Ludmila Charles-Wurtz : «L'éblouissant est ébloui»: une réécriture du mythe d'Orphée

Communication au Groupe Hugo du 7 décembre 2002
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Hugo semble connaître la légende d'Orphée et d'Eurydice grâce aux Géorgiques  de Virgile. Il a traduit dès 1816[1] l'épisode d'Aristée[2], auquel Virgile, innovant en cela par rapport à ses prédécesseurs, rattache la légende d'Orphée : selon le Livre IV des Géorgiques, le berger Aristée cause involontairement la mort d'Eurydice en la pourchassant, si bien qu'elle ne voit pas le serpent qui la pique mortellement ; Orphée punit Aristée en faisant mourir ses abeilles. Cette référence à Eurydice est isolée dans l'oeuvre poétique de Hugo ; le nom de la nymphe n'apparaît plus qu'une fois, près de quarante ans plus tard, et sur le mode parodique, dans un fragment qui date de l'écriture de Châtiments  :

 

Le porc va cherchant l'immondice

Et Troplong le mépris comme Orphée Eurydice.[3]

 

Orphée, en revanche, est cité fréquemment. Hugo le présente, non comme le père mythique de la poésie lyrique, mais comme le premier des poètes grecs, c'est-à-dire comme un personnage inscrit dans l'Histoire. Dans "La pente de la rêverie"[4], le poète, embrassant par la vision le passé et le présent, entend toutes les langues à la fois, "Le pélage d'Orphée et l'étrusque d'Evandre, / Les runes d'Irmensul, le sphinx égyptien, / La voix du nouveau monde aussi vieux que l'ancien". Les Pélages sont le plus ancien peuple de la Grèce. Si Orphée parle ici leur langue, c'est, selon Pierre Albouy, parce que Hugo adopte la théorie que Ballanche développe dans son épopée d'Orphée, parue en 1825, et qui devait constituer un épisode de la Palingénésie sociale : Orphée aurait civilisé les Pélages et leur aurait donné leur nom, s'inscrivant ainsi dans les temps historiques. Dans Les Contemplations, Orphée est associé à deux poètes lyriques dont l'existence est attestée par leurs textes, Virgile et Pindare :

 

O Virgile! Pindare! Orphée! est-ce qu'on gaze,

Comme une obscénité, les ailes de Pégase,

Qui semble, les ouvrant au haut du mont béni,

L'immense papillon du baiser infini ?[5]

 

Orphée est ainsi le dernier terme d'une série poétique qui remonte le temps, débutant au Ie siècle avant Jésus-Christ (avec Virgile), se poursuivant au Ve siècle avant Jésus-Christ (avec Pindare), et aboutissant logiquement aux origines de l'Histoire (avec Orphée). De même, Orphée symbolise, dans Les Chansons des rues et des bois, la poésie antique opposée à celle du XVIIIe siècle : "J'aime autant Sedaine et Jeanne / Qu'Orphée et Pratérynnis"[6]. Pierre Albouy note que Hugo invente ici le personnage de Pratérynnis, dont le nom semble forgé sur le modèle de celui des nymphes antiques - façon, pour le poète, de prêter à Orphée la paternité d'une oeuvre poétique aussi réelle que celle de Virgile, de Pindare ou de Sedaine. Hugo estompe de la même manière la frontière entre fiction et réalité dans "Le poëme du Jardin des Plantes", où il associe Orphée à Homère :

 

Cet engloutissement du vrai, du beau, du bien,

Qu'Orphée appelle Hadès, qu'Homère appelle Erèbe,

Et qui rend fixe l'oeil fatal des sphinx de Thèbe,

C'est cela, c'est la folle et mauvaise action

Qu'en faisant le chaos fit la création, (...).[7]

 

Si Orphée connaît Hadès, le dieu grec des Enfers, c'est pour avoir pénétré dans le royaume des morts à la recherche d'Eurydice ; si Homère évoque Erèbe, personnification des ténèbres infernales, c'est dans le cadre d'une représentation poétique. La symétrie syntaxique du vers - "Qu'Orphée appelle Hadès, qu'Homère appelle Erèbe" - efface la différence entre la représentation et son objet, entre le poète et son personnage, donnant ainsi à Orphée un statut historique. Il en va de même lorsqu'Orphée apparaît dans des séries, non plus poétiques, mais philosophiques : dans Les Chansons des rues et des bois, il est associé à Zoroastre, Jésus-Christ et Jean de Patmos[8], puis à La Mettrie, philosophe matérialiste du XVIIIe siècle[9]

L'inscription d'Orphée dans l'Histoire semble avoir pour fonction de permettre sa transfiguration historique : dans Les Rayons et les Ombres, le compositeur du XVIe siècle Palestrina est un "nouvel Orphée, après l'Orphée ancien", qui "verse à tous un son où chacun trouve un mot"[10] ; et, dans Les Chansons des rues et des bois, André Chénier succède à Orphée dans le rôle de "divin palefrenier" de Pégase :

 

Son écurie, où vit la fée, 

Veut un divin palefrenier ;

Le premier s'appelait Orphée ;

Et le dernier, André Chénier.[11]

 

C'est déjà à André Chénier que fait implicitement référence l'ode "Le poète dans les révolutions"[12] ; le poète des Odes et Ballades  s'y inscrit donc dans une lignée historique qui compte Orphée et Chénier :

 

Non, le poète sur la terre

Console, exilé volontaire,

Les tristes humains dans leurs fers ;

Parmi les peuples en délire,

Il s'élance, armé de sa lyre,

Comme Orphée au sein des Enfers!

 

Orphée-Hugo : comme la plupart des poètes français depuis le XVIème siècle, Hugo éprouve, au moment de s'inscrire dans l'espace lyrique, la nécessité de se définir par rapport au père mythique de la poésie lyrique ; comme tous ses prédécesseurs, il revendique et refuse à la fois cette filiation, qui a pour rôle de garantir l'appartenance de son oeuvre à un genre dont la définition est problématique. Mais si l'assimilation de Hugo à Orphée est présente dès les années 1820, elle ne devient réellement productive qu'à partir des Contemplations, recueil qui implique, pour Hugo, une redéfinition du genre lyrique.

Elle renvoie d'abord, non au pouvoir de la parole, mais à celui de l'ouïe : "J'entends ce qu'entendit Rabelais ; je vois rire / Et pleurer ; et j'entends ce qu'Orphée entendit"[13], affirme le poète des Contemplations.  Orphée, ici associé à Rabelais, comme l'est aussi Virgile dans un autre poème du Livre I[14] et comme le sublime est associé au grotesque dans la poésie hugolienne dans son ensemble,  est d'abord celui qui "enten(d)". De même, dans la Première Série de La Légende des siècles, Orphée "écout(e)", "hagard, presque jaloux, / Le chant sombre qui sort du hurlement des loups"[15] ; et, dans Les Chansons des rues et des bois, il "écout(e), quand l'astre luit, / Le rire obscur et sinistre / Des inconnus de la nuit"[16]. Le pouvoir du poète orphique est d'abord celui d'entendre les voix du monde, qu'il a charge de faire résonner dans sa propre voix. De même, lorsque le poète des Contemplations  "s'en va dans les champs", il "écoute en lui-même une lyre"[17] : le chant poétique que symbolise ici la "lyre", l'instrument mythique d'Orphée, n'est rien d'autre que l'"écho sonore" - pour reprendre les termes de Hugo dans Les Feuilles d'automne [18] - des voix de la création ; les voix du dehors entrent en résonance avec les voix intérieures, le poète entend le monde chanter en lui, et transforme ce chant en parole. Les voix du dehors sont en effet étouffées, grinçantes ou menaçantes : ce sont les paroles inarticulées de ceux qui n'ont pas droit à la parole - "hurlement des loups" ou "rire obscur et sinistre / Des inconnus de la nuit". Dès lors, Orphée est indissociable de Rabelais : sa tâche est de révéler la "grandeur du petit"[19], du monstre, du misérable, en le faisant accéder à la parole. Aussi est-il représenté, dans "Les Mages", "courbé sur le monde" :

 

Orphée est courbé sur le monde ;

L'éblouissant est ébloui ;

La création est profonde

Et monstrueuse autour de lui (...)[20].

    

La poésie n'est pas un mouvement ascensionnel vers la clarté divine - ou plutôt, elle ne l'est qu'indirectement : Orphée doit d'abord se courber sur l'obscur, le profond, le monstrueux, bref, sur l'infini d'en bas, pour atteindre l'infini d'en haut. Le poète des Contemplations  est lui aussi "courbé comme celui qui songe"[21]. Il se définit dans "Pleurs dans la nuit" comme "l'être incliné qui jette ce qu'il pense"[22] et adopte encore la même posture symbolique dans "Les malheureux"[23], scellant ainsi son identification à Orphée : 

 

Eh bien, non! - Le sublime est en bas. Le grand choix,

C'est de choisir l'affront. (...)

Le juste, méprisé comme un ver qu'on écrase,

M'éblouit d'autant plus que nous le blasphémons.

 

Orphée est "éblouissant" dans l'exacte mesure où il est "ébloui", par le monde, par le "ver qu'on écrase", par le sublime qui est "en bas" : il renvoie au réel la lumière qu'il reçoit de lui, il adresse au monde le chant que celui-ci lui fait entendre, si bien qu'Orphée et le monde occupent simultanément les positions de destinateur et de destinataire. Cette identité du destinateur et du destinataire semble constituer pour Hugo la finalité de l'esthétique, mais aussi de la métaphysique et de la politique. La phrase de la préface des Contemplations  qui formule ce principe : "Ah! insensé, qui crois que je ne suis pas toi!", peut, à tout prendre, résumer le dialogue de Dieu et de la conscience aussi bien que celui de la république et du citoyen.

Le poète doit donc renoncer à soi pour devenir tous, et la réécriture hugolienne du mythe d'Orphée n'a peut-être d'autre fonction que de représenter la perte sur laquelle se fonde le pouvoir poétique. Orphée se définit en effet par la perte, et même par son redoublement : il perd deux fois Eurydice, lorsqu'elle meurt, puis lorsque son ombre s'évanouit sur le chemin qui devait la mener hors des enfers (parce qu'Orphée s'est retourné pour la regarder, malgré l'interdiction des dieux, avant d'être sorti du royaume des ombres). Il perd alors les contours de son propre moi, ce que symbolise le morcellement de son corps sanglant par les Bacchantes :

 

De son sang malheureux les plaines sont rougies,

L'Hèbre entraîne sa tête, et là, du sein des flots,

Sa bouche nomme encore Eurydice aux échos,

Eurydice!... Eurydice!... à cette voix plaintive,

Le doux nom d'Eurydice erre de rive en rive.[24]

 

Celui qui avait le pouvoir d'émouvoir par son chant les "ombres", les "tigres" et les "chênes" devient, une fois mort, le chant même de la nature, qu'il rougit de son sang, qu'il habite de sa voix.

Le poète des Contemplations  se définit par une perte identique. Par celle de sa fille, tout d'abord - et l'on peut remarquer à cet égard que le deuil d'Orphée est comparé par Virgile, dans l'épisode traduit par le jeune Hugo, à celui de la "tendre Philomèle", qui "pleure ses fils ravis par une main cruelle" : l'amour est un. La perte de l'enfant est, comme celle d'Eurydice, redoublée - et même, si l'on peut dire, redoublée deux fois : le poème qui célèbre le mariage de Léopoldine, le "15 février 1843"[25], résonne comme un adieu funèbre, et précède immédiatement la date de la mort de la jeune femme, le "4 septembre 1843". Mais la perte causée par la mort est redoublée par celle causée par l'exil, qui empêche le père en deuil de se rendre sur la tombe de "celle qui est restée en France" : "Je ne puis plus reprendre aujourd'hui dans la plaine / Mon sentier d'autrefois qui descend vers la Seine ; / Je ne puis plus aller où j'allais (...)"[26], écrit au terme du recueil celui qui, dans le Livre IV, décrivait le pélerinage sur la tombe au futur, comme des retrouvailles attendues avec la morte : "Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, / Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends"[27]. L'enfant morte disparaît une seconde fois dans les ténèbres.

Les efforts du poète pour la ramener à la vie sont, eux aussi, présentés comme un redoublement :

 

Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l'appela ;

Quand je lui parle, hélas! pourquoi les ferme-t-elle ?

Où serait donc le mal quand de l'ombre mortelle

L'amour violerait deux fois le noir secret,

Et quand, ce qu'un dieu fit, un père le ferait ?[28]

 

Mais le poète des Contemplations  ne parvient pas à faire "l(ever) les yeux" de l'enfant morte. Au modèle christique se substitue le modèle orphique : le poète tente de rejoindre la morte dans les ténèbres : le "livre qui contient le spectre de (sa) vie" est "donn(é) à la tombe"[29]. Dépossédé de lui-même par l'exil, il s'enfonce à son tour dans la mort, et c'est en tant que tel qu'il se définit dès la préface : "Ce livre doit être lu comme on lirait le livre d'un mort".

Mais alors que le pouvoir poétique d'Orphée précède la mort d'Eurydice, celui du poète des Contemplations  semble être engendré par elle. C'est en effet la proximité des morts qui confère au poète le droit

 

... d'être, quand la nuit tombe,

Un de ceux qui se font écouter de la tombe,

Et qui font, en parlant aux morts blêmes et seuls,

Remuer lentement les plis noirs des linceuls,

Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut les pierres,

Les grains dans les sillons, les ombres dans les bières,

La vague et la nuée, et devient une voix

De la nature, ainsi que la rumeur des bois.[30]

 

Le poète des Contemplations  acquiert le droit d'émouvoir les morts, les pierres, la mer, le ciel - tout comme Orphée, selon le mythe, a celui d'émouvoir les morts, les dieux, les tigres et les chênes ; et il devient, comme Orphée déchiré par les Bacchantes, "une voix / De la nature". Ce droit, il l'a acquis en se "courb(ant) sur le cercueil austère", en "questionnant le plomb, les clous, le ver de terre", en "fouill(ant) tout" pour "voir le fond"[31] : alors que le pouvoir poétique d'Orphée lui permet d'obtenir des dieux le droit de rejoindre Eurydice dans les Enfers, celui du poète des Contemplations  est la conséquence de son entrée dans le monde des morts. Aussi, à la différence d'Orphée, qui ressort des enfers sans Eurydice, le poète des Contemplations  reste-t-il parmi les morts :

 

Que ce livre, du moins, obscur message, arrive,

Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive!

Qu'il y tombe, sanglot, soupir, larme d'amour!

Qu'il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour

Le baiser, la jeunesse, et l'aube, et la rosée,

Et le rire adoré de la fraîche épousée,

Et la joie, et mon coeur, qui n'est pas ressorti![32]

 

Le second tome des Contemplations, "Aujourd'hui", décrit, de fait, un présent figé dans la commémoration de la mort. Les huit poèmes datés du "4 septembre"[33], date anniversaire de la mort de Léopoldine, ceux datés du "jour des Morts"[34] et ceux écrits au cimetière[35] ou "en revenant du cimetière"[36] représentent un présent gagné par la mort. "Aujourd'hui" est une tombe dans laquelle le poète s'engouffre pour n'en plus "ressorti(r)". C'est, en définitive, parce qu'il est un "mort" parmi les morts que le poète des Contemplations  devient un nouvel Orphée.

La référence à Orphée marque la volonté - ou la conscience - qu'a Hugo de réinventer la poésie lyrique. Il inaugure dans Les Contemplations  ce que Laurent Jenny nomme une "poétique négative"[37]. La poésie dit désormais sa propre impossibilité, et s'appuie sur cette impossibilité même pour renaître : elle sort du silence que symbolise la ligne de points qui suit la date de la mort de Léopoldine, et qui semble signaler un poème manquant, une extinction de la voix. Si, comme l'explique la préface, le "tombeau" de l'enfant sépare "Autrefois" et "Aujourd'hui", la seconde coupure que constitue cette ligne de points, intérieure à "Aujourd'hui" (elle est située entre les poèmes IV, 2 et IV, 3), est un second tombeau, celui de la poésie antérieure à l'exil. Ici encore, la perte est redoublée.

Le poème "A celle qui est restée en France" définit cette poésie nouvelle comme un "don mystérieux de l'absent à la morte". Or, un chapitre des Misérables  écrit quelque dix ans plus tôt, entre août 1847 et février 1848, décrit dans les mêmes termes la lettre de Marius à Cosette, "énigme composée de vérités, message d'amour fait pour être apporté par un ange et lu par une vierge, rendez-vous donné hors de la terre, billet doux d'un fantôme à une ombre"[38]. Cette longue lettre sans signature, que Cosette trouve sur le banc où elle a coutume de s'asseoir dans le jardin de la rue Plumet, est écrite, elle aussi, par celui qui a perdu deux fois sa bien-aimée. Marius perd en effet Cosette deux fois : il la rencontre un jour de printemps, en 1831, dans le jardin du Luxembourg, et l'y revoit tous les jours pendant plusieurs semaines. Lorsque Jean Valjean, que Marius appelle encore M. Leblanc, s'aperçoit de l'intérêt du jeune homme pour sa fille, il met fin à leurs promenades quotidiennes au Luxembourg : "L'été passa, puis l'automne ; l'hiver vint. Ni M. Leblanc ni la jeune fille n'avaient remis les pieds au Luxembourg"[39]. Marius perd ainsi Cosette une première fois. Il la retrouve en février 1832, alors qu'il épie le bouge des Jondrette (nom d'emprunt des Thénardier), ses voisins dans la masure Gorbeau, par un trou dans le mur. Cosette fait alors l'objet d'une "vision" que le titre du chapitre, "Le rayon dans le bouge"[40], assimile à celle d'Orphée contemplant Eurydice, malgré l'interdiction des dieux, au milieu des enfers :

 

C'était bien elle. C'est à peine si Marius la distinguait à travers la vapeur lumineuse qui s'était subitement répandue sur ses yeux. C'était ce doux être absent, cet astre qui lui avait lui pendant six mois, c'était cette prunelle, ce front, cette bouche, ce beau visage évanoui qui avait fait la nuit en s'en allant. La vision s'était éclipsée, elle reparaissait!

Elle reparaissait dans cette ombre, dans ce galetas, dans ce bouge difforme, dans cette horreur!

Marius frémissait éperdument. Quoi! c'était elle! les palpitations de son coeur lui troublaient la vue. Il se sentait prêt à fondre en larmes. Quoi! il la revoyait enfin après l'avoir cherchée si longtemps! il lui semblait qu'il avait perdu son âme et qu'il venait de la retrouver.

 

L'enfer est ici social : le "bouge difforme" des Thénardier est fait d'"ombre" et d'"horreur". Mais, comme Orphée, Marius perd Cosette une deuxième fois - et, puisque l'enfer est désormais social, c'est pour des raisons économiques : il n'a pas assez d'argent pour suivre en cabriolet la voiture qui l'emporte loin de lui.

 

Marius regarda le cabriolet s'éloigner d'un air égaré. Pour vingt-quatre sous qui lui manquaient, il perdait sa joie, son bonheur, son amour! il retombait dans la nuit! il avait vu et il redevenait aveugle! (...) S'il avait eu ces cinq francs, il était sauvé, il renaissait, il sortait des limbes et des ténèbres, il sortait de l'isolement, du spleen, du veuvage ; il renouait le fil noir de sa destinée à ce beau fil d'or qui venait de flotter devant ses yeux et de se casser encore une fois. Il rentra dans la masure désespéré[41].

 

Dans un chapitre ultérieur, cette seconde perte est décrite comme celle d'"ombres" emportées par "un souffle", de même que dans l'épisode des Géorgiques  traduit par le jeune Hugo, Eurydice, "vapeur légère, (...) s'enfuit dans l'ombre" :

 

Marius du reste était navré. Tout était de nouveau rentré dans une trappe. Il ne voyait plus rien devant lui ; sa vie était replongée dans ce mystère où il errait à tâtons. Il avait un moment revu de très près dans cette obscurité la jeune fille qu'il aimait, le vieillard qui semblait son père, ces êtres inconnus qui étaient son seul intérêt et sa seule espérance en ce monde ; et au moment où il avait cru les saisir, un souffle avait emporté toutes ces ombres.[42]

 

Cette seconde perte le laisse comme mort. Marius ne travaille plus, ce qui signifie qu'il n'écrit plus, puisqu'il s'est fait traducteur pour gagner sa vie :

  

Sitôt levé, il s'asseyait devant un livre et une feuille de papier pour bâcler quelque traduction ; il avait à cette époque-là pour besogne la translation en français d'une célèbre querelle d'allemands, la controverse de Gans et de Savigny ; il prenait Savigny, il prenait Gans, lisait quatre lignes, essayait d'en écrire une, ne pouvait, voyait une étoile entre son papier et lui, et se levait de sa chaise en disant : - Je vais sortir. Cela me mettra en train.

Et il allait au champ de l'Alouette.[43]

 

Marius est donc, comme le poète des Contemplations, réduit au silence : il devient incapable d'écrire ce qu'il savait écrire jusqu'alors, à savoir la traduction de la controverse de Gans et de Savigny, historiens et philosophes allemands du droit de la fin du XVIIIe siècle. Comme le note Guy Rosa[44], Hugo savait peut-être que cette querelle opposait à Gans non seulement Savigny, mais aussi Gustave Hugo, célèbre jurisconsulte allemand mort en 1844 : l'homonymie n'est jamais due au hasard chez Victor Hugo ; écrire comme le Hugo d'autrefois devient donc impossible à Marius. Il s'enfonce dans une rêverie mortelle, qu'un ajout au chapitre "Le champ de l'Alouette" postérieur à 1860 - et donc à la publication des Contemplations  - assimile à une "pente", réactivant ainsi le titre du poème des Feuilles d'automne  "La pente de la rêverie"[45], ce qui revient à attribuer symboliquement à Marius la fonction de poète :  

 

Marius descendait cette pente à pas lents, les yeux fixés sur celle qu'il ne voyait plus. Ce que nous venons d'écrire semble étrange et pourtant est vrai. Le souvenir d'un être absent s'allume dans les ténèbres du coeur ; plus il a disparu, plus il rayonne ; l'âme désespérée et obscure voit cette lumière à son horizon ; étoile de la nuit intérieure.[46]

 

La perte de l'être aimé entraîne la perte de soi : Marius est gagné par la "paralysie de l'âme", par une "nuit" qui s'épaissi(t) d'instant en instant devant lui au point qu'il ne vo(it) même déjà plus le soleil"[47]. Le jeune homme n'écrit plus ce qu'il sait écrire - la traduction des "querelle(s) d'allemands" -, mais se met à écrire autre chose : une parole inouïe sort du silence, sorte de "chant de l'alouette" saluant une nouvelle aube poétique, selon le jeu homonymique auquel semble inviter le titre du chapitre qui décrit sa descente de la pente de la rêverie. Sa lettre, métaphore d'une poésie neuve, est décrite dans le chapitre "Cosette après la lettre" :

 

C'était donc une pensée qui s'était épanchée là, soupir à soupir, irrégulièrement, sans ordre, sans choix, sans but, au hasard. Cosette n'avait jamais rien lu de pareil. Ce manuscrit, où elle voyait plus de clarté encore que d'obscurité, lui faisait l'effet d'un sanctuaire entr'ouvert. (...) Ce manuscrit de quinze pages lui révélait brusquement et doucement tout l'amour, la douleur, la destinée, la vie, l'éternité, le commencement, la fin. (...) Qu'était-ce que ce manuscrit ? Une lettre. Lettre sans adresse, sans nom, sans date, sans signature, pressante et désintéressée, énigme composée de vérités, message d'amour fait pour être apporté par un ange et lu par une vierge, rendez-vous donné hors de la terre, billet doux d'un fantôme à une ombre. C'était un absent tranquille et accablé qui semblait prêt à se réfugier dans la mort et qui envoyait à l'absente le secret de la destinée, la clef de la vie, l'amour. Cela avait été écrit le pied dans le tombeau et le doigt dans le ciel. Ces lignes, tombées une à une sur le papier, étaient ce qu'on pourrait appeler des gouttes d'âme.[48]

 

Guy Rosa note que "cette explication de texte s'applique à la lettre de Marius, mais surtout au texte de Hugo - celui-là et les autres, au-delà même des Misérables "[49]. De fait, ce texte, dont l'écriture est antérieure de près de dix ans à celle de la préface et de la plupart des poèmes des Contemplations  (il date, lui aussi, de la période comprise entre août 1847 et février 1848), explique pourtant cette préface et ce recueil, avec lesquels il entretient de nombreux liens intertextuels. Ainsi, "une pensée (...) s'était épanchée là, soupir à soupir", tandis que la préface des Contemplations  décrit le recueil comme "toutes les impressions, tous les souvenirs (...) que peut contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir". Le manuscrit de Marius révèle à Cosette "tout l'amour, la douleur, la destinée, la vie, l'éternité, le commencement, la fin", de même que, selon la préface, Les Contemplations  représentent "l'existence humaine sortant de l'énigme du berceau et aboutissant à l'énigme du cercueil", "un esprit qui marche de lueur en lueur en laissant derrière lui la jeunesse, l'amour, l'illusion, le combat, le désespoir, et qui s'arrête éperdu "au bord de l'infini"." Les lignes de Marius, "tombées une à une sur le papier, étaient ce qu'on pourrait appeler des gouttes d'âme", tandis que l'auteur des Contemplations  "a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances, l'a déposé dans son coeur"[50]. Le manuscrit de Marius est le "billet doux d'un fantôme à une ombre", tandis que Les Contemplations  sont un "don mystérieux de l'absent à la morte"[51]. Et l'"absent tranquille et accablé" qui écrit à Cosette semble se confondre avec le personnage de l'exilé que construisent Les Contemplations.

L'écriture de ce texte, on l'a dit, est antérieure à celle de la préface des Contemplations, si bien que cette préface peut être lue comme la réécriture du texte des Misérables. Le détail est d'importance : la préface des Contemplations, qui établit, à bien des égards, un pacte autobiographique avec ses lecteurs, n'est que la réécriture d'un texte de fiction. Cela implique que le personnage de Marius comporte des traits autobiographiques - Guy Rosa l'a montré. Mais cela signifie également, et à l'inverse, que l'autobiographie que proposent Les Contemplations  est fictive : le personnage de l'exilé que construit le recueil n'est pas plus vrai que celui  de Marius, la poésie est fictive au même titre que le roman. Les deux personnages hugoliens ont pour origine un même personnage mythique, celui d'Orphée.

Mais, à la différence des Contemplations, Les Misérables  ne circonscrivent pas le rôle d'Orphée à un seul personnage : ainsi se manifeste la polyphonie propre au genre romanesque. Si Marius est un nouvel Orphée, Jean Valjean en est un autre. Celui-ci va chercher Marius mourant sur la barricade et lui fait traverser les égouts, figuration symbolique de l'enfer social, pour le ramener, à proprement parler, sur terre : "Après le tourbillon fulgurant du combat, la caverne des miasmes et des pièges ; après le chaos, le cloaque. Jean Valjean était tombé d'un cercle de l'enfer dans l'autre"[52]. Le chemin que fait Jean Valjean à travers les égouts, décrits tour à tour comme une "tombe", un "sépulcre" et une "fosse"[53], pour ramener Marius sur terre, est comparable à celui d'Orphée guidant Eurydice hors des enfers. Marius est d'ailleurs décrit comme un mort : "le blessé ne remuait point, et Jean Valjean ne savait pas si ce qu'il emportait dans cette fosse était un vivant ou un mort"[54]. Le jeune homme est tenu pour mort par Javert, dans un chapitre intitulé : "Marius fait l'effet d'être mort à quelqu'un qui s'y connaît"[55] :

 

Il saisit la main de Marius, cherchant le pouls.

- C'est un blessé, dit Jean Valjean.

- C'est un mort, dit Javert.

 

Jean Valjean, portant son fardeau sur son dos, est en effet attendu par Javert à sa sortie des égouts, au bord de la Seine : l'enfer des égouts est borné par un autre Styx. De fait, Javert "partageait pleinement l'opinion de ces esprits extrêmes qui attribuent à la loi humaine je ne sais quel pouvoir de faire ou, si l'on veut, de constater des démons, et qui mettent un Styx au bas de la société"[56]. Décrit de façon récurrente comme un chien monstrueux, Javert est un avatar de Cerbère, le chien qui garde les enfers dans la mythologie grecque - et l'on peut noter que les développements sur l'animalité que comporte le portrait de Javert datent tous de l'exil, et sont donc postérieurs à la publication des Contemplations  : si ces rajouts doivent à l'évidence être reliés à la théorie de la métempsychose que formule le recueil, ils ont peut-être aussi pour fonction d'amplifier les résonances du mythe d'Orphée dans le roman, comme si ce mythe, élaboré d'abord dans le roman, puis transposé dans le recueil, était réinvesti dans le roman, durant la deuxième phase de son écriture, avec le pouvoir symbolique accru gagné dans le recueil.  

 

Maintenant, si l'on admet un moment avec nous que dans tout homme il y a une des espèces animales de la création, il nous sera facile de dire ce que c'était que l'officier de paix Javert.

Les paysans asturiens sont convaincus que dans toute portée de louve il y a un chien, lequel est tué par la mère, sans quoi en grandissant il dévorerait les autres petits.

Donnez une face humaine à ce chien fils d'une louve, et ce sera Javert.[57]

 

Javert, décrit tour à tour comme un "dogue traqueur", un "chien d'arrêt"[58], un "chien de garde" et "la providence-dogue de la société"[59], sent en lui, lorsqu'il rencontre Jean Valjean sur la berge de la Seine, "quelque chose du loup qui ressaisit sa proie et du chien qui retrouve son maître"[60]. Mais il est en même temps un "lynx" qui a "dans l'oeil la phosphorescence féline des oiseaux de nuit"[61], un "tigre légal" tenté de "dévorer" Jean Valjean et un "hibou forcé à des regards d'aigle"[62] : son animalisation protéiforme en fait un monstre comparable à ceux que construit la mythologie. Ce nouveau Cerbère se saisit de Jean Valjean au terme d'une traversée des égouts assimilée, on l'a vu, à celle des enfers, dans une série de chapitres écrits eux aussi après 1860 : Jean Valjean, apercevant de loin une ronde de police dans les égouts, croit voir "un flamboiement, et, autour de ce flamboiement, des larves"[63], c'est-à-dire des spectres. Il n'ose bouger qu'une fois évanouie "cette patrouille de fantômes"[64]. Il est enfin, lorsqu'il aperçoit l'issue des égouts, comparé à "une âme damnée qui, du milieu de la fournaise, apercevrait tout à coup la sortie de la géhenne"[65].

Mais, alors qu'Orphée ne parvient pas à ramener Eurydice sur terre, Jean Valjean sauve Marius, et ce dernier est, si l'on peut dire, une Eurydice par procuration : Jean Valjean sauve en Marius l'amour de Cosette, et cause ainsi sa propre perte. Javert, lui, se suicide en se jetant dans la Seine : Cerbère se noie dans le Styx, pace que sa conscience le contraint à en autoriser la traversée à un ancien forçat. Cette transformation du mythe implique la mort symbolique de Jean Valjean, bien antérieure à sa mort physique, tout comme celle du poète des Contemplations  : Orphée ne ressort pas des enfers. Si Marius, en proie à la misère de l'amour, fait l'expérience provisoire de cette mort, Jean Valjean en fait l'expérience radicale : son itinéraire, Guy Rosa l'a montré, est celui d'une dépossession progressive de soi, jusqu'à l'effacement final des vers écrits au crayon sur sa tombe. Il est à cet égard le personnage le plus proche de celui du poète des Contemplations, ce que dit à sa manière un passage du chapitre "Buvard, bavard" qui date de l'exil : "Il sentit le pincement de la fibre inconnue. Hélas, l'épreuve suprême, disons mieux, l'épreuve unique, c'est la perte de l'être aimé"[66]. Jean Valjean se rendant compte qu'il a perdu Cosette alors qu'il croyait avoir vaincu son amour pour Marius en l'éloignant du jeune homme, Jean Valjean perdant donc Cosette, à son tour, pour la seconde fois, est assimilé au père désespéré des Contemplations, dont la préface décrit le deuil en ces termes : "Quel deuil ? Le vrai, l'unique : la mort ; la perte des êtres chers".

"Epreuve unique", "unique" deuil ; "perte de l'être aimé", "perte des êtres chers" : les deux phrases n'en font qu'une, scellant l'identité des deux personnages. De même que le père en deuil des Contemplations  est un "mort", Jean Valjean, après le mariage de Cosette, est comparé à un "cadavre" :

 

Il demeura douze heures, les douze heures d'une longue nuit d'hiver, glacé, sans relever la tête et sans prononcer une parole. Il était immobile comme un cadavre, pendant que sa pensée se roulait à terre et s'envolait, tantôt comme l'hydre, tantôt comme l'aigle. A le voir ainsi sans mouvement on eût dit un mort (...)[67].

 

Jean Valjean, à l'agonie, écrit lui aussi une lettre à Cosette. Lui qui, quelques jours avant le mariage de Cosette, a feint de s'écraser le pouce de la main droite pour n'avoir rien à "signer"[68], prend la plume avec la pus grande difficulté dans le chapitre intitulé "Une plume pèse à qui soulevait la charrette Fauchelevent" : "Comme la plume ni l'encre n'avaient servi depuis longtemps, le bec de la plume était recourbé, l'encre était desséchée, il fallut qu'il se levât et qu'il mît quelques gouttes d'eau dans l'encre, ce qu'il ne put faire sans s'arrêter et s'asseoir deux ou trois fois, et il fut forcé d'écrire avec le dos de la plume"[69]. Mais Jean Valjean ne parvient pas, lui non plus, à écrire ce qu'il savait écrire jusqu'alors : sa lettre, inachevée, reste lettre morte, puisqu'il est amené à en résumer oralement le contenu à sa destinataire lorsque celle-ci accourt à son chevet. Après avoir écrit : "Cosette, je te bénis. Je vais t'expliquer. (...) Cosette, on trouvera ce papier-ci, voici ce que je veux te dire, tu vas voir les chiffres, si j'ai la force de me les rappeler, écoute bien, cet argent est bien à toi", Jean Valjean reprend en effet presque les mêmes mots lorsqu'il s'adresse oralement à Marius et à Cosette : "Je vais vous expliquer, mes enfants, c'est même pour cela que je suis content de vous voir. Le jais noir vient d'Angleterre, le jais blanc vient de Norvège. Tout ceci est dans le papier que voilà, que vous lirez. (...) J'écrivais tout à l'heure à Cosette. Elle trouvera ma lettre"[70]. Le roman s'achève sans dire si Cosette "trouv(e)" la lettre.

Cette lettre, inefficace et maladroite, n'acquiert pas le statut poétique qu'a d'emblée celle de Marius, pourvue d'un titre dans le roman, "Un coeur sous une pierre". On pourrait être tenté d'en conclure que Jean Valjean, cet Orphée misérable, échoue à fonder une poésie nouvelle, à la différence de Marius et de l'énonciateur des Contemplations. Mais Jean Valjean est encore à l'origine d'un autre texte : les quatre vers inscrits au crayon, d'une main inconnue, sur sa tombe. Le roman s'achève sur ce poème anonyme : 

 

Il dort. Quoique le sort fût pour lui bien étrange,

Il vivait. Il mourut quand il n'eut  plus son ange ;

La chose simplement d'elle-même arriva,

Comme la nuit se fait lorsque le jour s'en va.

 

Ces vers sont inscrits dans la "pierre", et la répétition insistante du mot "pierre" dans les trois dernières pages du roman invite à les confronter à la lettre de Marius, "Un coeur sous une pierre" - ce que ne manque pas de faire Guy Rosa, qui invite le lecteur des Misérables  à lire ensemble "Post corda lapides " ("Après les coeurs, les pierres"), "Un coeur sous une pierre" et "L'herbe cache et la pluie efface", dernier chapitre du roman[71]. Le mot n'apparaît en effet pas moins de six fois en trois pages : "Mes enfants, vous n'oublierez pas que je suis un pauvre, vous me ferez enterrer dans le premier coin de terre venu sous une pierre pour marquer l'endroit. C'est là ma volonté. Pas de nom sur la pierre"[72], dit Jean Valjean à Cosette et Marius. Le dernier chapitre du roman reprend le mot :

 

Il y a, au cimetière du Père-Lachaise, (...) une pierre. Cette pierre n'est pas plus exempte que les autres des lèpres du temps, de la moisissure, du lichen, et des fientes d'oiseaux. (...)

Cette pierre est toute nue. On n'a songé en la taillant qu'au nécessaire de la tombe, et l'on n'a pris d'autre soin que de faire cette pierre assez longue et assez étroite pour couvrir un homme.

On n'y lit aucun nom.

Seulement, voilà de cela bien des années déjà, une main y a écrit au crayon ces quatre vers qui sont devenus peu à peu illisibles sous la pluie et la poussière, et qui probablement sont aujourd'hui effacés (...). [73]

 

Le titre donné par le roman à la lettre de Marius, "Un coeur sous une pierre", renvoie à l'"assez grosse pierre"[74] sous laquelle Cosette trouve la lettre. Mais, comme l'écrit Guy Rosa, "le titre désignerait aussi bien une tombe : l'illimitation de l'âme amoureuse ne se retrouve que dans la mort. De là aussi l'impersonnel. Le lyrisme d'un je  désarrimé du "moi", dilaté aux dimensions du monde, est celui-là même de l'oeuvre de Hugo, des Contemplations  et des Misérables  eux-mêmes. La lettre de Marius doit, elle aussi, être lue "comme on lirait le livre d'un mort"."[75] Aux mots cachés sous la pierre succèdent donc les mots inscrits sur la pierre, si bien que les vers anonymes de la tombe, comme les lignes anonymes de la lettre, doivent être lus comme l'expression d'"un coeur" - celui de Jean Valjean autant que celui de tout autre. Ce nouvel Orphée est donc lui aussi à l'origine d'une poésie neuve, celle-là même qu'expérimentent Les Contemplations  : ancrée dans la mort, anonyme et universelle.

Les quatre vers écrits au crayon en sont même la forme la plus achevée, puisqu'on ne lit "aucun nom" sur la tombe, alors que la préface du "livre d'un mort" est signée des initiales "V. H.", et que le nom de Victor Hugo s'inscrit sur la couverture du recueil. On pourra m'objecter que Jean Valjean n'est pas l'auteur de ces vers ; mais Victor Hugo n'est pas non plus celui des Contemplations, puisque son livre "doit être lu" comme celui "d'un mort". Le rapport de Jean Valjean aux vers écrits sur sa tombe est, en ce sens, la forme radicale du rapport de l'auteur à son oeuvre que formule la préface des Contemplations  : "Est-ce donc la vie d'un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui." Ces vers anonymes peu à peu effacés par la pluie et la poussière connaissent en définitive le destin dont l'énonciateur des Contemplations  rêve pour son livre, dédié à la morte :

 

Qu'entre tes vagues mains il devienne fantôme!

Qu'il blanchisse, pareil à l'aube qui pâlit,

A mesure que l'oeil de mon ange le lit,

Et qu'il s'évanouisse, et flotte, et disparaisse,

(...)

Et que, sous ton regard éblouissant et sombre,

Chaque page s'en aille en étoiles dans l'ombre![76]

 

Si le mythe d'Orphée et d'Eurydice ne fait l'objet que de très rares références explicites, il est cependant productif en tant que structure narrative. Le redoublement de la perte qu'il symbolise est une structure récurrente dans l'oeuvre de Hugo, et une structure qui acquiert un statut nouveau avec Les Contemplations  : la poésie de l'exil naît de la perte - de celle de l'être aimé, de celle du savoir-faire poétique, et de celle du moi. Dès lors, si Hugo transpose des éléments narratifs du mythe, il en modifie aussi le sens : le pouvoir poétique du poète orphique ne précède pas sa descente aux enfers, mais en résulte, si bien que l'Orphée hugolien ne ressort pas des ténèbres où il a suivi Eurydice. Il en vient ainsi à se confondre avec "le On qui est dans les ténèbres"[77], c'est-à-dire avec le moi de l'infini, auquel le moi individuel ne peut s'ouvrir qu'en acceptant de se déposséder de lui-même. Dès lors, la poésie - et ce terme englobe aussi bien Les Misérables, ce "poëme de la conscience humaine"[78], que Les Contemplations, ces "Mémoires d'une âme "[79]  - est un "billet doux d'un fantôme à une ombre", un "don mystérieux de l'absent à la morte". Si le poète est un "fantôme" ou un "absent", son destinataire, désigné comme une "ombre" ou une "morte", fait lui aussi l'expérience de la perte : au-delà de Cosette et de Léopoldine, ces avatars d'Eurydice deux fois perdue, le lecteur de Hugo est, à son tour, conduit par le texte à se déposséder de son moi pour n'être plus qu'une "conscience", qu'une "âme" dégagée de l'individualité. Orphée et Eurydice, le destinateur et le destinataire de la poésie, ne font qu'un.


[1] Texte publié dans le Tome I de l'édition des Oeuvres poétiques dans la Pléiade, p. 74 sq. P. Albouy note que, sur le manuscrit, 1817 apparaît en surcharge à 1816.

[2] Les Géorgiques, Livre IV, v. 317-558.

[3] "Boîte aux lettres" de Châtiments, Tome II des Oeuvres poétiques  dans la Pléiade, p. 299.

[4] Les Feuilles d'automne, XXIX.

[5] I, 26, "Quelques mots à un autre".

[6] I, III, 5.

[7] L'Art d'être grand-père, IV, "Le poëme du Jardin des Plantes", 8.

[8] I, I, 3, "Psyché".

[9] II, III, 5, "L'ascension humaine".

[10] XXXV, "Que la musique date du seizième siècle".

[11] "Le cheval".

[12] Odes et Ballades, Odes, I, 1.

[13] I, 27.

[14] Voir I, 14.

[15] VIII, "Le satyre".

[16] I, I, 2.

[17] I, 2.

[18] Dans le poème I.

[19] Traduction du titre du poème III, 30 des Contemplations, "Magnitudo parvi".

[20] Ibid., VI, 23.

[21] Ibid., V, 13, "Paroles sur la dune".

[22] Ibid., VI, 6.

[23] Ibid., V, 26.

[24] Traduction, déjà citée, de Virgile par Hugo.

[25] Les Contemplations, IV, 2.

[26] Ibid., "A celle qui est restée en France".

[27] Ibid. , IV, 14.

[28] Ibid., "A celle qui est restée en France".

[29] Ibid.

[30] Ibid.

[31] Ibid.

[32] Ibid.

[33] IV, 4, 6, 8, 9, 15, "A Villequier", et 17, "Charles Vacquerie" ; V, 1, "A Auguste V." ; VI, 24, "En frappant à une porte".

[34] Les poèmes IV, 5 ; VI, 22, "Ce que c'est que la mort" ; et "A celle qui est restée en France".

[35] VI, 6, "Pleurs dans la nuit", et VI, 13, "Cadaver".

[36] IV, 11.

[37] Laurent Jenny, "Tombeau", Hugo dans les marges, textes réunis par L. Dällenbach et L. Jenny, éd. Zoé, coll. "A l'épreuve", Genève, 1985, p. 183-186.

[38] IV, V, 5, "Cosette après la lettre".

[39] III, VIII, 1, "Marius, cherchant une fille en chapeau, rencontre un homme en casquette".

[40] III, VIII, 8.

[41] III, VIII, 10, "Tarif des cabriolets de régie : deux francs l'heure".

[42] IV, II, 1, "Le champ de l'Alouette".

[43] IV, II, 4, "Apparition à Marius".

[44] Dans les Notes des Misérables, Oeuvres complètes, Laffont, coll. "Bouquins", 1985, Tome "Roman II", p. 1205.

[45] XXIX.

[46] IV, II, 1.

[47] IV, II, 4, "Apparition à Marius".

[48] IV, V, 5.

[49] Les Misérables, édition de G. Rosa, Le Livre de Poche, 1985, rééd. 1998, Tome II, p. 1268.

[50] Les Contemplations, préface.

[51] "A celle qui est restée en France".

[52] V, III, 1, "Le cloaque et ses surprises".

[53] Ibid.

[54] Ibid.

[55] V, III, 9.

[56] I, V, 5, "Vagues éclairs à l'horizon".

[57] Ibid.

[58] V, III, 3, "L'homme filé".

[59] V, IV, "Javert déraillé".

[60] Ibid.

[61] V, III, 9, "Marius fait l'effet d'être mort à quelqu'un qui s'y connaît".

[62] V, IV, "Javert déraillé".

[63] V, III, 2, "Explication".

[64] Ibid.

[65] V, III, 7, "Quelquefois on échoue où l'on croit débarquer".

[66] IV, XV, 1.

[67] V, VI, 4, "Immortale jecur ".

[68] Voir le chapitre V, VI, 1, "Le 16 février 1833".

[69] V, IX, 3.

[70] V, IX, 5, "Nuit derrière laquelle il y a le jour".

[71] Voir les Oeuvres complètes, Laffont, coll. "Bouquins", Tome "Roman II", Notes de Guy Rosa, p. 1206. Les titres cités sont ceux des chapitres II, VI, 8 ; IV, V, 5 ; et V, IX, 6.

[72] V, IX, 5, "Nuit derrière laquelle il y a le jour".

[73] V, IX, 6, "L'herbe cache et la pluie efface".

[74] IV, V, 3, "Enrichies des commentaires de Toussaint".

[75] Les Misérables, édition de G. Rosa, Le Livre de Poche, 1985, rééd. 1998, Tome II, Notes, p. 1261.

[76] Les Contemplations, "A celle qui est restée en France".

[77] Les Misérables, V, VI, 4, "Immortale jecur ".

[78] Ibid., I, VII, 3, "Une tempête sous un crâne".

[79] Les Contemplations, préface.