Jean-Claude Fizaine : Victor Hugo penseur de la laïcité-Le clerc, le prêtre et le citoyen
Communication au Groupe Hugo du 9 novembre 2013
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On parlera ici[1] de Victor Hugo penseur de la laïcité, puisque bien assez d'auteurs se sont occupés de célébrer son activité comme militant de ce combat. L'idée reçue, le plus souvent implicite, veut que dans le tumulte de la polémique soulevée sous la seconde république par le vote de la loi Falloux il se soit soudainement converti à une cause à laquelle il était précédemment étranger, sinon hostile. À y regarder de plus près, il apparaît que la réalité est extrêmement différente.
Le mot « laïcité » est apparu en 1871, sous la plume d'un journaliste de La Patrie[2], dont on ne cite même pas le nom, dans un article relatif à une polémique portant sur l'enseignement de la religion dans les écoles. Victor Hugo n'a jamais employé ce terme inventé par un usager de la langue qui n'était ni philosophe, ni juriste, ni homme politique. Doté d'une connotation négative, puisque La Patrie est un journal de droite, il correspond à un besoin tel qu'il est immédiatement repris, jusqu'à devenir un mot d'ordre inscrit sur une bannière de combat, et inspirer, un peu plus de trente ans plus tard, les fameuses lois de 1905, qui ne l'emploient d'ailleurs pas davantage. Victor Hugo a été célébré comme le vaillant champion de cette cause, mais cette glorification ne réussit pas tout à fait à couvrir une profonde ambiguïté : ceux qui se félicitaient de l'avoir enrôlé le tenait en profonde suspicion en raison de son « spiritualisme », grief accablant à l'époque, et qui suffisait à le marginaliser. Il est du reste bien significatif que dans les débats actuels (en 2013-2015) où dans un climat confus et passionnel la laïcité est promue soudain par des locuteurs qui appartiennent à toutes les nuances des opinions politiques, de l'extrême droite à l'extrême gauche, au rang de valeur suprême de la république, les défenseurs de cette cause ne se réclament plus de Victor Hugo. Il serait donc intéressant de reconsidérer sans préjugé sa position, qui pourrait apporter une contribution appréciable dans la confusion des débats actuels[3].
Le mot «laïcité » ne correspond pas à un concept simple : la séparation du pouvoir politique et des autorités religieuses, dont elle est l'aboutissement, peut être modulée selon des nuances infinies, suivant les circonstances historiques qui l'ont fait advenir, où il faut inclure, entre autres, la manière dont la religion dominante conçoit elle-même son rapport à la société civile, son emprise réelle sur la population, l'intensité du conflit qui a marqué la procédure de la séparation. La notion de laïcité peut ainsi être analysée comme un ensemble de concepts correspondant à trois niveaux et trois temporalités différentes[4]. La laïcité instituée en France par les lois de 1905, adossée au principe de l'égalité de tous devant la loi, et à la reconnaissance de la liberté de pensée et de culte, excluant la religion de la sphère politique, résulte d'un compromis remarquablement stable entre les exigences d'une négociation circonstancielle très dure impliquant le Saint Siège, très inquiet de la sécularisation rapide de la société, et les autorités politiques s'efforçant de rester fidèles à une conception théorique issue de la révolution française. Ce concept relève d'une temporalité courte, puisqu'il est la réponse à une question posée en 1790 quand l'Assemblée nationale a décrété l'abolition des privilèges et la nationalisation des biens du clergé. Il a fallu plus d'un siècle, entre le premier projet complet et cohérent d'une séparation de l'Église et de l'État que présenta Boissy d'Anglas sous le Directoire[5], et l'ensemble des mesures qui réalisèrent cet objectif – en l'adoucissant – au début du XXe siècle.
Cet aboutissement n'a été possible que parce qu'il couronnait un processus beaucoup plus large et profond, que l'on désigne du nom de sécularisation. Ce concept juridique désignant primitivement l'aliénation d'un bien ecclésiastique entre les mains d'un laïc s'est étendu à l'ensemble des évolutions qui ont conduit les différents domaines d'activité et de pensée (le droit, les sciences, la philosophie) à s'affranchir de leur dépendance à l'égard des églises, supplantées par des institutions qui peuvent, suivant les cas, perpétuer sous une forme différente les mêmes valeurs ou au contraire s'y opposer frontalement. Ce mouvement a commencé en fait, en Europe, avec le schisme luthérien, qui a remanié en profondeur la définition du sacerdoce et les rapports entre la religion et la société civile. Il s'est considérablement accéléré en Europe au cours du XIXe siècle, selon des modalités différentes suivant les pays.
Ce processus s'inscrit lui-même dans une évolution millénaire, par laquelle les hommes cessent de croire à l'efficacité et donc à la nécessité des rites et des actes symboliques qui devaient, pensaient-ils, assurer leur salut dans l'autre monde. Mouvement que les sociologues ont nommé, après Max Weber, « désenchantement »[6], processus d'abord interne aux religions, portées à rationaliser et « moraliser » leurs croyances, mais qui se tourne ensuite contre les Églises, voire contre les institutions qui leur succèdent dans la charge de définir et gérer les pratiques symboliques sans lesquelles une société ne peut maintenir vivantes les valeurs sur lesquelles elle se fonde[7].
Mon propos sera d'éclairer les prises de position de Victor Hugo dans le combat pour la laïcité à partir du discours de janvier 1850, en montrant que, loin d'être des réponses improvisées et opportunistes à l'actualité politique, elles étaient l'aboutissement d'une réflexion longuement mûrie, dont l'ensemble de l'œuvre littéraire, prose et poésie réunies, porte témoignage.
Le discours de janvier 1850
De 1870 à 1885, Victor Hugo s'est donc battu pour faire triompher un concept qu'il n'est ni le premier ni le seul à avoir défini : ce serait une raison pour louer sa discipline de militant, qui lui a fait appuyer de toutes ses forces un combat dont il n'était ni l'initiateur ni le stratège, bien plus que son originalité de penseur. Ce point de vue toutefois inspire une certaine gêne, en isolant de l'œuvre la discipline du militant, ce qui va contre les convictions les plus enracinées de Victor Hugo quant à la responsabilité du poète. La lecture des textes impose une autre conception : Victor Hugo a bien un droit d'antériorité dans ce combat, en même temps qu'il est, jusqu'au bout, dans un certain décalage par rapport à ses alliés de la cause laïque. Elle nous impose de songer que les tenants de la laïcité venaient d'horizons politiques, philosophiques, religieux très divers, et que dans ce concert Victor Hugo joue une partition originale, et pas forcément la moins riche. On peut même affirmer qu'à partir de 1830 au moins, la question de la laïcité a été un des axes principaux de sa réflexion et de son œuvre, dans un sens très large qui ne se limite pas aux aspects circonstanciels de la lutte politique : les lois sur l'enseignement ou sur les enterrements civils.
Dans un discours de 1880, Victor Hugo rappelle que pour la question du conflit qui, selon lui, oppose deux enseignements, l'enseignement ecclésiastique et l'enseignement universitaire, il a proposé trente ans plus tôt « une solution ». Il faisait référence à ces paroles prononcées lors de la discussion de la loi dite « loi Falloux » :
« J'entends maintenir, et au besoin faire plus profonde que jamais, cette antique et salutaire séparation de l'Église et de l'État, qui était l'utopie de nos pères. [8]»
Paroles qui sont caractéristiques de sa méthode et de sa stratégie. Pour la méthode, son argumentation part toujours des principes fondamentaux. L'exploit n'est pas d'avoir inventé et théorisé cette notion de « séparation de l'Église et de l'État » – beaucoup d'autres l'avaient fait avant lui[9] – mais d'avoir pris le risque de prononcer ces mots incendiaires dans une Assemblée législative majoritairement dévouée aux intérêts du « parti catholique ». Guy Rosa affirme au terme de son analyse[10] que c'est dans ce discours que Victor Hugo rejoint définitivement les rangs de la Montagne. Il est incontestable qu'en reprenant en ce lieu ce mot d'ordre il donnait au concept d'«État laïc, purement laïc, exclusivement laïc [11]» une légitimité à laquelle ne pouvaient prétendre ni les brûlots socialistes, ni les livres de théoriciens de droite ou de gauche, de laïcs ou de clercs. C'était se situer même au-dessus de la question technique qui était l'objet du débat, la composition du « Conseil supérieur de surveillance de l'enseignement ».
Cette phrase est le sommet du discours et, comme il arrive aux sommets, elle est environnée de nuages. Elle ne dit rien, en particulier, du problème plus grave qui avait été discuté dès le temps de la Constituante, celui de la suppression du budget des cultes, que la formule semble impliquer nécessairement. Ces nuages couvrent le passé. La référence à « l'utopie de nos pères » semble renvoyer à l'ancien régime où, l'Église disposant du droit de lever l'impôt, les prêtres n'étaient pas salariés par l'État. Cette conception « idéale » de la séparation, qui supposait que l'Église vive de ses propres ressources, était en particulier celle de Lamennais, dont Hugo a partagé, un bref moment, certaines idées au temps de L'Avenir, et celle de Lamartine ; et Mgr Parisis, l'évêque de Langres auquel s'adresse Hugo (il lui succédait à la tribune), faisait mine de n'y être pas absolument opposé. Il couvre aussi le futur ; la séparation, appartenant à « l'idéal de la question [12]», est renvoyée à un avenir indéterminé : en 1876 encore, Gambetta lui-même ne dira pas autre chose, s'exposant au reproche de trahir ses promesses électorales[13].
Ce discours, comme une montagne, a aussi son adret et son ubac, son côté ensoleillé et son versant sombre. Toute la première partie développe le thème de l'utilité de la religion comme garante de la paix sociale ; c'était aussi l'opinion de Marx, qui écrivait en 1843 que la religion était « l'opium du peuple », citation souvent reprise à contresens : à l'époque, l'opium n'était une drogue que pour une infime minorité d'artistes et de dandies, et pour le reste de la population, surtout pour la foule des malades et des souffrants, un médicament[14]. Opium ou révolution, il faut choisir : en 1850 Victor Hugo est logique avec lui-même, puisqu'il n'est pas encore passé du côté de la révolution[15]. Et même quand il aura fait ce pas décisif il ne cessera de développer, en vers et en prose, l'idée fondamentale chez lui que l'acceptation de la souffrance est une nécessité indépassable, corrélée à celle de combattre la misère – et, bien entendu, à la croyance en une vie future. La démonstration s'achève sur un mouvement rhétorique singulier : une profession de foi personnelle dont l'intensité, la violence quasi mystique, excèdent les codes de l'éloquence parlementaire à cette époque :
Quant à moi, j'y crois profondément, à ce monde supérieur : il est pour moi bien plus réel que cette misérable chimère que nous dévorons et que nous appelons la vie ; il est sans cesse devant mes yeux ; j'y crois de toutes les puissances de ma conviction, et après bien des luttes, bien des études et bien des épreuves, il est la suprême certitude de ma raison, comme il est la suprême consolation de mon âme[16].
Sans doute cette phrase est-elle la composante d'une stratégie oratoire. Devant un public majoritairement de droite et a priori favorable au parti catholique, une captatio benevolentiae, avant de soutenir une thèse qui ne peut manquer d'être mal accueillie, est indispensable ; se présenter, selon les règles cicéroniennes de l'éloquence, comme vir bonus et dicendi peritus (un homme de bonne moralité et orateur expert), est particulièrement requis quand ces deux qualités ont été mises en doute au cours des joutes oratoires précédentes. La moralité du député Victor Hugo, obligé de tenir Juliette Drouet dans une humiliante clandestinité, pour avoir été personnellement visé par une loi réactionnaire et répressive sur l'adultère (soutenue par la gauche, Pierre Leroux en tête[17]) aussi bien que sa compétence oratoire lui ont été contestées[18]. Mais s'il n'était question que d'une surenchère de conviction religieuse destinée à désarmer les contradicteurs, on peut estimer que Victor Hugo manque son but ; en termes familiers, on dirait qu'il en fait trop : en important dans un espace politique une profession de foi si absolue et intense qu'elle serait mieux à sa place dans un temple ou une église, dans une prière ou un poème, en mettant en évidence avec une sorte d'impudeur l'identité, chez lui, d'une espérance comme moyen de survie, et d'une foi comme thème de prédication, il s'expose encore plus aux sarcasmes et aux invectives auxquels il voudrait se soustraire tant du côté de la droite que de la gauche. Il va donc tout à fait à l'encontre du mouvement général de sécularisation du politique auquel il participe par ce discours même. On est donc tenté de conclure que cette infraction aux règles du discours parlementaire a une raison d'être particulière à la situation de Victor Hugo, qui est à la fois poète et représentant du peuple et à ce titre exposé à maintes reprises aux sarcasmes de ceux qui (de Veuillot à Proudhon) placent très bas la condition du poète ou de l'homme de lettres : c'est un des rares moments où ces deux rôles coïncident parfaitement (le moment précédent était, évidemment, le discours de 1849 sur la misère, mais personne dans l'hémicycle ne savait que le manuscrit des Misères était en attente). Car Hugo ne fait ici que traduire dans le registre politique ce qu'il n'a cessé de redire dans le domaine poétique : mais cette transcription change complètement la portée des mots. Ce n'est donc pas un hasard si cette déclaration se produit à propos d'un débat sur la laïcité : être doublement « représentant du peuple », en tant que poète d'une part et par la vertu d'une élection démocratique d'autre part ; ou, pour mieux dire, par la vertu d'une élection divine ou d'un scrutin tout humain, c'est une identité que le discours met en évidence et, du même coup, met en crise et rend extrêmement problématique. On rencontre ici un problème trop souvent passé sous silence : en se « convertissant » à la République, puis à la Révolution, Victor Hugo prenait le risque d'un véritable suicide poétique, ou du moins se mettait dans l'obligation d'effectuer à marche forcée une évolution commencée secrètement avec Les Misères[19], qui lui permettrait de traiter à partir des mêmes prémisses philosophiques et religieuses des thèmes et des thèses entièrement nouveaux, sinon opposés. C'est cette contrainte qui dans une large part déterminera (certains diraient limitera) la conception hugolienne de la laïcité.
Du côté lumineux de ce discours (l'adret), on monte vers la laïcité en pente douce. Puisqu'une foi religieuse est indispensable à la cohésion sociale, les fins de l'État pourraient n'être pas foncièrement différentes de celle de l'Église catholique, ni d'ailleurs de n'importe quelle Église[20], et leur séparation, souhaitable et nécessaire, n'est pas une urgence absolue. Du moins dans « l'idéal de la question », car Edgar Quinet avait déjà démontré qu'en réalité il n'en était rien, et que l'État seul était habilité à formuler et enseigner les idéaux capables de rassembler tous les citoyens[21]. À ce moment de l'argumentation, la position de Victor Hugo est compatible avec celle de Guizot, d'ailleurs nommément désigné[22], qui consistait à déléguer, à titre provisoire, des tâches publiques (d'enseignement en particulier) à l'institution ecclésiastique, ce qui laissait ouverte l'éventualité d'une collaboration pacifique, voire d'une possible sécularisation des enseignants ecclésiastiques (les fameuses congrégations) progressivement intégrés dans les appareils d'État.
L'autre pente (l'ubac), qui décrit et dénonce les ténèbres de l'obscurantisme ultramontain, est en revanche d'une raideur et d'une violence sans précédent dans l'œuvre de Victor Hugo. Cette explosion de colère s'explique en partie par la polémique longtemps soutenue avec Veuillot et L'Univers ; et surtout par le fait qu'un scandale précédent provoqué par la politique romaine du gouvernement[23], porte son ombre sur le débat concernant la loi Falloux. Mais il révèle aussi que malgré son silence public, Victor Hugo avait suivi avec attention le combat de Michelet et Quinet contre les Jésuites, maîtres de l'enseignement secondaire catholique: son discours reprend et résume en un puissant raccourci l'essentiel de leur argumentation, complétée par une recherche personnelle[24]. Ce qui surprend le plus, c'est la violence de cette éruption d'une lave ardente, qui sera désormais une des composantes essentielles de l'univers poétique hugolien[25] – seules Les Contemplations en seront presque complètement exemptes. En accusant les représentants de l'Église catholique d'avoir un « intérêt distinct de l'unité nationale », il tournait le dos à la solution admise par Guizot, rendue caduque par la disqualification des enseignants catholiques dès lors qu'on ne voyait plus en eux que les serviteurs de Rome. Il est important de noter que la frontière entre laïcité et cléricalisme ne passe pas entre ceux qui croient en Dieu et ceux qui n'y croient pas – le nom de Dieu n'apparaît jamais dans ce discours comme le Seigneur devant lequel se prosterne le croyant, mais comme le garant des valeurs collectives qui scellent l'unité de la société[26] ou, dans la toute dernière phrase du discours[27], le maître de la Providence, qui fait connaître par un grondement souterrain qu'il est vain de s'opposer à une évolution inéluctable. Le discriminant est la foi dans le progrès, ou, pour mieux dire, la volonté et la capacité d'agir pour lui. Les prêtres ne sont pas disqualifiés en tant que tels, et il y a une Église idéale, distincte de l'Église réelle : Michelet lui reprochera amèrement cette illusion en lisant, dans Les Contemplations, le quatrain dédié au crucifix[28]. Hugo rejoint ici les vues de Quinet qui inscrivait la laïcité dans la longue durée d'un mouvement progressif et irrésistible de sécularisation dans toutes les branches des savoirs et des activités humaines : la science, la philosophie, le droit, la politique. L'aboutissement de cette évolution a un nom dans le discours de Victor Hugo : « le socialisme », conquête d'une époque « pleine d'instincts profonds et nouveaux »[29]. L'exigence de se libérer du joug religieux fait partie de ces instincts mais ils se bornent pas à cette revendication ; dès cette époque on avait après tout pu constater la possibilité d'une laïcité de droite, oppressive et ennemie des libertés, c'est-à-dire du vrai progrès, comme on en avait eu l'exemple en 1832 avec la proposition de supprimer le repos dominical des ouvriers en invoquant d'un même mouvement, dans une argumentation savoureuse qui méritait de passer à la postérité, « la liberté de conscience et la liberté de l'industrie »[30].
Cet enracinement de la laïcité dans un mouvement profond et libérateur de sécularisation, c'est ce qu'illustre, depuis toujours, l'œuvre poétique, romanesque et théâtrale de Victor Hugo, et donne sa tonalité originale à son anticléricalisme foncier.
Le laïc, le clerc et le poète selon Victor Hugo
Victor Hugo, attentif aux mots et à leur étymologie, ne pouvait ignorer que le terme « laïc » dérive du mot grec qui signifie « peuple », non pas au sens de « dèmos », sujet souverain et source de pouvoir dans la cité, mais au sens de « foule », qui a besoin d'être éclairée et conduite. C'est la même racine que l'on retrouve dans « liturgie », ce qui signifie à peu près « moyen de travailler au peuple », et convient en ce sens parfaitement à l'enseignement par la poésie. Son antonyme est non pas « prêtre », mais « clerc », autre mot dérivé du grec, et qui, bien loin de désigner une élection divine, renvoie plutôt à la notion de « celui qui a la meilleure part »[31]. La tendance de l'Église médiévale a été d'approfondir l'écart qui sépare le monde des laïcs de l'ordre des clercs : « «Il y a la même différence entre la lumière et les ténèbres qu'entre l'ordre des prêtres et celui des laïcs » écrivait Honorius d'Autun en 1120[32]. Le discours de janvier 1850 prend acte de ce que le dix-neuvième siècle, après le siècle des Lumières, impose la suppression de cette hiérarchie, voire son inversion : c'est le « clerc » qui doit rendre des comptes au pouvoir « laïc », ou plus exactement au pouvoir démocratique, puisque la suppression du clerc permet la transformation du « laios » en « dèmos ». En ce sens Victor Hugo ne fait que tirer les conclusions des thèses qu'il présentait au sujet de cette évolution, observée dans la longue durée qui va, en gros, de la Renaissance à la révolution de 1848. Ces thèses ne figurent pas dans des essais ou des textes théoriques, mais forment la trame de ses romans.
Notre-Dame de Paris ou la fin des clercs
L'anticléricalisme de Victor Hugo ne date pas de 1850, il s'exprime avec la plus grande clarté dans roman de 1831 non pas sur le ton sarcastique ou indigné des poèmes de Châtiments et des textes d'après l'exil, mais comme le résultat d'une analyse philosophique et historique portant sur la fin du Moyen Âge et les doubles prémisses de la Renaissance et de la Réforme. On interprète par erreur le personnage de Claude Frollo à travers les stéréotypes anticléricaux de toute une production romanesque postérieure à Eugène Sue, remarquable par sa quantité, son succès et sa médiocrité, ou (plus légitimement certes !) du roman noir, même s'il est indéniable que les clichés anti-monastiques que véhiculait ce genre ont pu influencer la genèse du personnage. La passion qui animait Maturin, de prononcer le déclin du clergé catholique, qui au siècle des Lumières n'en imposait plus à grand monde, se manifeste aussi chez le jeune romancier de Notre-Dame de Paris, quoiqu'avec infiniment plus de modération, et surtout plus de profondeur. Frollo relève en partie du stéréotype du prêtre imposteur et libidineux, mais correspond bien plus au « type » du dernier clerc. N'appartenant pas au clergé régulier (le lieu de l'affirmation la plus intense de l'excellence cléricale), il habite cependant un cabinet niché au cœur du bâtiment qui symbolise le plus haut degré de la ferveur chrétienne ; par la forme et le contenu de sa spiritualité, ou plutôt l'absence totale chez lui de spiritualité, il n'est nullement en accord avec ce monument, qui n'est plus pour lui qu'un texte à déchiffrer, un objet d'étude et de recherches savantes, en quoi il appartient déjà à l'esprit de la Renaissance. Et sa recherche ne porte nullement sur les voies du salut, mais sur les aspects les plus cachés de la nature ; l'alchimie a perdu pour lui son aura de mystère, et, loin d'être la métaphore mystique du sujet (comme la redécouvriront Jung et ses disciples), elle se réduit a sa fonction la plus vulgaire, pseudo scientifique, de produire de l'or : elle ne relève plus du tout de la sphère religieuse, mais bien de la sphère économique et politique[33]. De son caractère sacré de prêtre il n'est question que d'un point de vue tout extérieur, lorsqu'il remplit une fonction que l'on oserait dire « administrative», d'accompagner un condamné lors de son exécution : c'est bien ainsi que, de l'autre côté de la barrière, le condamné du Dernier jour d'un condamné le ressentira, comme une formalité obligatoire, bien loin d'y voir un « sacrement » ̶ pour Mgr Myriel il s'agira au contraire d'un acte sacré de solidarité humaine qu'il accomplit en sa qualité de prêtre, et non de « clerc ». Il est à noter même que dans ce moment précis, Frollo est au bord de l'acte de lucidité qui lui ferait comprendre que la contradiction entre sa qualité de clerc et sa passion n'est pas absolument irrémédiable, et qu'avec un peu plus de hardiesse et d'indépendance d'esprit, si son amour, à défaut d'une vraie charité, lui procurait l'avantage heureux de l'éclairer, il pourrait décider que l'état de clerc n'est nullement incompatible avec la formation d'un couple : quelque trente ans plus tard ce sera l'innovation décisive de Martin Luther, qui renouvellera radicalement la conception du sacerdoce (mais choisira comme partenaire pour former un couple une religieuse plutôt qu'une danseuse de rue….). Le monde catholique, tel que le montre Notre-Dame de Paris, est à bout de souffle, ébranlé dans ses fondements par la redécouverte des écrits de saint Paul[34], témoin et acteur d'un état du christianisme plus ancien, plus « primitif » que celui qui s'est construit au fil des siècles dans l'Église romaine ; il est devenu incapable d'accomplir sa tâche de médiation entre le ciel et la terre : Hugo en 1831 est bien plus « moderne » que Jules Michelet, qui s'enthousiasmera quelques années plus tard pour le monument qui symbolise l'épanouissement du mysticisme médiéval. Dans Notre-Dame de Paris, celui qui relaie le prêtre dans sa tâche de médiation n'est pas le poète, frappé lui aussi de plein fouet par la dévitalisation d'un monde ancré dans la transcendance, mais un personnage nouveau, l'artiste, dont le prototype est Quasimodo, le titan fracassé, qui, chevauchant ses cloches, annonce à tue-tête la bonne nouvelle d'une alliance entre le ciel et la terre pour un peuple devenu incapable de la déchiffrer dans les symboles dont d'autres artistes ont couvert la cathédrale : les allusions sexuelles trop évidentes de l'étreinte qui lie le sonneur de cloches à ses bien-aimées dans un orgasme sonore ne doivent pas occulter le sens patent de l'épisode, allégorie de la création artistique[35].
Quand un drame ou un roman de Victor Hugo s'achève par la mort du héros, il s'agit d'un happy end : la profession de foi de janvier 1850 s'applique particulièrement bien à sa création romanesque. Le mariage posthume de Quasimodo, incarnation laïque et grotesque de l'esprit mystique qui habite encore la cathédrale découronnée, avec la Esméralda, apôtre et martyre de l'imprimerie qui s'apprête à conquérir le monde pour libérer l'humanité, constitue dans la mort, donc vers l'avenir, le couple qui est appelé à régénérer la civilisation sur les ruines du cléricalisme médiéval et catholique.
L'exil et l'autonomisation du politique
Les circonstances politiques ont eu l'avantage paradoxal, pour Victor Hugo, de lui donner l'occasion de préciser sa pensée sur l'Église catholique et la place du religieux dans la société en sortant du flou savamment entretenu par sa poésie d'avant l'exil, plutôt en retrait par rapport aux hardiesses de Notre-Dame de Paris, allant au-devant d'un nouveau lectorat sans perdre complètement la faveur de l'ancien.
Le combat contre le coup d'État, surtout à l'époque où les proscrits croient que le régime instauré dans de telles conditions ne saurait se maintenir longtemps, donne à Victor Hugo l'occasion de prolonger et préciser la théorie politique qui inspirait le discours de 1850, et plus généralement son action de représentant du peuple. En même temps, en mobilisant toute son énergie créatrice, il fait apparaître des contradictions latentes que la polémique purement politique ne révèle pas. Napoléon le petit n'accorde qu'une attention restreinte à l'Église, qui n'a pas joué de rôle direct dans le coup d'État, sinon par sa passivité, que lui reprochera un chapitre d' Histoire d'un crime, et, s'il durcit sa position quant à la séparation de l'État et de l'Église dans le passage où il esquisse ce que devrait être un État futur, l'abolition du clergé salarié – dont le discours de 1850 ne parlait pas explicitement, on comprend pourquoi ̶ , n'est que l'une des quatre mesures nécessaires pour ôter à tout « pouvoir exécutif parjure » les armes de son crime : « Il faut transformer de fond en comble l'administration, l'armée, le clergé et la magistrature ». La laïcité vient en troisième position dans cette énumération. Lorsque le texte développera ces arguments, le clergé viendra en dernière position, dans une dénonciation des crimes qui, il faut le préciser, va crescendo : « Et votre clergé salarié ! et vos évêques fonctionnaires ! Le jour où ils [seront] placés entre l'homme qui aura commis les crimes et le Dieu qui ordonne de jeter l'anathème au criminel, savez-vous ce qu'ils feront, vos évêques ? Ils se prosterneront, non devant le Dieu, mais devant l'homme ! [36]» Le crime des prêtres est le plus grave de tous, si l'on prend au sérieux la qualité dont ils se prévalent, d'intermédiaires entre Dieu et la société ; mais si l'on ne voit en eux que des fonctionnaires comme les autres (des « clercs »), c'est à dire comptant dans leurs rangs une proportion à peu près fixe d'individus dévoués de toute façon à celui qui les paie, même s'il s'est emparé de l'État par la violence, ce crime, purement symbolique, a moins de conséquences que celui des préfets, qui imposent la docilité en guise de citoyenneté, et que celui des généraux, qui imposent à la société tout entière le principe auquel ils sont professionnellement soumis, l'obéissance passive. Ainsi sont mis en place les thèmes que le recueil de Châtiments développera avec une ampleur qui prendra une dimension proprement épique dans La Vision de Dante. Mais l'anticléricalisme n'est pas l'axe principal de la satire, et l'importance de l'inspiration biblique laisse planer un doute sur l'esprit de laïcité qui inspire l'ensemble : les lecteurs socialistes ne s'y tromperont pas. Politiquement les institutions religieuses ne sont au XIXe siècle qu'une force d'appoint : il ne viendrait pas à Victor Hugo l'idée d'approuver ceux qui mettent à mort un évêque, comme l'ont fait les hommes de la Commune.
Ce décalage entre le politique et le symbolique est insensible dans Napoléon le petit, parce qu'il est masqué par l'importance d'un thème qui conjoint étroitement les deux domaines : le serment et sa violation par celui qui était par sa fonction le gardien du symbolique. On pourrait soutenir que même dans les sociétés très sécularisées le serment est encore une survivance d'une pratique d'essence religieuse ; c'est en particulier le cas sous la seconde république, où la Constitution nomme Dieu comme un référent suprême et où, par conséquent, le serment se faisait « à la face de Dieu et des hommes »[37], dans le style d'une laïcité à l'américaine, où les institutions politiques et religieuses sont sévèrement séparées, tandis que les contenus religieux imprègnent l'ensemble des institutions politiques et des formations sociales. Le faux serment commis par le chef de l'État a une signification beaucoup plus grave que le fait de ne pas tenir des promesses électorales ; non seulement il dévalue complètement et définitivement la valeur de la parole présidentielle, mais il ruine la légitimité de tous les serviteurs de l'État qui ont été contraints de prêter serment à un parjure. Cette dénonciation du parjure prendra une intensité encore plus grande dans Châtiments, texte poétique autant que politique, où le symbolique prend une importance prédominante. L'extrême diversité des registres qui fait de ce recueil une chose absolument unique unifie, comme dans une fournaise, les éléments les plus divers, les niveaux de langue et de pensée les plus éloignés. Le religieux y est donc reconverti au service d'une pensée démocratique, et inversement le politique y est investi de valeurs religieuses. Par un tour de force vraiment extraordinaire, ce texte deviendra une sorte de bible pour les républicains libres penseurs et farouchement laïcs, et même, plus tard, pour les marxistes, alors que son énergie pamphlétaire plonge ses racines dans une culture biblique autrefois mise au service d'une restauration spiritualiste et dans une philosophie de l'histoire largement imprégnée de notions chrétiennes. L'inspiration prophétique y est manifeste, même si l'inculture religieuse, en France, la rend moins perceptible aux lecteurs populaires et scolaires. Qui se soucie encore que « Waterloo morne plaine » « Grouchy ! c'était Blücher ! » se trouvent dans un poème appelé L'Expiation, accréditant une notion éminemment chrétienne ? L'imaginaire de la France, nation Christ, l'affirmation insistante que l'histoire est régie par une divine Providence passeront sans difficulté, pour autant qu'ils soient convertibles, après les désastres de 1870-1871, en prophéties et professions de foi nationalistes.
L'exil et la réflexion sur la laïcité
Après Châtiments, on pourrait parler d'un oubli du thème laïc, ou plutôt de son évitement. Il n'en est rien. Pierre Albouy a montré, dans un article célèbre mais encore maintenant trop peu exploité, que la volonté de riposter aux proscrits socialistes radicaux, c'est-à-dire athées, que l'exil à Jersey a contraint Hugo à côtoyer, est à l'origine du projet de préface connu sous le nom de « Préface philosophique », écrit en 1860, quand Hugo s'est attelé à l'achèvement des Misérables. Dès 1854, alors que Hugo s'est depuis peu converti à l'idéal de la Révolution, ce qui suppose un profond remaniement de ses conceptions politiques, philosophiques et poétiques, il se trouve confronté aux affirmations les plus brutales et les plus expéditives de l'esprit révolutionnaire. Ainsi le janvier 1854, la revue L'Homme, « Journal de la démocratie universelle », publiait un article où il était question d'« affranchir l'État… la vie sociale, la conscience humaine, de l'autorité – principe qui s'appelle Dieu » et de déchristianiser la révolution. Bien d'autres dénonçaient la complicité des religions avec les tyrannies et la foi en une vie future comme « la nicotine du renoncement aux jouissances de ce monde »[38]. La démonstration de Pierre Albouy est irréfutable. La seule étrangeté est que la critique n'ait pas cherché jusqu'ici l'écho de ces controverses ailleurs que dans la « Préface », qui date de 1860 et, bien entendu, dans les Misérables eux-mêmes. Or, si le roman est présenté comme la réfutation définitive d'un socialisme irréligieux (ce qui était peut-être dès le départ au moins l'un de ses projets), cette riposte intervient plus de huit ans après que l'installation de Hugo à Guernesey avait mis une bonne distance entre le poète et ses contradicteurs athées. Il serait pourtant surprenant que l'écho de ces préoccupations soit complètement absent de la prodigieuse période de création poétique qui emplit les années intermédiaires. Il est possible qu'on l'ait peu cherché, voire délibérément occulté. Il faut relever ici le paradoxe que l'exil a créé quant à la réception très particulière qui a été réservée aux œuvres de Victor Hugo datant de l'exil : valorisées parce qu'elles avaient précisément réussi à surmonter le double obstacle opposé par la distance et la censure, puis encensées dans la mesure où elles accréditaient les institutions de la troisième république, la distance temporelle que les séparaient du temps de leur conception faisait que les intentions qu'y avait investies l'auteur étaient ignorées parce qu'incomprises, et souvent aussi refusées parce qu'intempestives.
On en a un bon exemple avec Les Contemplations, car l'écart est considérable entre la réception immédiate, où les deux dernières parties ont retenu l'attention autant que les précédentes et l'usage notamment scolaire qui en sera fait après 1870, qui a sévèrement coupé le recueil en deux, une partie autobiographique tour à tour attendrissante, joyeuse et sévère et une dernière partie envahie par les élucubrations d'un homme obsédé par l'au-delà depuis la mort de sa fille, au point de tomber dans le piège de l'occultisme le plus absurde, récit résumé et accrédité par le livre de Maurice Levaillant[39]. Il eût été bien préférable de prendre enfin le livre dans son unité revendiquée pour percevoir que le sixième livre[40], que les datations « fictives » relient fermement à la partie « Jadis », déclare caduque la poétique d'avant l'exil et se lance à la recherche d'une nouvelle poétique, celle qui conviendrait à la société d'après le coup d'État[41]. Ce repliement de la lecture sur la vie privée est en contradiction avec la conception que Victor Hugo se faisait de « la fonction du poète », qui impose de lier étroitement son destin personnel aux interrogations sur l'histoire collective[42].
Cette observation vaut même pour l'épisode dit des « tables tournantes », lors duquel la famille Hugo s'est laissé prendre, avec, après et avant bien d'autres, au leurre d'une forme moderne de « spiritualisme [43]» importée de la jeune république américaine. L'utilisation apparemment cocasse de pratiques magiques pour mener une réflexion politique et idéologique se constate dans les rencontres, délibérément ignorées ou sévèrement censurées par les éditeurs et la critique, avec deux esprits inattendus en ce milieu : Marat et Machiavel, venus compléter et corriger l'enseignement de Dante qui, lui, n'avait pas besoin de ce média. À Dante, pour qui le politique se résorbait entièrement dans le spirituel, s'opposaient fortement deux penseurs qui insistaient sur la matérialité des fins à mettre en œuvre nécessairement, l'un pour faire cesser un scandale, celui de l'inégalité source d'esclavage, l'autre pour accomplir une grande tâche historique, la liberté pour l'Italie – et, au-delà, pour l'Europe. (Voir « Le moment Machiavel chez Victor Hugo »).
ll est possible de considérer que l'effort pour penser le politique comme autonome par rapport au religieux, c'est-à-dire définir les moyens d'appliquer le programme du discours de 1850, la séparation de l'Église et de l'État, créant un État laïc, entièrement laïc, commande pour une bonne part l'énorme production poétique des premières années de l'exil. L'idée que son œuvre est double, émise avec grandiloquence dans une séance de tables parlantes[44] correspond au vécu de Victor Hugo après la révolution de 1848 : une œuvre de vivant et une œuvre de fantôme, c'est-à-dire d'exilé ; une partie vouée à la poésie « mêlée aux événements », une autre à la « poésie pure » ; « solitudines terrae (l'exil), solitudines caeli (la quête du vrai Dieu) ; cette dualité se retrouve dans la composition de La Fin de Satan, structurée par l'opposition « Hors de la terre » – « Sur la terre ». Après la vaine recherche dans le poème métaphysique finalement intitulé « Dieu », d'une vérité religieuse universelle capable de s'imposer comme une évidence à toutes les nations démocratiques, La Légende des siècles représente une descente sur terre.
Les Contemplations ne statuent que par allusions sur ce que peut être la présence du religieux dans le corps social. Consacré surtout au passé, le recueil n'offre guère d'occasions d'envisager l'avenir, sinon à travers les brumes du cinquième livre. Le poème Les Mages est à cet égard le texte essentiel, bien que la prétention de certains à y voir la preuve que Victor Hugo s'est rêvé en fondateur de religion soit une évidente imposture, qui agrée aussi bien aux illuminés qui souhaitent enrôler Hugo dans leur troupe qu'aux critiques de gauche rebelles à ses leçons spiritualistes[45]. Cette évocation d'un passé immémorial à dessein de légitimer dans l'avenir le rôle sacerdotal du poète ne répond évidemment pas à la question qui se posera aux républicains fondateurs de la laïcité : que faire des religions existantes, à supposer que la poésie dans sa pureté ̶ hors de toute institution, si tant est qu'une telle poésie soit possible ̶ ne suffise pas complètement à satisfaire le besoin de religion qui jusqu'à présent s'est fait jour dans toute société ?
La Légende des siècles fournissait d'autres textes dont l'anticléricalisme définissait les contours d'une laïcité capable d'affronter sans les profaner ni les parodier les textes de référence du catholicisme, notamment le poème « Première rencontre du Christ avec la mort »[46], retiré de Châtiments pour en atténuer la violence polémique. Allant plus loin encore, la dernière partie « terrestre » de La Fin de Satan trace le panorama d'une théorie complète des religions qui devrait servir de base théorique pour une laïcité informée, à la fois inflexible et ouverte. Mais le texte, paru pourtant dès 1886, n'a pas été très exploité par les laïcs dans leur combat : il remplissait pourtant parfaitement les conditions posées par le programme « Le cléricalisme, voilà l'ennemi ». Le positivisme de Renan leur paraissait bien plus commode. Ils se sont crus dispensés, pour le plus grand dommage de leurs héritiers, de se constituer une théorie générale des religions, donc, si l'on peut dire, d'une théorie laïque de la laïcité (Voir p. 38 l'annexe 3).
Les Misérables, ou le transfert de sacralité
L'anticléricalisme peut donc prendre des voies plus subtiles que le slogan « à bas la calotte ». Barbey d'Aurevilly comprenait le personnage de Mgr Myriel comme une pure absurdité, à moins d'y voir la pièce centrale d'un pamphlet anticatholique. Nulle part en effet Hugo romancier n'avait à ce point distingué jusqu'à les opposer en une même personne le clerc du prêtre. S'il fallait donner une représentation « réaliste » de l'évêque Myriel, il conviendrait de parler moins de son jardin ou de son budget, et d'ouvrir son agenda rempli de réunions de fabrique pour l'organisation du culte (et de l'enseignement !) ou des secours aux pauvres, de démarches pour des levées de fonds, de conseils d'administration de l'hôpital ou des écoles, etc., bref, de tout ce qui constitue le travail d'un fonctionnaire appartenant à une bureaucratie, qu'on appelle un clergé quand elle s'occupe de la gestion collective du sacré. Tout cela, qui pourrait figurer dans une biographie de Mgr Miollis ou, de nos jours, dans celle de Dom Helder Camara, incarnation moderne et encore plus proche de l'évêque de Digne, est hors du sujet. Car le sujet, c'est moins l'esquisse d'un catholicisme social que la définition du prêtre, et la recherche d'une réponse à la question posée dans « Les mages » : « Pourquoi faites-vous des prêtres… ? ». La réponse est donnée, non dans le roman, mais par le roman lui-même, par ce poème qui s'intitule Les Misérables, puisque la préface que Victor Hugo renonça à publier précise d'emblée : « Ceci est un livre religieux », affirmation si lourde, en 1862, qu'il ne fallut pas moins qu'une longue coulée de textes pour tenter de la justifier[47]. Car sous le second empire il n'est plus guère possible de faire admettre que composer et publier un roman puisse être considéré comme un acte religieux.
Une réponse est donnée, dans le roman : c'est le célèbre chapitre I, I, 10 « L'évêque en présence d'une lumière inconnue », où l'on voit aisément l'effort de Victor Hugo pour unifier sa pensée par-dessus la faille que provoqua la rupture avec les catholiques, suivie de son exil, mais dont il faut aussi considérer les conséquences quant à la laïcité. La scène où Mgr Myriel s'agenouille devant le Conventionnel à l'agonie[48] pour lui demander sa bénédiction a révolté les catholiques de l'époque, et choque encore de nos jours les lecteurs épris de laïcité[49] ; car ce n'est pas en tant que personne agonisante que le conventionnel G est invité à participer à un rituel qui est à mille lieues de ce que ses antécédents lui permettent, mais en tant qu'homme politique, ayant activement et solidairement participé aux mesures prises par les régicides : même si personnellement il s'est abstenu de voter la mort du roi, il en est politiquement coresponsable. La charge émotive est donc nulle, à la différence de la scène de Han d'Islande, qui ajoutait une dimension de « mariage mystique [50]» dans la plus pure nuance d'érotisme équivoque et de pathétique moite propre à la Restauration à ses débuts. L'écart temporel entre le texte des Misérables et son modèle prétendu (interposant 37 ans et quatre régimes) faisant passer pour le lecteur laïc et naïf l'énormité de la chose, n'en laissait filtrer que le sens symbolique, que l'illustrateur du chapitre, Gustave Brion, a parfaitement dégagé[51], comme il a parfaitement compris que l'image devait nécessairement venir au secours de l'ellipse ménagée par le narrateur (qui s'épargne le ridicule de montrer un conventionnel bénissant un évêque !) : car dessiner une scène est autre chose que d'affirmer que l'événement représenté a eu effectivement lieu – dans le « réel » de la fiction. L'image présente bien plutôt et fixe ce qui apparaît dans la pensée de Mgr Myriel, qui n'en est pas à une incongruité près, et donc, même furtivement, dans l'esprit du lecteur : sa demande d'une nouvelle ordination, qui renouvellerait, voire remplacerait celle qu'il a déjà reçue. Le rituel de l'ordination, par l'imposition des mains, Brion a une bonne raison de le connaître, comme professionnel de l'image, de surcroît venant d'une Alsace pieuse et animée par diverses mouvances religieuses[52] ; et Victor Hugo une bien meilleure raison encore, ayant accompli cet exploit, lui, fils d'un général de Napoléon, âgé de 23 ans, d'assister en personne au sacre de Charles X dont les détails ont été portés à la connaissance du public, dans cette période qui précède de quelques années l'ère des médias industrialisés, par l'intermédiaire des gravures répandues à flots par les colporteurs. Le moment-clef de la cérémonie du sacre, c'est précisément celui de l'ordination du roi par l'archevêque de Reims, sacrement qui accorde au roi la place la plus éminente au sommet de la hiérarchie des clercs. L'acte de Mgr Myriel, dans le décor solennel des grands arbres qui évoquent et remplacent, dans la lumière du crépuscule, les colonnes, les voûtes et les rosaces de la cathédrale, est, face au Dieu du conventionnel G, une véritable apostasie (voir l'annexe 2).
Elle évoque surtout cette autre apostasie, comme disait Montalembert, qu'est la « conversion » de Victor Hugo à la République et au socialisme – conversion accomplie dans ce fameux discours de janvier 1850. Il s'agit donc de l'un des nombreux textes autobiographiques où Hugo s'explique, ou s'excuse, sur sa présence, enthousiaste ou sceptique, à ce malencontreux sacre de Charles X, qui signifiait la négation absolue du principe de laïcité. Plus largement, il faut comprendre qu'après la fin des clercs une certaine vérité véhiculée par le catholicisme dans un ancien régime doit l'être désormais par la Révolution : il s'agit donc d'un transfert de sacralité du christianisme à la Révolution. Il est évident que Victor Hugo n'a jamais rêvé qu'un tel transfert pût se faire pacifiquement, comme une transmission de flambeau, quasi cursores. Le passage exige que les acteurs traversent une épreuve tragique, qu'assure ici la présence de la mort sous deux aspects : une longue et âpre discussion sur la condamnation de Louis XVI et la majestueuse sérénité, digne d'un sage antique, d'un complice des régicides au seuil du tombeau. Plus loin dans le livre, le tragique de la barricade est lui aussi visiblement écrit sous la forme d'un détournement de la liturgie catholique : la veillée d'armes sur la barricade reprend ostensiblement les symboles liturgiques au profit d'une messe laïque et républicaine. Le sermon du haut de la barricade, la découverte d'un horizon évoquent la lumière inconnue que découvre Mgr Myriel, et la permanence d'une lumière au-dessus de la barricade, fait songer par analogie à la lampe symbolisant la présence de l'Esprit Saint dans une église[53]. À la scène du prêtre qui demande à être ordonné par un citoyen répond symétriquement celle où le citoyen devient prêtre : « nous sommes les prêtres de la république, nous sommes les hosties du devoir. [54]» Le citoyen sur la barricade devient le prêtre d'une république qu'il faut faire advenir ; cette notion qu'un moment de violence tragique était une transition nécessaire entre la tradition et l'avenir exaspérait les socialistes, qui ne supportaient pas que le catholicisme, fermement dénoncé et prétendument dépassé, se survive à lui-même, ne serait-ce qu'en abandonnant à ses successeurs la force de ses symboles. Ce tragique, il faut supposer qu'il a été vécu silencieusement par Mgr Myriel, sous la forme d'un effondrement de ses certitudes, car son attitude devant le conventionnel suppose un jugement tacite d'une extrême sévérité à l'égard de la Restauration, le régime qu'il sert ; il l'a été aussi par Victor Hugo, comme en témoigne le célèbre Burg à la croix, immense dessin composé pendant l'été 1850, et dont la force terrible réside dans l'antithèse violente qui oppose une croix rayonnante à la cité qu'elle est censée protéger, et qui n'est qu'une sorte de ruine funèbre.
Une conception vraiment radicale de la laïcité
Il est important de comprendre que la notion de laïcité s'est forgée, chez Hugo, au cours de ces premières années d'exil, dans l'acceptation enthousiaste de sa condition de proscrit et dans une confrontation à la fois fraternelle et conflictuelle avec les proscrits socialistes. Le débat sur le sens qu'il faut donner au régicide, dont les textes de décembre 1853 portent la trace, est central : la séparation de l'Église et de l'État s'est accomplie symboliquement dans cet acte fondateur de la Révolution. C'est là un considérable approfondissement de la conception proposée dans le discours de janvier 1850, qui inscrivait la laïcité dans la continuité d'un conflit entre un souverain temporel et un souverain spirituel, évoluant en faveur du premier, conception qui sera d'ailleurs toujours après 1870 celle d'un bon nombre de laïcs parmi les plus acharnés[55] : pour Gambetta, pour Jules Ferry à ses débuts, pour Émile Combes incurable sur ce point, l'État républicain devait purement et simplement prendre la succession du monarque et utiliser l'Église, sévèrement contrôlée, en lui sous-traitant les tâches de maintien de la moralité et de l'ordre public, comme l'école réputée laïque le fera d'ailleurs au moins jusqu'en 1923 non seulement en accueillant dans les lycées les cours de catéchisme catholique[56] (et seulement catholique), ce qui est de la tolérance, mais en enseignant elle-même aux enfants de l'école primaire les « devoirs envers Dieu »[57].
Pour Hugo, il s'agit d'un transfert de sacralité de la religion catholique vers l'idéal révolutionnaire. Incontestablement la laïcité hugolienne garde intacts quelques éléments du christianisme : elle ne prétend pas instaurer une nouvelle religion, comme l'auraient souhaité Michelet ou Quinet. Ce qu'elle change radicalement, c'est la conception d'un Dieu souverain et transcendant. Tout le travail de Victor Hugo aura été de « reconstruire Dieu », comme il le dit dans une lettre à Nefftzer le 26 juillet 1860
Il faut détruire toutes les religions afin de reconstruire Dieu. J'entends : le reconstruire dans l'homme. Dieu, c'est la vérité, c'est la justice, c'est la bonté ; c'est le droit et c'est l'amour[58] [...]
Un Dieu soluble dans le socialisme, comme il l'espérera encore en vain lors des obsèques de Louis Blanc au terme de son long dialogue avec le théoricien socialiste.
Dialogue commencé en exil et qui se poursuit après l'exil autour des tombes. C'est Louis Blanc qui avait pris la parole au cours des obsèques de François-Victor en prononçant avec un certain manque de tact la phrase :«prévoyait-il que, pour lui, la nature serait à ce point inexorable » ; car le mot « nature », s'agissant du destin cruel de survivre à ses enfants, est plutôt malheureux, mais amené par le tabou qui pèse dès cette époque chez les républicains sur le mot « Dieu » ou « Providence ». Preuve qu'il n'est pas si facile de chasser Dieu de l'éloquence rituelle : la rhétorique laïque ne s'est pas encore inventée. À cette phrase Hugo répondra en 1882[59] sur la tombe de Louis Blanc, en reprenant ce mot de nature, et en l'interprétant en un sens tel que l'expression de Louis Blanc n'est plus blessante :
Qu'y a-t-il au fond le la République ? Il y a l'Homme ; qu'y a-t-il au fond de la Nature ? Il y a Dieu.
Pour avoir en quelque sorte le dernier mot contre Louis Blanc, Hugo avait prévu d'insérer ici une profession de foi :
Dieu ! nous venons de dire un mot, le plus grand qu'il soit donné à l'être humain de prononcer. Expliquons-nous. / … La vérité, la justice, la conscience, l'amour, la lumière, c'est tout cela qui est Dieu ; nous croyons en Dieu, nul n'en peut douter.
Texte qui n'a été ni prononcé, ni publié, ce qui révèle la difficulté d'appliquer dans le climat de la troisième république la notion hugolienne de laïcité. Les obsèques de Louis Blanc étant en effet publiques et organisées aux frais de l'État, Hugo devait préciser, pour prononcer une telle profession de foi, qu'il le faisait à titre privé ̶ comme il l'avait fait en 1850. Sinon il serait tombé dans un système de laïcité à l'américaine, où les convictions religieuses imprègnent la société alors même que les clergés sont soigneusement tenus à l'écart du pouvoir politique. Mais l'intolérance qui régnait alors ne permettait plus, même à titre individuel, cette profession de foi « spiritualiste ».
Des protestations contre ses professions de foi, Hugo en rencontra dès 1853 : aux obsèques laïques de Jean Bousquet, puis à celles de Louis Julien, Seigneuret, puis Dejacques lui contestèrent le droit à s'exprimer au nom de la communauté des proscrits. Hugo était pourtant très prudent, se contentant de reprendre le même schéma rhétorique qui est celui du Verso de la page : affirmer le caractère sacré de toute personne humaine, même d'un tyran, et l'impossibilité de fonder une république sur un assassinat. Il tente de faire accepter sa symbolique religieuse en insistant sur la dimension sacrificielle de l'exil, et sur une immortalité assurée non pas par l'accès à une éternité située hors du temps et au-dessus du monde, mais incarnée dans la continuité du processus historique inauguré par la Révolution (Voir l'annexe 4).
La mort de Lamennais, le 27 février 1854, par son refus énergique de tout cérémonial lors de ses obsèques, causa à Victor Hugo une vive émotion qui trouve un écho dans la préface intitulée « Philosophie[60] ». Alors que Victor Hugo invente une sorte de liturgie civile pour les proscrits qui succombent aux privations de l'exil, il éprouve une sorte de scandale à l'idée que la passion politique puisse faire écran à toute interrogation sur la mort :
Il y a, à cette heure, chez quelques unes des nations les plus civilisées, une certaine tendance aux protestations de la mort. Cet emploi du sépulcre aux choses de la vie veut être examiné[61].
Cette laïcisation absolue de la mort apparaît donc à Victor Hugo comme un progrès de la civilisation qui menace la civilisation elle-même : la sécularisation voulue par les Lumières aboutit à un désenchantement qui dévalue le langage. Si le clergé est incapable d'assurer son service, il faut donc que quelqu'un se charge de cette fonction : « Il y a des cas où le peuple peut officier pontificalement. Là où le prêtre manque, que le philosophe vienne. La tombe est le lieu de la philosophie. Le philosophe n'est pas autre chose que le prêtre en liberté. » On retrouve ici la distinction entre le clerc et le prêtre : en occultant la dimension d'angoisse qu'il est humain d'éprouver devant la mort, en évacuant autant que possible la mort elle-même, les laïcs, par « entêtement dans la sécheresse », accomplissent le même travail de colmatage et de rétrécissement que Victor Hugo reproche aux religions instituées. Il conclut, explicitant cette idée d'une dangereuse volonté d'occultation : « Que l'enterrement donc demeure religieux. Devant la sépulture, le côté par lequel la vie est songe apparaît. »[62] Ce vœu, de toute évidence, est émis en rapport avec ses propres obsèques, et ne sera pas exaucé.
La mise en action de cette conception sera effectuée le 7 avril 1870 à l'occasion des obsèques de Hennett de Kesler : c'est le prototype de l'enterrement civil selon Hugo, qui exige l'intervention d'un nouveau personnage : le citoyen-prêtre de la Révolution. Kesler était un proscrit socialiste qui était devenu l'ami et le commensal de Victor Hugo, et presque son alter ego : c'est bien ainsi en tout cas qu'il les présente dans un grand dessin qu'il lui avait donné, ou l'on voit deux burgs, qui ont à contrejour, la forme d'un H, l'un comme Hugo, l'autre comme Hennett, l'un au premier plan, l'autre dans le lointain, avec le distique écrit au-dessous : « Debout l'un devant l'autre, ils semblent / Deux noirs géants prêts à lutter »[63]. En effet, résolument athée, Kesler s'opposait à Hugo au cours de discussions parfois orageuses sur Dieu et la religion. Il laissait un testament où il déclarait vouloir «être enterré civilement, c'est-à-dire, sans cortèges de ministres, révérends, catholiques romains ou réformés, enfin sans l'assistance officielle ou officieuse des ecclésiastiques de ce pays qui ne représentent pas ma croyance[64].» Le discours prononcé par Hugo, en accord parfait avec cette requête, a fait scandale : dès le dimanche 9 avril, les temples protestants ont retenti de condamnations virulentes[65], suivis par la population : « Victor Hugo n'est pas plus chrétien que son chien » disait-on à Guernesey[66]. Il est vrai qu'il avait donné une définition de l'immortalité que ne pouvait récuser un citoyen athée, exploitant cette circonstance qui avait fait se rencontrer les deux hommes, alors qu'ils ne se connaissaient pas, près de la « barricade Baudin », symbole ambivalent rappelant à la fois le caractère sacrificiel de l'exil et la nécessité de la lutte violente. La formule discrète « tu vas vivre de la vraie vie » (Politique, p. 650) ouvre la perspective d'une immortalité qui se confond avec la continuité de la lutte révolutionnaire, avec la fiction poétique ou, si l'on veut, religieuse, d'un messager envoyé vers un au-delà qui se révèle purement terrestre, la lignée des penseurs qui ont contribué à la libération de l'esprit et des lois : « …tu diras à Jean-Jacques, …tu diras à Beccaria, …tu diras à Mirabeau.. », autant de combattants du progrès dont aucun n'était athée, mais qui ont tous contribué à nous donner la possibilité de vivre dans un pays où il est permis de l'être. L'ironie de l'histoire veut que ce prototype d'oraison funèbre n'ait servi qu'une fois, et non pour Hugo lui-même, mais pour un athée endurci.
Conclusion
Le schéma de l'argumentation hugolienne est d'une grande clarté : une fois que dans les esprits et les institutions Dieu est déconnecté de la sphère politique, on doit montrer une tolérance absolue envers ceux qui répondent à « l'appel de l'infini » par les moyens qui sont à leur portée – ce qui peut les rendre vulnérables aux captations cléricales[67] ; mais lutter contre le cléricalisme ne consiste pas à lui opposer un clergé d'État qui se prétend débarrassé d'un Dieu dont en réalité il perpétue la présence par son mode d'exercice du pouvoir, mais de maintenir un dialogue avec Jean-Jacques, avec Beccaria, avec Mirabeau, ce qui est la fonction d'une école républicaine. Différence de stratégie ; entre les deux voies qui s'offrent traditionnellement aux ennemis de la religion : épurer une religion jusqu'à ce qu'elle devienne une philosophie, ou la réfuter afin de l'éradiquer, Victor Hugo préférait la première. Définir à partir de l'existant une religion universelle était pour lui un corrélat au combat pour une République universelle[68] (mais non un préalable, car, en dernière analyse, ce que Hugo reproche aux socialistes, c'est de surestimer l'importance du religieux), dans laquelle selon lui toute religion avait pour destin de se dissoudre. Il y a chez lui une perspective du dépérissement de la religion comme horizon de toute révolution, que l'on pourrait mettre en parallèle avec, chez Marx, celle d'un dépérissement de l'État[69]. Les républicains au pouvoir ont évidemment préféré la seconde, et pour cela il leur fallait prouver que la laïcité assurait, mieux que le catholicisme, la stabilité sociale, c'est-à-dire l'établissement d'une société de consommation favorable à la perpétuation des inégalités et de l'exploitation capitaliste. Les « radicaux-socialistes » ont promptement « oublié » le volet « socialiste » de leur programme, brandissant comme un drapeau rouge leur anticléricalisme pour faire oublier leur conservatisme social. Pour Hugo la laïcité était l'aboutissement naturel et nécessaire de la fidélité à l'élan révolutionnaire, mais les républicains ont pris plutôt pour modèle l'idéal de Boissy d'Anglas, législateur du Directoire, pour lequel Hugo n'a que des sarcasmes[70], comme pour toutes les manifestations de la « laïcité Directoire », celle dont l'idéologie est exprimée par le « Sénateur [71]», et qui préside au jugement qui condamne Jean Valjean au bagne : « Dieu n'était pas là »[72], note le narrateur en observant qu'on avait retiré le crucifix qui surmontait l'estrade des juges, ce qui ne signifie pas de sa part une nostalgie pour l'Ancien régime, mais le constat que la suppression d'un symbole n'a en rien amélioré la manière de rendre la justice. L'école républicaine fera durement payer à Victor Hugo sa différence : les textes de lui que l'on donnera à lire aux enfants de l'école primaire seront autant que possible « dépoétisés », « décontextualisés » et « désymbolisés », pour devenir les simples véhicules d'une idéologie appelée à une gloire douteuse : famille, patrie, travail[73].
[1] On lira sur le site en complément de cette communication quatre études de Jean-Claude Fizaine conçues comme des annexes, quoique formant chacune un tout autonome : « Le moment Machiavel chez Victor Hugo » ; « Le transfert de sacralité : images de sacre et d'ordination » ; « Autorité du livre et autorité de la parole dans La Fin de Satan. La laïcité inflexible et ouverte de Victor Hugo » ; « Quatrevingt-Treize et l'origine de la laïcité ».
[2] Jean-Claude Monod, Sécularisation et laïcité, PUF, collection « Philosophies », 2007, p. 88.
[3] Un bon guide pour se retrouver dans cette jungle sera : Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, mars 2015. On y trouvera une cartographie précise, objective et documentée de ce domaine.
[4] Je suivrai pour ces définitions les analyses du philosophe Jean-Claude Monod.
[5] Son « Rapport à la Convention sur l'organisation des cultes » du 21 février 1795 est consultable en ligne.
[6] Terme qui a connu un regain d'actualité avec l'ouvrage de Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985.
[7] Cette recherche recoupe celles qui sont menées à partir du concept de désymbolisation emprunté à Michelet par Frank Paul Bowmann, qui en fait une caractéristique du romantisme dans son article « Symbole et désymbolisation », Romantisme, n° 50, 1985, p. 52 sqq., dialectique appliquée à l'interprétation du romanesque hugolien dans la thèse de Marie Perrin, L'Écriture écartelée. Barbarie et civilisation dans les romans et la prose philosophique de Victor Hugo, Paris X, 2009.
[8] « La liberté de l'enseignement », discours prononcé à l'Assemblée nationale le 15 janvier 1850, Politique, p. 219.
[9] Voir pour un historique l'ouvrage de Jacqueline Lalouette, La Séparation des églises et de l'État, genèse et développement d'une idée, Éditions du Seuil, 2005.
[10] « Hugo représentant du peuple ou comment on devient républicain », Revue des sciences humaines, n°156, 1974, p. 653-671.
[11] Ibid., p. 218.
[12] Ibid.
[13] Voir Jacqueline Lalouette, op.cit.
[14] Voir pourtant les nombreuses prises de position similaires sous la plume des socialistes français. L'article de Pierre Albouy, « La Préface philosophique des Misérables», Mythographies, p. 126 sqq. en donne un riche échantillon.
[15] Dans ce discours encore, il emploie le mot dans un sens péjoratif (p. 227).
[16] P. 220.
[17] Ce qu'on appelle « l'amendement Georges Dandin » proposé par Pierre Leroux et devenu l'article 79 de la loi du 18 mars 1849. Il déclarait inéligibles les citoyens condamnés pour adultère. Voir Anne Simonin, Le Déshonneur dans la République, Grasset, 2008.
[18] Voir Jean-Claude Fizaine: « Journalisme et polémique religieuse au XIXe siècle : L'Univers et L'Événement », Thérenty, Vaillant [dir.] 2004 (Presse et plumes…), p. 241‑259. Mis en ligne ici.
[19] C'est l'objet de la thèse de Marie Perrin, op. cit. , à partir d'une problématique un peu différente.
[20] Enfin, presque… chrétienne toutefois : « une éducation [...] normale, française, chrétienne, libérale… » (p. 218).
[21] L'Enseignement du peuple, 1850.
[22] « L'honorable M. Guizot l'a dit avant moi, en matière d'enseignement, l'État n'est pas, et ne peut pas être autre chose que laïque » (p. 218).
[23] Voir dans Actes et paroles I, p. 207 sqq., l'intervention de Victor Hugo sur les affaires de Rome et les violents échanges avec Montalembert qui s'ensuivirent.
[24] Il continuera longtemps à confondre Campanella, auteur de l'utopie La Cité du Soleil, avec Giordano Bruno, brûlé à Rome en 1600 pour avoir soutenu que le monde était infini. L'erreur est signalée dans L'Âne, p. 1067.
[25] Voir Emmanuel Godo, Victor Hugo et Dieu, Bibliographie d'une âme, Cerf, 2001, p. 220 ; avec deux correctifs : l'anticléricalisme de Hugo n'est pas une énergie négative, et ce n'est pas Veuillot (son journal n'était guère lu hors du cercle des bigots) mais Pie IX (dont le Syllabus, en 1864, a fait des ravages) qui a creusé l'abîme ouvert entre les prêtres et les foules.
[26] P. 219.
[27] P. 227.
[28] « Écrit au bas d'un crucifix », Les Contemplations, III, 4, p. 340. Il est regrettable que l'éditeur du texte dans la collection « Bouquins » n'ait pas jugé utile de mentionner dans une note ce violent échange polémique entre Hugo et Michelet, évidemment significatif des dissensions opposant divers tenants de la laïcité. On se réfèrera donc à l'édition des Poésies procurée par Pierre Albouy dans la collection de la Pléiade, tome II, p. 581 et à la note, P. 1470 sq.
[29] P. 225.
[30] Discours de M. de Tracy à la Chambre des députés, cité par Jacqueline Lalouette, op. cit. , p. 144.
[31] Voir Jean-Claude Monod, op. cit., p. 75. Le mot d'ordre « Le cléricalisme, voilà l'ennemi » emprunté par Gambetta à Napoléon Peyrat (de culture protestante) est à l'origine beaucoup plus précis que dans le discours de ceux qui l'ont repris : l'ennemi n'est ni le prêtre, ni le catholicisme, ni la religion, ni Dieu. Le cri de guerre des blanquistes, en revanche, était « Ni Dieu ni maître » ou « Ni Dieu ni prêtres ». (Lalouette, La Libre pensée, p. 106).
[32] Cité par Jean-Claude Monod, op. cit. , p. 79, note 1. C'est un livre manuscrit de lui que Claude Frollo a sur son bureau au chapitre I du livre 5 de Notre-Dame de Paris.
[33] Comme le souligne J. Seebacher, Notre-Dame de Paris, p. 940.
[34] Que commente Honorius d'Autun dans le livre auquel s'intéressait Frollo (voir la note 28).
[35] « L'imagination, c'est l'intelligence en érection », Océan, p. 158. Réflexion datée de 1845-1850.
[36] VIII, 5, p. 127 sq.
[37] I, I, p. 6.
[38] Toutes ces citations proviennent de l'article de Pierre Albouy, La « Préface philosophique » des Misérables», Mythographies, p. 126 sqq.
[39] La Crise mystique de Victor Hugo, Corti, 1954. Ce texte a été écrit avant que fût connue l'intégralité des comptes rendus des séances de tables parlantes de Jersey ; leur publication n'a pas remis en cause le récit ainsi construit.
[40] Les analyses qui suivent doivent beaucoup à la thèse de Colette Gryner, Le Temps dans les Contemplations, consultable sur le site http://www.groupugo .
[41] Il est admis maintenant que quand Les Contemplations ont paru, cette poétique, dont le but était d'inventer une forme qui permettrait au spiritualisme de trouver un langage accessible à un lectorat moderne assiégé et infecté par les progrès d'un matérialisme agressif était déjà trouvée : c'était celle de Baudelaire. Mais c'est une illusion d'optique : Baudelaire a attendu plus de trente ans avant d'être reconnu comme un poète important.
[42] Françoise Chenet propose de reprendre pour Hugo le terme inventé par Jean-Paul Sartre de « singulier universel » : Revue des sciences humaines, « Ego Hugo », n°302, février 2011, p. 139-156.
[43] Le mot « spiritisme » prétendument importé de l'anglais n'existe pas dans cette langue. Dans la littérature foisonnante consacrée en Amérique à cet épisode de l'histoire, c'est le mot « spiritualism » qui désigne la pratique du commerce avec les esprits (spirits), quel que soit le moyen employé.
[44] Le 19 septembre 1854.
[45] Voir par exemple Claude Roy, Les Soleils du romantisme, Gallimard, 1974.
[46] La Légende de siècles, Poésies, t. 2, p. 587.
[47] Philosophie, Œuvres complètes, tome Critique, p. 469-534. Une note du manuscrit, datée du 14 août 1862, explique qu'il s'agit d'« un quasi ouvrage sur ma philosophie religieuse personnelle, pouvant servir, soit de préface spéciale aux Misérables, soit de préface générale à mes œuvres. »
[48] Elle a été à juste titre rapprochée de l'épisode analogue où, au chapitre XLIV de Han d'Islande, Ordener, condamné à mort, donne sa bénédiction au prêtre qui le marie à sa bien-aimée Éthel. Voir sur ce sujet l'étude de J. Seebacher, « Evêques et conventionnels ou La critique devant une lumière inconnue », Europe, fév. – mars 1962, p. 79-91.
[49] Bernard Leuilliot va jusqu'à parler quelque part d'une « humiliation » ! (Lire Les Misérables, p. 74). En réalité Gustave Brion, loin de trahir le texte, en éclaire judicieusement la vraie signification : le lectorat de Victor Hugo comprenait parfaitement, ce qui n'était plus le cas un siècle plus tard. On ne peut écarter l'idée qu'il y a là de la part de Hugo une sorte d'humour, dont quelquefois les laïcistes sont dépourvus.
[50] « Car nous sommes époux, mon Ordener adoré, et ce soir le cercueil sera notre lit nuptial [...] Éthel, tu es donc à moi ?... », p. 242.
[51] Les Misérables, édition illustrée, t. I, p. 65. Les illustrations ont été soumises à Victor Hugo, qui les a approuvées.
[52] « L'imposition des mains est l'un des actes essentiels du sacrement de l'ordre. En prononçant la prière Accipe Spiritum sanctum […] l'évêque communique aux ordinands la plénitude de la grâce et la consécration sacerdotale qui par l'infusion de l'Esprit leur donne pouvoir de sanctifier et de leur ouvrir les portes du ciel. » Ceci est le commentaire d'une illustration qu'on peut en voir dans Jacques Le Goff, La France religieuse, p. 182.
[53] Ibid., IV, XII, 6 et XIV, 7. Ces remarques proviennent d'un cours de Pierre Albouy donné à l'époque où il enseignait à Montpellier.
[54] Ibid., IV, XII, 8, p. 879.
[55] Alors qu'elle n'est pas du tout celle des Lumières.
[56] Situation qui s'est perpétuée jusqu'au milieu du XXe siècle, en fait.
[57] Françoise Mayeur, Histoire générale de l'enseignement et de l'éducation en France, t. III, Perrin, 1981, p. 627. Cité par Jean-Claude Monod, op. cit.
[58] CFL XII, p. 1100
[59]p. 1029.
[60] p. 530 sqq.
[61] p. 530 sqq.
[62] P. 532.
[63] Ce dessin est connu sous le titre « Paysage avec deux châteaux en ruine ». Il est signalé le 30 avril par la Gazette de Guernesey dans l'article qui annonce la vente des biens de Kesler .Il porte d'une dédicace à son acheteur, M. Le Ber, journaliste ami de Victor Hugo et se trouve actuellement au Art Institut of Chicago, qui l'a mis en ligne sur son site.
[64] CFL, t. XIV, p. 1454.
[65] Ibid., p. 1468.
[66] Ibid., p. 471; l'injure reviendra de manière obsessionnelle dans les polémiques sur les enterrements civils, voir Lalouette, La Séparation des églises et de l'État ; genèse et développement d'une idée 1789-1905.
[67] Il serait utile de définir le concept de tolérance chez Hugo. Deux exemples : « Croire en Dieu suffit, quel que soit le Dieu. Il y a des moments où le psautier ouvert d'une vieille femme rayonne à mes yeux plus que le soleil. » Oc., p. 103. Quels sont ces moments ? Plus savoureux : en 1857, il note « Je puis être ruiné demain parce qu'à cinq mille lieues de moi, dans l'Inde, un caporal de Cipayes va s'imaginer que la substance dont on a enduit ses cartouches pour les faire glisser dans le fusil est de la graisse de porc. De là, révolte religieuse des Cipayes contre l'Angleterre, dislocation de l'Inde, les Anglais chassés de l'Asie, ruine et banqueroute de l'Angleterre, entrainant la banqueroute de l'Europe – et la mienne. Toute la destinée est ainsi. Ce que l'homme appelle histoire, événements, enchaînements de circonstances, vicissitudes du sort, etc..., ce n'est que la série vertigineuse des contrecoups de l'abîme. » CFL, t. X, p. 1526. La présence de l'« abîme », même attestée par la plus humble des superstitions, interdit aux maîtres de faire régner leur « rationalité » partout dans le monde.
[68] Voir Guy Rosa, « La République universelle, paroles et actes de V. Hugo », communication au Groupe Hugo du 26 septembre 1992
[69] Cf. la conclusion de Claude Millet, « Les chimères de l'avenir dans la Première série de la Légende des siècles » : chez Victor Hugo l'« imagination de l'avenir[est] ouverte, en mouvement, elle préserve un avenir de l'avenir, et maintient la chimère à l'horizon d'un progrès qui ne peut être que dans un même mouvement technico-scientifique, politique, religieux et poétique. », Science et technique, Revue des lettres modernes, série Victor Hugo 4, Minard, 1999 p. 128.
[70] Quatrevingt-Treize, p. 905.
[71] Les Misérables, p. 25 sq.
[72] Les Misérables, p. 211.
[73] Je me réfère ici au manuel destiné à la préparation au concours d'admission aux Écoles normales, dû à un fonctionnaire aussi autorisé que Ch.-M. Des Granges, aidé de Ch. Charrier, La Littérature expliquée, Librairie A. Hatier, première édition 1920, encore réédité en 1965. Les trois textes, prose et poésie mêlées, illustrant et résumant l'œuvre de Victor Hugo étaient : « Lorsque l'enfant paraît », « Charge des cuirassiers », Saison des semailles, le soir. Jean-Marc Hovasse, s'aidant de Marcel Proust, consacre une page spirituelle aux « idées reçues » (c'est-à-dire inculquées par l'école) sur la première de ces pièces, dans Victor Hugo, t. I, avant l'exil, p. 456 sq.