Séance du 9 novembre 2013
Présents: Mmes Claude Millet, Claire Montanari, Colette Gryner, Chantal Brière, Yvette Parent, Marguerite Mouton, Nicole Savy, Magalie Myoupo, Françoise Chenet ; MM. Luciano Pellegrini, Denis Sellem, David Stidler, Jean-Pierre Langellier, Pierre Burger, Jean-Claude Fizaine, David Charles, Arnaud Laster, Pierre Georgel, Jean-Marc Hovasse, Frank Laurent
Informations
Claude Millet fait circuler une belle édition critique de Marion Delorme, ainsi qu’une liste d’ouvrages offerts par Tony James (sous réserve de payer les frais de ports). Elle signale que Lucrèce Borgia a été mis en scène au Théâtre de l’Athénée, et se demande si les membres du Groupugo souhaiteraient dialoguer avec l’équipe de cette production.
Arnaud Laster a vu la pièce et ne l’a pas particulièrement appréciée. Il souligne la difficulté à entendre des acteurs jouant au fond du plateau, ainsi qu’un défaut d’intelligibilité flagrant.
Jean-Marc Hovasse a trouvé la mise en scène médiocre, tout en précisant que des spectateurs non spécialistes de Hugo y ont pris un certain plaisir. Les rôles masculins sont très décevants.
Claude Millet rappelle qu’il s’agit d’une pièce redoutable pour un metteur en scène, car elle mêle le mélodrame et la tragédie, et qu’elle porte en elle le piège de la vulgarité.
Arnaud Laster s’insurge à ce mot.
Claude Millet précise : la pièce n’est pas vulgaire, loin de moi cette pensée, mais elle représente un monde vulgaire. Il ne s’agit pas d’une attaque contre Hugo, bien sûr… Mais il n’y a pas simplement du grotesque. Il y a aussi une vulgarité intentionnelle qui participe de la représentation de la tyrannie comme exercice illégitime du pouvoir. Et dans cette mise en scène, il n’y a pas une représentation raffinée du vulgaire, mais une représentation vulgaire du vulgaire, ce qui est très différent.
Jean-Claude Fizaine souligne que l’acte I est joué comme un vaudeville porno.
Claire Montanari nuance ce jugement : la pièce ne lui a pas déplu, et le rôle féminin était porté par une interprétation très convaincante.
Nicole Savy pense avec ses étudiants que la monstruosité de Lucrèce Borgia n’apparaissait pas dans cette mise en scène.
Claude Millet admet que le public était tout à fait enthousiaste, hormis un jeune homme indigné portant un volume de Shakespeare sous le bras.
Arnaud Laster parie plutôt sur la mise en scène d’Aubervilliers.
Pierre Georgel signale une exposition à la Maison Victor Hugo sur la réception de l’écrivain par les surréalistes. Il s’inquiète néanmoins de la dégradation des dessins de Victor Hugo, à force d’expositions.
Jean-Marc Hovasse fait circuler deux volumes qui lui semblent intéressants : L’Âge des cénacles et Voyages et lectures.
Arnaud Laster rappelle que Victor Hugo donne lieu chaque jour à de nouvelles publications. On vient de vendre une série de lettres inédites entre Victor Hugo et la mère d’un communard condamné à l’exil. Cette correspondance a été mise en ligne, et les membres du Groupugo recevront le lien internet. Il s’agit d’un document important pour comprendre l’engagement politique de Hugo. Par ailleurs, Ruy Blas sera joué à partir du 23 novembre au Théâtre du Nord-Ouest. Il y aura aussi des lectures (La Légende des siècles, les discours, etc…).
Jean-Marc Hovasse rappelle que Yvette Parent soutient sa thèse prochainement à Brest. Ce travail est intitulé « Des maux et des mots : Fragments d’un discours au peuple à partir du vocabulaire sociopolitique abstrait des Misérables ». M. Rinn sera présent dans le jury, ainsi que Guy Rosa, Frank Laurent et lui-même.
Communication de Jean-Claude Fizaine : Victor Hugo penseur de la laïcité-Le clerc, le prêtre et le citoyen (voir texte joint)
Discussion
Claude Millet. Que de pistes et d’idées dans cette communication. Je voudrais faire deux remarques. Si j’ai bien compris, le combat pour la laïcité avant 1850 prend exclusivement le biais de l’anticléricalisme.
Jean-Claude Fizaine. C’est à peine un combat. Myriel est lu par les catholiques comme une satire violente, mais ce n’est pas une satire violente. C’est une pensée anticléricale, mais ce n’est pas un combat. Myriel est aussi la vision d’un sacerdoce. Hugo ne donne pas dans la diatribe.
Arnaud Laster. Il sera quand même président de la ligue anticléricale !
Jean-Claude Fizaine. La question est plus : jusqu’où doit aller la laïcité ? Il y a le problème des enterrements civils. Hugo invente une liturgie laïque de l’enterrement, celle de la barricade et de la célébration de la Révolution. Il recherche un sacré machiavélien.
Claude Millet. J’ai été surprise de ne pas avoir entendu parler de christianisme social, qui renvoie à l’articulation de la politique et de l’évangélisme.
Jean-Claude Fizaine. La fonction principale de l’Eglise chez Hugo est sociale. C’est en cela qu’elle peut mériter sa place dans la société.
Nicole Savy. Pourquoi ne pas avoir parlé du couvent dans Les Misérables ? Chez Hugo, la laïcité est liée à la démocratie.
Jean-Claude Fizaine. Je trouve très belle la pensée hugolienne sur le couvent. Elle est très modérée et nuancée. Cette pensée repose sur la « réversibilité des mérites ». Les justes souffrent pour le salut des criminels. Lisons attentivement la conclusion du texte sur le couvent. Il y a un rapport entre le couvent et l’exil. Hugo souffre en exil pour l’avenir, non pour le ciel. Sur ce point, je dirais que le couvent n’est pas du tout un texte anticlérical. Il dénonce un archaïsme, mais la grandeur humaine est manifeste dans ce lieu. Les religieuses gardent le sens du sacré dans la mort elle-même. Hugo a là une pensée profondément religieuse.
Claude Millet. Tu n’as pas eu le temps de parler de Religions et Religion. Nous pourrions donc entendre que le processus historique serait un désenchantement auquel il faudrait mettre une butée. Or, dans la désymbolisation/resymbolisation de La Légende des siècles par exemple, nous voyons un processus de destruction des religions comme préalable nécessaire à un établissement de la Religion. Le désenchantement n’est à prendre que comme la phase négative du véritable enchantement qu’est celui de la démocratie, celle qui veut croire, comme le rappelle la préface des Misérables. Il n’y a pas de césure entre la nécessité de profaner les religions et celle d’instituer la religion sans religions, c’est-à-dire la Religion avec un R majuscule.
Jean-Claude Fizaine. C’est tout à fait juste. Hugo reproche à la société un excès de sécheresse.
Claude Millet. Il rejoint Quinet et Michelet : la Révolution Française n’a pas su accompagner son bouleversement politique d’un bouleversement religieux. En gros, pour Hugo, il faut que la Religion cesse d’être théocratique pour être vraiment théologique.
Frank Laurent. Une des définitions banales de la laïcité (surtout aujourd’hui), c’est ce mouvement qui restreindrait le religieux à la sphère privée. Hugo s’oppose à cette vue (et la plupart des romantiques avec lui). Il s’y oppose au nom d’une analyse des risques de dérive de l’individualisme politique né de 1789. Il assume pleinement cet individualisme, mais il voit fort bien qu’une dérive est possible, à savoir l’égoïsme qui est la rouille du moi, selon Hugo. L’égoïsme détruit le moi. Prenons la formule au pied de la lettre. C’est l’âme qui permet au sujet de rester un sujet de droit, ainsi que le sujet d’une fraternité et d’une communion. A partir de là, le religieux ne peut pas être limité à la sphère privé, sauf à abandonner ce rôle de lien entre les hommes. Ces questions ont été récemment abordées dans un colloque interdisciplinaire sur le sujet et le citoyen.
Par ailleurs, j’ai une autre remarque qui porte sur le transfert de sacralité. Hugo valorise l’Etat souverain et régalien (dont il se méfie par ailleurs) à travers deux fonctions essentielles de l’Eglise (la charité et l’enseignement). C’est un rôle de l’Etat. Sur l’épisode du conventionnel, c’est l’idée que la sacralité révolutionnaire légitime de nouveau le pastorat sacerdotal.
Jean-Claude Fizaine. C’est une image qui n’est absolument pas cléricale. On réinvestit l’ordination de Myriel, détruisant ainsi la première. C’est extraordinaire.
Françoise Chenet. On s’est toujours demandé qui était le modèle de ce conventionnel G. Une des figures citées était l’abbé Grégoire. Ce dernier symbolise la conciliation entre la Révolution et l’Eglise. Les derniers sacrements de l’abbé Grégoire ont fait scandale à l’époque. Hugo avait lu la nécrologie de l’abbé Guillon, qui avait administré les derniers sacrements à l’abbé Grégoire. Il y a un lien possible entre ces deux épisodes.
Claude Millet. L’abbé Grégoire est un janséniste. Il ne célèbre pas le moi de l’infini. Les libéraux sous la Restauration identifient Républicanisme et Jansénisme. Si abbé Grégoire il y a sous Myriel, c’est de manière très recomposée et reconfigurée.
Frank Laurent. L’abbé Grégoire ne peut pas être sous-jacent à l’abbé Myriel.
Claude Millet. Et pas non plus au Conventionnel G…
Yvette Parent. J’ai un problème avec le mot désenchantement. Par ailleurs, je suis dubitative sur la séparation totale du politique et du religieux. Myriel dans son jardin n’est pas capable d’accéder aux grands problèmes que pose l’infini, contrairement à saint Paul, Dante, et Hugo bien sûr… Donc il y a au-dessus du saint homme le philosophe, qui s’occupe aussi du social. Le philosophe s’occupe de la prière et du plan humain. En ce qui concerne la désacralisation, je ne sais pas si c’est le mot juste. La Révolution n’est pas née du jour au lendemain. La désacralisation remonte à Leibniz qui rationnalise Dieu, à ces courants qui refusent le péché originel, à Hobbes, à Spinoza, etc… Le mal n’est plus expliqué par la Genèse : c’est le mal dans l’homme, dont parlait déjà Saint Augustin. Le mal est dans l’homme, il ne vient pas d’en haut. Il y a une pensée laïque du mal humain qui n’est plus explicable à partir de la Bible. Hugo n’est pas désenchanté. Il entre dans ces questions avec une jubilation extrême. Sa modernité inclut le sublime et le grotesque. Il cite Longin et saint Augustin. Je n’arrive toujours pas à comprendre le problème chez Hugo du mal dans l’homme et du mal dans la nature. Dans Les Misérables, il célèbre le printemps et le mois de juin : les animaux se mangent les uns les autres, et c’est le mystère du mal lié au bien. L’homme ne comprend pas ce mystère du mal mêlé au bien dans la nature.
Enfin, j’ai été étonnée que vous ne sépariez pas l’Eglise de la Religion. Il y a une différence à souligner sur ce plan. Myriel est seul pour soulager les pauvres, comme Monsieur Madeleine. A aucun moment le gouvernement ne s’en charge. L’Eglise fait plus ou moins bien son travail, et l’Etat ne le fait pas du tout.
Jean-Claude Fizaine. La contribution machiavélienne du mal comme nécessaire à la création de la société a une limite en effet : le mal comme mystère. Hugo insiste : il faut toujours penser à la question de la mort et à la question du mal, et c’est la fonction du prêtre. Les sociétés ont besoin de quelqu’un qui pense au mal. C’est la limite de la laïcisation.
Pierre Burger. Les scènes de carnaval viennent de Mercier. Elles viennent entièrement du Nouveau Paris. Il y a deux évocations magnifiques des fêtes publiques après Thermidor. On faisait des parties dansantes avec des orchestres, et il y avait des bals à la victime (on venait avec du rouge autour du cou).
Jean-Claude Fizaine. Je n’ai pas fait une recherche poussée sur les sources.
Pierre Georgel. J’ai noté que pour vous la fidélité à l’Evangile mène à la ruine de la Cité. Pouvez-vous préciser ?
Jean-Claude Fizaine. Il y a un grand discours de Hugo sur la déportation. L’Etat envoie à la mort lente les insurgés de juin 1848. Hugo a une grande envolée sur l’Evangile, et l’Assemblée s’esclaffe. Cela fut une expérience très dure pour lui. Donc je me corrige : Hugo ne quittera jamais l’Evangile. Ce que je voulais dire, c’est que l’Evangile n’a pas réussi à protéger la société, ce qui était pourtant sa fonction selon Hugo. Rien de plus et rien de moins.
Pierre Georgel. Le crucifix est un objet matériel brandi par le clergé. On peut y voir la réduction du divin au statut d’objet. Mais dans le même temps c’est une image du Christ. L’idée que la fidélité à l’Evangile mène à la ruine de la Cité est fausse.
Jean-Claude Fizaine. Bien sûr, c’est vous qui avez raison.
Frank Laurent. On peut tout de même admettre que l’Evangile est insuffisant.
Françoise Chenet. Je voulais parler de Ferrari. Hugo l’a connu. Un livre important est Philosophe salarié, contre Victor Cousin. Par ailleurs, l’origine de la laïcité telle que nous la concevons se trouve dans la querelle sur l’Université. Avant 1850, il y a une rivalité de pontifes. Louis Veuillot s’attaque à Hugo qui fait des livres intimes comme un pontife. Veuillot a compris qu’on transférait le pouvoir au poète prophète. Il y a un transfert du sacré, qui par la suite permettra au poète d’être le médiateur qui redonnera au peuple ce dont il a été dépossédé par l’Eglise comme institution. Dans un texte, Hugo oppose le religieux et les religions. Ces dernières sont des boites qui enferment Dieu. Hugo les renvoie toutes dos à dos. Mon dernier point porte sur l’épisode du couvent. N’oublions pas la solidarité, dans laquelle il y a l’idée du corps. Il faut que les différentes parties du corps soient solidaires.
Arnaud Laster. Je voudrais rappeler que la pensée de Hugo est antithétique. Revenons au point de départ du débat. Hugo prend position pour un enseignement laïque et exclusivement laïque. Ce n’est pas tant pour des raisons d’égalité que pour des raisons de liberté de penser. C’est un anachronisme de parler de libre-pensée avant 1850. Ce concept n’a pas encore été inventé, et Hugo en est un des inventeurs. Ses successeurs ont très souvent rappelé que ce discours de Hugo était une charte de la libre pensée. Le point très important, c’est que Hugo défend le droit de l’enfant à penser. Il s’oppose au despotisme et au conformisme de la famille. Il revendique le droit de l’Etat à donner cet enseignement, à condition qu’il soit laïque.
Jean-Claude Fizaine. Hugo dit que l’Etat est laïque. Mais il doit laisser subsister un enseignement libre. La pensée de Hugo sur ce point est très précise. Il récuse l’Eglise pour une raison précise : elle a un intérêt distinct de l’unité nationale. L’Etat doit veiller à un enseignement conforme à l’unité nationale.