David Charles : Du cirque de la rhétorique au théâtre de l'éloquence : les Châtiments de Jacques Vingtras
Communication au Groupe Hugo du 19 décembre 1998
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Il ne s'agira pas ici des relations entre Hugo et Vallès d'un point de vue d'histoire littéraire. Je ne parlerai pas directement des textes de Vallès convocables dans cette perspective : le compte-rendu des Chansons des rues et des bois (1865), celui de la reprise d'Hernani (1867), l'article sur "le champ de bataille de Waterloo" prévu pour le Larousse mais jamais publié (1869), le compte-rendu deQuatrevingt-treize (1874) et l'article sur "la poésie populaire" à propos d'Eugène Pottier (1881).
J'ai préférer m'intéresser à un texte de fiction, dont l'uvre de Hugo détermine explicitement les conditions d'énonciation. Il s'agit du chapitre de L'Insurgé qui relate la conférence prononcée par Jacques Vingtras sur Honoré de Balzac. Ces conférences sont favorisées par Victor Duruy et elles échappent en partie aux contraintes de l'édition. Le Casino-Cadet, une salle de théâtre louée par le Grand Orient, abrite les conférences de la société des Entretiens et Lectures dirigée par Prosper-Olivier Lissagaray. L'acteur Beauvallet y programme le 15 janvier 1865 une lecture publique d'Hernani, "en l'honneur du poète des Châtiments " - la pièce de Hugo est pourtant interdite de représentation depuis le coup d'Etat. A la suite de cette lecture, Vallès doit faire une "revue bibliographique". Il choisit de parler de Balzac. Vingtras fait, dans des conditions similaires, le même choix.
Le texte de L'Insurgé constitue une représentation en acte de la parole pamphlétaire sous le Second Empire, dont Vallès a pourtant dénoncé, à de nombreuses reprises, l'impossible profération : comment le pamphlet, qui veut la liberté, peut-il se passer de la liberté de parole nécessaire à sa propre écriture ? Cette contradiction a poussé Hugo à rester en exil au moment où le pouvoir lui proposait le retour en France, afin de préserver l'"exotopie" de son énonciation. Le texte de L'Insurgé, qui essaie d'extraire les héros balzaciens de l'ironie où les tient Le Bachelier, hésite entre le cirque, où se prend la lecture d'Hernani, et le théâtre, dont la parole de Vingtras ne peut sortir.
Utopie ou parodie ?
Vingtras fait le choix de Balzac parce que les débuts de sa vie parisienne parodient le roman balzacien. Il prend une chambre à l'hôtel Jean-Jacques Rousseau. Non que Rousseau l'impressionne : "il sent le collège à plein nez ". Il "s'adresse aux Romains, dit-il, comme au collège nous nous adressions à eux dans nos devoirs". L'hôtel Jean-Jacques Rousseau est l'hôtel de Lucien de Rubempré ; son choix est donc l'occasion de prendre une revanche sur le collège. Mais il s'avère que la chambre de Vingtras, qui "donne sur un mur" - "avec des crottes d'oiseaux dessus" - au lieu d'ouvrir sur le Paris que Rastignac menaçait du poing, n'a rien de la chambre "de roman". En revanche, l'ambiance de l'hôtel lui rappelle une pièce de théâtre. Ce théâtre ne saurait pourtant remplacer ce roman, car il s'agit d'une mauvaise pièce de boulevard. Le dérisoire décor de la chambre - un vase en albâtre qui "ressemble" à du camphre, une gravure de Napoléon qui a "l'air" d'avoir la gale - surexpose sa facticité.
A défaut de pouvoir vivre un roman concurrent du roman balzacien, Vingtras est donc condamné à le jouer - et jouer le roman ne peut le conduire qu'à tomber dans la rhétorique. Il y tombe avec l'enthousiasme d'un collégien qui découvrirait enfin une rhétorique à sa convenance : celle-ci ne sent pas le collège mais le roman. Mais c'est toujours une rhétorique. Comme un orateur puise dans le répertoire des Anciens, il puise dans le répertoire d'attitudes balzaciennes : habillé de neuf, il achète un cigare et des bouquets, il dîne copieusement au café, il accorde des pourboires exorbitants aux serveurs et des aumônes considérables à des aveugles qu'il préférerait toutefois sourds ou amputés pour qu'ils puissent voir sa "mine". Avant de souper parmi "plein d'hommes de lettres, plein de comédiens, plein de femmes", il va voir Paillasse à l'Ambigu. C'est la parodie assistant à son propre spectacle : le personnage de Paillasse contrefait les tours de force ou d'adresse de ses camarades.
Au retour, Vingtras estime s'être fait cette nuit-là une place sous la lune qu'"il s'agit de faire (...) aussi large au soleil". La lune en effet n'éclaire que la sortie des théâtres. La conférence est pour lui le moyen de se faire enfin une "place au soleil".
Se faire une place sous la lune en attendant - ou au lieu - de s'en faire une au soleil est, davantage encore qu'une définition du théâtre, une définition de l'utopie. Utopie d'un usage pratique de la rhétorique que Le Bachelier déclare d'autre part impossible, tant dans la vie d'un jeune révolutionnaire que dans celle d'un jeune travailleur. La rhétorique interdit l'éloquence commerciale en poussant Vingtras à mettre du latin dans les lettres d'usine qu'il est un moment chargé de rédiger. Connaître "à fond son Plutarque" est, selon lui, la condition nécessaire pour écrire dans les journaux républicains ; mais cette connaissance le rend tout autant impuissant à toucher la jeunesse des écoles :
(...) je veux toujours parler des gymnases antiques (...). C'est ma plume qui écrit tout cela contre mon gré ; elle se refuse à me laisser entrer dans l'article, rien qu'avec mes souvenirs et mes idées, à moi Vingtras, sans nom, sans le sou, qui ai mis mes pieds dans du vieux linge pour n'avoir pas froid en travaillant.
Le discours rhétorique est en effet un discours sans sujet qui relève de l'ancien régime de l'individu. L'Insurgé condamne, au nom de l'appropriation du discours politique, le réemploi de la rhétorique révolutionnaire et, par là-même, l'essentiel des discours tenus par la bande du Bachelier :
Nous ne nous entendons pas sur tout, mais nous sommes tous pour la Révolution :
"93, ce point culminant de l'histoire ; la Convention, cette iliade ; nos pères, ces géants."
- Nos pères, ces géants
Mon père était de taille moyenne, plutôt petit ; mon grand-père était appelé Bas-du-cul dans son village. Je n'ai pas de géants pour ancêtres.
Lors des réunions du comité du Bachelier - "auprès des jeunes gens, ces mots de "Comité" font bien" -, Vingtras singe en effet les orateurs révolutionnaires, après avoir singé les héros balzaciens. Lui et ses camarades prennent des voix "de vieux de la Montagne", ils votent des motions pour savoir s'ils enlèveront ou non leurs souliers en "montant sur les chaises comme à la tribune", ils lèvent les bras "pour faire comme Danton", au risque de renverser leur "bonnet phrygien en sucre rouge", qui n'a rien à envier ni au décor de l'hôtel Jean-Jacques Rousseau, ni surtout au bonnet de la tribune de la Convention, dont Hugo rappelle qu'il était "peint en gris". Mais Vingtras n'est pas plus dupe de cette pratique que de son imitation de Rastignac. Ce n'est que rétrospectivement qu'il déclare "croi<re> trop encore" "aux gloires et aux livres" lorsqu'il se représente "muet et pâle, sous une bannière où il y aurait écrit Mourir en combattant !". C'est encore rétrospectivement qu'il qualifie de "parodie de 93" le manège de sa bande. Mais cette "parodie de 93" tombe avec complaisance dans une parodie au second degré, une parodie de la parodie, qui est le signe le plus sûr que ses acteurs n'en sont pas dupes : Vingtras parodie l'éloquence de son camarade Matoussaint - qui est elle-même parodique - pour avoir du café, puisque c'est ainsi que la bande récompense ses bons orateurs. "Théâtral" est le mot "juste", diagnostique Vingtras : la lutte républicaine est bien une scène permanente où l'on ne change que la pièce. Mais ce théâtre-là, au contraire du théâtre essayé par Vingtras avec le roman balzacien pour argument, ne produit aucune fiction susceptible de fonctionner comme utopie. Parce qu'ils ont lu trop de livres, les manifestants qui protestent contre l'interdiction du cours de Michelet croient que les crachats des bourgeois et les balles des soldats vont pleuvoir sur eux, alors qu'il pleut une pluie tenace. Cette pluie enrhume le représentant du peuple auquels ils lisent une pétition détrempée, elle permet à la presse réactionnaire de baptiser la manifestation "Manifestation des parapluies", elle ridiculise le nom de la société secrète mobilisée pour l'occasion : Aide-toi, le ciel t'aidera.
Entre cette boulevardisation de la politique et la renonciation boulevardière à la politique qui conduit Vingtras alias Rastignac à se promener sur le "boulevard même" où il appelait aux armes lors du coup d'Etat, la conférence sur Balzac est une troisième voie. C'est la voie pamphlétaire : c'est bien en l'honneur du "poète des Châtiments" que la lecture publique d'Hernani est programmée. Les déclarations préalables de Vingtras ne laissent aucun doute sur ses intentions : il veut dire "quelque chose de poignant" à propos des personnages balzaciens qui sont ses "frères d'ambition et d'angoisse" bien qu'il les ait jusqu'alors traités comme des emplois, au sens théâtral du terme.
"Comme au cirque"
Or, la situation d'énonciation ne s'y prête pas. Vallès lui-même ne se fait aucune illusion sur les conditions de production du discours pamphlétaire sous le Second Empire :
Tant qu'on n'aura pas la liberté entière de la parole ou de la plume, ce sera un métier de dupe plutôt que de héros, d'attaquer en face les opinions qui ont cours, et de vouloir, comme l'hercule antique, arrêter le char en chemin. C'est lui qui vous emportera. (...)
(...) Qu'en Amérique, en Angleterre, il se rencontre au coin des rues des hommes qui ont le talent de la parole et savent intéresser un public ou troubler une foule, cela se comprend. La liberté a fait leur éducation. (...) En France, (...) il n'est pas possible d'être éloquent.
Le pamphlet est "un métier de dupe", parce que la liberté est tout à la fois la condition de son énonciation - pas de pamphlets sans liberté - et son principal énoncé - pas de liberté sans pamphlets. Le pamphlet est condamné à présupposer ce qu'il veut pourtant instaurer.
La parole pamphlétaire de Vingtras n'échappe bien évidemment pas à ce cercle vicieux. Elle lui échappe d'autant moins que la lecture d'Hernani qui la précède - et qui à ce titre ajoute à la détermination historique une surdétermination contextuelle - est elle-même prise tout entière dans ce piège, comme toute parole pamphlétaire. Hernani n'est certes pas un pamphlet, du strict point de vue générique - mais en 1865, l'auteur d'Hernani, c'est bien "le poète des Châtiments". Si la pièce de 1830 est interdite de représentation en 1865 (et jusqu'en 1867), c'est que l'actualisation de son sens se fait selon les conditions d'énonciation de 1865.
Cette lecture d'Hernani relève du "cirque", dit Vingtras. Dans la salle voisinent en effet deux catégories de public, et aucune ne saurait offrir un destinataire à la parole pamphlétaire. D'une part, "les vieilles barbes de 1848" ; des "parvenus endimanchés qui se figurent avoir fait acte d'audace parce qu'ils sont venus entendre lire des vers" ; d'autre part, les journalistes et avocats de "la jeune opposition" et des "bas-bleus" qui "ont mis leur chapeau des dimanches en bataille" pour rejouer celle d'Hernani dans une version aussi pauvre d'enjeu que la conduite balzacienne ou révolutionnaire de Vingtras. La lecture d'Hernani relève du "cirque", parce que les auditeurs sont tout prêts à "se retrousser contre Bonaparte, chaque fois qu'un hémistiche prêtera à une allusion républicaine" : Hugo ne dit pas autre chose de la "misérable allusion". Autrement dit, il ne s'agit là, parmi un public sachant le texte par cur et s'étant lui-même déguisé pour l'entendre, que de provoquer un enthousiasme de commande.
Critique de l'enthousiasme
Dans Le Bachelier, Vingtras distingue deux types d'enthousiasme. D'une part, l'"enthousiasme de commande". Donné par "le romantisme de lectures ardentes", il fait vivre "du passé, de la tradition, de la routine", il met de la "poésie" dans l'insurrection et fait de chaque coup de canon l'occasion d'une "oraison funèbre". C'est, notamment, l'enthousiasme commandé par l'éloquence de Michelet. Ses cours se font au Collège de France - prestigieux collège qui "est bien un collège". Les applaudissements, les rires et les ricanement des auditeurs se font sur les indications gestuelles du maître ou de deux élèves préposés à cet emploi, car "les trois quarts (...) ne comprennent pas". On attend donc ces indications "avant de faire n'importe quoi qui indique l'enthousiasme". Qui l'"indique" seulement ; quand l'enthousiasme est indiqué au lieu d'être vécu, il devient un référent et l'enthousiaste devient rhéteur, puisant dans le répertoire connu des figures de l'enthousiasme. Vingtras aurait préféré que Michelet "fût moins élevé, plus terre à terre", au lieu d'emprunter ses" hardiesses" à Camille Desmoulins, condamnant par là-même ses auditeurs à jouer l'enthousiasme comme Vingtras jouait les Rubempré. Cette critique se termine par un éloge (du geste de Michelet), mais cet éloge est amorcé par un "tout de même" qui sent la concession, dictée par le respect dû à Michelet : "je sais bien que Michelet est des nôtres et qu'il faut le défendre". Cette ultime concession relève donc de la même rhétorique que celle qui fait applaudir Michelet.
Michelet n'est pas le seul visé par cette critique du "romantisme des lectures ardentes". Hugo en est la cible principale, chez Vallès au moins autant que chez Vingtras. L'"enthousiasme de commande" n'est en effet rien d'autre que l'"enthousiasme servile" évoqué par Vallès dans son compte rendu des Chansons des rues et des bois, publiées par Hugo quelques mois après la conférence :
J'oserai dire à celui-ci <Victor Hugo> que, dans l'intérêt de sa gloire, il eût mieux fait de se résigner au silence, il y a des années déjà - je fixe la date - avant d'avoir publié Les Contemplations, La Légende des siècles, Les Misérables, et enfin Les Chansons des rues et des bois. Sa renommée y eût gagné (...) et le dernier cri de son génie eût été comme un coup de clairon le soir d'une défaite, dont l'écho doit vibrer longtemps dans le cur des vaincus.
(...)
Tous ces livres valaient-ils le bien qu'on a dit d'eux ? Je crois que non. Seulement, je sais pourquoi l'on ne fut point sévère, et si j'ai ri de l'enthousiasme servile, j'ai compris, d'autre part, l'indulgence reconnaissante.
Entre "l'indulgence reconnaissante" et "l'enthousiasme servile", la différence est si ténue qu'on ne sait de laquelle de ces deux attitudes relève finalement l'éloge de Michelet.
Voilà pour l'"enthousiasme de commande" auquel est destiné le pamphlet dans son régime romantique. D'autre part, il y a l'enthousiasme qui n'est que "la fièvre du bien et l'amour du combat" - et non la fièvre et l'amour des représentations du bien et du combat -, l'enthousiasme qui naît, non d'un livre, non de l'exploitation du répertoire républicain des attitudes insurrectionnelles, mais d'un seul pavé soulevé. S'il arrive toutefois qu'il naisse, comme l'enthousiasme de commande, d'une "lecture ardente", ce sera de la lecture d'un journal, La Voix du peuple, le journal de Proudhon dont le style "jette des flammes". Le titre tombe bien, puisqu'à s'enthousiasmer pour La voix du peuple, Vingtras ne risque rien, et surtout pas de tomber dans la rhétorique : un journal qui s'intitule "la voix du peuple" prétend l'être, et non la représenter. Les enthousiastes spontanés ne crient pas Vive la République, maisVive la République démocratique et sociale ; ce ne sont pas les républicains de février 1848 mais les insurgés de juin ; ce sont aussi les orateurs de la Commune, tous semblables, comme le montre le réemploi systématique des métaphores, au Michelet "terre à terre" rêvé par Vingtras ; Blanqui, ce "fouetteur d'océans", "ressemble à un éduqueur de mômes" : "c'est là sa force", dit Vingtras, parce qu'il ne s'agit plus désormais de s'adresser "à la bestialité héroïque ou barbare des multitudes" - métier propre aux "tribuns à allure sauvage, à mine de lion, à cou de taureau" -, mais de "tenir (...) le devis des douleurs et des droits du peuple". Dans les portraits des orateurs communards, l'accent est le plus souvent sur la contradiction entre le physique et l'éloquence (Tolain, Vermorel, Blanqui, Ranvier, Ducasse, Lefrançais) et la péremption de la déclamation.
Hugo le Petit
Dans le "cirque" de la lecture publique d'Hernani, Vingtras a le rôle du "clown" - ou du "singe", c'est au choix. Sa conférence n'est destinée qu'à "occup<er> la piste, tandis que l'on reprend les chapeaux et que l'on fait appeler les voitures". La référence au cirque est particulièrement importante. Dans Châtiments - c'est bien du "poète des Châtiments " qu'il s'agit -, les comparaisons entre la cour impériale et le cirque sont innombrables. Hugo traite Napoléon le Petit de clown et de singe de Napoléon le Grand.
Vingtras est donc à Hugo ce que Napoléon III est à Napoléon Ier ; Vingtras a déjà été Rubempré le Petit, il devient Hugo le Petit. "Artiste d'ordre inférieur", il se produit après le "maître" et son "grand exercice". Le voilà, d'une part, dans une position où il lui sera difficile d'être "poignant" : comment un clown ou un singe peuvent-ils l'être ? Question hugolienne par excellence. D'autre part - et surtout - dans une position structurellement analogue à celle que le "poète des Châtiments" veut précisément démolir, celle de Napoléon III : on ne dit pas mieux le "métier de dupe" du pamphlétaire.
Hugo n'est pas davantage épargné. Si cette lecture publique d'Hernani relève du cirque, elle est à la bataille d'Hernani, cet Austerlitz du romantisme, ce que Napoléon III est à Napoléon Ier. C'est la bataille d'Hernani le Petit, et l'on comprend ainsi qu'un "chapeau des dimanches en bataille" puisse désormais suffire là où il fallait un gilet rouge. Dans Châtiments, la référence au cirque est le ressort de "L'Expiation", qui montre l'Empereur renaître "écuyer du cirque Beauharnais", et expier ainsi le 18 brumaire. Voilà donc le "poète des Châtiments" lui-même dans la position de Napoléon III. De ce piège où se prend la parole pamphlétaire, Hugo est parfaitement conscient : il a attendu, pour rentrer, que la liberté rentre aussi. Cette lecture d'Hernani, qui fait virtuellement rentrer Hugo sans la liberté nécessaire à sa parole, condamne l'Empereur des Lettres de 1830 à n'être qu'un écuyer dans le cirque de 1865 ; il expie ainsi, comme Napoléon Ier, sa grandeur passée. Vallès l'écrit dans son compte rendu de la reprise d'Hernani en 1867, source principale de ce chapitre de L'Insurgé :
(...) des hommes se sont crus grands, trop grands, et il y a eu des malentendus qui ont amené des malheurs publics : on me comprend.
Ce n'est donc pas même Hugo que Vingtras va singer (comme Napoléon III singe Napoléon Ier), mais bien Hugo le Petit. Sa parole est condamnée à s'abîmer dans une rhétorique d'autant plus dévaluée qu'elle consiste en une parodie à la seconde puissance, l'imitation d'un modèle qui n'est plus à lui-même que son propre singe.
Pourquoi dès lors n'avoir pas refusé de prononcer cette conférence ? "On m'a offert d'être le singe, dit Vingtras ; j'ai accepté." Il ne semble pas que la conférence puisse constituer une alternative aux pratiques du Bachelier en matière de politique (faire comme le "poète des Châtiments " ou "comme Danton", quelle différence ?) ou en matière de vie de garçon (être le Paillasse de Victor Hugo n'est guère plus gratifiant que d'aller voir Paillasse à l'Ambigu ). C'est que la parodie de la parodie a précisément une vertu critique que la parodie n'a pas ; en ridiculisant la réception d'Hernani en 1865, Vingtras est à même de restaurer le sens qu'elle avait en 1830. C'est bien ce que fait Hugo dans Châtiments : la parodie d'un régime qui consiste lui-même en une parodie. L'Empire - le vrai : celui de Napoléon le Grand - en sort lourd de menaces (et définitivement condamné comme option politique concurrente de l'option républicaine, c'est le "progrès inclus dans le coup d'Etat"), mais aussi grandi de toute la petitesse de son avatar.
La conférence de Vingtras est une profération de Châtiments. Ces nouveaux Châtiments ne visent cependant pas autant Napoléon III que le public auquel ils s'adressent ; Napoléon III est responsable de la tyrannie, mais ce public l'est plus encore de sa propre complicité objective avec le régime impérial que manifeste sa seule présence au cirque d'Hernani. Hugo lui-même, s'il en appelle sans cesse le réveil du peuple, n'épargne pas dans Châtiments la foule des grands spectacles de l'Empire.
Du cirque au théâtre
Un événement imprévu vient toutefois modifier la situation d'énonciation de la conférence de Vingtras : l'interdiction de la lecture d'Hernani. Beauvallet n'a d'autorisation de lecture que pour les seules pièces classiques ; il se rabat donc sur Le Cid. Pièce classique s'il en est : une partie du public quitte la salle. Mais pour Hugo, Le Cid est bien près de relever de l'esthétique romantique ; la censure ne le comprend pas davantage que le public - nouvelle preuve de la complicité objective qui réunit ce public et cette censure. Dans la Préface de Cromwell et, précisément, dans la préface d'Hernani, Hugo renvoie fréquemment à Corneille - et au Cid en particulier - pour opposer les génies aux rhéteurs :
Il faut voir comme Pierre Corneille, harcelé à son début pour sa merveille du Cid, se débat sous Mairet, Claveret, d'Aubignac et Scudéry ! comme il dénonce à la postérité les violences de ces hommes qui, dit-il, se font tout blancs d'Aristote !
Il <l'auteur d'Hernani > prierait volontiers les personnes que cet ouvrage a pu choquer de relire le Cid (...). Cette lecture (...) les rendra peut-être moins sévères pour certaines choses qui ont pu les blesser dans la forme ou dans le fond de ce drame.
Si des pièces du XVIIème siècle peuvent être annexées au romantisme, pourquoi, à l'inverse, une lecture publique d'Hernani ne pourrait-elle pas attirer, en plein XIXème siècle, les tenants anachroniques du classicisme ? Vingtras déclare s'adresser à des "Bridoisons austères de la forme classique", dans "un langage qui respecte leur rhétorique" : "j'ai grandsiéclisé ma parole, dit-il." Il finit d'ailleurs par une "péroraison". On peut y voir un indice supplémentaire de la détermination de la conférence par la lecture publique qui doit la précéder : Vingtras, qui parle bientôt "au hasard de l'inspiration" intègre à son discours le remplacement d'Hernani par Le Cid, ne serait-ce que pour tenir compte des attentes du public resté pour l'écouter, supposé plus "classique" que le public qui a quitté la salle. Mais on peut s'étonner de voir qualifier ainsi un public venu là pour rejouer la bataille romantique de 1830. Précisément, rejouer la bataille n'est pas combattre, mais se complaire dans la rhétorique de la bataille - et Vingtras écrit :
Ce n'est point la générale, c'est la charge que je bats, en tapin échappé aux horreurs d'un siège et qui, (...) riant au nez de l'ennemi, (...) tambourine la diane de l'ironie (...).
Il n'y a pas deux rhétoriques, la classique et la romantique, mais une seule "guerre à la rhétorique. C'est pourquoi, selon une expression employée plus loin, on peut qualifier les auditeurs de Vingtras de "classiques de la Révolution".
Du reste, Beauvallet ne s'est en réalité pas rabattu sur Le Cid, mais sur Cinna. Pourquoi échanger Cinna contre Le Cid ? On peut avancer deux raisons. La première est que Hugo ne cite jamais Cinna mais toujours Le Cid lorsqu'il s'agit de trouver dans le passé de la littérature des querelles - celle du Cidest fameuse - équivalentes à ses batailles modernes. La seconde, sans doute plus déterminante, tient à ce que cet échange fait peser sur le nom même de Balzac une certaine ambiguïté. Après Hernani, il ne peut s'agir que du Balzac du XIXème siècle ; après Le Cid , il peut tout aussi bien s'agir du Balzac qui, précisément, défendit Le Cidcontre les rhéteurs de l'Académie française en des termes que l'auteur de la Préface de Cromwell pourrait sans doute - toutes choses égales d'ailleurs - reprendre à son compte :
Il n'y a point d'architecte d'Italie qui ne trouve des défauts en la structure de Fontainebleau, qui ne l'appelle un monstre de pierre : ce monstre néanmoins est la belle demeure des rois (...).
Le remplacement d'Hernani par Le Cid change tout quant aux conditions d'énonciation de la conférence. Parler après Le Cid, c'est jouer sur les deux tableaux, de l'énonciation et de l'énoncé : c'est parler après une pièce romantique, puisque Hugo l'annexe à l'histoire du romantisme ; mais c'est parler hors du "cirque" qui piège désormais le discours romantique, puisque la pièce ne fait pas partie de son répertoire. Plus d'enthousiasme de commande si Le Cid remplace Hernani. Vingtras n'est plus le singe de personne, le "maître" a disparu et avec lui son "grand exercice". Le théâtre de l'éloquence remplace donc le cirque de la rhétorique. Qu'est-ce en effet que le cirque, sinon du théâtre dont on connaît à l'avance tous les emplois et toutes les répliques ? Ce qui s'annonçait pire que du théâtre (au cirque, on singe le théâtre) sera finalement bien du théâtre. Vingtras n'a plus à produire l'exercice délicat de la parodie au second degré, puisqu'il n'y a plus rien à parodier. Mais il reste contraint au théâtre :
Je prends du temps, je pose mon chapeau sur une chaise, jette mon paletot sur un piano qui est derrière moi, tire mes gants lentement, tourne la cuillère dans le verre d'eau sucrée avec la gravité d'un sorcier qui lit dans le marc de café. Et je commence, pas plus embarrassé que si je pérorais à la crèmerie :
- Mesdames, messieurs,
Contraint au théâtre, c'est-à-dire à la forme même que Vallès a déclarée, dans sa conférence, moins apte que le roman - et que le roman balzacien - à parler au peuple :
La thèse soutenue par M. Vallès était celle-ci : le roman est la seule forme littéraire dans laquelle un écrivain puisse suivre les développements d'une passion ou d'un sentiment, peindre, dans tous ses aspects et toute sa vérité, l'espèce humaine.
(...) il a montré que le roman était et devait être forcément aujourd'hui la forme la plus puissante, la plus complète, la plus vivante de la littérature ; la seule qui corresponde exactement, dans ses infinis détails et dans son ensemble complexe, à notre société démocratique.
Vingtras n'adhère à la rhétorique classique qu'afin de renvoyer à ses auditeurs le spectacle de leur propre adhésion au romantisme, laquelle n'est qu'une adhésion de plus à la rhétorique. On comprend là le sens d'une expression employée par Vingtras à propos des cours de Michelet : "il (...) semble que ce n'est pas honnête et que c'est hypocrite de mentir pour rien". Au cirque, on ment pour rien. Au théâtre, il n'est pas hypocrite de mentir pour quelque chose. Vingtras ment en asservissant la rhétorique classique au "drapeau rouge", puis au "drapeau noir", mais ce n'est pas pour rien : la censure étant toujours moins stupide qu'on ne le croit, il perd le lendemain son poste d'employé de mairie.