Myriam Roman : Ruputure et continuité : 1848 dans l'oeuvre de Hugo

Communication au Groupe Hugo du 13 mars 1999
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Si 1848 sépare l'histoire littéraire du XIXe siècle en deux époques, si l'échec de la révolution dissocie radicalement l'écrivain et l'homme politique dont le romantisme avait justement cherché l'union, la situation de Victor Hugo semble multiplier les paradoxes. Ce n'est pas seulement qu'il reste romantique à l'heure du désengagement de l'écrivain hors de son siècle, c'est qu'il devient en un sens, si l'on excepte la question du drame et du théâtre, ce que la postérité retiendra du romantisme hugolien : le républicain militant, le rêveur visionnaire dans la contemplation de la mer, éternellement recommencée, le mage et le proscrit sur son rocher seul face à la France et avec Dieu, tout entier dans une parole de résistance : "Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là !" Le retour d'exil, en 1870, sera salué par les républicains et le peuple de Paris.

Pourtant, en février 1848, Victor Hugo n'était pas républicain... Il aura fallu l'échec de 1848 pour qu'il le devienne, en décalage avec la plupart de ses contemporains, puisqu'il adhère à un modèle idéologique au moment où l'histoire le déclare caduque. Méfiant en février 1848, militant en 1851, Victor Hugo semble un Républicain de la dernière heure, plutôt que du lendemain, puisqu'il l'est à un moment où il n'est pas facile de l'être pour des raisons politiques (la proscription et la répression après le coup d'état) et littéraires : 1848 impose à l'art un bouleversement de l'énonciation et semble congédier le rêve romantique du poète guide des peuples en jetant le soupçon à la fois sur l'efficacité et la vérité de la parole. Quand l'hiatus se creuse entre la parole et l'action, comment garder une force de conviction sans réduire dogmatiquement les heurts du réel et de l'idéal ?

Cette question, qui est au fond celle du romantisme dans la seconde moitié du siècle, subit toutefois dans la critique et dans l'œuvre hugolienne elle-même un déplacement subreptice, puisqu'on a accoutumé de voir dans l'exil un pivot de l'œuvre. Une telle périodisation pose déjà le problème difficile d'évaluer les ruptures et les permanences d'une œuvre qui coïncide avec le siècle. Mais le passage de 1848 à l'exil, d'une date à une durée, de l'histoire républicaine à une absence, ajoute une interrogation supplémentaire. Le choc politique qui déclenche l'exil, exhibé, clamé à voix haute par Hugo, n'est pas février ni juin 1848, mais décembre 1851. En 1876, il écrira : "Cette trilogie, Avant l'Exil, Pendant l'Exil, Depuis l'Exil, n'est pas de moi ; elle est de l'empereur Napoléon III." On verra quel "jeu", quel glissement s'opère dans ce déplacement d'accent, des débuts de la Seconde République vers son acte de décès.

 

*

 

Il est facile de présenter la biographie hugolienne avant l'exil comme une suite de palinodies ou d'approximations, — qui commencent bien avant la Seconde République : le jeune ultra de 1819 devenu le révolutionnaire de 1830, puis le familier de Louis-Philippe et le partisan de la régence de la duchesse d'Orléans en février 1848. Le 27 février, dans une lettre à Lamartine, il félicite ce dernier pour l'abolition de la peine de mort, rend hommage au "grand homme" qui associe le "génie du poète" à celui de l'"écrivain" et de l'"orateur", mais reste politiquement prudent et se contente de constater qu'"une république [est] née hier aux vieilles monarchies séculaires". Élu député de Paris lors des élections complémentaires de juin, il fait partie des soixante députés envoyés sur les barricades de juin pour faire connaître les décisions de l'Assemblée Constituante. S'il est avec la garde nationale et du côté de l'ordre en juin 1848, rue Saint-Louis, sans armes, il aurait entraîné les gardes mobiles à l'assaut d'une barricade, ou rue Vieille-du-Temple, il aurait essayé de haranguer des insurgés qui le mettaient en joue. Le poème le plus ancien de Châtiments semble résumer son attitude (refus de ce qu'il voit comme une guerre civile, opposition à toute répression) :

 

Lorsque les citoyens, par la misère aigris,

Fils de la même France et du même Paris,

S'égorgent ; quand, sinistre, et soudain apparue,

La morne barricade au coin de chaque rue

Monte et vomit la mort de partout à la fois,

Tu dois y courir seul et désarmé ; tu dois

[...]

Parler, prier, sauver les faibles et les forts,

Sourire à la mitraille et pleurer sur les morts ;

Puis remonter tranquille à ta place isolée,

Et là, défendre, au sein de l'ardente assemblée,

Et ceux qu'on veut proscrire et ceux qu'on croit juger

 

Farouchement opposé à Cavaignac et à la prolongation de l'état de siège, il est l'un des trente représentants à voter contre la Constitution en novembre, par opposition au monocamérisme, qui fait courir le risque de "l'immense dictature anonyme". Le journal fondé par ses fils, L'Événement, soutient la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte à la Présidence, et de décembre 1848 à mai 1849, Hugo soutient la politique ministérielle. Le 13 mai 1849, il est élu député de Paris à l'Assemblée législative dans les rangs du parti de l'ordre, qui est en fait le seul à n'avoir pas fait campagne en décembre contre Louis-Napoléon Bonaparte. C'est au cours du second semestre 1849 que Hugo prend ses distances, indigné par le sens réactionnaire pris par l'expédition de Rome et disqualifié par son discours sur la misère le 9 juillet. A partir de janvier 1850, quatre-vingts pour cent des votes de Hugo sont exprimés à gauche. Le 30 juillet 1851, Charles est arrêté ; en septembre L'Événement est interdit. Il est remplacé par L'Avénement du peuple. Hugo s'attend à une arrestation et à un coup d'état. François-Victor est arrêté en novembre. Le 2 décembre, pendant une semaine, Hugo, élu membre du comité de résistance, court les réunions clandestines et les barricades, doit changer plusieurs fois de refuge avant de fuir vers Bruxelles sous le déguisement et avec le passeport de l'ouvrier Lanvin. La suite est bien connue : dix-huit ans d'exil dans les îles anglo-normandes...

Faut-il pour autant accréditer la thèse de l'"apostasie" et, fût-ce d'un point de vue hugophile, parler d'"extraodinaire métamorphose" qui convertit l'Académicien et Pair de France du régime de juillet en incarnation farouche de la République exilée, après un passage plus ou moins trouble par les sirènes de la légende napoléonienne ? Les travaux de Guy Rosa sur Hugo en 1848 restituent aux incohérences apparentes de la biographie une logique plus continue. La continuité est d'abord idéologique. En étudiant les votes de Hugo sous la Seconde République, Guy Rosa a établi que, tout en l'inscrivant effectivement "dans chacune des formations politiques dominantes de l'époque", ses positions variaient peu dans leur fond : prépondérance des questions sociales, attachement aux valeurs républicaines (liberté, égalité, fraternité), primauté de l'individu sur la masse (maintien de la propriété individuelle, refus du communisme). Ces positions correspondent à celles de la petite bourgeoisie, prise entre la grande bourgeoisie et le prolétariat. L'évolution de l'homme Victor Hugo peut donc se décrire comme une désolidarisation progressive avec la bourgeoisie au fur et à mesure que celle-ci renie la république et un rapprochement vers le peuple, l'idéal hugolien (et petit bourgeois) étant une république qui refuse d'appréhender la société en termes de classes. En s'attachant aux errances apparentes de Hugo dans la seule année 1848, Guy Rosa démystifie un certain nombre de légendes rétrospectives, notamment celle qui supposerait que la forme république en 1848 ait eu un contenu politique précis. Si février comme juin offrent des moments de brouillage idéologique (parce que les hommes de février hésitèrent sur la forme que prendrait le gouvernement ; parce qu'en juin, certains insurgés pensaient combattre pour sauver la république menacée, tandis qu'on peut soupçonner Cavaignac d'avoir laissé l'émeute se développer), si la république de février est à inventer plutôt qu'à apprendre, alors les hésitations de Hugo, sa distance par rapport à la République de 1848 portent témoignage des ambiguïtés de la situation autant que des contradictions de l'écrivain.

Cette méfiance singulière de Hugo en 1848 est peut-être ce qui lui a permis de croire en la république après 1851... N'ayant pas participé à l'illusion lyrique de février, il ne pouvait être déçu : au moment où la République se mettait en place, il n'y croyait pas. Les textes qui font de 1848 une bouffonnerie ne se trouvent pas dans l'œuvre hugolienne du Second Empire, mais au moment même où Hugo vivait l'événement. Ainsi cette phrase lapidaire qui représente 1848 comme une version dégradée de l'Histoire dont le mélodrame lui-même ne voudrait pas :

 

1848

recto :

En mars on crut que ce serait une tragédie, en mai on vit que ce n'était qu'un mélodrame. Shakespeare eût accepté 93 [var. Robespierre], Guilbert Pixérécourt eût dédaigné 1848 [var. Ledru Rollin].

J'aime mieux 93 que 48. J'aime mieux voir patauger les titans dans le chaos que les jocrisses dans le gâchis.

 

Que se passe-t-il alors entre 1848 et 1851 ? Guy Rosa l'a montré : Hugo en vient à reconnaître moins un contenu auquel il était déjà acquis, que la république comme forme de gouvernement. Avant 1851 et dès 1830, Hugo dissocie les formes étatiques de leur contenu social. De même qu'en 1834 il écrivait : "Après juillet 1830 il nous faut la chose république et le mot monarchie", en 1848, il pensait : "République, c'est bien. Tâchons que le mot n'empêche pas la chose". La république comme nécessité prit un sens pour Hugo au fur et à mesure qu'elle se trouvait niée dans ses principes. Le paradoxe d'un auteur se découvrant républicain à mesure que les principes républicains sont bafoués reflèterait peut-être celui de toute la Seconde République, qui ne s'incarne progressivement que par les attentats qu'elle subit.

Le "tournant" de 1848 dans la biographie hugolienne est alors loin d'être aussi surprenant qu'il peut apparaître au premier abord. A se tourner vers les témoignages de Hugo, on notera la même ambivalence qui installe l'œuvre d'après 1851 sur une dialectique subtile entre les ruptures et les continuités.

Les mises en perspective autobiographiques reflètent cette attitude décalée. Hugo marque les ruptures, voire les construit en dates symboliques, tout en refusant de condamner radicalement ses croyances passées. Ainsi au moment où il reprend la rédaction des Misères interrompue en février 1848, il dramatise la coupure : "14 février [1848]. Ici le pair de France s'est interrompu, et le proscrit a continué : 30 décembre 1860. Guernesey." Mais, en même temps, la place réservée à la Monarchie de Juillet dans Les Misérables rend hommage à la sincérité de Louis-Philippe (il fut "de bonne foi") et le présente comme un frère en exil (IV, I, 3). En 1862, Les Misérables peuvent se lire comme une mise en perspective des générations politiques de 1815 à 1833, bonapartisme, légitimisme ultra, jusqu'aux variantes républicaines qui annoncent 1848 en Europe, à travers le seul ouvrier de l'ABC, l'éventailliste Feuilly. Feuilly grave sur la barricade de la rue de la Chanvrerie : "VIVENT LES PEUPLES !" et le narrateur d'ajouter : "Ces trois mots, creusés dans le moellon avec un clou, se lisaient encore sur cette muraille en 1848." Ce n'est sans doute pas un hasard si Enjolras, dans son discours, n'individualise qu'un seul interlocuteur, "Feuilly vaillant ouvrier, homme du peuple, homme des peuples". Cette mise en perspective vaut pour une intégration de toutes les composantes politiques et refuse les condamnations hâtives. On relèvera ainsi le traitement réservé par Hugo à la garde nationale : "Le prosaïsme du mobile n'ôtait rien à la bravoure du mouvement. [...] On versait lyriquement son sang pour le comptoir." "C'étaient les éléments sociaux qui entraient en lutte, en attendant le jour où ils entreront en équilibre." En 1832, le "bourgeois" confond la "patrie" avec sa "boutique", mais non sans courage. Jean Valjean est d'ailleurs garde national (IV, III, 2) et son uniforme permettra de sauver un insurgé de plus (V, I, 4).

Si Hugo n'a pas écrit d'autobiographie au sens où l'on entend ce terme (Adèle écrit pour lui ses Mémoires, de l'enfance à 1843, dans le Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie), en revanche il esquisse un genre particulier qu'on pourrait appeler l'autobiographie intellectuelle, une histoire personnelle des idées qui s'articule autour des révolutions d'un esprit. C'était déjà le pivot de Littérature et philosophie mêlées, en 1834, où se jouait le passage du "jeune jacobite de 1819 au "révolutionnaire de 1830". Pour 1848, la préface rédigée en 1875 pour le premier volume d'Actes et paroles annonce un projet qui aurait raconté les "péripéties" du moi et ses erreurs sous le titre "Histoire des révolutions intérieures d'une conscience honnête". Les chapitres IV à VII du "droit et la loi" ébauchent ce qu'aurait pu être l'ouvrage. Or, ce "chemin de Damas" concilie la brutalité d'une illumination extérieure et la continuité d'un idéal. La conversion est datée de juin 1849 et de l'expédition de Rome :

 

Après juin 1848, il attendait ; mais après juin 1849, il n'attendit plus.

L'éclair qui jaillit des événements lui entra dans l'esprit. Ce genre d'éclair, une fois qu'il a brillé, ne s'efface pas. Un éclair qui reste, c'est là la lumière du vrai dans la conscience.

 

L'illumination vient de l'extérieur, provoquée par l'événement, principe de discontinuité associé pour Hugo à ce qui ne dépend pas du sujet. L'événement, convulsif, est nécessaire parce que l'idéal n'est pas encore advenu ; l'idéal atteint serait le non-événement. Or cet événement qui provoque une "commotion" n'introduit pas un nouveau principe dans la conscience mais consacre ce qui était déjà en elle, l'héritage du général Lahorie dans le récit du "droit et la loi" : "Ce n'est pas vainement que j'ai eu, tout petit, de l'ombre de proscrit sur ma tête". Hugo pose l'"unité de sa vie" dans le mot "Liberté" que lui transmit son parrain en 1809 dans le jardin des Feuillantines. "En 1848, son parti n'était pas pris sur la forme sociale définitive. Chose singulière, on pourrait presque dire qu'à cette époque la liberté lui masqua la république." Plutôt que rupture, 1849 lèverait un voile et résoudrait une contradiction intérieure.

 

*

 

Comment cette révolution dans une conscience posée en elle-même comme un facteur de permanence, se répercute-t-elle dans l'œuvre ? Il ne faudrait pas conclure à une image simpliste de Hugo, arriver à dire comme Dolf Œhler, que le poète, "fanatique de la réconciliation", en oublie les massacres... La question se complique enfin de la nécessité de prendre en considération les métamorphoses de l'écrivain du XIXe siècle, en un moment où la littérature, forcée de se replier sur elle-même, semble devoir renoncer à assumer directement une parole de vérité.

Le milieu du siècle marque dans le massif de l'œuvre hugolienne un silence, qui commence en réalité bien avant 1848. Il faut noter les deuils intimes de 1843 à 1851 et l'absorption croissante de Hugo par sa vie publique. Son élection à l'Académie française le 7 janvier 1841 est un tremplin vers la Pairie qui lui est conférée en 1845. Victor Hugo ne publie plus. Cette abstention est relative, car il continue à composer : des pièces lyriques (une trentaine de poèmes prendront place dans Les Contemplations), de "petites épopées" qui s'intégreront dans la première série de La Légende des siècles et un roman Jean Tréjean, commencé en novembre 1845, devenant à partir de 1847, la première partie des Misères. Surtout, il écrit un grand nombre de fragments (réactions à une actualité, compte rendu d'une scène de rue, fait d'histoire) qui constitueront après sa mort Choses vues. Sous la Seconde République, Hugo essaie de reprendre le manuscrit des Misères interrompu pour cause de débat social le 14 février ("pour la loi des prisons") et de révolution le 21. Le 30 août 1851, "après trois ans et six mois d'interruption pour cause de révolution", il tente de poursuivre ; le contexte politique ne le lui permet pas, à en croire un poème daté d'octobre 1851 :

 

Ami, pour achever ce vaste manuscrit

Il me faut avant tout ma liberté d'esprit.

Quand un monde se meut dans le cerveau d'un homme,

Il ne peut pas songer aux affaires de Rome,

A monsieur Bonaparte, à Faucher, à Molé.

 

Le temps manque ; peut-être aussi pour les œuvres poétiques un principe d'organisation. L'œuvre semble en chantiers, fragmentaire.

L'exil à Bruxelles, Jersey et enfin à Guernesey confère à Hugo une position singulière parmi ses contemporains. N'étant pas contraint à la dépolitisation forcée comme ceux qui sont restés en France, il n'aura pas besoin d'une stratégie indirecte comme Baudelaire, pas besoin non plus d'ironiser sur le bourgeois dans une société bloquée à laquelle l'écrivain ne peut plus adhérer. En faisant coïncider sa propre personne avec la République trahie, Hugo s'offre comme preuve vivante que la parole romantique se traduit en acte.

Les premières années de l'exil consacrent dans l'œuvre un renouveau de l'éloquence. En 1852 et en 1853, la violence verbale de Napoléon-le-Petit et de Châtiments semble participer d'une stratégie oratoire pour sauver la voix romantique. Si l'échec de la Révolution romantique menace le romantisme d'aphasie, Hugo répond par une orchestration tonitruante de la parole, où la violence pamphlétaire se déchaîne contre le coup d'état. Un hugolien confronté au relevé de Dolf Œhler sur les topoï de juin 1848, est frappé d'y trouver certes un commentaire possible de juin 1848 dans Les Misérables, mais tout aussi bien une analyse du coup d'état dans Châtiments : événement exhibé comme tel (par exemple le 2 décembre au début de "Nox"), guerre sociale qui dénonce les profiteurs de la misère ("Joyeuse vie", III, IX), contraste posé entre l'horreur historique et la nature riante ("Ô soleil, ô face divine...", II, IV), allégories de la France ("France ! à l'heure où tu te prosternes...", I, I) hommage rendu au rôle des femmes ("Les Martyres", VI, II), bestialisation et métaphores du théâtre ("Apothéose", III, I), etc. Comme si la violence pamplétaire permettait à Hugo de maintenir une puissance effective de la parole poétique romantique. Cette voix, qui fonde sa légitimité sur un intertexte biblique (les trompettes de Jéricho, "Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée...", VII, I) accorde au poète la mission transcendante du prophète. Mais elle assume aussi à elle seule les instances républicaines niées par le coup d'état. Napoléon-le-Petit est construit autour de la question de la parole parlementaire. Le crime de Louis-Napoléon Bonaparte est celui du parjure. Le pamphlet s'ouvre sur "Le 20 décembre 1848" (I, 1) et le serment de Louis-Napoléon Bonaparte élu à la présidence se déroule dans un espace surchargé de symboles républicains. Le "citoyen" président monte à la tribune "dont le frontispice portait cette date : 22, 23, 24 février, et au-dessus de laquelle on lisait ces trois mots : Liberté, Égalité, Fraternité." Dans l'espace parlementaire devenu "temple", les paroles du président trouvent un "écho dans toutes les consciences loyales". Le pamphlet de Hugo radicalise la haute trahison en multipliant les emblèmes de la République, en fondant ses origines dans l'éloquence révolutionnaire de 1789 à laquelle le livre V est consacré. La tribune est une chaire politique ou le trépied de la sybille :

 

Là, pénétrés subitement d'effluves sympathiques, comme des braises qui rougissent au vent, tous ceux qui avaient un foyer en eux-mêmes, les puissants avocats comme Ledru-Rollin et Berryer, les grands historiens comme Guizot, les grands poètes comme Lamartine, se trouvaient tout de suite et naturellement grands orateurs.

 

L'orateur révolutionnaire est présenté comme celui qui, parce qu'il "possède un foyer en lui-même" (le point d'ancrage de la conscience), se laisse embraser par le souffle du droit qui passe à travers lui (évoqué par des métaphores qui jouent de l'immanence et de la naturalité du droit). Ainsi se trouve réalisée l'union idéale d'une parole qui concilie à la fois le moi comme centre et les valeurs qui le dépassent, tandis que la tribune, vaste caisse de résonance, répercute les voix de la nation et de l'histoire en autant d'échos sonores.

Si les rites de l'Institution parlementaire sont ainsi présentés par une fondation mythique de la parole (hyperbole vers le haut), à l'inverse le parjure apparaît comme celui qui carnavalise la République (hyperbole vers le bas). Comédien et menteur, Louis-Napoléon bouleverse les modes d'énonciation de la parole institutionnelle, lui infligeant un changement de registre et de genre : la sacralité du politique est rabaissée en discours de foire et en mélodrame de boulevard. La Constitution du 14 janvier 1852 est évoquée par voie d'affiche. Hugo forge ironiquement les documents d'une proclamation légale (l'article dernier "supprim[e]" "cette chose qu'on appelait l'intelligence humaine"), en fait assumer l'énonciation par un agent officiel bien prochhe d'un bateleur ("Roulement de tambour : manants, attention !") et la compare à "une vieille affiche de théâtre de province qu'il est à propos de rappeler" :

 

AUJOURD'HUI

GRANDE REPRÉSENTATION

DE

LA DAME BLANCHE

OPÉRA EN 3 ACTES

Nota. La musique, qui embarrasssait la marche de l'action, sera remplacée par un dialogue vif et piquant.

 

L'histoire réduite en l'histoire drôle, devient un opéra sans musique propre à dénoncer des institutions vidées de leur sens.

Face à Louis-Napoléon Bonaparte qui fait mentir le langage, le poète pamphlétaire assume une double fonction, parlementaire et judiciaire. Recueillant les témoignages, chargé de l'"information judiciaire", il n'est pourtant pas contraint à l'impassibilité du juge. Au contraire, il fonde sa parole sur l'indignation, effraction indispensable pour associer à nouveau langage et vérité : "Je n'ai pas l'intention de faire un livre, je pousse un cri." Châtiments et Napoléon-le-Petit offrent au romantisme une force proprement rhétorique, où l'écrivain, tout en analysant le discours officiel de l'adversaire, cherche à persuader ses contemporains. L'œuvre organise habilement les trois types d'arguments distingués dans l'éhritage aristotélicien de la Rhétorique : l'ethos d'un orateur représentant du peuple (juste, témoin et greffier de l'histoire), le pathos (l'indignation, invoquée comme l'héritage de Juvénal) et le logos (le système argumentatif développé à propos de la Seconde République). L'éloquence y retrouve ses origines, à ceci près qu'elle s'exerce à la fois dans le présent de l'épidictique (portrait-charge de Louis-Napoléon), le passé du judicaire (le 2 décembre est un "crime"), l'avenir du délibératif (la réflexion politique sur le "parlementarisme" et sur "Le Progrès inclus dans le coup d'état"). Le pamphlet se fond dans une perspective plus large, qui fait du livre le seul organe de la justice et de la vérité, confrontées à l'urgence.

Encore faut-il noter que Hugo, en constituant le 2 décembre 1851 en discours et Louis-Napoléon Bonaparte en despote tend de facto à déplacer la rupture historique, de la fondation de la république à sa spoliation. On peut alléguer la pression des circonstances (les victimes du 4 décembre, les bagnes de Cayenne et de Lambessa qu'il importe de révéler). On peut souligner que l'œuvre hugolienne répercute ainsi le vide idéologique de la République en 1848. Mais il faut aussi rappeler l'attention portée par Hugo aux principes, qui lui font adopter souvent le point de vue des idées pour faire ressortir les contradictions qui surgissent dans le passage aux faits. Telle est d'ailleurs la distinction énoncée clairement en 1875, entre le droit, fondé absolument, et la loi toujours relative et imparfaite. Or, du point de vue du droit, le coup d'état a le mérite d'être clair, contrairement à juin 1848 : "c'est en juin que tout était obscur, et c'est aujourd'hui que tout est clair !" Ériger Napoléon III en criminel (à tel point que la diabolisation du personnage a pu être jugée excessive) offre des précédents historiques (l'usurpateur, le despote) et un point de repère éthique, qui met en jeu une responsabilité individuelle, alors que la responsabilité collective est d'autant plus troublante qu'elle pose la question des limites indécises entre le peuple et la foule. Cela ne signifie pas que Hugo élude les problèmes posés par 1848 (ne serait-ce qu'à cause des "7 500 000 voix" du plébiscite), simplement que le sauvetage de la parole romantique après la Seconde République nécessite une double orchestration : la voix de l'orateur romantique a besoin d'un bouc émissaire pour configurer une situation où la question du droit soit claire ; en sourdine pourtant, l'ambiguïté de 1848 réapparaît pour rendre complexe le droit lui-même...

La voix tonitruante du 2 décembre masque et révèle en même temps l'aberration latente de la Seconde république. Comment un être aussi médiocre que Louis-Napoléon Bonaparte a-t-il pu conquérir le pouvoir et tuer la république? La voix de Napoléon-le-Petit et de Châtiments rappelle très régulièrement le décalage curieux entre la petitesse de l'acteur et la grandeur du crime. Ce n'est pas seulement que le progrès est confronté à sa négation ; l'histoire semble devenue burlesque. D'ailleurs, "dans cet immense malentendu qui était toute la situation, allumer l'étincelle révolutionnaire au cœur du peuple, Danton lui-même n'y eût pas suffi !" Or, en même temps que le "temps présent" tombe dans la parodie, l'idéal républicain se fonde sur un gouffre béant, où, pour affirmer l'idée d'un progrès dans l'histoire, Hugo est contraint d'en déposséder les hommes.

Ce gouffre institue dans le devenir historique une discontinuité fondamentale, un point aveugle où l'acteur de l'histoire doit renoncer à comprendre. C'est là que 1848 fait retour, comme un défi à l'évaluation et à la représentation. Pour relier le 2 décembre à 1848, Hugo présente la passivité des faubourgs populaires lors du coup d'état comme le "Contre-coup du 24 juin sur le 2 décembre" : la répression avait aliéné la bonne volonté du peuple à sauver une république qui l'avait progressivement exclu. La Seconde République meurt de sa propre médiocrité, du manque d'héroïsme et des concessions de ses représentants. En un sens, l'Assemblée de 1848 et celle de 1849 trouvent dans la médiocrité de Louis-Napoléon Bonaparte le despote qu'elles méritent. A se reporter aux témoignages du Hugo de la Seconde République, l'Assemblée fut très tôt parodique. C'est peut-être pour cette raison que dans Les Misérables, février 1848 ne figure pas dans les révolutions guidées par un "archange". Février fut trop peu pour figurer une Révolution idéale... Et juin 1848 ?

Conformément au principe de l'écart maximum déjà noté à propos de Napoléon III, juin 1848 vient juxtaposer à la médiocrité burlesque de l'Assemblée législative, le tragique de l'émeute et derrière lui, celui de la "sombre construction sociale". Le jugement porté par Hugo sur l'événement n'a pas varié : le 24 juin est "un aussi grand crime que le 2 décembre", puisqu'en rompant avec la légalité républicaine, le peuple se trahit lui-même. La guerre civile de juin 1848 est un "cou[p] d'état populaire" :

 

En monarchie, l'insurrection est un pas en avant ; en république, c'est un pas en arrière.

[...]

La monarchie ouvre le droit à l'insurrection.

La République le ferme.

En République toute insurrection est coupable.

C'est la bataille des aveugles.

C'est l'assassinat du peuple par le peuple.

 

Les Misérables reposaient déjà sur une distinction entre la légitimité de l'insurrection et l'illégitimité de l'émeute. Et pourtant, à la puissance affirmative de la voix qui fait de la forme République un idéal politique, se joint en sourdine une voix qui avoue être parvenue à la limite de ce qu'elle peut juger.

Pour cette raison sans doute, en poursuivant la pénétrante étude de Jean Delabroy sur l'impact de 1848 et le passage des Misères  aux Misérables, on peut remarquer que la question de la Révolution est posée dans le roman dans un système de parenthèses et de trouées presque systématique. Entre la quatrième partie (où Marius, en rejoignant la barricade la sauve une première fois) et la cinquième partie (où la barricade, après un répit, est prise d'assaut), Hugo intercale au tout début de la cinquième partie un chapitre sur juin 1848, "La Charybde du Faubourg Saint-Antoine et la Scylla du Faubourg du Temple". La digression est à la fois niée ("Là où le sujet n'est point perdu du vue, il n'y a point de digression") et introduite comme telle, puisque le narrateur réclame le droit "d'arrêter un moment l'attention du lecteur". Or, le chapitre se décompose en étapes qui témoignent chacune à leur manière de l'impossibilité d'intégrer juin 1848 à un mode satisfaisant de lecture. Après l'argumentation où Hugo en vient à suggérer que le devoir qu'il accomplissait alors "se complique d'un serrement de cœur", le texte offre un double diptyque descriptif : les deux barricades à laquelle correspondent, par une exacte analogie, leurs deux concepteurs, Cournet et Barthélémy. Chacune d'entre elles offre un vertige sémiotique, celle du Faubourg Saint-Antoine par trop-plein, parce qu'elle récupère toutes les révolutions, toute la nature, toutes les misères en une figuration formidable du chaos ; la seconde par trop peu, parce qu'elle est un écran, le produit d'une rationalité géométrique. D'un côté la puissance de la tempête (la monstruosité naturelle), de l'autre l'efficacité implacable de la raison, exactement celle qui est associée dans le roman à la loi et au système pénal (chez Javert par exemple). Un épilogue vient clore les deux descriptions pour raconter l'assassinat à Londres de Barthélémy par Cournet. Le couple Cournet / Barthélémy paraît alors l'équivalent hugolien du couple Dussardier / Sénécal de L'Éducation sentimentale... La narration historique est bloquée pour une double description en miroir qui met en place dans le peuple lui-même et dans l'histoire, un principe d'anéantissement et d'auto-destruction.

Le détour par juin 1848 nous ramène alors vers l'insurrection représentée dans Les Misérables, celle du 5 juin 1832. Après la digression sur juin 1848, le narrateur affirme : "Seize ans comptent dans la souterraine éducation de l'émeute, et juin 1848 en savait plus long que juin 1832." De quel côté penche ce savoir de l'émeute ? De la perfection technique, dit Hugo, et du caractère inexpugnable de la barricade. On a pu relever cependant l'ambiguïté du raisonnement. Car si la barricade de juin 1832 est moins bien construite, elle correspond en revanche à l'insurrection légitime, puisqu'elle survient en régime monarchique. Dans quelle mesure alors, la barricade de la rue de la Chanvrerie n'est-elle pas plus éduquée et plus savante que celle de juin 1848 ? Le choix de la date, fixé certes dès avant l'exil mais maintenu par Hugo, permettrait en partie de récupérer une réflexion sur la Révolution, sans tomber dans l'impasse idéologique de 1848. La barricade de la Chanvrerie amalgame plusieurs barricades, février 1848, de décembre 1851 et de mai 1839 ; certains éléments du roman évoquent peut-être juin 1848, le drapeau rouge, ou le jardin du Luxembourg, où des centaines d'insurgés avaient été fusillés par des pelotons improvisés. C'est dans l'exil que Hugo reconstruit en partie la révolution romantique de 1830 comme une révolution politique. L'ABC place le romantisme de 1830 dans un groupe républicain ; Gavroche en mourant sur les barricades et Eponine en porte-drapeau semblent tout droit sortis du célèbre tableau de Delacroix sur le 28 juillet 1830, La Liberté conduisant le Peuple. Rappelons que dans Les Contemplations, "Réponse à un acte d'accusation" (I, 7) et "Suite" (I, 8) sont écrits le 24 octobre et le 3 novembre 1854, mais le premier est daté de "Paris, janvier 1834" et le second de "Jersey, juin 1855". "Réponse à un acte d'accusation" fait du poète un révolutionnaire du langage ("J'ai dit aux mots : Soyez République !"), tandis que "Suite" offre une continuité prophétique à la Révolution romantique de 1830 ("Et Balthazar chancelle, et Jéricho s'écroule.") Or, politiser 1830 évite de scinder le siècle en deux et fonde tout le XIXe siècle sur une histoire des révolutions...

A ceci près que ce décalage de la Révolution de 1848 vers celle de 1832 ne saurait résoudre l'aporie fondamentale de toute révolution, où le droit est contraint de se nier lui-même en s'affirmant par la violence. Au lieu d'une unique coupure autour de 1848, le XIXe siècle hugolien éclate en une multitude de révolutions inachevées et d'apories : entre 1830 et 1832, révolution du peuple arrêtée par la bourgeoise comme plus tard entre la fraternité de février et la guerre civile de juin 1848, comme déjà entre 1792 et 1793, république girondine confisquée par la Terreur. Les deux barricades de juin 1848 dans Les Misérables reflètent dans leur antagonisme cette contradiction constitutive de l'événement révolutionnaire, entreprise de démolition où le sens de l'histoire semble ne pouvoir se manifester que dans la terreur. Si la barricade de Cournet (présent lors des barricades du 2 décembre 1851) représente la tempête révolutionnaire et l'héritage de Danton, celle de Barthélémy figure le crime indissociable de la misère et semble annoncer le Marat de Quatrevingt-treize. La représentation de cette histoire inachevée s'effectue alors dans la description d'événements-monuments qui comprennent en eux-mêmes leur propre opacité et s'organisent en diptyques antithétiques.

La Révolution de 1848 ne représente donc dans l'histoire hugolienne ni un épisode qu'on pourrait passer sous silence, ni une date-phare où le XIXe siècle trouverait un point d'articulation. 1848 "apprend" à l'homme Victor Hugo, non que quelque chose a changé, mais au contraire que rien ne change, que l'histoire se repète depuis 1789. Hugo le dira encore dans "Le droit et la loi", après la Commune : la Révolution n'est toujours pas advenue. Le doute s'insinue alors que son essence est peut-être d'être toujours en devenir, donc inachevable. Et ce qui n'est pas achevé échappe à la représentation historique : "Impossible, à moins d'y ajouter le rêve, de compléter dès aujourd'hui ce qui ne se complètera que demain" ; "Robespierre déconcerterait Tacite. Par moments on craint de finir par être forcé d'admettre une loi morale mixte qui semble se dégager de tout cet inconnu. Aucune des dimensions du phénomène ne s'ajuste à la nôtre." L'impact de 1848 chez Hugo se trouverait donc dans une représentation générale de la révolution où l'histoire réelle dément sans cesse un idéal, que l'écrivain est alors contraint de fonder sur une énigme qui intègre une puissance d'aberration (qu'est-ce qu'une "loi morale mixte" si ce n'est deux échelles de valeur qui problématisent l'universalité de l'éthique ?).

L'écrivain romantique, héraut de la Révolution, parlera donc de ce qui n'existe que dans sa parole. La critique hugolienne a depuis longtemps montré que le Hugo de l'exil fondait la légitimité de son discours sur une énonciation d'outre-tombe, confondant sa voix avec celle de la République morte (mais a-t-elle été vivante ?). Dans "Ce que c'est que l'exil", Hugo développe une gestuelle allégorique qui affirme un pacte (réciprocité solennelle, — il lui a été donné de tendre la main, du haut de son écueil à l'idéal tombé dans le gouffre"), définit la position oratoire de l'exil (le proscrit sur son rocher ; l'orateur injurié et persécuté) et pose l'influence en dehors du pouvoir : "Quelle force que ceci : n'être rien !" La proscription est représentée comme la forme que prend la liberté en des temps inachevés. Pour être dans le droit, il faut être hors la loi, — c'est dire à quel point les deux principes sont dissociés...

Comment continuer à croire en un avenir romantique que les faits déforment de manière caricaturale ? Hugo construit l'énonciation poétique sur un exil qui prouve le refus des compromissions et réalise le sacrifice de soi. Il reporte alors sur l'orateur la puissance destructrice à l'œuvre dans l'histoire, et peut-être dans le droit lui-même. En même temps que le discours à voix haute, Hugo envisage l'échec de ce discours, et c'est cet échec même qui sauve les idées qu'il professe. La parole romantique se trouve reliée à la violence historique. Monter à la tribune, c'est protester et s'exposer. Chaque discours d'Actes et paroles est présenté comme une lutte ; l'orateur mène une "vie violente", dans une assemblée qui devient meute.

L'accent se déplace du public vers l'énonciateur, lequel prouve la sincérité de sa parole en mourant pour ses idées. La sincérité du discours d'Enjolras a pour garant sa mort sur la barricade, comme plus tard celui de Gauvain, ou encore la mort symbolique qu'est l'exil du poète. La reconstruction autobiographique du "Droit et de la Loi" se fonde sur la puissance de "celui qui va mourir" (Lahorie) et qui lègue à l'enfant, davantage qu'une idée, une parole : "Liberté". Hugo construit une scène de serment, où les implications politiques et affectives sont indissociables. Et ce serment est réclamé par une voix qui pousse la cohérence envers elle-même jusqu'à mourir. La mort offre ainsi la seule position possible où l'on peut vérifier la sincérité du discours. Je crois à ce que je dis, la preuve, c'est que je choisis d'en mourir. De même, le proscrit de Guernesey affirmera comme préalable à sa parole : je suis mort, donc je dis la vérité.

1848 est une étape importante de la biographie hugolienne, mais la Seconde République n'occupe pas dans l'œuvre (ses représentations et son énonciation) une place en elle-même. Elle amène au jour une vision plus générale et rétroactive de l'histoire, celle d'une continuité trouée de discontinuités laissant entendre que la mission du Poète romantique consiste à faire exister dans sa parole et dans ses actes un Progrès non encore réconcilié avec les faits. Le poète après 1848 sauve la dimension pragmatique du langage en redéployant une force rhétorique, qui prend en compte l'opacité de l'événement et la nécessité pour l'orateur de retourner contre lui-même la violence historique. L'importance du 2 décembre 1851 tient à cet acte de résistance désespéré du droit contre le réel, comme l'exil du poète mime dans la durée l'exil du Progrès.