Ludmila Charles-Wurtz : La coupure des Contemplations

Communication au Groupe Hugo du 21 octobre 2000
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Préambule[1]

            L'irreprésentable est l'un de ces concepts qu'on a l'impression de comprendre jusqu'à ce qu'on essaie de les définir : ce pourrait être "ce qui ne peut pas être représenté". Mais une telle définition, en suggérant qu'il y aurait des objets qui pourraient être représentés, et d'autres qui ne le pourraient pas, ne fait que déplacer la question : de quel ordre est cette impossibilité ?

            Elle ne peut être de l'ordre du droit : le romantisme a mis fin au partage entre les bons et les mauvais sujets. Hugo l'écrit dès 1829 : "A voir les choses d'un peu haut, il n'y a, en poésie, ni bons ni mauvais sujets, mais de bons et de mauvais poètes. D'ailleurs, tout est sujet ; tout relève de l'art ; tout a droit de cité en poésie" [2] .

            Si l'on donne à cette impossibilité un sens au contraire matériel, on se rend compte qu'elle ne peut être que provisoire, et qu'elle est indissociable de codes esthétiques étroitement liés à l'idéologie. Puisque le premier sens de "représenter" est dramatique, on peut en prendre un premier exemple dans le domaine du théâtre - mais la même chose pourrait être démontrée dans celui des arts plastiques. Le premier drame de Hugo, Cromwell, a longtemps passé pour irreprésentable. Anne Ubersfeld l'a expliqué en  montrant que ce drame "contredit le code théâtral de son temps - sans parler même de son gigantisme qui a fait reculer les plus audacieux des metteurs en scène". Après quoi Hugo s'est efforcé "d'écrire pour le théâtre réel" de son époque, c'est-à-dire de "respecter une certaine longueur" et de "ne pas multiplier les personnages" [3] . Mais les contraintes matérielles de la mise en scène ne sont que l'envers des codes culturels contemporains : ainsi, certaines pièces fantastiques du Théâtre en liberté ont longtemps été considérées comme irreprésentables non parce qu'elles étaient trop longues, ni parce qu'elles mettaient en scène un nombre trop grand de personnages, mais parce que leurs personnages contredisaient l'esthétique réaliste : La Forêt mouillée, petite pièce en quatre scènes qui donne la parole à des personnages humains mais aussi à un moineau, un paon, des frelons, un papillon et une chouette, a été représentée pour la première fois le 22 février 1930. 

            Mais cette impossibilité matérielle toute provisoire n'a guère de sens dans le cadre des oeuvres littéraires non théâtrales, qui n'ont pas à s'arranger de contraintes matérielles et de codes qui ne soient pas les leurs propres. Puisque "représenter", c'est "faire apparaître d'une manière concrète ou symbolique l'image d'une chose abstraite", l'arsenal des signes littéraires - images, symboles, allégories, etc. - semble réduire à néant la part de l'irreprésentable.

            On peut alors imaginer que chaque mode de récit ou de discours, en se fixant un cahier des charges impliquant des possibilités mais aussi des contraintes propres, s'interdit la représentation de certains objets. Ainsi, Le Dernier Jour d'un condamné, roman de Hugo qui a pour narrateur un condamné à mort, rend impossible la représentation de la décapitation : celui qui tient le journal de ses dernières heures ne peut décrire sa propre mort. Cela ne tient évidemment pas à un défaut du projet romanesque : il s'agit pour Hugo de montrer que la mort du condamné précède son exécution, que celui-ci meurt à lui-même au moment où tombe le verdict. Parce qu'il connaît à l'avance le jour, le lieu et les conditions matérielles de sa propre mort, le condamné n'est plus qu'un mort en sursis, un corps voué à la dissection : il est ainsi privé de son statut de sujet. L'impossibilité de représenter la décapitation qui tient au projet même du livre a charge de représenter, précisément, la terreur d'une conscience confrontée à sa propre fin, le scandale éthique et politique que constitue la transformation, de son vivant, d'un sujet en objet.

            L'impossibilité de représenter la mort sur l'échafaud est d'ailleurs dramatisée par l'introduction d'un subterfuge romanesque qui permet au condamné de décrire son trajet jusqu'à la guillotine, et à l'écriture à la première personne d'atteindre sa propre limite : le condamné, au pied de l'échafaud, obtient un sursis en prétendant avoir une dernière déclaration à faire ; on le ramène donc à sa cellule, où il peut reprendre une dernière fois la plume et décrire sa progression à travers la foule jusqu'à la guillotine. On atteint là les limites extrêmes du représentable ; et, à l'inverse, on peut voir dans cet épisode une figuration en creux de l'irreprésentable.

            Partant de ce constat, il m'a semblé intéressant de réfléchir à une représentation cette fois "positive" de l'irreprésentable, à un système symbolique chargé d'inscrire concrètement l'irreprésentable dans le texte : il s'agit de la ligne de points qui, dans Les Contemplations, suit la date de la mort de la fille du poète.

 

Une figuration de l'irreprésentable

            Le recueil des Contemplations, que la Préface présente comme des "Mémoires", s'organise selon un principe chronologique proche de celui qui régit l'autobiographie. Il est divisé en deux grandes parties, intitulées "Autrefois" et "Aujourd'hui", composées chacune de trois livres. Entre "Autrefois" et "Aujourd'hui" prend symboliquement place le tombeau de Léopoldine, la fille du poète morte à seize ans noyée dans la Seine, quelques mois après son mariage avec Charles Vacquerie :

 

La joie, cette fleur rapide de la jeunesse, s'effeuille page à page dans le tome premier, qui est l'espérance, et disparaît dans le tome second, qui est le deuil. Quel deuil ? Le vrai, l'unique : la mort ; la perte des êtres chers.

Nous venons de le dire, c'est une âme qui se raconte dans ces deux volumes : Autrefois, Aujourd'hui. Un abîme les sépare, le tombeau. [4]

           

            Or, à l'intérieur d'"Aujourd'hui" s'opère une seconde coupure, qui renvoie au même référent. Cette seconde partie s'ouvre sur le Livre IV, "Pauca meae" ("Quelques vers pour ma fille"). Des deux premiers poèmes du Livre IV, le premier n'a pas de titre et le second s'intitule "15 février 1843", date du mariage de Léopoldine. Entre ce deuxième poème et le troisième s'inscrit la date de la mort de la jeune femme, en chiffres et en lettres capitales : "4 septembre 1843", suivie d'une ligne de points qui traverse la page, coupant symboliquement le recueil en deux. Le troisième poème, qui prend place immédiatement après la coupure, s'intitule "Trois ans après", et évoque cette mort au passé.

            La ligne de points qui coupe le recueil en deux est, à proprement parler, une figuration - et non une manifestation involontaire - de l'irreprésentable. Elle représente, en la dramatisant, une absence de mots, une absence d'images : les pointillés ont précisément pour fonction de signaler le silence, qu'il soit dû à l'émotion qui ne trouve pas ses mots ou à la censure qui les interdit. Les manuscrits prouvent, s'il en était besoin, l'importance de cette ligne de points dans le dispositif symbolique des Contemplations, puisque Hugo note dans un projet qu'il faudra "une page de points" dans l'édition. 

            Les éditions actuelles en accentuent plus ou moins l'importance, alors même qu'elles reproduisent le même texte, celui de l'édition de Paris. La Pléiade et "Poésie / Gallimard" font figurer la date de la mort de Léopoldine et la ligne de points dans le fil du texte (par souci d'économie, ces éditions ne font pas débuter chaque poème sur une nouvelle page, si bien que la date et la ligne de points sont coincées entre la fin du poème II et le début du poème III). L'édition "Bouquins" les isole en revanche sur une page blanche. Mais elle n'en modifie pas moins la présentation originale, dans la mesure où, avant et après, les poèmes ne sont pas séparés les uns des autres : la fin du poème I et l'intégralité du poème II apparaissent sur une page de gauche ; puis vient, sur la page de droite qui suit, la date "4 septembre 1843", suivie d'une ligne de points ; au dos, sur une page de gauche donc, commence le poème III.

            Dans l'édition des Oeuvres complètes  parue chez Michel Lévy, Hetzel et Pagnerre en 1856, chaque poème débute au contraire sur une nouvelle page de droite. Le détail peut paraître insignifiant ; mais il modifie l'effet de lecture de la date de la mort de Léopoldine. En effet, grâce à cette mise en page, la date et la ligne de points qui la suit occupent clairement la place d'un poème manquant. Sur la première page de droite du volume, débute le poème I, sans titre mais numéroté ; il s'achève sur les deux pages suivantes. Puis vient une page de gauche blanche, tandis que sur la page de droite figure le poème "15 février 1843", pourvu d'un titre mais non numéroté. La page de gauche qui suit est à nouveau blanche, tandis que sur la page de droite figure la date de la mort de Léopoldine, "4 septembre 1843". Après une nouvelle page de gauche blanche, le poème "Trois ans après", qui porte le numéro III, débute sur une nouvelle page de droite. La date de la mort de l'enfant apparaît clairement, dans ces conditions, comme le titre d'un poème manquant : elle s'inscrit sur une page de droite en capitales légèrement plus grandes que celles qui composent les titres qui l'entourent ; et son absence de numérotation ne la distingue pas radicalement des autres titres, puisque le poème précédent, "15 février 1843", qui a lui aussi une date pour titre, n'est pas numéroté non plus (il apparaît en tant que poème II dans la table des mantières seulement). Ce dispositif a pour effet de donner au lecteur l'impression qu'il manque un poème ; effet de lecture que confirme par l'absurde une erreur de numérotation portant sur le poème "Oh! je fus comme fou dans le premier moment, / Hélas! et je pleurai trois jours amèrement.", qui devrait porter le numéro IV (puisqu'il suit le poème III), mais porte le numéro V. Tout se passe comme si un typographe distrait avait corrigé la numérotation en tenant compte du poème manquant. L'erreur est corrigée dès le poème suivant, qui porte lui aussi le numéro V.

            C'est, bien sûr, dans l'édition originale des Contemplations  qu'il faut vérifier ces détails de mise en page et de numérotation ; mais une série de contretemps m'a empêchée de le faire, et je ne m'appuie aujourd'hui que sur l'édition des Oeuvres complètes  de 1856.  

            La date de la mort, "4 septembre 1843", peut aussi être interprétée en elle-même comme une absence de mots, comme un défaut d'images : elle a la sécheresse et la précision des indications portées dans les registres d'état-civil. Cet effet est redoublé par la proximité de la date du mariage de Léopoldine, "15 février 1843", qui encadre le poème II, puisqu'elle lui tient lieu de titre, mais aussi de datation ; on lit en effet au bas du poème: "Dans l'église, 15 février 1843". Cette prolifération des dates est voulue, orchestrée, puisque ce n'est qu'en 1855 que Hugo donne sa date d'écriture pour titre au poème II.

            Les chiffres qui saturent la page complètent cette figuration de l'irreprésentable : ceux qui forment la date elle-même, 4 et 1843 ; mais aussi celui qui est à l'origine du nom "septembre", d'ailleurs écrit "7bre" dans le manuscrit. La numérotation du poème suivant redouble ainsi symboliquement la date de la mort de Léopoldine, 1843, puisqu'il est, dans le livre IV, le troisième - et qu'il s'intitule par ailleurs "Trois ans après".

            La ligne de points qui suit la date de la mort semble donc, par un effet de construction, signaler un poème manquant. Alors que la date du mariage introduit un discours, celle de la mort introduit un silence - ce contraste fait sens. L'absence du poème correspondant à la mort de Léopoldine est par ailleurs dramatisée par la série des huit poèmes datés du 4 septembre qu'on trouve dans la deuxième partie du recueil. Six de ces huit poèmes se trouvent dans le Livre IV, datés de 44, 45, 46, 47 et 52 ; les deux autres, datés de 52 et 55, se trouvent, l'un dans le Livre V, l'autre dans le Livre VI. Ils semblent ainsi perpétuer le souvenir de la morte de livre en livre, jusqu'au poème final, "A celle qui est restée en France", qui lui est adressé. Mais, précisément, aucun de ces poèmes ne date de 1843, si bien qu'ils soulignent, au lieu de la compenser, l'absence du poème d'adieu.

            On peut se demander à quoi sert cette figuration de l'irreprésentable à cet endroit du recueil : elle signifie, bien sûr, l'indicible de la douleur, l'inintelligible de la mort. Florence Naugrette le dit très justement dans l'introduction de l'édition de la Bibliothèque Nationale : la ligne de pointillés "figure, dans l'ordre du récit, la perte de l'enfant chérie", et, "dans l'ordre du pathos, le caractère ineffable du trauma, l'effet sidérant de la douleur". Mais douleur et mort sont représentées de part et d'autre de cette coupure. On peut, pour n'en citer qu'un exemple, évoquer, à l'intérieur du livre IV, l'image obsédante de l'herbe recouvrant la tombe, qui, en réactivant l'image de la "faucheuse" [5] , symbolise tout à la fois la mort, l'horreur du retour du corps à la matière, le désespoir provoqué par l'indifférence de la nature, et l'espoir contradictoire que suscite l'implication des morts dans les cycles naturels : "Oh! l'herbe épaisse où sont les morts!" (IV, 3) ; "Oh! comme l'herbe est odorante / Sous les arbres profonds et verts!" (IV, 6) ; "Les morts ne souffrent plus. Ils sont heureux! J'envie / Leur fosse où l'herbe pousse, où s'effeuillent les bois" (IV, 12) ; "Il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent ; / Je le sais, ô mon Dieu!" (IV, 15).

            Cependant, cette figuration de la mort ne renvoie jamais directement à la mort de Léopoldine : il s'agit des  morts, et des  enfants qui meurent. Elle prend, d'autre part, toujours place dans des poèmes du souvenir, laissant béante la place qu'aurait dû occuper le récit de la mort de Léopoldine, le 4 septembre 1843. C'est peut-être, en définitive, cette béance même qui donne sens à cette figuration de la mort au seuil du Livre IV : la ligne de points qui coupe le recueil en deux a sans doute pour fonction essentielle de brouiller, en la doublant, la coupure du recueil entre "Autrefois" et "Aujourd'hui", et, en dernière analyse, de trouer la chronologie de manière à la ruiner de l'intérieur.

 

La coupure

            Une note de Sheila Gaudon est révélatrice à cet égard : "La date de la mort de Léopoldine, noyée dans la Seine avec son mari, marque la véritable coupure entre Autrefois  et Aujourd'hui " [6] . L'adjectif "véritable" donne à penser qu'il y aurait une coupure déterminante, bien que discrète - la ligne de points suivant la date de la mort de Léopoldine à l'intérieur du Livre IV - et une coupure seconde, voire secondaire, bien qu'ostensible - celle qui partage le recueil entre "Autrefois" et "Aujourd'hui".

            Hugo insiste pourtant dès la Préface - on l'a vu - sur l'importance du découpage du recueil en deux parties. Les notes préparatoires retrouvées parmi les manuscrits vont dans le même sens : Journet et Robert évoquent une note datant du début de 1855 qui intitule les deux parties projetées du recueil "Vita" et "Mors" [7] - ce que la Préface reformule en distinguant l'"espérance" et le "deuil", "Autrefois" et "Aujourd'hui". Les dates qui figurent en sous-titres confirment que l'événement sur lequel le temps se déchire est bien la mort de Léopoldine, puisque "Autrefois" est circonscrit entre 1830 et 1843, et "Aujourd'hui", entre 1843 et 1855. Il est important que la coupure survienne pendant l'année 1843, puisque Hugo a modifié dans ce sens les dates figurant dans un manuscrit de 1854, qui situaient la coupure entre 1842 et 1843 [8] .

            On pourrait donc penser que la coupure qu'enregistre le partage du recueil en deux correspond à la mort de Léopoldine. Ce n'est pourtant pas le cas d'un point de vue chronologique - point de vue légitimé par l'architecture ostensiblement chronologique du recueil. Alors qu'"Autrefois" comporte des poèmes datés - réellement ou fictivement - d'août 1843,  qui s'approchent donc aussi près que possible de la date de la mort de Léopoldine, "Aujourd'hui" s'ouvre sur deux poèmes datés de janvier et de février 1843, et qui marquent donc un retour en arrière : ces deux poèmes précèdent immédiatement la date de la mort et la ligne de points. Contrairement à ce que suggère la Préface, le tombeau de Léopoldine ne se situe pas entre "Autrefois" et "Aujourd'hui".

            Il se situe, en réalité, dans l'absence de mots et d'images figurée par la ligne de points, à l'intérieur d'"Aujourd'hui" : au-delà de cette ligne, on ne trouve plus aucun poème daté de 1843. Le poème qui la suit, "Trois ans après", est daté de "Novembre 1846", date que sa proximité avec celle qui s'inscrit au bas du poème V, "Novembre 1846, jour des morts", permet d'interpréter comme celle de l'entrée dans le deuil [9] . Ce deuil envahit symboliquement toute la deuxième partie, puisque c'est encore du "2 novembre 1855, jour des morts" que date le poème qui clôt le recueil, "A celle qui est restée en France". Entre les poèmes renvoyant au 2 novembre, jour de tous les morts, s'intercale d'autre part la série des poèmes datés du 4 septembre, jour anniversaire d'une mort symbolique entre toutes. Tout se passe comme si "Aujourd'hui" se confondait interminablement avec le jour des morts, abolissant ainsi la chronologie ouverte par les premiers poèmes, qui progressent de mois en mois dans l'année 1843 : "Janvier 1843" (date du poème I), "15 février 1843" (titre et date du poème II), "4 septembre 1843" (date qui n'est reliée à aucun poème).

            La ligne de points qui traverse le recueil partage donc le temps en un passé qui excède les limites d'"Autrefois" puisqu'il fait retour au coeur même du présent, et un "Aujourd'hui" qui est interminablement celui des morts, et dont la durée se résorbe dans la répétition infinie du même - la Préface ne dit pas autre chose : "Ce livre doit être lu comme on lirait le livre d'un mort." Mort, le poète l'est aussi : le dernier des huit poèmes datés du 4 septembre, "En frappant à une porte", s'achève sur les vers suivants : "J'ai des pleurs à mon oeil qui pense, / Des trous à ma robe en lambeau ; / Je n'ai rien à la conscience : / Ouvre, tombeau" [10] . Ce dernier vers, et l'image même de la porte ouvrant sur le tombeau, ne peuvent manquer d'évoquer le dernier vers du poème de mariage : "Sors avec une larme! entre avec un sourire!" La série inaugurée par la mort de Léopoldine s'achève par la mort du poète : l'une entraîne l'autre, et "Aujourd'hui" n'est plus que l'autre nom d'un exil hors de soi, et hors du repère spatio-temporel susceptible de donner sens au déictique. 

            Dans ces conditions, puisque la ligne de points qui traverse "Aujourd'hui" est une figuration de l'irreprésentable, on peut imaginer qu'elle a précisément pour fonction de bouleverser, et finalement d'interdire la représentation du temps dans le recueil. Pourquoi cela ? Parce que la mort des enfants avant les parents bouleverse l'ordre naturel du temps : "Il y a de l'inavouable au fond des poèmes sur la mort des êtres jeunes en proie à cette "soif de mourir le matin" qui oblige le vivant à avoir honte", écrit Pierre Albouy. "Aussi bien est-ce qu'à la culpabilité profonde et très obscure qu'on devine à la racine même de l'amour paternel se mêle le remords de vivre" [11] . La mort des êtres jeunes hypothèque l'avenir ; elle met en péril la conception hugolienne du temps, fondée sur la foi en la nécessité du progrès, qui veut  que "Les morts, dans le berceau, si voisin du cercueil, / Charmants, se représentent" et que les petits-enfants "Refl(ètent leur) père, / Assombris par son ombre indistincte, et dorés / Par sa vague lumière" [12] . La théorie du renouvellement des générations développée dans ce poème de L'Année terrible est évidemment indissociable d'une conception finaliste de l'Histoire, qui fait des catastrophes les étapes de la marche contradictoire du progrès. La mort des enfants - et il est remarquable à cet égard que, dans le manuscrit du poème II du Livre IV, Hugo ait remplacé le mot "femme" par lequel il désignait Léopoldine par le mot "fille" - rend, de ce fait, l'Histoire inintelligible et le temps irreprésentable.

 

Le temps irreprésentable

            S'il n'y a rien d'étonnant, d'un point de vue psychologique, à ce que la mort d'un être cher marque de son sceau tous les souvenirs qu'on garde de lui, y compris ceux qui sont antérieurs à cette mort, il n'en va pas de même dans le cas d'une oeuvre littéraire dont le parti-pris chronologique est explicite. Presque tous les poèmes des Contemplations  sont datés, et ces dates, les unes réelles, les autres fictives, s'organisent autour de la date funèbre qui coupe le Livre IV ; or, nombre de poèmes censés avoir été écrits avant la mort de Léopoldine représentent en réalité sa mort, si bien que l'architecture temporelle du recueil, ostensiblement chronologique, est ruinée de l'intérieur.   

            Ainsi, si la date de la mort de Léopoldine n'est suivie d'aucun poème, le poème précédent, censé célébrer le mariage de la jeune femme, est en réalité un poème d'adieu à la morte :

 

Aime celui qui t'aime, et sois heureuse en lui.

- Adieu! - Sois son trésor, ô toi qui fus le nôtre!

Va, mon enfant béni, d'une famille à l'autre.

Emporte le bonheur et laisse-nous l'ennui!

 

Ici, l'on te retient ; là-bas, on te désire.

Fille, épouse, ange, enfant, fais ton double devoir.

Donne-nous un regret, donne-leur un espoir,

Sors avec une larme! entre avec un sourire!

 

                                                            Dans l'église, 15 février 1843

 

            Dans ce poème réellement écrit le 15 février 1843, le mot "mariage" n'apparaît nulle part. Or, il apparaît dans le manuscrit, dans lequel on peut lire non "Dans l'église, 15 février 1843", mais "à ma fille en la mariant 15 février 1843". Au moment où il a apporté les dernières modifications à son recueil, Hugo a donc volontairement effacé du poème tout ce qui empêchait sa lecture funèbre. Il a, de cette manière, rendu signifiante l'indétermination d'expressions comme "celui qui t'aime", qui peut désigner Dieu aussi bien que Charles Vacquerie, ou "sois heureuse en lui", qui rappelle les tournures propres à l'écriture biblique. Dans ces conditions, le mot "Adieu" et les systèmes d'opposition entre "ici" et "là-bas", "lui" et "nous", "sortir" et "entrer", travaillent à la polysémie du texte, de même que le remplacement de l'expression "mon enfant chéri", qui apparaît dans le manuscrit, par "mon enfant béni". On voit qu'il y a déplacement : le poème d'adieu à la morte qui manque à la date du 4 septembre se donne à lire à celle du 15 février, entre les lignes du poème à la mariée.

            Mais ce poème d'adieu ne constitue pas encore, à proprement parler, une représentation de la mort. Cette représentation est pourtant bien présente dans le recueil ; elle y fait, elle aussi, l'objet d'un déplacement - et, à vrai dire, d'un double déplacement, temporel (elle n'est pas située à la "bonne" date) et narratif (elle ne représente pas les "bons" personnages).

            Il s'agit d'un poème d'"Autrefois", et, plus précisément, de l'un des deux poèmes du recueil datés d'août 1843, c'est-à-dire de la veille de la mort de Léopoldine. Ce poème, qui s'intitule "Le revenant", est fictivement daté de 1843, mais a, en réalité, été écrit en août 1854. Cette datation fictive doit attirer l'attention : elle fait du texte l'ultime parole du poète avant la mort de son enfant. Or, ce texte décrit le deuil d'une mère qui perd son fils ; l'épisode est situé à Blois :

 

La mère dont je vais vous parler demeurait

A Blois ; je l'ai connue en un temps plus prospère ;

Et sa maison touchait à celle de mon père. [13]

 

Le détail biographique est vrai. La ville de Blois n'est donc pas choisie au hasard, et pour provoquer un simple effet de réel. Il y a, entre la mère en deuil et le poète, un rapport de métonymie que symbolisent les deux maisons qui se "touch(ent)". Entre la description du petit garçon et celle de Léopoldine enfant qu'on trouve dans les poèmes du souvenir, il y a de nombreux rapports intertextuels : les "beaux petits pieds roses" de l'enfant rappellent Léopoldine, qui "était pâle, et pourtant rose" (IV, 7) ; la mère du petit garçon "lui fai(t) épeler l'Evangile", tandis que Léopoldine, le soir, prend la Bible de son père "pour y faire épeler sa soeur" (IV, 7) ; et, alors que la mère en deuil imagine que son fils, "que la terre glace", dirait, si elle retrouvait le bonheur : "On m'oublie ; un autre a pris ma place ; / Ma mère l'aime, et rit ; (...) / (...) et, moi, je suis dans mon tombeau!", le poème "Trois ans après" évoque l'image de Léopoldine qui "peut-être a froid dans son tombeau", et lui prête les mêmes paroles qu'au petit garçon : "Est-ce que mon père m'oublie / Et n'est plus là, que j'ai si froid ?" (IV, 3). La description de la mort de l'enfant est, étrangement, celle d'un étouffement :

 

Un jour, - nous avons tous de ces dates funèbres! -

Le croup, monstre hideux, épervier des ténèbres,

Sur la blanche maison brusquement s'abattit,

Horrible, et, se ruant sur le pauvre petit,

Le saisit à la gorge. O noire maladie!

(...)

Oh! la parole expire où commence le cri ;

Silence aux mots humains!

 

            Comme par anticipation, la "date funèbre" qui coupe le recueil en deux est ici annoncée, en même temps que dépersonnalisée : "nous avons tous de ces dates funèbres!", dit l'incise. A l'échelle du poème comme à celle du recueil, elle implique le silence : "Oh! la parole expire où commence le cri ; / Silence aux mots humains!" Le poème se construit, on le voit, sur le même modèle que le recueil. La fin du poème est d'autant plus intéressante ; la mère "se sentit mère une seconde fois" :

                       

Devant le berceau froid de son ange éphémère,

Se rappelant l'accent dont il disait : - ma mère, -

Elle songeait, muette, assise sur son lit.

Le jour où, tout à coup, dans son flanc tressaillit

L'être inconnu promis à notre aube mortelle,

Elle pâlit. - Quel est cet étranger ? dit-elle.

Puis elle cria, sombre et tombant à genoux :

- Non, non, je ne veux pas! non! tu serais jaloux!

(...)

 

               Ainsi pleurait cette douleur profonde.

 

Le jour vint ; elle mit un autre enfant au monde,

(...)

Pensant au fils nouveau moins qu'à l'âme envolée,

Hélas! et songeant moins aux langes qu'au linceul,

Elle disait : - Cet ange en son sépulcre est seul!

- O doux miracle! ô mère au bonheur revenue! -

Elle entendit, avec une voix bien connue,

Le nouveau-né parler dans l'ombre entre ses bras,

Et tout bas murmurer : - C'est moi. Ne le dis pas.

 

Le récit de la mort, dont l'absence est soulignée dans "Aujourd'hui", est déplacé dans "Autrefois", et le poème d'adieu à la morte précède la date de la noyade au lieu de lui succéder : tout se passe comme si la date de la mort était vidée à l'avance de sa virtualité narrative. Mais ce récit et cet adieu travaillent en outre à donner à cette mort une dimension positive : l'enfant qui meurt est appelé à renaître, et l'adieu se confond avec la célébration d'un mariage. La date de la mort est donc vidée à l'avance, non seulement de tout contenu narratif, mais aussi du caractère brutal et gratuit qui la rend inadmissible.

            La date de la mort constitue ainsi un trou béant dans la chronologie : elle ne peut pas être racontée, puisqu'elle l'a déjà été, et elle est vidée de son sens, puisque ce sens est construit ailleurs. Florence Naugrette utilise à juste titre, mais dans un contexte architectural, l'image du "gouffre" : "Les Contemplations  reposent sur un gouffre, figuré par la ligne de pointillés du 4 septembre 1843, et amplement thématisé dans toute l'oeuvre, jusqu'au dernier vers". La date autour de laquelle le temps s'organise est expulsée de la chronologie. Elle rend, de ce fait, le temps irreprésentable.

 

La mort du peuple

            Or, cette représentation contradictoire du temps apparaît ailleurs chez Hugo. Dans Châtiments, recueil auquel Les Contemplations  sont intimement liées, ainsi que dans Napoléon le Petit, c'est le coup d'Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851, qui fait l'objet d'une semblable éviction hors de l'Histoire. Cela, parce que le coup d'Etat inflige un démenti à la marche du progrès, et rend de ce fait l'Histoire inintelligible. L'événement est traité comme irréel, c'est-à-dire comme n'appartenant pas à la chronologie du "vrai" dix-neuvième siècle. Une telle analogie ne peut être le fruit du hasard, d'autant moins que l'essentiel des Contemplations  est écrit ou modifié en 1854 et 1855, soit moins de quatre ans après le coup d'Etat et la rédaction dans l'urgence de Châtiments.

            Une étrange équivalence se construit donc entre la mort de Léopoldine et l'endormissement du peuple français, qui s'est renié lui-même au point de plébisciter Napoléon III. De fait, le premier et le dernier poèmes du Livre IV datés du 4 septembre le sont du 4 septembre 1852, à Jersey, de même que le premier poème du Livre V [14] : cette improbable simultanéité d'écriture opère une confusion entre la mort de Léopoldine et celle de la République, entre l'exil loin de "celle qui est restée en France" et l'exil hors du peuple français. Cette équivalence est confirmée par un échange des attributs entre ces deux personnages : Léopoldine est constamment décrite comme endormie, alors que, dans Châtiments, le peuple français est représenté comme mort. La métaphore fonctionne donc à l'envers. Léopoldine, "dans son lit étroit", peut-être "a froid" [15] , et la mère du poème "Le revenant"  imagine que la terre "glace" son "doux endormi" [16] : le sommeil des enfants morts, qui passe à la première lecture pour une métaphore, est littéral - et l'on ne peut s'empêcher de penser à la polysémie du nom du rocher sur lequel s'asseoit Gilliatt dans Les Travailleurs de la mer, Gild-Holm-'Ur, ou Kidormur, que le narrateur propose de traduire par Qui-dort-meurt. Au con­traire, le sommeil du peuple résigné, qui semble pouvoir être lu à la lettre, est métaphorique, comme le prouve la rhétorique du Jugement Dernier à l'oeuvre dans  Châtiments :

 

Ainsi, quand, de ton antre enfin poussant la pierre,

Et las du long sommeil qui pèse à ta paupière,

O Peuple, ouvrant tes yeux d’où sort une clarté,

Tu te réveilleras dans ta tranquillité

(...)

Tous, du maître au goujat, du bandit au maroufle,

Pâles, rien qu’à sentir au loin passer ton souffle,

Feront silence, ô peuple! et tous disparaîtront

(...)

Cachés, évanouis, perdus dans la nuit sombre,

Avant même qu’on ait entendu, dans cette ombre

Où les justes tremblants aux méchants sont mêlés,

Ta grande voix monter vers les cieux étoilés!  [17]

 

            Le Jugement Dernier, qui seul peut ressusciter Léopoldine, est annoncé au peuple ; au contraire, les mouvements hésitants du dormeur qui s’éveille à la voix du poète, dont le lecteur s’attend à ce qu’ils figurent les premiers frémissements de la révolte popu­laire contre Napoléon III, sont attribués à Léopoldine dans "A celle qui est restée en France" :

 

Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange

Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d’ange,

Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi. [18]

 

            Tout se passe comme si cette autre catastrophe qu'est le coup d'Etat, suivi, pour Hugo, d'exil, avait seule rendu possible la représentation de la première - comme si la représentation de la mort de Léopoldine demandait, plus que toute autre, le détour de l'analogie et de la métaphore. D'être tissées l'une avec l'autre, la catastrophe publique et la catastrophe privée gagnent en signification : l'une comme l'autre rompent la trame de la chronologie et rendent l'Histoire - celle de l'individu n'étant que l'envers de celle de la société - irreprésentable. Aussi l'une comme l'autre doivent-elles être expulsées de l'Histoire, afin que celle-ci coïncide à nouveau avec le droit, avec la nécessité du progrès. La liaison des Contemplations  et de Châtiments, la solidarité de la figure du peuple endormi avec celle de la jeune morte aboutissent à ce résultat que la prophétie adressée au peuple vaut également, et étrangement, pour l'enfant morte : "celle qui est restée en France" s'éveillera avec lui - elle grâce à lui, lui grâce à elle, car "les morts sont des vivants mêlés à nos combats" et que "ce n’est pas pour dormir qu’on meurt, non, c’est pour faire / De plus haut ce que fait en bas notre humble sphère" [19] , écrit le poète de L'Année terrible  en 1872.

 


[1] J'ai présenté cette communication, dans une version presque identique, lors d'un colloque sur "L'irreprésentable" à l'Université de Tours (14-15 mai 1998). Je parlais alors devant un public de spécialistes de la littérature, mais non à des spécialistes de la poésie hugoienne, comme c'est le cas aujourd'hui. Aussi cette communication n'a-t-elle pas la prétention de vous apprendre des choses neuves, mais seulement de vous proposer un agencement inédit d'informations connues. Je ne citerai pas dans le détail tous les commentaires des Contemplations  dont je me suis servie ; mais cette réflexion doit bien sûr beaucoup aux travaux de Pierre Albouy, de Jacques Seebacher, de Sheila Gaudon, de Florence Naugrette.

[2] Les Orientales, Préface de l'édition originale.

[3] Anne Ubersfeld, "Présentation" du Tome "Théâtre I" des Oeuvres complètes, Laffont, coll. "Bouquins", 1985.

[4] Les Contemplations, Préface.

[5] Ibid., IV, 16, "Mors".

[6] Sheila Gaudon, "Notice" des Contemplations, Oeuvres complètes, Laffont, coll. "Bouquins", Tome "Poésie II".

[7] Ms. 13364, f° 5. Voir Journet et Robert, Autour des "Contemplations", "Annales littéraires de l'Université de Besançon", les Belles-Lettres, 1955, p. 46.

[8] Ms. 13363, f° 3.

[9] Le manuscrit de "Trois ans après" porte la date, réelle, du 10 novembre 1846 ; si la mention du 10 a été supprimée, c'est peut-être pour permettre l'association de "Novembre" avec le jour des morts (le 2 novembre).

[10] Les Contemplations, VI, 24.

[11] Pierre Albouy, "Introduction", Les Contemplations, Gallimard, coll. "Poésie Gallimard", 1973, p. 15.

[12] L'Année terrible, "Juillet", X.

[13] Les Contemplations, III, 23.

[14] Il s'agit des poèmes IV, 4, IV, 17 et V, 1, qui datent en réalité de 1846, pour le premier, et de 1854, pour les deux derniers.

[15] Les Contemplations, IV, 3, "Trois ans après".

[16] ibid., III, 23, "Le revenant".

[17] Châtiments, VII, 7, "La caravane".

[18] Les Contemplations, "A celle qui est restée en France".

[19] L’Année terrible, Mars, 4, "L’enterrement".