Franck Laurent : Le Napoléon de V. Hugo dans l'oeuvre d'avant l'exil

Communication au Groupe Hugo du 16 septembre 2000
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Aspects du Napoléon de Victor Hugo

Napoléon ou la grandeur individuelle dans l’histoire

Dès l’abord, même dès les premières odes monarchistes, il semble que le choix esthétique du grand, conforme à une évidente admiration pour la grandeur de l’histoire et surtout pour la grandeur de certains individus dans l’histoire, ait contraint Hugo, presque indépendamment de ses choix politiques, à la fascination napoléonienne. Ce qui est d’ailleurs clairement affirmé au moment des Orientales (1829) :

 

Tu domines notre âge ; ange ou démon, qu’importe!

Ton aigle dans son vol, haletants, nous emporte.

L’œil même qui te fuit te retrouve partout.

Toujours dans nos tableaux tu jettes ta grande ombre ;

Toujours Napoléon, éblouissant et sombre,

Sur le seuil du siècle est debout.[1]

 

Si Napoléon domine le siècle, c’est d’abord parce qu’il figure un homme total, aux prises avec les forces d’une histoire déchaînée. L’empereur hugolien est alors un homme qui réunit dans une même individualité pouvoir de pensée visionnaire et pouvoir d’action concrète. Dans Les Chants du crépuscule (1835), il est un “ grand ouvrier ”, qui a “ à peu près fait le monde / Selon le songe qu’il rêvait ”[2]. Et dans le “ Souvenir d’enfance ” des Feuilles d’automne (1831), le père, commentant pour son fils l’étrange silence du héros, explique :

 

Déjà peut-être en lui mille choses se font,

Et tout l’avenir germe en son cerveau profond.

[…]

Et peut-être déjà, dans la nuit de cette âme,

Sous ce crâne, où le monde en silence est couvé,

D’un second Austerlitz le soleil s’est levé ![3]

 

Héros de la légende moderne le Napoléon de Hugo est à cette date génie autant que héros, un homme du “ crâne ” autant que du “ bras ”.

 

Grandeur de l’Usurpateur

Pensé avant tout comme un grand moi, une personnalité d’exception, Napoléon se distingue radicalement des monarques classiques. Ainsi la légitimité du roi repose principalement sur l’impersonnalité du principe dynastique, et sur le gommage de la mort personnelle exprimé en France par la formule consacrée Le roi est mort, vive le roi! Dans la pratique, cette impersonnalité de la nature royale est assumée par l’Etat et son appareil, dans l’ubiquité territoriale de ses agents et de son action, dans la permanence de ses “ corps ”. 

Or Hugo a été particulièrement sensible, notamment durant la monarchie de Juillet, à ce paradoxe de la monarchie classique, pouvoir absolu dont le “ site ” personnel peut très bien être à la limite de l’évanescence. Les rois de son théâtre, de ses romans, sont très souvent des moi ternes et faibles. Tout au contraire, Napoléon fascine Hugo par la personnalisation extrême de son action politique et historique. Il s’oppose en quelque sorte par nature à toute dépersonnalisation du pouvoir, et notamment à celle qui est le fait de l’Etat. Une des composantes du mythe de Napoléon, chez le Hugo d’avant l’exil comme chez la plupart des romantiques, c’est son génie d’administrateur. Or cette expression, qui est à la limite de l’oxymore, ne valorise pas comme on pourrait le croire la dimension étatique de l’Empereur. Elle signifie au contraire que sous son règne le moindre rouage de la machine d’Etat était animé directement par la volonté individuelle d’un homme, marqué de l’empreinte de son génie personnel[4]. Paradoxalement, de ce point de vue, le fond du mythe napoléonien dit en quelque sorte la disparition de l’Etat, son absorption dans une personnalité géniale.

Voilà pourquoi Hugo ne masque jamais la qualité d’usurpateur de Napoléon, mais au contraire la place très souvent au cœur de sa glorification. Car un tel pouvoir du grand homme est nécessairement usurpé, d’une manière ou d’une autre : l’Empereur ainsi défini ne saurait se couler dans une légitimité qui lui préexiste et le dépasse. D’ailleurs, dès 1814 Benjamin Constant avait mis en lumière cette personnalisation intense du pouvoir comme critère essentiel distinguant l’usurpation de tous les gouvernements réguliers, y compris la monarchie :

 

Le monarque est en quelque sorte un être abstrait. On voit en lui non pas un individu, mais une race entière de rois, une tradition de plusieurs siècles. L’usurpation [...] est nécessairement empreinte de l’individualité de l’usurpateur.[5]

 

Hugo fait la même analyse, mais il en tirera longtemps des conséquences inverses. Et il dira souvent, comme dans ce poème des Feuilles d’automne, qu’ils sont décidément admirables “ Ceux que le bras fait roi ”, et qu’“ Il est beau de courir par la terre usurpée ”, - comme le fit quinze ans durant “ Napoléon, l’empereur radieux ”[6].  

 

Un homme-monde

“ Il est beau de courir par la terre… ” Nous touchons ici à ce qui fut sans doute le cœur même de la glorification hugolienne de l’empereur Napoléon. Plus que toute autre chose, le Napoléon de Hugo est un homme-monde, et plus que tout autre aspect, c’est l’ampleur spatiale de son action historique que l’œuvre du poète déploie, et sur laquelle elle revient sans cesse. Napoléon n’est pas l’homme d’un lieu déterminé, mais celui qui a rempli tout l’espace de sa trace et de son fantôme. Le poète des Orientales (1829), comme effaré par cette ubiquité colossale, s’exclame :

 

Toujours lui ! lui partout ! – ou brûlante ou glacée

Son image sans cesse ébranle ma pensée.

[…]

A Rome, où du Sénat hérite le conclave,

A l’Elbe, aux monts blanchis de neige ou noirs de lave,

Au menaçant Kremlin, à l’Alhambra riant,

Il est partout ![7]

 

Aussi la geste napoléonienne n’appartient-elle en propre à aucune histoire nationale particulière, mais bien à l’histoire de l’Europe. C’est en cela avant tout que Napoléon peut légitimement être comparé à Jules César et à Charlemagne, - et à eux seuls. Dans Le Rhin (1842), Hugo constate :

Quoique fasse l’écrivain pour éviter la monotonie de ces grandes gloires, quand on traverse l’histoire européenne d’un bout à l’autre, César, Charlemagne et Napoléon sont les trois énormes bornes milliaires, ou plutôt millénaires, qu’on retrouve toujours sur son chemin.[8]

Histoire de l’Europe, voire du monde. Car la campagne d’Egypte vaut pour Hugo comme pour tous les romantiques comme moment déclencheur, moment où l’histoire militaire bascule vers la légende universelle. C’est en Orient, c’est par l’Orient, terre des anciens empires et des symboles obscurs, que Bonaparte acquiert son lustre solaire : 

 

[…] Au Nil je le retrouve encore.

L’Egypte resplendit des feux de son aurore ;

Son astre impérial se lève à l’orient.[9]

 

Notamment dans Les Orientales, la plus grande gloire de Napoléon semble bien d’avoir réuni dans une même histoire “ les deux moitiés du monde ”[10], de s’être fait aussi grand pour l’Orient que pour l’Occident, pour l’“ Arabe du Caire ”[11] que pour le poète de France. Car la légende du héros, que le poète se charge alors d’écrire et de célébrer, elle est déjà constituée et vivante de l’autre côté de la Méditerranée :

 

Sublime, il apparut aux tribus éblouies

Comme un Mahomet d’occident.

 

Leur féerie a déjà réclamé son histoire,

La tente de l’Arabe est pleine de sa gloire.[12]

 

Au reste, dans cette aptitude à révérer la grandeur, il se pourrait fort que les orientaux ait des leçons à donner aux occidentaux, et notamment (cruelle ironie !) aux soldats de Napoléon. En mai 1841, vingt ans presque jour pour jour après la mort de l’empereur, Hugo note ce “ détail ” que lui a rapporté un consul de France en Egypte :

 

On voit à l’une des portes d’Alexandrie un caisson laissé là par le général Marmont pendant la campagne d’Egypte. Les Arabes ne l’ont pas dérangé et il se rouille, respecté comme un monument […].

 

Et il ajoute :

 

Je me rappelle avoir vu à Burgos en 1811 nos soldats se faire une cible du tombeau du Cid.[13]

 

Grand architecte ou guerrier nomade ?

Napoléon est grand parce qu’il a œuvré à l’unité du monde, et d’abord de l’Europe. Tel est l’essentiel de l’évaluation hugolienne du grand empereur à la fin de la Restauration et durant toute la monarchie de Juillet. Mais de quelle nature fut cette entreprise ? Sur ce point, deux figures entrent en concurrence.

La première, c’est celle qui fait de l’aventure impériale l’expression d’un projet conscient, obstinément suivi, à la fois génial, rationnel et prématuré. D’après la conclusion du Rhin (1842), Napoléon

 

voulut refaire ce qu’avait fait Charlemagne. Il essaya de constituer l’Allemagne d’après la même pensée que la France. […]Les temps n’étaient pas encore venus. S’il eût réussi, le groupe continental était formé.[14]

 

Dans cette optique, l’empire napoléonien apparaît comme un édifice, une architecture équilibrée et pertinente. C’est pourquoi Hugo, dans la conclusion du Rhin, propose au gouvernement français de reprendre à l’égard de l’Allemagne la diplomatie tentée par Bonaparte, avec plus ou moins de constance, avant Iéna (et qu’il avait d’ailleurs hérité de la Convention et du Directoire) : alliance défensive et offensive avec la Prusse, l’hégémonisme de celle-ci en Allemagne au détriment des petits états, de l’Autriche et du Hanovre anglais étant soutenu par la France qui recevrait en échange la rive gauche du Rhin, - alliance qui fonderait l’unité et la paix de l’Europe en repoussant (provisoirement) hors du continent la Russie et l’Angleterre.

Mais cette image d’un Napoléon grand architecte de l’Europe n’est pas la seule ; elle n’est pas même la plus fréquente, ni la plus efficace pour l’entreprise d’héroïsation épique et légendaire qui anime alors Victor Hugo. Dans sa poésie surtout, la grandeur sublime du héros s’exprime bien moins sous les traits d’un diplomate avisé que sous ceux, à bien des égards antithétiques, du guerrier nomade, chef de horde jamais en repos, traversant tout l’espace à une vitesse inconcevable, sans parcours lisible ni projet assignable. Il est celui auquel s’appliquerait assez bien cette définition du nomade par Philippe Moreau-Defarges : 

 

Pour le nomade, identifié à son cheval, l’espace est infini. Il est là pour être parcouru, conquis, dévasté. Si le paysan est enraciné dans la terre (tout en tentant souvent de s’en échapper), le nomade est le mouvement, la course.[15]

 

De fait le mouvement du guerrier apparaît comme un des motifs les plus puissamment épiques dans la poésie hugolienne de cette période. Mouvement qui se caractérise d’abord par sa vitesse, laquelle se lit en particulier dans la récurrence de verbes comme “ courir ” ou “ voler ”, dont le sujet est Napoléon ou ses substituts. A la rapidité de la course s’allie sa perpétuité. Napoléon est “ Cet aigle dont le vol douze ans se fatigua / Du Caire au Capitole ou du Tage au Volga[16] ”. Ampleur spatiale du mouvement, mais aussi confusion, exprimée très fréquemment par l’énumération accumulative de toponymes de nature diverses : montagnes, fleuves, palais, capitales, champs de bataille. 

Dans cette figure, si Napoléon réunit le monde ce n’est pas, comme dans la précédente, en prenant acte des données géographiques et historiques et en faisant de l’Europe un édifice harmonieux. C’est au contraire en faisant fi du passé historique et en modifiant radicalement l’espace géographique, en le “ lissant ” (Alpes courbées, Rhin enjambé …), en faisant de l’Europe et surtout de ses divisions géopolitiques quelque chose de vague comme le désert : “ Comme ce qu’un enfant a tracé sur le sable / Les empires confus s’effaçaient sous ses pas ”[17], ou de fluide et mouvant comme l’océan : citons ces vers de “ Ce siècle avait deux ans “  (1831) :

 

Je pourrai dire un jour, lorsque la nuit douteuse

Fera parler les soirs ma vieillesse conteuse,

Comment ce haut destin de gloire et de terreur

Qui remuait le monde aux pas de l’empereur,

Dans son souffle orageux m’emportant sans défense,

A tous les vents de l’air fit flotter mon enfance.

Car, lorsque l’aquilon bat ses flots palpitants,

L’océan convulsif tourmente en même temps

Le navire à trois ponts qui tonne avec l’orage

Et la feuille échappée aux arbres du rivage ![18]

 

“ Les Trois Péchés du guerrier ”

Cette figuration de Napoléon en guerrier nomade me paraît d’autant plus importante, qu’en elle réside sans doute un des noyaux imaginaires et symboliques qui ont le plus puissamment concouru à la vitalité de la légende napoléonienne. Et cela sans doute parce que cet aspect, historique ou para-historique, du personnage Napoléon, fait de lui la “ réalisation ” moderne du guerrier mythique, que l’on retrouve à peine déformé dans toutes les mythologies de l’aire culturelle indo-européenne, parenté mise à jour par les études désormais classiques de Georges Dumézil. Rappelons brièvement la topique de base de cette mythologie. Elle repose sur la représentation de la collectivité humaine en trois “ fonctions ” essentielles : la souveraineté (principalement religieuse dans sa forme la plus archaïque, le prêtre, plus étroitement politique ensuite, le roi) ; la fécondité (le travail, surtout de la terre, mais aussi les rapports entre les sexes et la reproduction de l’espèce) ; la guerre. La fonction guerrière est sans doute la plus problématique des trois. Dans les mythes étudiés et comparés par Dumézil, le guerrier, dieu ou héros, est toujours profondément ambivalent : force de désordre, confronté au chaos et l’alimentant, sujet à la démesure, - mais aussi enclin à la clémence, et capable de servir à la libération vis-à-vis d’un ordre oppressif. Cette ambivalence fondamentale du guerrier s’exprime par sa propension à la faute, au “ péché ” contre les valeurs instituées. Citons Dumézil :

 

Même dieu, le guerrier est exposé par sa nature au péché ; de par sa fonction et pour le bien général, il est contraint de commettre des péchés ; mais il dépasse vite cette borne et pèche contre tous les niveaux fonctionnels, y compris le sien.[19]

 

Et, parlant plus spécifiquement du premier de ces mythes, celui d’Indra, dieu guerrier de l’Inde archaïque :

 

Brahmanicide, […] procédé contraire à l’honneur, adultère : [ses] trois péchés […] se situent respectivement dans les domaines de l’ordre religieux, de l’idéal guerrier, de la fécondité réglée.[20]

 

Or l’aventure napoléonienne permet fort bien de repérer ces trois “ péchés ”, et quand les romantiques, Hugo parmi d’autres, l’écrivent, ils ne manquent pas de les mettre en lumière, - que ce soit pour les blâmer ou pour les admirer. Le péché contre la souveraineté religieuse, c’est bien sûr l’annexion de Rome et surtout l’enlèvement de Pie IX, et son internement à Fontainebleau. Chateaubriand relate longuement cet épisode dans la monographie sur Napoléon qu’il intègre à la troisième partie de ses Mémoires d’outre-tombe[21] ; et, plus sobrement, Hugo rappelle dans “ Souvenir d’enfance ” que “ Le Vatican n’est plus que le vassal du Louvre ”[22]. L’enlèvement par surprise et l’exécution dans les fossés de Vincennes du duc d’Enghien, descendant du grand Condé, représenterait assez le péché contre la fonction guerrière, contre l’honneur, péché du guerrier contre sa propre fonction. Chateaubriand cite une réaction de Mme de Staël qui lit l’événement exactement en ces termes, s’indignant qu’un guerrier français puisse ainsi “ blasphémer les souvenirs de la bataille de Lens et de Rocroy ” et que “ ce Bonaparte, qui en a gagné des batailles, ne [sache] pas même les respecter ”[23] ; et le jeune Hugo écrit ce vers, tout aussi explicite : “ Un guerrier fut frappé par ce guerrier sans foi ”[24]. Quant au péché contre la troisième fonction, celle de la fécondité réglée, c’est le mariage avec Marie-Louise, blonde archiduchesse jetée au lit du guerrier nomade, qui en fait figure. Hugo, dans son discours de réception à l’Académie française (1841), décrit ce mariage comme le signe d’une puissance glorieuse et prédatrice :

 

après avoir ôté à l’Autriche l’empire d’Allemagne, qu’il s’était à peu près arrogé sous le nom de Confédération du Rhin, après lui avoir pris le Tyrol pour l’ajouter à la Bavière et l’Illyrie pour la réunir à la France, il avait daigné épouser une archiduchesse.[25]

 

La nature transgressive de ce mariage est d’ailleurs redoublée par la tradition qui veut que Napoléon ait quelque peu anticipé sa consommation. L’épisode est évoqué par Chateaubriand, qui s’en offusque[26] ; également par Hugo mais sur un tout autre ton, certes pas à la tribune de l’Académie française mais dans un texte des années 1860, qui insiste sur la solidarité entre péché contre la troisième et contre la première fonction, fécondité réglée et souveraineté divinisée :

 

Un beau jour, ce petit lieutenant d’artillerie épousa carrément la fille du droit divin. […] La grâce de Dieu se maria avec l’aventure. Le droit divin s’encanailla avec la victoire. Il y eut mixtion des augustes sangs avec la roture d’Austerlitz. Ce fut lamentable. Une fois la déroute des mésalliances commencée, elle ne s’arrêta plus. […] Quant à Napoléon ; il ne se contenta pas du mariage ; il le lui fallut avec prologue, il l’assaisonna un peu d’assaut ; ce mousquetaire de la révolution chiffonna une archiduchesse ; Notre-Dame n’eut que les restes. ”[27]

 

Tels sont les principaux traits de la représentation hugolienne de Napoléon dans l’œuvre d’avant l’exil. Mais l’étude du “ culte ”, de la “ religion ” de Napoléon (ces mots sont employés par Hugo) ne saurait faire l’économie de son utilité sociale. A quelle nécessité collective répond, selon Victor Hugo, la légende napoléonienne ? quel peut être, quel doit être son “ bon usage ” ?

 

Du bon usage de Napoléon

Première remarque : la référence à Napoléon, durant toute la période qui nous occupe et singulièrement chez Hugo, n’est pas mise au service de l’ordre établi. A bien des égards, la légende napoléonienne a surtout une fonction critique, voire subversive. Très fréquemment, le dieu Napoléon est convoqué contre les différents maîtres du moment.

 

Un dieu contre les maîtres

Et d’abord, contre les rois. Hugo qui, à la différence par exemple de Stendhal, ignore ou minore volontairement tout ce qui dans l’aventure napoléonienne relève de la restauration monarchique (reconstitution d’une cour, d’une noblesse, alliances matrimoniales avec les maisons royales, etc.), voit surtout dans cette aventure la désacralisation définitive de l’ancienne figure de la puissance politique. Dès avant 1830, Napoléon, “ éclatant flambeau ”, est avant tout celui qui a couru “ par la terre usurpée / Disciplinant les rois du plat de son épée ”[28]. Et deux mois avant la révolution de Juillet, le poète, rêveur-passant, révèle combien est profonde dans le peuple, au moins le peuple de Paris, l’empreinte de cette œuvre désacralisante :

 

Voitures et chevaux à grand bruit, l’autre jour,

Menait le roi de Naple au gala de la cour.

[…]

Or, attentive au bruit, une femme, une vieille,

En haillons, et portant au bras quelque corbeille,

Branlant son chef ridé, disait à haute voix :

- Un roi ! sous l’empereur, j’en ai tant vu, des rois ![29]

 

Ce dédain nouveau, ici directement référé à l’aventure impériale, impose aux rois de nouveaux devoirs, et les met dans un situation bien délicate :

 

O rois, veillez, veillez ! tâchez d’avoir régné.

Ne nous reprenez pas ce qu’on avait gagné ;

[…]

Soyez de votre temps, écoutez ce qu’on dit,

Et tâchez d’être grands car le peuple grandit.[30]

 

Mais le souvenir du grand homme est tout aussi dévastateur pour la nouvelle puissance de la bourgeoisie, égoïste et médiocre, qui se pavane après Juillet. C’est le propos majeur de la seconde ode “ A la colonne ”, écrite en octobre 1830 après que la Chambre toute neuve eut refusé de donner suite à une pétition demandant le retour des cendres de Napoléon et leur transport sous la colonne de la place Vendôme :

 

Rhéteurs embarrassés dans votre toge neuve,

[…]

Tout en vous partageant l’empire d’Alexandre,

Vous avez peur d’une ombre et peur d’un peu de cendre :

Oh ! vous êtes petits ![31]

 

Symétriquement, la référence à Napoléon sert souvent à sacraliser les trublions, jeunes révolutionnaires politiques de Juillet, ou jeunes révolutionnaires littéraires du romantisme. Les étudiants qui ont fait les Trois Glorieuses sont salués par ces vers :

 

Frères ! et vous aussi vous avez vos journées !

[…]

Vos jeunes étendards troués à faire envie

A de vieux drapeaux d’Austerlitz ![32]

 

Dans le domaine culturel, et paradoxalement, alors que le “ style empire ” est régulièrement stigmatisé par Hugo, la référence au Grand Homme lui sert régulièrement à dénoncer l’immobilisme en matière de goût et à légitimer, à recharger d’énergie, les audaces des jeunes novateurs. Ainsi dans la préface de Cromwell, alors même qu’il écrit encore “ Buonaparte ”, il assène :

 

Il y a aujourd’hui l’ancien régime littéraire comme l’ancien régime politique. […] ce qu’il faut détruire avant tout, c’est le vieux faux goût. Il faut en dérouiller la littérature actuelle. […] La queue du dix-huitième siècle traîne encore dans le dix-neuvième ; mais ce n’est pas nous, jeunes gens qui avons vu Buonaparte, qui la lui porterons.[33]

 

Ecole subversive, magistère de dédain et d’énergie, voire de révolte, le culte de Napoléon l’est d’autant plus qu’il est vivace surtout au sein des couches populaires[34], exclues du pays légal en cette période de monarchie censitaire. Cette popularité du dieu Napoléon, Hugo en prend acte très tôt, mais le plus nettement peut-être au moment du retour des Cendres.

 

Un dieu populaire

La cérémonie du retour des Cendres, le 15 décembre 1840, a été suivie de près par Hugo, qui a laissé d’abondantes notes à ce sujet, recueillies dans Choses vues. Il s’y est intéressé dans tous ses détails, matériels et symboliques, et s’indigne de la mesquinerie qui préside aux préparatifs. A cette mesquinerie du gouvernement va s’ajouter, le jour de la cérémonie, le spectacle d’une division sociale des publics :

 

Ainsi trois accueils différents ont été faits à l’empereur. Il a été reçu par le peuple au Champs-Élysées, pieusement ; par les bourgeois sur les estrades de l’Esplanade, froidement ; par les députés sous le dôme des Invalides, insolemment.[35]

 

Division inquiétante, en ce qu’elle révèle la double faiblesse, intrinsèque et assumée, du régime : la monarchie de Juillet se coupe, d’un même mouvement, et du peuple et du sens de la grandeur. Or, répète Hugo, aucune société ne saurait vivre quand elle repose sur l’autosatisfaction à la fois mesquine et arrogante de ses élites. Surtout quand les masses ne leur reconnaissent ni légitimité politique ni légitimité morale, et qu’en revanche elles vibrent au souvenir d’un grand nom déchu. L’incapacité de toute grandeur et la défiance à l’égard du souvenir du grand homme, que le poète de la seconde Ode à la colonne reprochait déjà au pouvoir de 1830, a terni la cérémonie du retour des Cendres, lui ôtant toute efficacité symbolique et politique. La société bourgeoise et son régime se sont à cette occasion rendu coupables à la fois de lèse-majesté et de lèse-popularité, - ce qui les fragilise considérablement, alors même que la crise internationale de l’été n’a pas fini de faire sentir ses effets :

 

Il est certain que toute cette cérémonie a eu un singulier caractère d’escamotage. Le gouvernement semblait avoir eu peur du fantôme qu’il évoquait. On avait l’air tout à la fois de montrer et de cacher Napoléon. On a laissé dans l’ombre tout ce qui eût été trop grand ou trop touchant. On a dérobé le réel et le grandiose sous des enveloppes plus ou moins splendides […].

Il fallait au contraire prendre Napoléon franchement, s’en faire honneur, le traiter royalement et populairement en empereur, et alors on eût trouvé de la force là où on a failli chanceler.[36]

 

L’opération éditoriale du Retour de l’empereur exprime de la part de Hugo une attitude résolument différente. A l’occasion du retour des Cendres, il réunit dans une petite brochure dix poèmes “ napoléoniens ” écrits de 1827 à 1840 et publiés dans ses six précédents recueils[37]. Il y ajoute deux inédits, “ Le Retour de l’empereur ”, longue pièce qui ouvre la brochure, et “ Le 15 décembre 1840 ”, en guise de brève conclusion. L’avant-propos de l’éditeur, sans aucun doute directement inspiré par Hugo, est très net sur les buts de cette publication :

 

Nous croyons exécuter une idée une idée patriotique et honorable en mettant à la portée de toutes les bourses ces vers faits pour tous les cœurs, et en ne faisant de toutes ces productions séparées, éparses dans vingt-trois volumes d’un prix élevé, qu’un seul livre, qu’un seul faisceau, qu’un seul trophée.[38]

 

Il s’agit ainsi d’édifier un monument poétique à la gloire de Napoléon, exprimant une admiration sincère dans des formes diverses mais qui ne marchandera pas, lui, la grandeur exigée par le sujet. Et il s’agit de faire en sorte que cette grandeur poétique soit accessible au peuple national dans son ensemble, et avant tout à ce peuple populaire que le prix des livres écarte de cette haute poésie alors même, l’accueil des Cendres l’a montré, qu’il est manifestement plus à même que les lecteurs bourgeois de vibrer à l’unisson du poète dans ce culte poétique de l’empereur. Il s’agit de ne pas laisser le monopole de la poésie “ populaire ” napoléonienne aux chansons de Béranger (touchantes et talentueuses, mais peu aptes à la grandeur, et au reste déjà anciennes en 1840). Il s’agit enfin, non seulement de s’accorder à la ferveur napoléonienne du peuple, mais aussi de la guider, de la sauver des écueils que ferait surgir un culte mal compris, mal pensé, et mal rendu.

En effet, il apparaît à la lecture de la plupart des textes de Hugo consacrés, durant cette période, à Napoléon, qu’ils envisagent trois problèmes dont la solution détermine la réussite du culte napoléonien, - ou son désastre. La nécessaire prééminence de la liberté, la valeur contemporaine de la guerre, le nationalisme, qui émerge partout en Europe sous sa forme moderne en cette première moitié du XIXème siècle. Et ces trois problèmes rencontrés par le culte napoléonien doivent selon Hugo être résolus en affirmant et réaffirmant ce qui semble être une évidence mais qui ne l’est pas alors : Napoléon est mort, définitivement mort, et le culte qui doit lui être rendu, dans la ferveur pour l’éternité, doit être impérativement et fondamentalement le culte d’un mort.

 

Le dieu est un maître mort

·         La liberté

Dès octobre 1830, dès la seconde ode “ A la colonne ”, Hugo pose la question : le culte napoléonien est-il dangereux pour les libertés publiques ? Il répond clairement par la négative. Mais sans nier aucunement le caractère liberticide du pouvoir napoléonien. Le culte du grand fantôme est sans danger pour la liberté non pas parce que l’empire fut libéral, mais parce que la liberté est aujourd’hui plus forte qu’elle ne l’était hier, comme l’a prouvé la toute neuve révolution de Juillet. Le souvenir du grand homme, le culte du dieu est sans danger pour la liberté, parce que le maître, l’empereur, est mort, - parce que l’empire autoritaire et guerrier est désormais impossible :

 

[…] la liberté sait aujourd’hui sa force.

Un trône est sous sa main comme un gui sur l’écorce,

Quand les races de rois manquent au droit juré.

Nous avons parmi nous vu passer, ô merveille !

La plus nouvelle et la plus vieille !

Ce siècle, avant trente ans, avait tout dévoré.

 

La France, guerrière et paisible,

A deux filles du même sang : -

L’une fait l’armée invincible,

L’autre fait le peuple puissant.

La Gloire, qui n’est pas l’aînée,

N’est plus armée ni couronnée ;

Ni pavois, ni sceptre oppresseur ;

La Gloire n’est plus décevante,

Et n’a plus rien dont s’épouvante

La Liberté, sa grande sœur ![39]

 

Voilà pourquoi ce n’est pas l’ancienne génération, celle qui a connu l’empire, qui ira chercher Napoléon et lui rendra les honneurs funèbres : “ s’ils ont repoussé la relique immortelle, / C’est qu’ils en sont jaloux, qu’ils tremblent devant elle ”[40]. Envie et crainte, sentiments honteux du despotisme, - que ces sexagénaires ont appris sous l’empire. Non, ce sont les jeunes, nés trop tard pour avoir été déformés par le versant humiliant du régime impérial, pour qui n’est légitime que son versant glorieux, ce sont les jeunes qui sauront inventer et pratiquer le culte, nécessaire et sain, du héros : “ Car nous t’avons pour Dieu sans t’avoir eu pour maître ”[41]. Et le peuple comprend cela, car, et l’ode s’achève sur cette strophe,

 

S’il ne garde aux tyrans qu’abîme et que tonnerre,

Il a pour le tombeau, profond et centenaire

(La seule majesté dont il soit courtisan),

Un long gémissement, infini, doux et sombre,

Qui ne laissera pas regretter à ton ombre

Le murmure de l’Océan ![42]

 

·         La guerre

Quel doit être le bon rapport du culte napoléonien à ce qui fait l’essentiel de la gloire napoléonienne : la guerre ? Pour l’essentiel il s’agit d’admettre et de faire admettre que la guerre, comme moyen de progrès et de civilisation, est dépassée, et que les “ conquérants ”, ces “ civilisateurs violents ”, doivent désormais laisser place aux “ penseurs ”, “ civilisateurs sereins ”[43]. Malgré des restrictions et des réticences (la crise internationale de l’été 1840 est à peine apaisée, la guerre a paru proche), le poème du “ Retour de l’empereur ” affirme cette idée centrale : 

 

Tu voulais, versant notre sève,

Aux peuples trop lents à mûrir,

Faire conquérir par le glaive

Ce que l’esprit doit conquérir.

Sur Dieu même prenant l’avance,

Tu prétendais, vaste espérance !

Remplacer Rome par la France

Régnant du Tage à la Néva ;

Mais de tels projets Dieu se venge.[44]

 

D’ailleurs toute l’organisation du poème, sa dramaturgie si l’on peut dire, affirme que ce n’est pas sur le mode guerrier que se réalisera pleinement le culte rendu au grand mort. Ayant posé que la réalisation du destin de Napoléon consiste à rentrer, ultimement vainqueur, à Paris, “ œil ” de la France, “ Mère des Révolutions ”, Hugo adresse au grand fantôme ces vers :

 

Vos batailles, ô roi, comme des mains fatales,

L’une après l’autre ont pris toutes les capitales ;

[…]

 

Paris coûte plus cher ! c’est la cité sacrée !

C’est la conquête ardue, âpre, démesurée !

Le but éblouissant des suprêmes efforts !

Pour entrer dans Paris, la ville de mémoire,

Sire, il faut revenir de la sombre victoire

Qu’on remporte au pays des morts ![45]

 

C’est bien un mort qui rentre à Paris ce 15 décembre 1840, et c’est un héros mort que doit révérer “ la ville de mémoire ”, - toute sa puissance de conquérant n’aurait pu obtenir ce que conquièrent, en ce jour, ses cendres.

 

·         Internationaliser le fantôme

Réunir le monde. Nous l’avons rappelé tout à l’heure, telle fut pour Hugo la mission principale de Napoléon. Telle doit être la principale fécondité de son culte, prenant acte du fait que, de son vivant, la mission ne fut pas remplie. Sur ce point surtout, l’usage hugolien du souvenir et du culte de Napoléon paraît très spécifique. Dans la grande majorité des cas, ils servent à justifier et exalter un chauvinisme qui ne trouve pas de figure plus héroïque que celle d’une France dressée contre l’Europe, rejouant et gagnant les campagnes de 1814 et 1815. Les esprits plus subtils[46] rappellent aux nations étrangères, et principalement à l’Allemagne, qu’elles doivent à Napoléon de s’être connu comme nations, d’avoir pris conscience, dans leur opposition au conquérant, de leur existence nationale. Hugo, en revanche, minore systématiquement le rôle de Napoléon dans l’érection des nationalismes européens. Et, quand il le constate, c’est pour le déplorer comme une faute. Ainsi dans la conclusion du Rhin :

 

[Napoléon] avait fait deux grandes fautes, l’une au midi, l’autre au nord ; il avait froissé l'Espagne et blessé la Prusse. Il s’ensuivit une réaction terrible et juste sous quelques rapports. Comme l’Espagne, la Prusse se souleva.[47]

 

Le culte de l’empereur mort, loin de refaire les mêmes erreurs, doit compenser les fautes de l’empereur vivant. Et il est frappant de constater que, dans la cérémonie du retour de l’empereur telle que Hugo la rêve et la chante, un motif revient toujours, celui de la communion des nations autour du grand fantôme. Ainsi dans la seconde ode “ A la colonne ” :

 

Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles !

[…]

Nous y convîrons tout, Europe, Afrique, Asie !

Et nous t’amènerons la jeune poésie

Chantant la jeune liberté ![48]

 

Et dans “ Le Retour de l’empereur ” :

 

Sire, en ce moment-là, vous aurez pour royaume

Tous les fronts, tous les cœurs qui battront sous le ciel,

Les nations feront asseoir votre fantôme

Au trône universel.[49]

 

Là ou le conquérant a échoué, le mort peut réussir. C’est ce que devrait prouver le retour des Cendres, car, ayant été Napoléon, pour rentrer à Paris

 

Il faut avoir forcé toute haine à se taire,

Rallié tout grand cœur et tout grand caractère,

S’être fait de l’Europe et l’âme et le milieu,

Et, debout dans la gloire ainsi que dans un temple,

Être pour l’univers, qui de loin vous contemple,

Plus qu’un fantôme et presque un dieu ![50]

 

Mais pour que le culte du mort œuvre pleinement à la réunion du monde, il faut se convaincre que le conquérant ne pouvait, ne devait pas y parvenir. Cette définitive incapacité des empereurs, Hugo l’énonce dans la conclusion du Rhin :

 

Peut-être faut-il que l’œuvre de Charlemagne et de Napoléon se refasse sans Napoléon et sans Charlemagne. Ces grands hommes ont peut-être l’inconvénient de trop personnifier l’idée […]. Il peut en résulter des méprises, et les peuples en viennent à s’imaginer qu’ils servent un homme et non une cause, l’ambition d’un seul et non la civilisation de tous. Alors ils se détachent. C’est ce qui est arrivé en 1813.[51]

 

Ainsi, il faut comprendre que Hugo préconise un culte napoléonien qui s’efforce paradoxalement de conjurer toute réactualisation de la figure vivante de l’empereur. Un culte qui exalte le souvenir tout en le maintenant fermement dans sa nature de souvenir, dont la réalité appartient en propre au passé et dont l’usage présent et à venir doit, pour être pertinent, efficace et même fidèle, se distancer, assumer la mort, filtrer, sublimer et réagencer les référents. Bref, une religion napoléonienne résolument anti-messianique.

 

*

 

On sait qu’il n’en fut pas ainsi, et que le culte de Napoléon aida considérablement à accoucher Napoléon le petit, à fonder un second empire qui incarna aux yeux de Hugo toutes les perversions politico-symboliques : un régime anti-subversif qui s’efforça de restaurer les autorités traditionnelles, qui corrompit et endormit le peuple, qui fut liberticide, belliciste, et interdit durablement toute réunion européenne. Reconnaissons cependant que, pour que le retour des Cendres débouchât sur le coup d’état du 2 décembre 1851, il fallut une conjonction d’éléments qui n’était guère alors prévisible : image “ socialiste ” du prétendant bonapartiste, effondrement du régime de juillet, seconde république et, sans transition après un régime étroitement censitaire, adoption du suffrage universel, et surtout les massacres de juin 1848, qui aliénèrent à la toute jeune république les couches populaires urbaines qui, pour partie, se reportèrent sur Louis-Napoléon. Quoi qu’il en soit, il nous faut pour conclure esquisser le réagencement de la figure de Napoléon Ier auquel doit alors se livrer Victor Hugo. On verra que la cohérence l’emporte sur la palinodie.

Tout d’abord (et c’est, je crois, l’essentiel), l’aventure de Louis-Napoléon Bonaparte confirme aux yeux de Hugo, même si c’est, hélas, par l’absurde, ce qu’il a dit et redit auparavant : l’empereur doit être révéré comme un mort et ne doit pas renaître de ses cendres. Le second empire opère cette résurrection, qui ne peut être que désastreuse et blasphématoire. C’est, dès 1853, le propos majeur de “ L’Expiation ”, dans les Châtiments. Trente ans durant, Napoléon a dormi, serein, heureux, transfiguré par la mémoire :

 

L’empereur mort tomba sur l’empire détruit.

Napoléon alla s’endormir sous le saule.

Et les peuples alors, de l’un à l’autre pôle,

Oubliant le tyran, s’éprirent du héros.

Les poëtes, marquant au front les rois bourreaux,

Consolèrent, pensifs, cette gloire abattue

[…]

 

Le nom grandit quand l’homme tombe

Jamais rien de tel n’avait lui.

Calme, il écoutait dans sa tombe

La terre qui parlait de lui.[52]

 

Soudain, vint le Deux-Décembre. Et la voix dit à la grande ombre :

 

- Sire ! on t’a retiré de ton Panthéon bleu !

Sire ! on t’a descendu de ta haute colonne !

[…]

Napoléon-le-Grand, empereur ; tu renais

Bonaparte, écuyer du cirque Beauharnais.

Te voilà dans leurs rangs, on t’a, l’on te harnache.

Ils t’appellent tout haut grand homme, entre eux, ganache.

[…]

Devant cette barque, abject et vil bazar

Où Mandrin mal lavé se déguise en César,

Riant, l’affreux bandit, dans sa moustache épaisse,

Toi, spectre impérial, tu bats la grosse caisse. -[53]

 

Face à ce retour grotesque du messie, la religion hugolienne de Napoléon, fondamentalement anti-messianique, ne peut que s’effondrer. Ce désastre symbolique entraîne au moins deux modifications majeures dans la conception historico-politique de Hugo. D’abord la désacralisation définitive de l’empire, y compris celui de Napoléon le Grand et ce qu’il pouvait, même à l’état de souvenir, conserver de fascinant. Et la promotion parallèle et tout aussi définitive de l’idéal républicain, au reste engagée depuis, au moins, 1849. Un an avant Châtiments, Napoléon le petit tire cette leçon du coup d’état :

 

Il fallait […] supprimer le prestige pour ce qui ne peut revivre et supprimer le préjugé contre ce qui doit être ; la Providence l’a fait. Elle a détruit ces deux mirages. Février est venu et a ôté à la république la terreur ; Louis Bonaparte est venu est a ôté à l’empire le prestige. […] On n’aperçoit plus […] Napoléon qu’à travers sa caricature ; la folle peur de la guillotine s’évanouit, la vaine popularité impériale s’évanouit. Grâce à 1848 la république n’épouvante plus ; grâce à Louis Bonaparte, l’empire ne fascine plus. L’avenir est devenu possible.[54]

 

D’autre part, le rôle du grand individu dans l’histoire, et surtout du grand héros guerrier, est considérablement revu à la baisse, au profit de rôle héroïque du collectif anonyme. Ainsi La Légende des siècles tend à faire de ses “ Petites épopées ” une épopée des petits. Ainsi, dans L’Année terrible, le seul nom propre de l’héroïsme guerrier est celui, collectif et populaire, de Paris. De ce point de vue, on serait tenté de dire que Hugo revient alors à une position qu’il avait tenté d’adopter, peu durablement, du temps de ses premières odes monarchistes : Napoléon ne fut grand que par la grandeur de la France en armes. Ainsi, et surtout, dans l’ode “ A mon père ” :

 

Reprenez, ô Français, votre gloire usurpée,

Assez dans tant d’exploits on n’a vu qu’une épée !

Assez de la louange il fatigua la voix !

Mesurez la hauteur du géant sur la poudre.

Quel aigle ne vaincrait, armé de votre foudre ?

Et qui ne serait grand du haut de vos pavois ?[55]

 

Pourtant il serait inexact de dire qu’à partir de l’exil Hugo n’accorde de plus de valeur historique et symbolique déterminante à Napoléon. Reste de lui, toujours, une figure du guerrier nomade à l’échelle du continent, de grand destructeur de passé œuvrant, même inconsciemment, pour l’avenir. Un texte des années 1860-1865 dresse le bilan définitif de son évaluation de cette grande aventure, de celui qui fut, pour un temps, “ presque un dieu ” :

 

Napoléon a été la maladie du vieux monarchisme. […]le règne de cet écolier de Brienne a été la brimade des rois. […]Les dégâts qu’il a fait au principe d’autorité sont irréparables. Il y a tout mis sens dessus dessous. Il a désarticulé la mécanique […]. Pas un rouage qui aille maintenant. On sent partout le provisoire. C’est refait, c’est rebouté, c’est recollé, c’est rafistolé, mais ça ne tient pas. […] Napoléon a avarié à Rome la théocratie, […], en Russie l’autocratie, en Allemagne la féodalité, en Autriche la diplomatie, en Prusse la schlague, en Angleterre l’aristocratie, en Espagne l’inquisition. Toutes ces institutions, grâce à lui, rendent maintenant un son fêlé. Ce sont là des services. L’histoire lui en tiendra compte. Il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il a beaucoup cassé.[56]

 



[1] . “ Lui ”, Poésie I, p. 535. Je souligne.

[2] . “ Napoléon II ”, Poésie I, p. 708.

[3] . Poésie I, p. 637.

[4] . Voir par exemple ce passage du Discours de réception à l’Académie française (1841) : “ Entre deux guerres il perçait des canaux, il dotait des théâtres, il enrichissait des académies, il provoquait des découvertes, il fondait des monuments grandioses, ou bien il rédigeait des codes dans un salon des Tuileries, et il querellait ses conseillers d’Etat jusqu’à ce qu’il eût réussi à substituer, dans quelque texte de loi, aux routines de la procédure, la raison suprême et naïve du génie ” (Actes et paroles I, Politique, p. 91).

[5] . De l’Usurpation, ch. II, Oeuvres, Gallimard “ Pléiade ”, p. 995.

[6] .  C’est une chose grande et que tout homme envie… ”, Poésie I, p. 601.

[7] . “ Lui ”, Poésie I, p. 533 et p. 534.

[8] . Lettre XIV, Voyages, p. 109.

[9] . Les Orientales, “ Lui ”, Poésie I, p. 534.

[10] . Les Orientales, “ Bounaberdi ”, Poésie I, p. 531.

[11] . Ibid., p. 532.

[12] . Les Orientales, “ Lui ”, Poésie I, p. 536.

[13] . “ Océan prose ”, Océan, p. 12.

[14] . “ Conclusion, IX ”, Voyages, p. 405.

[15] . Introduction à la géopolitique, 1994, Le Seuil, p.13.

[16] . Odes et Ballades, “ Au colonel G.-A. Gustaffson ”, Poésie I, p. 178.

[17] . Odes et Ballades, “ A mon père ”, Poésie I, p. 134.

[18] . Les Feuilles d’automne, Poésie I, p. 566.

[19] . “ Les Trois Péchés du guerrier ”, dans Heur et malheur du guerrier, Flammarion, 1974, p. 127.

[20] . Ibid., p. 92.

[21] . XX, 8 et 9, et XXII,2.

[22] . Les Feuilles d’automne, Poésie I, p. 637.

[23] . Mémoires d’outre-tombe , XVI, 9.

[24] . Odes et Ballades, “ Buonaparte ”, Poésie I, p. 115.

[25] . Actes et paroles I, Politique, p. 90.

[26] . Mémoires d’outre-tombe, XX, 10.

[27] . Proses philosophiques des années 1860-1865, “ [La Civilisation] ”, Critique, p. 604.

[28] . Les Feuilles d’automne, “ C’est une chose grande et que tout homme envie… ” (poème écrit en juillet 1829), Poésie I, p. 601.

[29] . Les Feuilles d’automne, “ Rêverie d’un passant à propos d’un roi ”, Poésie I, p. 572.

[30] . Ibid., p. 574.

[31] . Les Chants du crépuscule, Poésie I, p. 693 et p. 696.

[32] . Les Chants du crépuscule, “ Dicté après juillet 1830 ”, Poésie I, p. 683.

[33] . Critique, p. 37.

[34] . Cette popularité du souvenir de Napoléon est très variable selon les zones du territoire ; mais elle est forte à Paris et Hugo, écrivain très peu provincial, ne connaît guère alors que le peuple parisien.

[35] . Choses vues, Histoire, p. 813.

[36] . Choses vues, Histoire, p. 815.

[37] . “ Lui ” (Les Orientales), “ Bounaberdi ” (ibid.), “ A la colonne de la place Vendôme ” (Odes et Ballades), “ Souvenir d’enfance ” (Les Feuilles d’automne), “ A la colonne ” (Les Chants du crépuscule), “ Le grand homme vaincu… ” (ibid.), “ Napoléon II ” (Ibid.), “ A Laure, duchesse d’A* ” (Les Rayons et les ombres), “ A l’arc de triomphe ” (Les Voix intérieures).

[38] . Edition chronologique des Œuvres complètes de Victor Hugo, sous la direction de Jean Massin, Le Club français du livre, 1968, tome VI, p. 128 (édition désignée ultérieurement par “ Massin ”).

[39] . Les Chants du crépuscule, Poésie I, p. 695.

[40] . Ibid.

[41] . Ibid., p. 697.

[42] . Ibid., p. 698.

[43] . Actes et paroles I, “ Discours de réception à l’Académie française ”, Politique, p. 93.

[44] . “ Le retour de l’empereur ”, Massin, VI, p. 141.

[45] . Ibid., p. 139.

[46] . Quinet, Michelet, Lerminier, etc.

[47] . Le Rhin, conclusion, X, Voyages, p. 407.

[48] . Les Chants du crépuscule, Poésie I, p. 697.

[49] . Massin, VI, p. 136.

[50] . Ibid., p. 139.

[51] . Le Rhin, Conclusion, IX, Voyages, p. 405.

[52] . Poésie II, p. 131.

[53] . Ibid. , p. 133 et p. 135 ; je souligne.

[54] . Napoléon le petit, VIII, 1, Politique, p. 124.

[55] . Odes et Ballades, Poésie I, p. 135.

[56] . Proses philosophiques, “ [La civilisation], Critique, p. 604 et 605.