Victoria Tébar : La création artistique hugolienne. Ses apports dans le domaine des procédés techniques

Communication au Groupe Hugo du 24 janvier 2004
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Cette communication procède de la recherche recueillie dans la thèse de doctorat : Concepción técnica en los dibujos de paisaje de Victor Hugo (Victoria Tébar 2002), soutenue dans la Faculté des Beaux Arts de Barcelone (Prix Extraordinaire dans l’année 2003) et encore inédite.

 

Introduction

 

Le cas de l’écrivain qui dessine n’est pas exceptionnel, ni au XIXème siècle ni au XX ème. A différentes époques et dans différentes cultures, nous pouvons rencontrer des personnages qui tout en se consacrant à la littérature, font du dessin ou de la peinture en amateur. Entre autres exemples, le XXème siècle nous a offert celui du cinéaste et écrivain Pier Paolo Pasolini, ceux de Rabindranath Tagore, Khalil Gibran, Jacques Prévert ou encore de Rafael Alberti. Quant au XIX ème siècle français  nous trouvons également parmi les contemporains de Victor Hugo, un ensemble d’écrivains qui nous ont laissé une petite oeuvre graphique : Théophile Gautier, Mérimée, Musset, George Sand, etc.

Dans le cas de Hugo, l’intérêt, l’originalité et l’abondance de sa production graphique, qui embrasse une période de plus de 40 ans, montrent bien que celui-ci est un cas très exceptionnel d’écrivain qui dessine et qui peint, ce qui nous permet en fait de parler de deux langages développés de manière très personnelle et qui remplissent des besoins d’expression complémentaires : la parole arrive là où le dessin n’arrive pas et le dessin à son tour là ou la parole ne parvient pas.

À vrai dire, Victor Hugo, promoteur principal du mouvement romantique français, n’a suivi les enseignements d’aucune école pour ce qui a trait à l’art. Cependant, il a maintenu des rapports déterminants avec un ensemble de peintres de ce mouvement-là avec lesquels il a partagé la recherche de l’idéal  dans la création et la défense de la vérité individuelle de l’artiste face aux normes dictées par l’art officiel. L’échange qui se produisit entre ces peintres et Victor Hugo se répercuta de façon transcendantale dans sa formation comme artiste.

Les circonstances hors du commun qui ont déterminé chez Hugo aussi bien l’apprentissage du dessin que la liberté qui accompagne son processus de création, nous donnent une idée du risque pour lui de montrer ouvertement au public ses dessins les plus personnels. Nous pouvons imaginer l’incompréhension à laquelle ils auraient été soumis, non seulement de la part de l’art officiel, mais aussi en raison de la mentalité de l’époque.  Face à cette circonstance, la position que Hugo adopte dans ses écrits est significative : en public, il laisse toujours entendre qu’il ne se veut pas artiste, et parle de ses dessins avec une très grande modestie, mais, en privé, il se reconnaît « peintre malgré lui ».

Dans l’une de ses lettres, en réponse aux éloges que Baudelaire venait d’adresser dans la presse à ses dessins de paysage, Hugo s’exprime sous ces mots que la postérité a rendus célèbres :

« Je suis tout heureux et très fier de ce que vous voulez bien penser des choses que j’appelle mes dessins à la plume. J’ai fini par y mêler du crayon, du fusain, de la sépia, du charbon, de la suie et toutes sortes de mixtures bizarres qui arrivent à rendre à peu près ce que j’ai dans l’oeil et sourtout dans l’esprit».  ­[puis, Hugo amoindrit l’importance de ses dessins en disant :] « Cela m’amuse entre deux strophes ».

Le fil du temps et l’évolution des concepts par rapport à l’art, à l’esthétique et aux processus de la création, ont fait que de nos jours, les dessins de Victor Hugo éveillent un intérêt renouvelé de part la société qui, en les regardant avec les yeux du XX ème siècle, découvre en eux des valeurs insolites. Elles ne furent pas  remarquées de son temps, il y fallait la perspective de l’art du siècle suivant.

 

À présent, l’oeuvre graphique de Victor Hugo est de plus en plus connue et divulguée. Depuis 1971 d’importantes expositions qui ont eu lieu aussi bien en France qu’à l’étranger, en font preuve. Entre 1971 et 1974,  celles organisées par Pierre Georgel à la Maison de Victor Hugo de Paris, au Musée Victor Hugo de Villequier et au Victoria & Albert de Londres eurent le mérite de faire reconnaître à Hugo un plein droit de jouir d’une place parmi les créateurs artistiques. Ces expositions furent suivies de celles organisées au Petit Palais et au Grand Palais en 1985, de celles réalisées à Venise en 1993 et, cinq ans plus tard, au Drawing Center de New York qui, en exposant dans ses salles les dessins de Victor Hugo, démontrait une reconnaissance réelle de la production artistique de celui dont la renommée universelle comme écrivain avait éclipsé, pendant près d’un siècle, les mérites d’artiste.

Un peu plus tard, en 2000, ce fut le tour de l’exposition réalisée à la Fundación Thyssen Bornemisza de Madrid, et qui quelques mois plus tard fut montrée à la Maison de Victor Hugo de Paris.

Les thèmes et les impératifs propres au créateur romantique prédominent dans la vaste et diverse oeuvre graphique hugolienne: le sentiment de la nature- repris dans des paysages et des marines-, le regard tourné vers le passé, -repris dans des architectures à valeur historique, en particulier du Moyen Age-, l’idée de destin, qui surgit de façon éloquente dans différents thèmes et de différentes façons, et l’importance octroyée à l’imagination, évidente dans toute son oeuvre interprétative.

Les paysages et les figures sont les thèmes les plus fréquents dans sa production. Si parmi les premiers nous tenons compte des oeuvres qui, tout en permettant une interprétation paysagiste, s’identifient ou s’inclinent vers ce qu’aujourd’hui nous considérons comme informalisme et abstraction, nous pouvons considérer que le paysage est le thème prédominant dans son oeuvre graphique, suivi par la figure.

En 1969, Jean Massin publiait le premier catalogage général de dessins de Victor Hugo, qui comprenait quelques 2 000 pièces. Dès lors, de nouveaux dessins n’ont cessé de paraître, en particulier dans des salles de vente.

Actuellement, Pierre Georgel, le plus grand connaisseur de l’oeuvre graphique hugolienne, prépare le catalogue raisonné de tout l’ensemble, qui dépasse déjà les 3 500 pièces.

Les collections publiques françaises conservent la plus grande partie de cet oeuvre : le Département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France, réunit à l’heure actuelle entre 1 500 et 2 000 dessins (à peu près la moitié du total connu), la Maison de Victor Hugo de Paris conserve autour de 600 pièces et le Département des Arts Graphiques du Musée du Louvre en conserve 7. Il y a aussi des ses oeuvres au Bristish de Londres, au Musée des Beaux Arts de Budapest, de Dijon, de Marseille, etc. Un nombre important de pièces sont conservées également dans des collections privées.


 

Motif de cette étude

 

Lors d’une première approche des dessins de Victor Hugo, sous forme de fidèles reproductions, mon intérêt avait été vivement éveillé par la sensibilité, l’énergie et l’esprit énigmatique contenus tout particulièrement dans ses paysages. Beaucoup d’entre eux avaient été abordés et résolus avec une audace et un sens esthétique mystérieux et remarquable, lié souvent à une technique hors du commun. La qualité d’un bon nombre de compositions était admirable et surprenante. Elles avaient été résolues de façon picturale et sans grandes difficultés par quelqu’un qu’on imagine plongé dans l’écriture.

Dans ces paysages, on pouvait sentir la profonde réceptivité du peintre qui expérimente ou se souvient, en solitude, des moments vécus en intime accord avec la nature. On pouvait retrouver en eux cette manifestation confidentielle de l’artiste qui reste muet et se voue à sa peinture pour essayer d’exprimer ce qui  tout en débordant la perception et l’intellect, ne peut être dit avec des mots.

En observant les compositions de paysages des différentes périodes, il devenait évident que les concepts du peintre par rapport à la forme, le clair-obscur, la technique et les questions esthétiques en général, avaient subi d’intéressantes transformations, elles avaient  gagné  en  assurance  et elles avaient  été évoluées  aux  cours des années (fig. 1-13 et 15-21). Quelques solutions, notamment techniques, semblaient avoir été atteintes au cours d’un long processus d’apprentissage et d’expérimentations menées à terme avec de remarquables résultats. L’implication personnelle et émotionnelle de l’auteur devenait visible dans ses oeuvres et montrait que l’évolution de son langage comme artiste provenait d’un véritable besoin intérieur.

 

 

Le domaine que ce travail couvre. Le côté cryptique des techniques employées par Victor Hugo

 

Les conservateurs et d’autres chercheurs ont déjà souligné la complexité que représente l’identification des matériaux qui interviennent dans une bonne part des dessins de Hugo. Par ailleurs, la tradition écrite transmet depuis le 19° siècle l’idée que Hugo avait recours aux matériaux les plus hétérodoxes (en plus de ceux d’usage traditionnel, on mentionne le café noir, le marc de café, le jus de mûres, les cendres, la fumée de lampe, etc.), parfois il est difficile de distinguer parmi les différents documents, entre le témoignage digne de foi et la légende forgée autour de la figure de ce singulier créateur.

Les interrogations relatives aux matériaux employés ne sont pas les seules que les dessins de Victor Hugo suscitent en ce qui concerne leur réalisation. Il en existe d’autres, importantes, en particulier celles relatives aux procédés techniques.

En regardant les dessins originaux, il est évident que pour une partie d’entre eux Hugo a eu recours à des techniques et à des matériaux atypiques dans le dessin. Par exemple nous constatons que souvent les encres incorporent des matériaux qui leur confèrent une consistance plus épaisse, plus opaque et mate que d’ordinaire ; il s’agit de mélanges ou de composés qui tout en étant travaillés de différentes façons, créent sur la surface du papier des « géographies » particulières, à base d’empâtement usés, rayés, craquelés et de minuscules panneaux d’encre qui peuvent se retrouver plus ou moins groupés ou dispersés. Ainsi nous avons pu vérifier que ce genre de compositions  -nombreuses parmi la production de Victor Hugo- présente une facture picturale dont les caractéristiques débordent largement l’image que nous avons du dessin au XIX ème siècle.

En commençant l’examen des originaux, j’ai observé qu’au delà des procédés employées dans le dessin de cette époque (le lavis, les lumières obtenues en grattant l’encre sèche sur le papier, les ombres incorporées en étalant des pigments secs et l’emploi de pochoirs de papier découpé) d’autres spécialement significatives de sa façon très particulière de travailler étaient inconnues et n’apparaissaient pas identifiées sur les fiches techniques des publications sur le sujet.

En essayant d’approfondir l’étude de ces différents genres de techniques, j’ai vérifié que les systèmes d’études traditionnels (observation directe de l’oeuvre, emploi de la loupe, etc.) étaient insuffisants pour vérifier les interrogations essentielles qui se posaient par rapport aux procédés et aux différents matériaux utilisés. Il a fallu donc chercher d’autres systèmes d’études complémentaires à ceux traditionnellement utilisés. Dans ce sens, l’étude que je vous présente apporte plusieurs nouveautés par rapport à celles qui ont été menées jusqu’à présent autour de l’oeuvre graphique de Victor Hugo, et propose aussi une nouvelle méthode de recherche pour le dépistage de procédés techniques complexes dans les œuvres d’art.

 

 

Le cadre de la recherche, ses objectifs et les moyens utilisés

 

Cette étude, portée à terme du point de vue de l’artiste, est axée sur les dessins de paysage de Victor Hugo, elle englobe une période de 42 ans (de 1834 à 1876).

 

Objectifs

Les objectifs du travail se centrent autour de trois points :

1er)  L’étude spécifique des matériaux et des procédés techniques employés par Hugo sur un ensemble représentatif de ses oeuvres, en cherchant à identifier les procédés qui jusqu’ici étaient restées inconnus.

2º) La déduction, dans la mesure du possible, de la relation qui peut exister entre les procédés techniques et les intentions expressives qui ont pu déterminer leur choix et la façon dont ils furent employées.

3ème) L’étude des techniques en tant que processus évolutif. Cet objectif implique une étude par étapes des procédés techniques employés en les mettant en rapport avec les événements qui tout au long du périple vital de Victor Hugo vont transformer ses besoins expressifs.

 

Méthode et recours employés

I) Pour parvenir à ces objectifs, il a été nécessaire de procéder à un nouveau catalogage des fiches techniques contenant l’étude d’un bon nombre de paysages représentatifs des techniques que Hugo emploie tout au long de son processus évolutif. Pour cela, j’ai soigneusement sélectionné 150 pièces sur l’ensemble de son oeuvre graphique conservée à la Maison de Victor Hugo de Paris, au Département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France et au Cabinet des Dessins du Musée du Louvre, ainsi que dans les collections privées, les maisons de ventes aux enchères et les galeries d’art de Paris. Entre ces 150 oeuvres étudiées j’ai choisi a posteriori les 100 pièces qui intègrent ce catalogue.

Chacune des fiches contient l’étude approfondie de l’original : matériaux, résolution globale, modalités techniques et zone du dessin où elles se localisent. Cette étude a été le point de départ qui a entraîné la recherche sur les techniques et le rôle qu’elles ont joué dans la formation du langage du Victor Hugo artiste.

 

II) La partie la plus importante et la plus difficile de la recherche s’est alors centrée autour des techniques jusque là non identifiées et présentes dans une partie des dessins sélectionnés. Pour pouvoir les étudier, j’ai ajouté de nouvelles méthodes ayx traditionnelles, que j’ai incorporées à l’investigation au fur et à mesure qu’il a été possible. Au total, cinq méthodes d’étude se sont rendues utiles :

1. En premier lieu l’observation attentive des dessins qui présentent ce genre de techniques, et la prise de notes écrites qui décrivent les caractéristiques et les indices qui pourraient permettre de les identifier, et aussi les problèmes à résoudre et les hypothèses à cette fin.

2. Grâce à l’élaboration d’échantillons techniques, je mettais en pratique mes hypothèses et je vérifiais si elles étaient viables ou pas et si elles avaient résolu les inconnues posées. Ainsi j’ai mis sur pied un processus d’étude empirique qui me permit d’approfondir peu à peu différents aspects : comportement des divers matériaux soumis aux différents procédés techniques, approche progressive du type de résultats étudiés, connaissance du degré de difficulté que comporte chacun d’eux, et facteurs qui peuvent modifier ou faire varier les résultats. Cette partie de l’investigation a exigé un long processus d’expérimentation pendant lequel j’ai réalisé une grande quantité d’échantillons techniques. Une sélection de ces derniers figure dans la thèse. Il en existe de deux sortes : ceux constitués exclusivement par des taches, ce sont ceux qui m’ont permis d’identifier différents genres de matériaux et des genres de procédés concrets, et ceux qui contiennent des lettres, ce sont ceux que par la suite je réalisais dans l’intention de reconstruire les procédés techniques complexes et de présenter, de façon graphique, les différentes modalités techniques identifiées.

3. Parmi le matériel bibliographique qui existe, j’ai fait une recherche –notamment parmi les écrits de Hugo et de ses proches- sur tout ce qui avait trait aux matériaux et procédés employés dans ses dessins, j’ai trouvé des données indispensables quant aux matériaux (ce sont ceux que j’ai utilisés principalement pour l’élaboration des échantillons techniques). Les dictionnaires et les manuels pour artistes publiés au 19° siècle m’ont également fourni des données indispensables pour connaître les produits et l’outillage propre à l’époque, ainsi que l’usage qui s’en faisait. Les catalogues publiés au XX ème siècle m’ont fourni également des données et appréciations importantes apportées par les conservateurs, les restaurateurs, et les chercheurs qui avaient examiné ces dessins antérieurement (entre autres, celles qui m’ont permis de me constituer une idée d’ensemble par rapport aux originaux que je n’ai pas eu l’occasion d’examiner).

4. Pour une série définie de dessins, j’ai pris un ensemble de photographies macroscopiques des zones sur lesquelles on observait des indices significatifs des techniques que j’étais en train d’étudier. L’extrême clarté offerte par ce genre d’images, les a rendues particulièrement précieuses pour cette étude, ce qui m’a permis de poursuivre ma recherche à Barcelone, après avoir terminé mon travail sur place à Paris. C’est grâce à elles que j’ai réussi à savoir, beaucoup plus tard, en quoi consistaient les techniques les plus complexes.

Il me faut signaler que le permis accordé pour prendre ces photographies fut assez exceptionnel. Pour cela je dois exprimer ma gratitude aux conservatrices de la Maison de Victor Hugo : à Danielle Molinari et Sophie Grossiord pour la confiance qu’elles m’ont accordée au vu des échantillons techniques grâce auxquels je commençais à obtenir des résultats semblables à ceux que j’étudiais chez Hugo.

5. Un nouvel outil de la recherche, très apprécié et attendu, se trouva dans les études de laboratoire que j’avais demandées au Département des Arts graphiques du Musée du Louvre sur le dessin conservé dans leur fond, connu comme Le mirador. Après avoir obtenu les autorisations correspondantes la demande fut remise au Centre de Recherche et de Conservation des Musées de France où elles furent réalisées deux ans après. Ces études hautement spécialisées, apportèrent à la recherche d’importantes données scientifiques, en particulier celles procédant de l’analyse par chromatographie en phase gazeuse (qui pour la première fois était réalisée sur les dessins de Hugo). Pour tout cela, je tiens à exprimer ma profonde gratitude envers tous les professionnels qui l’ont rendu possible.

Cette méthode de recherche pour le dépistage de procédés techniques complexes dans les oeuvres d’art, peut se rendre utile dans le domaine des musées, la pédagogie de l’art, la restauration et les études de laboratoire.

 

III) Pour mieux situer l’ensemble du travail dans le contexte de son époque et mieux connaître les motivations de Hugo dans le domaine de l’art, j’ai donné une grande  importance à l’examen des influences que son entourage artistique et culturel eut sur lui et au contenu de ses textes sur l’art. Pour cela j’ai réalisé une sélection du matériel publié qui existe et qui étaient très abondant, en choisissant et en étudiant les faits, les idées et les données intéressantes. La première partie de la thèse s’occupe particulièrement de ces aspects concrets, qui à leur tour ont  un poids spécifique important dans les chapitres dédiés aux matériaux et aux étapes évolutives. Parmi ces dernières et en ce qui concerne les aspects historiques relatifs à la vie de Hugo et à son oeuvre, en particulier l’artistique, les travaux de Pierre Georgel ont été une référence fondamentale, leur profondeur, leur rigueur scientifique et la connaissance du thème dans son ensemble ont offert une base solide à cette recherche.

 

IV) Comme il est de rigueur dans ce genre de travail j’ai consulté un ensemble d’experts dans différents domaines et en relation avec la recherche : d’un côté ceux qui sont en rapport direct avec l’oeuvre graphique de Victor Hugo et, de l’autre, ceux en relation avec la base des connaissances sur laquelle s’appuie chacun des aspects traités: le dessin, les procédés de peinture, la gravure, l’histoire de l’art, la chimie, etc.

 

 

Conclusions

 

S’agissant des matériaux et procédés techniques, j’expose de manière synthétique, les  conclusions auxquelles je suis parvenue et les apports les plus notables obtenus lors de la recherche. Du plus simple au plus compliqué, en voici les résultats :

· L’identification du procédé de lavage général, que Hugo emploie fréquemment dans son dessin interprétatif afin d’obtenir différentes qualités expressives (fig. 5).

· La détection de matériaux qui réagissent de façon différente face au lavage (solubles et indélébiles).

· La démonstration que la plupart de ces techniques jusque là inconnues sont des techniques de réserve, basées sur la superposition d’agents indélébiles sur des agents solubles qui agissent en association pendant le lavage, l’agent soluble fonctionant comme écran[1].

· L’identification de quatre sortes de substances solubles (incolore, blanche, brune et noire) que Hugo emploie comme écran, superposant sur elles deux sortes d’agents indélébiles distincts (des encres indélébiles et des pigments secs résistant au lavage). Sur les 8 associations possibles de ces quatre sortes d’agents solubles avec ces deux sortes d’agents indélébiles, j’ai trouvé dans les dessins de Hugo 6 combinaisons différentes qui constituent 6 modalités distinctes de réserve par écran soluble. Ces différentes modalités furent explorées et adoptées par Hugo dans ses dessins en fonction des qualités expressives qu’elles lui apportaient, puisque chacune d’elles permet d’obtenir des résultats techniques très différents des autres selon les matériaux solubles et indélébiles qu’il choisit et en fonction des facteurs aléatoires qui interviennent en particulier au moment de soumettre le dessin au lavage (fig. 6-13 et fig. 16).

· D’une façon générale, Hugo ne dissout ses écran solubles que partiellement, parce que, à ce stade intermédiaire du processus, il obtient les effets techniques et lumineux très divers qu’il cherche. Dans ses œuvres, ce genre d’effets est employé pour évoquer les qualités et les idées qui lui permettent donner à comprendre son interprétation transcendante du monde.

· Les quatre sortes de substances solubles mentionnées (incolore, noire, etc.) sont aussi employées par Hugo indépendamment des réserves, sans prétendre, dans ces cas là, obtenir des silhouettes blanches sur fond obscur, mais les effets techniques (évanescence, transparences, textures, etc.) qui s’obtiennent en lavant les dites substances sur le dessin (fig. 15). Grâce à tous ces effets, l’auteur évoque la sensation d’éloignement, l’immatérialité ou l’apparence floue caractéristique des images qui proviennent du souvenir ou des rêves.

· La consultation des publications qui traitent des techniques et des procédés artistiques employés au 19° siècle m’a permis de déduire que la réserve soluble hugolienne trouve son origine dans la réserve soluble lithographique. La technique de la lithographie, inventée par Alois Senefelder en 1796 et divulguée par lui-même, connut une grand essor en France entre 1820 et 1850. Ceci nous rappelle à nouveau la  transcendance formatrice que représenta pour le Hugo artiste son amitié avec les artistes graveurs avant l'exil et l’importante influence que la gravure eut pour le développement de son langage interprétatif. Bien que les documents qui existent nous permettent de penser que jamais Hugo ne pratiqua la gravure, son oeuvre graphique manifeste le recours à une série de matériaux et de procédés qui proviennent de ce genre de techniques : le crayon lithographique, le bitume de Judée, les réserves solubles élaborées avec de la gomme arabique, les pochoirs, l’utilisation de la presse, probablement aussi l’incorporation de taches et d’empreintes par impression, le dessin « à la manière noire », etc.

· Au Cabinet des Dessins du Musée du Louvre j’ai pu vérifier que le peintre Louis Boulanger, grand ami de Hugo, employa sur un de ses dessins une modalité de réserve soluble (gouache blanche avec superposition de bitume de Judée). Cet exemple dans l’oeuvre de Boulanger précédait de 17 ans le premier exemple de réserve soluble que j’ai rencontré chez Hugo. Sans doute Boulanger connaissait-il aussi les réserves noires et incolores de Senefelder, comme le reste de ses amis artistes graveurs. Tout indique que les idées de base sur la possibilité d’employer, sur papier, ces réserves solubles, conçues à l’origine pour support de pierre auraient été transmises à Hugo par ses amis artistes ; bien que pour les raisons que j’expose dans la thèse, je considère peu probable que, dans leurs oeuvres sur papier, ces peintres aient fait des recherches et diversifié les possibilités techniques et expressives des réserves solubles comme le fit Hugo.

· Nous pouvons donc attribuer à Hugo le fait d’avoir mené des recherches et développé les possibilités techniques de la réserve soluble, en adoptant -avec des buts expressifs- les effets techniques fort différents qu’il découvrait en les expérimentant.

· L’intérêt et la variété des résultats qu’il obtient grâce à ses recherches sur les procédés techniques révèlent un aspect remarquable de Victor Hugo en tant que technicien du dessin. Elles font la preuve de l’intelligence de ses recherches expressives et sa connaissance hors du commun des propriétés des matériaux qu’il employait, en particulier du comportement de ceux-ci face au lavage. La qualité des résultats qu’il obtient grâce à ces procédés démontre le bon sens et la sensibilité avec laquelle il sut mettre en pratique ses conceptions techniques.

 

 

Sur la fonction expressive que les matériaux et les procédés techniques eurent pour Hugo

 

A travers sa conception très personnelle du dessin, Hugo nous présente la technique comme un espace d’exploration au service des idées, des images mentales et de la sensibilité.

Pour parvenir à exprimer les qualités intériorisées du monde physique et du monde spirituel, Hugo explore la relation entre l’effet technique et sa traduction en suggestions sensorielles ; en cherchant l’idonéité entre les possibles effets qu’il découvre au fur et à mesure et ses aspirations expressives. Cette recherche menée avec profondeur, déclenche un processus de développement des recours interprétatifs en fonction des idées à exprimer. Chez Hugo, comme chez la plupart des artistes romantiques, la vision du sublime se révèle comme le plus grand activateur de ses capacités interprétatives, en favorisant la formation d’un langage propre et l’évolution de ses concepts de peintre.

La conception hugolienne du paysage est foncièrement celle du clair-obscurisme, surtout dans ses oeuvres interprétatives. La plupart des techniques et des procédés qu’il introduit, sont conçues afin d’obtenir des effets de contraste entre le clair et l’obscur, tout particulièrement : le grattage, l’emploi du pochoir, celui de la réserve soluble, l’incorporation de gouache blanche sur fonds obscurs aussi bien au pinceau qu’à l’impression, etc.

  Lorsque il utilise ses réserves solubles, Hugo travaille de façon inséparable l’interaction compositrice entre clair et obscur et l’interaction technique entre les agents solubles et indélébiles. Ceci se produit, en particulier, lorsqu’il a recours à l’écran noir et à l’écran lépreux, vu que, tels qu’il les emploie, ils permettent d’être utilisés de façon optionnelle comme agent colorant -en raison de son obscur intense- ou comme agent de réserve selon qu’ils sont éliminées ou non, et selon le degré d’élimination.

Les exemples que je présente ci-après, montrent comment Hugo se sert de différentes façons des procédés techniques et des méthodes de contraste pour exprimer des qualités et suggèrer des idées philosophiques qui furent conçues durant les difficiles années 1850-1855. Rappelons-nous qu’en 1850, Hugo écrivain traverse une crise aiguë qui paralyse totalement son activité littéraire le poussant à dessiner avec une intensité sans précédents. Une année plus tard arrive l’exil, les premières années à l’île de Jersey étant l’étape la plus dure.

Assez souvent nous pouvons aussi voir comment il choisit l’écran noir et l’écran incolore avec superposition de pigments dans l’intention d’évoquer l’idée de l’immatérialité, du surnaturel ou de la disparition qui survint à l’abandon des vestiges architectoniques du passé. En conjuguant ces qualités de la sphère invisible avec celles du monde physique, il nous a laissé des oeuvres dont le contenu représente le contraste entre des dualités essentielles : Les deux châteaux (fig. 8), semble exprimer la dualité entre le tangible et l’intangible ou entre le physique et le métaphysique et Ville au bord d’un lac (MVH 35) semble être le symbole de la dualité entre le passé et le présent ou entre le présent et le futur. Dans les deux cas surgit en toile de fond le caractère transitoire de la vie, le devenir des choses et, en fait, la transformation.

Quand à l’effet de lèpre dans ses dessins, en général il s’agit aussi bien d’une expression de vigueur que de fragilité: souvent il semble représenter la force des matériaux les plus solides soumis à l’action érosive du passage du temps et aux phénomènes atmosphériques : la pierre de taille des burgs (fig.11), le rocher à son état naturel, la résistance que certains bois montrent étant exposés de façon permanente à l’intempérie (fig. 12 et 13), etc. Une partie des créations qui incorporent les effets lépreux, en particulier celles qui appartiennent à la première étape de son exil, sont des images métaphoriques qui suggèrent l’idée du destin en mettant à l’épreuve la force de l’homme et la permanence de ses oeuvres. Parmi certaines de ses composition de l’exil à l’île de Jersey, on identifie très clairement Hugo lui-même (fig. 12), tel qu’il se voyait dans sa lutte pour construire, face à l’apparente tendance destructive du destin.

 

 

Quant au techniques comme processus evolutif

 

Le processus évolutif des techniques employées par Hugo est le reflet du processus évolutif de sa pensée par rapport aux changements intervenus dans sa vie. Ces changements transformaient progressivement ses besoins expressifs en le poussant peu à peu à élargir et à faire mûrir ses connaissances et son expérience des matériaux et des procédés.

Son processus évolutif dans le domaine de l’art, démontre en plus une notable cohérence, qui confirme nos idées quant à l’importance que représente l’apprentissage près nature pour la formation de l’artiste. Dans son cas, cet apprentissage englobait les 9-10 premières années et s’appuyait sur les enseignements que lui-même et ses amis peintres trouvaient dans l’oeuvre de qualité des artistes contemporains et des grands maîtres. Tout cela donna à Hugo le critère et les bases nécessaires pour orienter ses capacités d’artiste et progresser dans l’art d’une façon personnelle.

 

 

Réflexion finale sur Victor Hugo artiste

 

L’oeuvre artistique que nous a laissée Victor Hugo est logiquement moins vaste et plus fragmenté que celle d’autres artistes qui se sont consacrés en exclusivité ou avec plus de temps à la peinture et au dessin. Malgré cela, les réussites qu’elle enferme nous permettent de la considérer comme un apport authentique aux recherches des peintres romantiques. Au-delà de celles-ci, son oeuvre manifeste aussi l’évolution de concepts formaux, esthétiques et techniques qui vont au-delà de son temps, et annoncent les courants artistiques ultérieurs : Burg entouré de maisons (fig. 16) est plus proche de Van Gogh et de Soutine que de Delacroix ; Vision crépusculaire (fig. 19), est plus proche de l’informalisme et de l’abstraction que de Van Gogh. L’intérêt et l’originalité du legs de Victor Hugo dans ce domaine ne sont pas son seul mérite : la justesse de ses textes sur l’art, la création et l’esthétique, confirment l’orientation de ses recherches comme artiste.

Grâce au bagage des connaissances acquises et libéré des conditionnements que représentait, pour les artistes de son temps, le critère imposé par les experts en art officiel, Hugo fut guidé par son génie créateur et put aller au delà des paramètres de son temps pour explorer des domaines qui étaient réservés aux artistes futurs. Son oeuvre de peintre - magnifique rara avis parmi la création artistique du XIX° siècle- démontre qu’il sut trouver, dans l’art, un chemin de vérité et de liberté, un chemin d’introspection qui grandissait en lui, en marge des préceptes d’école, des modes et de l’art officiel.


[1]. Quelques précisions concernants les termes réserve et écran réservateur :
Laisser une partie réservée dans un dessin, c’est simplement la laisser en blanc et travailler tout autour. Le résultat est une silhouette blanche entourée par les lignes et les ombres que forment le dessin ; quand on s’aide d’un élément pour réserver la surface du papier, cet élément est appelé écran.
Les écrans reservateurs sont des élements de consitence fluide ou rigide, qui protègent le support (papier etc.) de l’application des agents colorants (des encres, des pigments secs, etc.). D’une façon générale, l’emploi de ce genre de matériel qui s’interpose entre l’agent colorant et le support produit une silouette: l’écran assure la définition d’une forme precise, d’une tache, d’une ligne, etc, dont la silouette reste détachée, claire sur un champ foncé (ou vice versa). L’un des premiers emploi de ce procédé est celui qui permit à l’homme primitif d’obtenir la silouette de sa propre main en la posant grand ouverte sur la parois rocheuse et en projetant, sur les deux, une substance colorante. Dans ce cas, la main fonctione comme écran réservateur de même que le fait le pochoir découpé afin de reproduire ses formes. Quand l’écran réservateur est une découpe (papier, carton, etc.), il peut être utilisé plusieurs fois ; lorsque l’écran est fuide (comme la cire utilisé dans la technique du batik, la drawing gum à base de caoutchouc utilisée par les aquarélistes romantiques anglais où l’écran soluble utilisé par Hugo), il ne permet qu’un seul usage, puisque sa dépose le détruit.