qui a fait le 18 mars ?
Examinons.
Es-ce la Commune ?
Non. Elle nexistait pas.
Est-ce le comité central ?
Non. Il a saisi loccasion, il ne la pas créée.
Qui donc a fait le 18 mars ?
Cest lAssemblée ; ou pour mieux dire la majorité.
Circonstance atténuante : elle ne la pas fait exprès.
[ ]
La Commune est une bonne chose mal faite.
Toutes les fautes commises se résument en deux malheurs : mauvais choix du moment, mauvais choix des hommes.
[ ]
Supposons un temps normal ; pas de majorité législative royaliste en présence dun peuple souverain républicain, pas de complication financière, pas dennemi sur notre territoire, pas de plaie, pas de Prusse. La Commune fait la loi parisienne qui sert déclaireur et de précurseur à la loi française faite par lAssemblée. Paris, je lai dit plus dune fois, a un rôle européen à remplir. Paris est un propulseur. Paris est linitiateur universel. Il marche et prouve le mouvement. Sans sortir de son droit, qui est identique à son devoir, il peut, dans son enceinte, abolir la peine de mort, proclamer le droit de la femme et de lenfant, appeler la femme au vote, décréter linstruction gratuite et obligatoire, doter lenseignement laïque, supprimer les procès de presse, pratiquer la liberté absolue de publicité, daffichage et de colportage, dassociation et de meeting, se refuser à la juridiction de la magistrature impériale, installer la magistrature élective, prendre le tribunal de commerce et linstitution des prudhommes comme expérience faite devant servir de base à la réforme judiciaire, étendre le jury aux causes civiles, proclamer la liberté des banques, proclamer le droit au travail, lui donner pour organisme latelier communal et le magasin communal, reliés lun à lautre par la monnaie fiduciaire à rente, supprimer loctroi, constituer limpôt unique qui est limpôt sur le revenu ; en un mot abolir lignorance, abolir la misère, et, en fondant la cité, créer le citoyen.
Mais, dira-t-on, ce sera mettre un État dans lÉtat. Non, ce sera mettre un pilote dans le navire.[18]
Désaccord essentiellement tactique, donc. Reste quen politique, et surtout en révolution, un désaccord tactique, ce nest pas rien. En outre, durant linsurrection elle-même, les interventions publiques de Hugo se limitent à lenvoi au Rappel de trois poèmes (« Un cri », « Pas de représailles », « Les deux trophées »[19]) qui peuvent au moins donner limpression dun renvoi dos à dos des violences communardes et versaillaises. Enfin Hugo refuse de rentrer à Paris (alors quil le pourrait, les communications nayant jamais été totalement coupées), malgré lannonce du Rappel qui affirme le 27 mars qu« Aussitôt que les prescriptions légales vont être remplies, et que lavenir des mineurs va être réglé, Victor Hugo reviendra immédiatement à Paris ». Mais lintéressé écrit dans ses carnets : « Jai cru devoir être présent à la guerre étrangère et absent à la guerre civile. »[20]. Linsurrection du 18 mars, mouvement de défense républicaine, dans le droit mais hors de saison, a sans doute à ses yeux le tort majeur, en plongeant la nation dans la guerre civile, de risquer la mort de cette République dont elle se proclame le rempart. Cest lanalyse de Guy Rosa :
De bout en bout tout se passe en effet comme si Hugo sattachait, et réussissait, à demeurer la vivante incarnation de la République que ses uvres, son exil, son retour, et jusquà cette récente démission [de lAssemblée de Bordeaux], avaient fait de lui. La guerre civile, dissolution de la communauté politique et sociale, est à ses yeux le suicide de la République, comme le Second Empire et linvasion en avaient été lassassinat. Y participer à quelque titre que ce soit serait pour lui non seulement ajouter au crime, mais lachever : détruire cette réalité, historique et idéale, quil constitue lui-même, quil a formée par sa parole et au nom de laquelle il a parlé, et qui, maintenant que Paris et lAssemblée sont aux prises, demeure une des rares formes sous lesquelles survit la République française.[21]
Labstention donc, voire la réprobation, lemportent publiquement sur lénoncé des points de convergence.
Constat qui doit être modulé, cependant, par lattitude du journal du « clan Hugo », Le Rappel.
Lattitude du Rappel
Rappelons dabord que Le Rappel paraît pendant toute la durée de la Commune, jusquau premier jour de la Semaine sanglante, sans être inquiété[22]. En revanche, il sera suspendu jusquau 1er novembre par les autorités versaillaises, et son rédacteur en chef, Paul Meurice, passera trois semaines en prison.
Cest que le journal se démarque alors assez nettement de lattitude abstentionniste voire réprobatrice de son illustre mentor.
Certes Le Rappel, comme Hugo, condamne les atteintes aux libertés de la presse, les arrestations arbitraires, le décret des otages, toutes mesures qui « donnent des armes à la réaction » (Lockroy, 7 avril). Certes, le 14 avril Meurice critique le décret qui décide dabattre la colonne Vendôme, développant une argumentation (la colonne symbolise avant tout la puissance du peuple souverain et la guerre révolutionnaire) et proposant une solution symbolique (arracher la « figure usurpatrice [Napoléon] de ce piédestal sublime » et mettre « à la place La France, ou, mieux, la Révolution, ou, si vous voulez, un soldat, le Soldat français ») que le poème de Hugo « Les deux trophées », rédigé début mai et publié dans Le Rappel le 7 de ce mois, reprend assez fidèlement. Certes Le Rappel sinsurge contre la guerre civile, et ne cesse de soutenir toutes les initiatives qui pourraient la faire cesser.
Il nen reste pas moins que le ton, lanalyse et la tactique du journal diffèrent sensiblement des propos de Hugo sur le mouvement né du 18 mars.
Dès le numéro du 19 mars, même si le rédacteur sinquiète de la présence de la Prusse menaçant dintervenir dans les convulsions françaises, lécart se mesure à lintensité de la dénonciation du gouvernement de Versailles, seul responsable du déclenchement de linsurrection, et surtout à lenthousiasme qui transparaît dans le récit de lévénement révolutionnaire :
Le gouvernement après de longs tâtonnements sest décidé au coup de force que lui conseillaient les journaux de la réaction et auquel ne voulaient pas croire les journaux républicains. [ ]
La responsabilité de la grave situation où nous sommes doit peser toute entière sur le gouvernement qui la amenée, qui la peut-être voulue. Il a éveillé la guerre civile, croyant pouvoir aisément sen rendre maître. Mais la preuve quil ny avait à la guerre civile, ni raison, ni prétexte, cest que la guerre civile nest pas venue : larmée envoyée pour combattre la garde nationale la simplement embrassée !
Et si nous navions pas encore à nos portes la guerre étrangère, - danger dont le pouvoir a voulu se faire un moyen la « guerre civile » de la journée dhier naurait abouti quà la plus admirable et à la plus pacifique consolidation de la République et de la République la plus sincère et la plus forte.[23]
Ce refus dadopter une position en retrait qui renverrait dos à dos les belligérants va caractériser la ligne éditoriale du journal durant toute la période. Le 3 avril, sous le titre « Ils ont attaqué », Paul Meurice attribue au seul gouvernement la responsabilité de la guerre civile :
Voilà que la bravade [de M. Thiers] se change en attentat et que la rouerie se transforme en crime. [ ] Nous ne voulons pas pour linstant voir autre chose : nous laissons là toute question politique, toute appréciation de principe ; [ ] nous ne voulons voir quune chose : le premier coup de feu de la guerre civile a été tiré par le gouvernement. [ ] La France, en effet, comme ferait une mère dont les deux fils en viendraient aux mains, ne veut pas savoir lequel des deux a tort ou raison, ou quel est le fort et le faible ; mais, pour savoir dans son cur lequel est coupable, lequel elle doit condamner, lequel elle doit maudire, elle demande : quel est celui qui a commencé ?
Même les mesures liberticides prises par la Commune, quil dénonce immédiatement et constamment, ne justifient pas pour Le Rappel la condamnation de lassemblée communale ni même une répartition égale et « pondérée » des torts de Paris et de Versailles. Ainsi dans léditorial de François-Victor Hugo, le 15 avril, intitulé « Rappel aux principes », qui semble dabord prononcer (comme le fait alors son père depuis Bruxelles) une double condamnation, - pour mieux finalement sen démarquer :
À Versailles, on fait saisir par le commissaire de police le Mot dordre, le Vengeur, le Cri du Peuple, le Rappel.
À Paris, on suspend le Figaro, le Pays, le Constitutionnel, le Journal des débats.
À Versailles, on interdit les clubs.
À Paris, on empêche la réunion de la Bourse[24].
À Paris comme à Versailles, arrestations arbitraires. À Versailles on fouille les poches de ceux qui arrivent ; à Paris, on fouille les maisons de ceux qui sont partis.
Nous savons que les faits reprochés à la Commune de Paris sont démesurément grossis par le gouvernement de Versailles. À Versailles, MM. Vinoy et Galiffet ont fait réellement, au mépris de toutes les lois, fusiller le citoyen Duval et dhéroïques gardes nationaux coupables davoir défendu leur droit et leur cité. À Paris, on na pas touché un cheveu de la tête dun seul prisonnier ou dun seul otage.[25]
Pourquoi donc, du côté de Paris, lapparence, la simple menace verbale et la violence en paroles, semblent-elles des attentats aussi graves que le sont, du côté de Versailles, dodieuses et sanglantes réalités ?
Cest que les atteintes au droit paraissent toujours plus condamnables, venant du côté où est le droit.[ ]
Ah ! nous comprenons autrement la généreuse pensée populaire qui a présidé au mouvement du 18 mars. Selon nous, Paris, outragé par les campagnes, devait se venger delles en faisant mieux quelles. [Suit une série de mesures espérées, reprises du programme des républicains de gauche]
Telle est la Commune dont nous rêvions le 18 mars, et que, malgré les erreurs et les déviations des premiers jours, nous ne cessons pas despérer.
Cest dailleurs dans lappréciation de lassemblée communale elle-même que se lit peut-être le plus clairement la différence des positions de Victor Hugo et de « son » journal. Le Rappel, après quelques hésitations dans les premiers jours, soutient clairement le principe et lopportunité dune élection communale, alors même que celle-ci peut apparaître comme une rupture avec la légalité, puisque lAssemblée nationale na pas voté la loi municipale qui donnerait à Paris une représentation unique (« nos élections municipales, que sest laissé arracher la dictature rurale » (27 mars)). Si léquipe a dabord hésité à prendre clairement parti pour cette élection, cest manifestement moins par crainte dune rupture avec Versailles que dans langoisse de voir les maires radicaux élus en novembre 1870 refuser dy participer, faute dun accord avec le Comité central de la Garde nationale. Laccord semblant réalisé, Le Rappel soutient lélection. Mais quand les radicaux se démettent (pour la plupart dès lannonce des résultats, refusant donc de siéger au conseil), le journal, loin de justifier une décision immédiatement décriée par les Communards (Lissagaray parlera dans son Histoire de la Commune de « désertion »), se contente de reproduire les déclarations des démissionnaires, sans les commenter. Bien vite, il semble même quil la réprouve, comme le montre notamment lappel au vote de Paul Meurice, dans le numéro du 14 avril, à loccasion des élections complémentaires nécessitées principalement par cette démission des radicaux :
Il faut voter.
[ ] Nous espérons que cette fois lUnion républicaine des droits de Paris fera sa liste. Elle ne trouvera pas une meilleure occasion dintervenir.
Ceux qui sabstiennent par hostilité à la Commune font le plus imbécile des calculs. Ils ont beau haïr la Commune, elle est, et ils sont exposés à tout ce quelle voudra leur faire. Ils sont donc stupides de ne pas employer le seul moyen quils aient de modifier ses éléments, et par suite, ses actes. Alors, quils sen prennent à eux seuls de tout ce qui pourra leur arriver.
Quant à ceux qui, tout en acceptant la Commune, pensent quelle a commis plus dune maladresse et plus dune faute, cest à eux à lui adjoindre des collaborateurs qui laident à se maintenir dans lénergie intelligente et dans la fermeté réfléchie sans lesquelles elle périrait et la République avec elle.
Certes, les réserves sont sensibles, - elles ne vont pas jusquà nier à la Commune sa légitimité, ni même sa représentativité. Hugo lui, depuis Bruxelles dans sa lettre à lIndépendance belge du 26 mai, est bien plus virulent quand il évoque la « réunion dite Commune, que Paris a fort peu élue et que, pour ma part, je nai jamais approuvée[26] ». Il reprend alors à son compte un argument, celui dune élection faussée par une abstention massive, que Le Rappel, à plusieurs reprises et dès la proclamation des résultats, avait, lui, vigoureusement rejeté :
Les journaux hostiles à Paris font ce quils peuvent pour persuader à leurs lecteurs que Paris na pas voté. La Commune, à les en croire, aurait été nommée par un nombre insignifiant délecteurs, et labstention aurait été telle que lélection serait dérisoire.
Voyons.
Il nest venu à lidée daucun journal réactionnaire de contester les élections municipales du 5 novembre. Or, les maires sortis les premiers dans les 20 arrondissements réunissaient à eux tous un total de 140 142 suffrages.
Cette fois-ci, les conseillers municipaux sortis les premiers dans les 20 arrondissements réunissent un total de 158 650.
Ce qui donne à la Commune dix-huit mille cinq cents voix de plus quà la municipalité.
Les journaux réactionnaires auraient-ils la bonté de nous révéler par quelle espèce darithmétique ils réussissent à trouver la municipalité mieux élue que la Commune.[27]
Ce raisonnement nempêche dailleurs pas le Rappel de regretter vivement que la Commune ait validé lélections des cinq conseillers nayant pas obtenu le suffrage du huitième des électeurs inscrits, ni de déplorer la recrudescence de labstention lors des élections du 16 avril, abstention quil explique par les bombardements et les opérations militaires, la fuite dune partie de la population, ou encore leffet démobilisateur de la démission des élus (quil déplore). Mais le rédacteur ajoute :
La Commune aura la sincérité dajouter à ces raisons les fautes et les maladresses quelle a commises ou laissé commettre, les suppressions des journaux, les arrestations arbitraires, la presse des réfractaires de la guerre civile, etc., tout ce qui a grossi les rangs de ses ennemis et éclairci ceux de ses partisans.
La Commune a pour elle le principe ; quelle nait pas contre elle les actes. Elle a fait de bonnes choses ; plus dune des mesures quelle a prises ont mérité lapprobation des vraiment honnêtes gens ; quelle soit énergique sans violence, quelle ait la justice à sa droite et la liberté à sa gauche, et sa popularité reviendra entière, et ce jour-là elle pourra appeler au vote : il ny manquera personne de ceux qui méritent le nom de bons citoyens.[28]
Attitude critique, certes, mêlée dune certaine amertume, - mais qui ne va pas jusquà refuser à lassemblée communale sa légitimité populaire.
Enfin, jamais Le Rappel ne critique la Commune au nom de linsuffisance, de lindignité, de lignorance de ses membres, militants socialistes issus pour la plupart de laristocratie ouvrière ou de la toute petite bourgeoisie intellectuelle. Or cest un « argument » récurrent chez Hugo, - peut-être, avouons-le, lun des moins sympathiques. Dans sa lettre à lIndépendance belge, dans LAnnée terrible (mais pas dans les trois poèmes quil envoie au Rappel), il reprend la stratégie satirique de Châtiments (avec peut-être un peu moins de pertinence historique) et mêle attaques ad hominem et dénonciations collectives, appliquées aux deux camps. Encore dans la lettre antidatée du 28 avril 1871, sil concède (peut-être sur les instances de ces rédacteurs du Rappel auxquels la lettre est adressée) quil y a dans la Commune « quoi quon en dise, des curs droits et honnêtes », il maintient son verdict dindignité collective de lassemblée communale :
Depuis le 18 mars, Paris est mené par des inconnus, ce qui nest pas bon, mais par des ignorants, ce qui est pire. [ ]
Se figure-t-on Paris disant de ceux qui le gouvernent : Je ne les connais pas ! Ne compliquons pas une nuit par lautre ; au problème qui est dans les faits, najoutons pas une énigme dans les hommes. Quoi ! ce nest pas assez davoir affaire à linconnu ; il faut aussi avoir affaire aux inconnus !
Lénormité de lun est redoutable ; la petitesse des autres est plus redoutable encore.
En face du géant il faudrait le titan ; on prend le myrmidon ![29]
Le Rappel sait fort bien être acerbe. Ni lattaque ad hominem ni lattaque collective ne leffraient : Veuillot, Thiers, et peut-être surtout Jules Favre ; les journaux réactionnaires, lAssemblée des ruraux, les républicains tièdes, en font les frais. Mais pas les Communards. Certaines des mesures de lassemblée communale peuvent être critiquées, voire dénoncées, mais collectivement lassemblée est au moins ménagée, et le Rappel saisit toutes les occasions de marquer son approbation du travail politique du conseil. Ainsi, le deux avril :
Ceux qui ont intérêt à voir dans la Commune un tas de fous et dénergumènes prêts à trancher les questions comme on casse les vitres, seront gênés par linvitation que la Commune adresse aux sociétés syndicales du commerce et de lindustrie. La Commune, avant de résoudre la question des échéances, les invite à lui écrire leurs observations et tous les renseignements quelles jugeront utiles.
Nous ne pouvons, nous, que nous réjouir de ce que la Commune nimprovise pas à tâtons une loi qui touche à tant dintérêts.
Quant aux individus, Le Rappel évite généralement de les nommer dans ses jugements sur laction de lassemblée communale. Il sort de cette réserve le 15 mai, sous la plume de François-Victor, mais cest pour faire léloge de Jourde (et accessoirement de Varlin), et approuver non seulement sa gestion financière mais surtout sa prise de position en faveur de la « minorité » communale, opposée à la tendance autoritaire qui sest précisée lors de la constitution dun Comité de Salut public (le 1er mai). Et Hugo fils en profite pour récuser vertement la thèse, plusieurs fois reprise par Hugo père, du malheur de Paris gouverné par des « inconnus », - au nom de la puissance révélatrice des révolutions :
Tous les hommes impartiaux ont lu avec un sympathique intérêt le rapport financier présenté à la Commune par le citoyen Jourde. Ce rapport résumait avec une remarquable netteté et une loyauté parfaite les mouvements de fonds opérés en quarante jours. Il faisait justice de toutes les calomnies versaillaises qui représentent le mouvement municipal comme le triomphe du pillage et du vol. [ ]
Qui se serait douté, avant la journée du 18 mars, quil y avait quelque part, dans les rangs de la classe ouvrière, un Necker inconnu qui sauverait de la banqueroute la première ville du monde ? Les révolutions populaires nous font parfois de ces surprises. Soudain elles mettent en lumière un talent inaperçu, un mérite ignoré, une probité anonyme. Elles rectifient les iniquités du sort en brusquant les renommées et en arrachant la gloire à lobscurité. Passant, qui es-tu ? Un pauvre avocat sans cause Demain tu seras Danton. Et toi, qui es-tu ? Un modeste étudiant en droit. Demain tu seras Camille Desmoulins. Et toi, qui es-tu ? Sergent aux gardes-françaises. Demain tu seras Hoche. Et toi, qui es-tu ? Un simple grenadier, fils dun ouvrier terrassier. Demain tu seras Kléber !
Le délégué aux finances a conquis lestime générale, non-seulement par la loyauté et lhabileté de sa gestion financière, mais par les excellentes et saines paroles qui ont servi de commentaire à son rapport. Il a protesté par sa démission contre le rétablissement du Comité de salut public, et, sadressant à une Assemblée que semblait dominer la tradition jacobine, il a eu le courage de lui dire : Ne revenons pas à 93 !
Outre ces déclarations très politiques, le plus souvent signées par les grands noms de la rédaction, et qui engagent explicitement la « ligne » du journal, il faut faire état de ces « échos », de ces faits parisiens dimportance variable mais à travers lesquels, bien souvent, se lit une évidente adhésion à latmosphère révolutionnaire de la capitale depuis le 18 mars. Numéro du 22 mars :
Sur les boulevards et dans les rues, la circulation est aussi active que dhabitude. Bien que les événements accomplis ces derniers jours soient commentés avec animation, les citoyens acceptent franchement le nouvel état des choses, garanti du reste par laide et le concours de la garde nationale tout entière.
La troupe régulière a, de son côté, compris que ses chefs ne pouvaient plus lui commander le feu sur les Français, après les avoir fait fuir devant les Prussiens.
Les auteurs de tous nos maux ont quitté Paris sans emporter le moindre regret[30].
Numéro du 27 mars, relatant « La Journée » de la veille, celle des élections à la Commune :
Belle et radieuse journée que celle dhier. La joie était sur tous les visages et la confiance des esprits sajoutait à la sérénité du temps.[31]
Ou encore Auguste Vacquerie, qui dans le numéro du 29 mars relate la laïcisation solennelle de léglise Sainte-Geneviève[32], et en profite pour exprimer son adhésion au drapeau rouge de la Commune au détriment du tricolore :
Les canons de la place du Panthéon saluaient le drapeau qui venait remplacer la croix par laquelle le catholicisme impérial avait marqué sa prise de possession de lédifice.
La Commune reprenait au clergé ce que le clergé avait usurpé.
Le drapeau était rouge. Nous ne sommes pas de ceux que le rouge effarouche.
Ce nest pas une couleur nouvelle pour nous. Pendant tout lexil, le drapeau rouge a été le drapeau de la République proscrite ; et nous trouvons tout simple que la République rentre en France avec son drapeau.
[ ]
Le drapeau tricolore, qui a été celui de la première République, a eu, certes, ses jours glorieux ; mais lempire la traîné dans la boue de Sedan, et ce nest pas nous qui ly ramasserons.
Ajoutons enfin que le récit des opérations militaires, sil ne se prive pas de critiquer la stratégie des généraux de la Commune, se fait toujours selon le point de vue parisien, et montre clairement quil espère la victoire des fédérés. Ainsi, dans le numéro du 4 avril, relatant la désastreuse sortie parisienne de la veille :
Ce qui est certain, cest quil y a eu dans les vaillants défenseurs de Paris une résolution et un entrain admirables. Mais leur courage a paru plus dune fois desservi par lindécision et linexpérience des chefs. Il manquait lordre, et aussi les ordres. Mais tout pourra encore être réparé.
Tout cela ne suffit certes pas à faire du Rappel un journal « communard ». À la différence du Vengeur ou du Cri du peuple par exemple, aucun de ses rédacteurs ne siège à la Commune, et le journal, sil appelle à voter et incite fortement les radicaux à se présenter, ne soutient officiellement aucune liste. Il est clairement dans le camp des « conciliateurs » (même si Lockroy, dans son éditorial du 5 avril, récuse le mot), il soutient la fondation de la Ligue républicaine des droits de Paris, les initiatives des grandes villes républicaines (le Congrès de Bordeaux), et, déchiré, nappelle jamais directement à prendre les armes contre Versailles. Mais cette tendance « conciliatrice », dominée par les radicaux, est elle-même composite, et Le Rappel se situe clairement à son extrême gauche : par son insistance à réclamer la dissolution de lAssemblée nationale et ses ménagements à légard de lAssemblée communale, par son regret de ne pas voir siéger les radicaux au sein de cette dernière, par son approbation globale du mouvement du 18 mars et par sa conviction que les responsabilités de la guerre civile sont toutes du côté de Versailles. « Nous avons peu de goût pour les coups dÉtat, écrivait le 6 avril François-Victor ; mais sil nous fallait choisir entre lusurpation de la province et lusurpation de la capitale, nous nhésiterions pas. Parisiens, nous ne nous séparerions pas de Paris. » Tel sera en effet lattitude du Rappel. Or, nayant jamais dénoncé lillégitimité de lassemblée communale, ni dénié sa représentativité populaire à Paris, le journal aura finalement adopté vis-à-vis de la Commune une position quon pourrait qualifier de soutien critique, extérieure, mais non hostile.
Cette attitude sexplique par son analyse fait Commune. Le Rappel voit dans le 18 mars et dans ses suites avant tout un mouvement de défense républicaine, contre les menaces de coup de force royaliste de lAssemblée de Versailles, mais aussi contre la trahison des idéaux républicains par les modérés[33]. Le peuple de Paris a fait la Commune avant tout pour défendre la République : « Quest-ce quil veut ? Défendre et garder ce quil a si chèrement payé, si vaillamment conquis : la République, son droit, son titre »[34]. Cette République « qui nest pas « le but », mais qui est le moyen et le meilleur de tous de réaliser toutes les réformes et daccomplir tous les progrès »[35]. Les mesures sociales de la Commune, vitales, mais au fond modestes, seront globalement approuvées par léquipe du Rappel. Cest quelles relèvent à ses yeux de ces « réformes » et de ces « progrès » que rendent possible la République véritable. Bref, le journal ne voit pas dans la Commune une répétition de juin 1848, mais plutôt sa négation, son contre-exemple, la preuve que lalliance dans, par et pour la République, des ouvriers parisiens et de la petite bourgeoisie, des républicains radicaux et des socialistes, est bien réalisée, au moins réalisable. La lecture de lévénement en terme de guerre sociale à outrance, répétition du traumatisme de Juin, lui semble avant tout le fait de la « réaction », et cest contre cette lecture, qui réaliserait ce quelle veut démontrer, qui ferait le jeu dune violence de classe quil soupçonne bien davantage à Versailles quà lHôtel de Ville, que léquipe du Rappel développe ses analyses et fait ses choix : « En 1848 la question sociale, ou plutôt le malentendu social divisait en deux camps opposés, exaltés, acharnés, les prolétaires et les propriétaires. Aujourdhui rien de semblable. [ ] La guerre civile na pas de raison, pas même de prétexte ; elle serait en quelque sorte artificielle et, plus quartificielle, forcée »[36]. Seuls les réactionnaires de Versailles ont intérêt à voir dans lévénement du 18 mars la répétition du 23 juin, seuls ils ont intérêt à déclencher une guerre civile que lévénement ne justifie pas, seuls ils en porteront, aux yeux du Rappel, la responsabilité.
Il est probable que le silence plus ou moins réprobateur de Victor Hugo, son absence même, ait gêné cette équipe du Rappel qui na cesse de senorgueillir de sa présence au sein du peuple de Paris, de lattention quelle porte à ses actes, à ses gestes, à ses pensées et à ses désirs, et de la fidélité quelle lui voue[37]. Il est possible quelle ait vu dans ce retrait une attitude déplacée, qui risquait de donner, objectivement, du poids à la lecture de lévénement quelle sefforçait de contrer. Mais on peut admettre que la position du Rappel, recouvrant en quelque sorte le silence du Maître, a permis à celui-ci de conserver à peu près intacte son audience auprès des milieux socialistes et ouvriers de la capitale. Et quand en 1872, avec la publication de LAnnée terrible et dActes et paroles 1870-1871-1872, les critiques de Hugo à légard de la Commune et des Communards pourront être largement connues (comme on le verra plus loin, quelques militants ne les lui pardonneront pas), elle seront amplement compensées par le combat quil mène, dès la Semaine sanglante, contre leur répression féroce par les Versaillais, et qui lui vaudra à sa mort le titre de « grand amnistieur ».
Fortune de Hugo chez les anciens Communards
Il faudrait pour finir évoquer brièvement la « réception » de cette attitude politique de Hugo face au phénomène Commune dans les milieux politiques dextrême gauche, et avant tout parmi les anciens Communards. On a peut-être surévalué limportance, et surtout la précocité, de la dénonciation par les responsables du mouvement ouvrier français, marxistes ou anarchistes, dun Hugo petit-bourgeois, incapable de sélever au-delà des intérêts de sa classe, mal masqués par une phraséologie grandiloquente et un paternalisme sentimental. Dénonciation dont le pamphlet de Lafargue, La Légende de Victor Hugo, rédigé en prison à loccasion de la mort du poète, constitue lexemple le plus célèbre[38]. Mais comme le rappelle Madeleine Rébérioux, « Malgré ses fermes espérances, Lafargue ne trouva sur le moment aucun éditeur : son pamphlet parut pour la première fois en 1888 dans Die Neue Zeit, puis, pendant lété 1891, dans La Revue socialiste non sans de fortes réserves, [ ] bien nécessaires dans une revue où Victor Hugo comptait tant damis. »[39] Cette « lecture sectaire de Hugo par Guesde et Lafargue », dont Jack Ralite a rappelé récemment combien elle a été combattue dans les rangs mêmes du Parti Communiste Français, notamment à linitiative dAragon[40], ne semble guère avoir eu daudience avant les années 1890, et dabord sans doute sous linfluence de la montée en puissance du positivisme scientiste au sein du mouvement ouvrier, et de la disparition ou de la marginalisation des militants contemporains de Victor Hugo. Certes, en 1885, à la mort du poète, on put lire dans LAmi du peuple un virulent article signé Phillip :
Hugo na pas trouvé bon de saluer, avec des strophes comme il savait si magistralement en ciseler, les quarante mille cadavres de la Semaine sanglante.
Hugo a cru même devoir cracher sur ces deux admirables lutteurs : Ferré, Raoul Rigault.
Deux citoyens courageux, honnêtes, qui préférèrent au culte de la Littérature, celui de la Justice.
Deux hommes tombés, deux vaincus.
Linsulte lui échappa dans une heure de colère : heure de surprise : heure à laquelle apparut enfin, béant, le gouffre qui sépare à jamais le Peuple du dernier « Grand Poète » de la classe bourgeoise.
Après soixante ans de mensonges, - et dailleurs de perfidies délicieuses de la part du chantre des « Châtiments » plus un masque sur les visages.
Situation nette.
Et le Peuple seul y gagnera.
- Allons messieurs, nous ne cracherons pas sur les vôtres ; mais ne mêlons pas nos cadavres. [41]
Mais la mauvaise foi de cette dénonciation risquait de nuire à son efficacité : quiconque a lu LAnnée terrible sait en effet que leur auteur navait guère destime pour les blanquistes Ferré et surtout Rigault (tous deux fusillés par les Versaillais), - mais il sait aussi que son auteur y a dénoncé les massacres de la Semaine sanglante, dans des poèmes qui, même sils ne sont pas strophiques, nen sont pas moins « magistralement ciselés ». Surtout, une telle attitude souffre alors de son isolement. « Lhugophobie de gauche, écrit Madeleine Rébérioux, est restée un phénomène très marginal, propre, en 1885, sous sa forme exacerbée, à quelques dirigeants du courant guesdiste, encore très peu nombreux »[42]. Ce qui frappe en ces années daprès Commune, cest bien plutôt le privilège dont jouit Hugo parmi les anciens Communards. Ces hommes qui sefforceront de reconstituer le mouvement ouvrier sur une ligne classe contre classe, qui ne pardonnent pas aux Républicains bourgeois « soi-disant avancés » davoir laissé massacrer le peuple, en mai 1871 comme en juin 1848, ces hommes qui confondent dans la même opprobre tous les revenants de lexil, les barbus à larmes de crocodile, les Louis Blanc, les Schlcher, les Ledru-Rollin, etc., ces hommes qui récusent désormais toute alliance avec la bourgeoisie de quelque tendance quelle se proclame, semblent mettre un point dhonneur à exclure de leur vindicte Victor Hugo. Lissagaray na que mépris pour les radicaux conciliateurs, et la plupart des « socialistes » de la génération de 48, mais, tout en marquant les distances, il multiplie les marques destime à légard de Hugo et de son journal. Ainsi dans ce coup de chapeau à « lincident belge », qui réalise le tour de force dassocier au nom de Hugo celui de Guesde pour le courage et de Proudhon pour la proscription:
Il ny eut de courageux quen province et à létranger. Les Droits de lHomme de Jules Guesde à Montpellier [ ] dénoncèrent les massacreurs. [ ]
A Bruxelles, Victor Hugo protesta, dans une lettre fort mal documentée du reste, contre la déclaration du gouvernement belge qui acceptait de rendre les fugitifs.
La presse des fusillards déclara quil était devenu fou, Francisque Sarcey lappela « vieux pitre, héron mélancolique, queue rouge, saltimbanque usé, pauvre homme gonflé de phrases, énormément ridicule ». Un autre illustre, Xavier de Montépin, proposa de lexclure de la Société des gens de lettres. Louis Blanc et Schlcher lui écrivirent une lettre de blâme. La maison du poète fut lapidée par une bande délégants, et le pays dArtevelde expulsa Victor Hugo comme il avait expulsé Proudhon.[43]
Plus étonnant encore, Victor Marouck, journaliste guesdiste à LÉgalité, qui appelle dans ce journal le peuple de Paris à boycotter les cérémonies républicaines lors de lérection de la statue de Ledru-Rollin le 24 février 1885, trouve moyen dans son ouvrage consacré à linsurrection de juin 1848 (publié en 1880) de « sauver » lattitude de Hugo, pourtant dans les rangs de « lordre », alors quil vomit Louis Blanc, coupable dabstentionnisme :
La conduite de Victor Hugo, pendant les journées de Juin faisait dire à un historien anonyme de linsurrection : « Victor Hugo a noblement rempli son rôle dans ces jours de combats. » Eh bien ! non ; il nest jamais noble de concourir à lécrasement des meurt-de-faim et des déshérités, quand ils se lèvent pour la conquête de leurs droits et quils luttent pour leur affranchissement et lamélioration de leur sort. Au contraire, et cest toujours sinon un crime, à tout le moins une grande faute. Et nous sommes sûrs quaujourdhui Victor Hugo ne nous démentirait point.
Victor Hugo dailleurs appartenait, en juin 1848, à la droite de lAssemblée ; il se battit contre les insurgés, il y a loin de son attitude à lécurante pusillanimité des Louis Blanc et autres montagnards qui faisaient profession daimer et de servir le peuple. Mieux vaut, en somme, un ennemi déclaré que de prétendus amis tremblants et lâches.[44]
Bref, on perçoit comme un mot dordre tacite dans ce jeu de massacre des notabilités de la gauche officielle : « on ne touche pas à Victor Hugo ». Respect à celui qui défendit lamnistie et proclama lasile, qui « Aux survivants de mai dans la grande hécatombe / [ ] offrit sa maison »[45]. Respect aussi au poète, et dabord au poète militant, à celui qui sut donner voix à lardeur politique. Contre Guesde ou Lafargue, soucieux darrimer luvre de Hugo à la société bourgeoise et à ses profiteurs, un Lissagaray, sans doute beaucoup plus proche de la sensibilité militante du temps, salue à sa mort le poète « qui a rempli de son contingent notre cartouchière »[46]. Encore en 1896, quand le vieux Communard revoie pour sa seconde édition son Histoire de la Commune, il place son dernier chapitre sous les auspices dun alexandrin de Hugo : « Le cadavre est à terre et lidée est debout »[47].
On comprendra que lon achève cette brève revue de la fortune de Victor Hugo chez les Communards en invoquant le témoignage de Louise Michel, déportée en Nouvelle-Calédonie. Témoignage dautant plus significatif que lorsquelle écrit à celui quelle appelle toujours « Maître », la « Vierge rouge » dit systématiquement « nous », et parle aussi au nom de ses compagnons dexil. Ainsi, ayant appris la mort de François-Victor, survenue en décembre 1873, elle écrit au père éploré le 28 mars 1874 depuis la presquîle Ducos, où meurent alors de privations, dhumiliations et de désespoir la fleur du militantisme socialiste :
Cher Maître,
Il ny a pas de consolation possible, mais je veux vous dire que nous souffrons tous de votre douleur.
Nous vous envoyons les plus grands regrets en union avec les vôtres.[48]
Et le 23 septembre 1878, alors que les conditions de détention se sont quelque peu adoucies pour les survivants, mais que, malgré les efforts du sénateur Hugo, lamnistie tarde toujours, ces quelques mots, simples et sans équivoque :
On a publié votre portrait, cher Maître, dans un journal de Nouméa[49], et si nous sommes daccord sur un point, cest le respect et laffection que nous vous portons. [ ]
Au revoir, notre Maître bien-aimé.[50]
Références bibliographiques
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[1] La Légende de Victor Hugo, voir plus loin.
[2] Voir notamment les travaux de Sylvie Aprile.
[3]VIII, 2, O.C., vol. Histoire, p. 125.
[4] « Déclaration aux électeurs de la 6ème circonscription de Paris », reproduite dans Le Rappel du 10 mai 1869.
[5] Voir Maurice Agulhon, « La droite et la gauche », dans Histoire vagabonde II, p. 234-236.
[6] Voir Actes et paroles II, O. C., vol. Politique, pp. 623-627.
[7] Cité par William Serman, La Commune de Paris, p. 188.
[8] La liste est la suivante : Flourens, Blanqui, Millière, Pyat, Hugo, Delescluze, Ranvier, Avrial, Mottu. Après discussion, on y ajoute Dorian. Voir Serman, La Commune de Paris, p. 138.
[9] Juin, XVII.
[10] Voir notamment « Hugo en 1848 : de quel côté de la barricade ? »
[11] Pendant le siège, et à nouveau pendant la Commune, on permit aux débiteurs de récupérer les gages de faible valeur nécessaires à la vie quotidienne (matelas, couvertures, etc.)
[12] Actes et paroles III, O. C., vol. Politique, pp. 762-765.
[13] Sans avoir fait acte de candidature, Garibaldi, qui avec ses « chemises rouges » avaient pris part aux combats contre lAllemagne, avait été élu à Paris, et dans trois autres départements. Le 13 février, alors que lAssemblée vérifiait les pouvoirs, il demanda la parole pour remercier ses électeurs et, voulant conserver sa nationalité italienne, pour donner sa démission. Un concert de cris et dinjures séleva alors des bancs de la droite et, lAssemblée lui ayant interdit de sexprimer, vota son invalidation. « Paris ressent comme un affront collectif loffense infligée par lAssemblée à Garibaldi, odieusement exclu des débats sans avoir pu adresser un adieu fraternel à la nation française » (Serman, La Commune de Paris, p. 176).
[14] Voir Actes et paroles III, O. C., vol. Politique, pp. 766-770.
[15] Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, p. 113.
[16] Les Misérables, V, I, 1, O. C., vol. Roman II, p. 926.
[17] uvres complètes, sous la direction de Jean Massin, Le Club Français du Livre, tome XV-XVI/2, p. 473.
[18] Actes et paroles III, vol. Politique, p. 788-792.
[19] Repris dans LAnnée terrible, respectivement Avril, IV, Avril, V et Mai, I.
[20] Carnets de la guerre et de la Commune, O. C., vol. Voyages, p. 1141.
[21] « Politique du désastre », Europe, n° 671, p. 183-184.
[22] Contrairement à ce que laisse entendre Hugo dans sa lettre datée du 28 avril 1871 (partiellement citée plus haut) : « Les journaux belges annoncent que Le Rappel va être supprimé par la Commune. Cest probable. » (Actes et paroles III, vol. Politique, p. 790).
[23] On lit dans ce même numéro lentrefilet suivant : « Victor Hugo nous prie de remercier en son nom les gardes nationaux qui ont bien voulu faire au corps de son fils lhonneur touchant de lescorter de la Bastille au cimetière. / Il adresse également lexpression de sa profonde reconnaissance aux compagnies de la garde nationale qui, delles-mêmes, sont venues faire la haie et présenter les armes au passage du cercueil. »
[24] Réunion appelée le 7 avril par voie daffiches signées « Un groupe de citoyens », interdite par la Commune.
[25] Les 112 exécutions dotages perpétrées par la Commune neurent lieu quaprès le début de la Semaine sanglante, moins en application du fameux décret que sous la pression de la foule rapportant les massacres perpétrés par les Versaillais. Larmée de Versailles, dès le déclenchement des hostilités le 2 avril, fusilla sans jugements de nombreux prisonniers. Quant au total des victimes parisiennes des exécutions sommaires, les historiens semblent saccorder aujourdhui sur le chiffre de 17000 environ.
[26] Actes et paroles III, vol. Politique, p. 797.
[27] Le Rappel du 29 mars 1871.
[28] Le Rappel du 18 avril 1871.
[29] Actes et paroles III, vol. Politique, p. 790 et 792.
[30] Il sagit pourtant de rien moins que de tous les représentants du pouvoir central dÉtat.
[31] Hasard ou non cest dans ce numéro, et peu après ce récit de « La Journée » électorale, que Le Rappel fait état du départ de Victor Hugo pour Bruxelles et, tout en le justifiant par des raisons familiales, promet son retour prochain à Paris.
[32] Rappelons que léglise de Soufflot fut consacrée aux Grands Hommes par la Législative en 1791, rendue au culte catholique par la Restauration, à nouveau laïcisée par la Monarchie de Juillet, à nouveau rendue au catholicisme par Napoléon III. La laïcisation décrétée par la Commune fut bien évidemment annulée dès la victoire des Versaillais. Mais en 1885, sur proposition des radicaux, on refit de léglise du Panthéon le temple des Grands Hommes pour y déposer la dépouille de Victor Hugo.
[33] Voir notamment léditorial dAuguste Vacquerie, « Aux monarchistes », le 20 mars 1871.
[34] Paul Meurice, éditorial du 24 mars « Lentente des républicains ».
[35] Lockroy, éditorial du 18 mars « Aux électeurs de Paris ».
[36] Paul Meurice, éditorial du 24 mars « Lentente des républicains ».
[37] Par exemple, toujours dans léditorial de Meurice du 24 mars : « Nous vivons au milieu de ce généreux peuple de Paris [ ]. Nous lentendons, nous le voyons, nous savons ce quil veut, nous regardons ce quil fait. »
[38] Pamphlet que Theodore Zeldin, historien anglais peu suspect dorthodoxie marxiste, se contente pour lessentiel de répéter, avec une évidente jubilation, dans les pages consacrées à Victor Hugo de son Histoire des passions françaises (1848-1945), tome 5, « Anxiété et hypocrisie », p. 47-50.
[39] « Victor Hugo dans le débat politique et social », dans La Gloire de Victor Hugo, p. 222.
[40] « Victor Hugo, lhomme du progrès social et humain », discours prononcé lors de « l hommage solennel du Sénat à Victor Hugo à loccasion du bicentenaire de sa naissance », le 20 février 2002, reproduit dans LAnnée Victor Hugo au Sénat, p. 21-24.
[41] Numéro du 22-23 mai, reproduit dans La Gloire de Victor Hugo, p. 223.
[42] Article cité, p. 222.
[43] Histoire de la Commune de 1871, ch. XXXIII, p. 395-396.
[44] Juin 1848, p. 112.
[45] « Aux mânes de Victor Hugo », poème de Louise Michel, reproduit le 30 mai 1885 en première page du journal La Bataille (cité par Madeleine Rébérioux, art. cit., p. 243).
[46] Dans La Bataille du 23 mai 1885 (cité par Madeleine Rébérioux, art. cit., p. 221.
[47] Extrait de « La Voix de Guernesey », poème écrit en 1867 à loccasion de la défaite de Garibaldi devant Rome, et recueilli dans Actes et paroles II.
[48] Je vous écris de ma nuit, p. 213.
[49] Il sagit sans doute du Courrier illustré de Nouvelle Calédonie, dont le numéro du 7 septembre 1878 avait reproduit en première page le portrait de Hugo photographié par Étienne Carjat en 1873 (voir La Gloire de Victor Hugo, p. 7)
[50] Je vous écris de ma nuit, p. 243.