Myriam Roman : L'Art et la Science au temps de William Shakespeare. Des chiffres et des lettres
Communication au Groupe Hugo du 22 novembre 1997
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Dans la préface de William
Shakespeare, Hugo déclare avoir voulu " expliquer
le devoir de la pensée humaine envers l'homme " :
la formulation est large, suffisamment pour englober la science
dans les manifestations de la " pensée "
humaine. De fait, outre une section entière consacrée à "
L'Art et la Science " (I, III), l'ouvrage fait
intervenir fréquemment et presque incidemment des savants, tout
comme les proses philosophiques de la même période proposent
des développements sur la science. Hugo aborde un sujet dont
l'actualité ira croissant dans les vingt années qui suivront et
dont les enjeux idéologiques sont considérables : la
science se situe du côté du positivisme et du scientisme auquel
il entend s'opposer. Sa stratégie consistera à se placer sur le
terrain de l'ennemi, préférant une subversion à une éviction
radicale. Hugo n'exclut pas le savant ; il l'annexe.
Cela se marque d'abord par une manière
toute particulière de faire apparaître la science dans un
rapport constant avec la philosophie. Or le lien ne va plus de
soi dans un demi-siècle qui, loin de la synthèse rêvée par
les Idéologues d'unir savants et philosophes dans une science de
l'homme, dresse les deux termes l'un contre l'autre. Le XIXème
siècle des scientistes tend à assurer son triomphe contre la
philosophie, considérée comme une source d'erreur et
d'illusion, tandis qu'à l'inverse, la philosophie universitaire
française abandonne la science aux savants et se réserve le
discours métaphysique. Par opposition entre science et
philosophie, on entendra de plus en plus, au fur et à mesure que
le siècle avance, opposition entre matérialisme scientifique et
spiritualisme philosophique. La science s'occupe des lois de la
matière, de ses déterminismes, palpables, vérifiables,
tangibles et laisse au philosophe les spéculations sur la
finalité et l'invisible. Cela implique, pour l'esprit
scientiste, une dévalorisation du discours métaphysique et une
dénonciation des chimères de l'idéalisme. L'enquête
scientifique se construit forcément contre la quête
métaphysique.
Hugo refuse ce divorce. Non sans malice
semble-t-il, il brouille les catégories de pensée de ses
contemporains en empêchant systématiquement la séparation de
la science et de la métaphysique. La science des proses
philosophiques s'intègre dans une affirmation religieuse ;
les " preuves " de l'existence de Dieu sont
réactualisées à l'aune des découvertes nouvelles qui
approfondissent les merveilles de la nature. Pour le Hugo de Philosophie. Commencement d'un livre, qui vient de proposer
un tour du monde de l'infiniment grand et de l'infiniment petit,
" le monde conclut " : "
Quelqu'un ". Promontorium somnii se termine sur
une invocation à Dieu. Les " tronçons de loi "
entrevus dans la matière posent la question du Créateur et
" affirment l'âme ". De quelque manière
qu'on l'aborde chez Hugo, la science posera d'ailleurs
inévitablement la question de la religion, comme sentiment de
l'infini (à partager), ou comme Institution (à détruire). La
mauvaise science, celle qui refuse l'infini et fige la
connaissance, est mise sur le même plan que le cléricalisme,
coupable de rétrécir Dieu par ses dogmes.
Conformément à ce projet, les savants
retenus par Hugo se situent sur une ligne de partage confuse
entre science, philosophie et religion. Hugo leur donne comme
ancêtres le pâtre de Chaldée et le pêcheur d'Ionie. Les
Présocratiques constituent une référence essentielle et la
science trouve en Hermès son dieu tutélaire. Assimilé au Thoth
des Égyptiens, l'Hermès Trismégiste figure " le
grand initiateur des sciences, des arts, des croyances de
l'Orient ", que vénérait " cette étrange
école [du IVème siècle] à la fois religieuse et
philosophique, rationaliste et mystique, chrétienne,
hébraïque, platonicienne ". Aux côtés de Newton le
physicien, Hugo n'oublie pas Newton le commentateur illuminé de
l'Apocalypse. En passant sur ce que l'ampleur d'un
tel syncrétisme peut avoir de déroutant, il reste que Hugo rend
ses racines à l'arbre de Descartes : le tronc de la
physique puise dans la métaphysique ; c'est revenir sur le
travail de séparation, de coupure, sur lequel, depuis plus de
deux siècles, on a fondé l'esprit scientifique.
Les réflexions de Hugo sur la science
ne pouvaient se borner à fixer ou plutôt à refuser de fixer
ses frontières avec le religieux. La rencontre avec l'art était
doublement inévitable. Dans la perspective hugolienne : si
le savant est un " mage " en puissance, la question de
ses rapports avec le poète va de soi. Mais aussi dans la
problématique de l'époque, qui conduira Zola à faire du
Docteur Pascal la figure idéale du romancier. Car d'un certain
point de vue, Hugo rejoint la démarche zolienne des années 1880
; dans William Shakespeare comme dans Le Roman
expérimental, la référence à la science permet d'abord
d'empêcher la clôture de la littérature sur elle-même. Chez
Hugo elle intervient de droit dans un discours affirmant
" l'utilité du beau " : la littérature
n'est pas qu'une forme, elle a quelque chose à dire, mieux
encore, à faire. L'art et la science constituent alors
" les deux roues du progrès " chargées de
faire avancer la " civilisation ".
Les célèbres listes hugoliennes
rapprochent des savants, des philosophes, des poètes et des
prophètes, sous le terme plus large et plus flou de
" penseurs ", de " mages " ou
encore de " génies ". Les séries ainsi
formées sont hétéroclites : l'inventeur du paratonnerre
(Franklin) et le physicien de la gravitation (Newton) côtoient
l'Antiquité préscientifique (Hermès et Pythagore) aussi bien
que Shakespeare et le Christ. Dès 1856, " Les
mages " des Contemplations incluaient
" Les savants, les inventeurs tristes, / Les puiseurs
d'ombre, les chercheurs ". Parmi eux, Archimède,
Euclide, Copernic, Thalès et Pythagore, que l'on retrouvera dans William Shakespeare, ainsi que Beethoven. L'intrusion de
la musique dans la problématique de l'art et de la science ne
sera pas sans importance.
Dans quelle mesure les savants sont-ils
des " génies " ? Newton figure aux côtés
de Shakespeare, Milton et Byron, dans " cette élite de
génies absolus " méconnus par leur patrie ;
pourtant, Hugo précise dans le même chapitre que Shakespeare
est " plus haut comme génie ". Il est
" inébranlable, ce que n'est pas Newton. "
Aucun savant ne figure dans les quatorze génies retenus pour une
présentation plus développée (I, II, 2, " Les
génies ") mais ils sont présents dans le chapitre
quatre de ce même livre, chapitre consacré aux cas particuliers
des oeuvres collectives, de la musique et de l'Allemagne. Enfin,
le dernier paragraphe de William Shakespeare retient dans
le " groupe sacré des vraies étoiles ",
Hermès, Hippocrate, Archimède, Euclide, Pythagore, Gutenberg,
Christophe Colomb, Copernic, Galilée, Kepler, Newton, Descartes,
Fulton, Montgolfier. Quatorze noms sur cinquante et un, avec
comme domaines de prédilection (l'imprimerie mise à part) les
sciences mathématiques (géométrie, astronomie, physique) et
les techniques liées au voyage, de l'explorateur au mécanicien.
La liste qui clôt l'essai de Hugo signifie également par ce(ux)
qu'elle omet : elle ne comporte aucun écrivain du XIXème
siècle ; les " étoiles " les plus
contemporaines seraient Fulton, mort en 1815 (associé aux
navires à vapeur), et Beethoven, mort en 1827.
En n'étant pas exclusivement un homme de
lettres, le " génie " hugolien prolonge à
sa façon l'esprit encyclopédique. Au reste, Hugo prend soin de
préciser que le poète peut être un savant, à l'instar de
Dante, philologue à ses heures. En même temps, la parenté du
savant et du poète n'est vraiment abordée dans ses tenants et
ses aboutissants que dans " L'Art et la Science ".
De manière troublante, pourtant, la suite de William
Shakespeare ne tient pas vraiment compte de la distinction
opérée et continue de mêler la science aux questions de
poésie. S'agissant de l'art et de la science, Hugo pratique un
discours du mélange, voire recherche la confusion. Le lecteur de Promontorium somnii ne saura pas s'il lit un texte
scientifique sur l'astronomie, un texte philosophique sur les
superstitions et les religions, ou un manifeste poétique sur le
rêve.
Cette confusion signifie pour elle-même.
En mêlant la poésie et les découvertes scientifiques, Hugo
refuse de reprendre à son compte une antithèse de la seconde
moitié du XIXème siècle, qui oppose la "
poésie " des " temps antiques "
(lisez : le lyrisme romantique) à la
" science " des modernes, même si dans les
années 1860-1865, cette évolution ne va pas sans nostalgie. Le
" Paris du XXème siècle " imaginé par
Jules Verne en 1863-1864 présente comme anti-utopie, une
société entièrement mécanisée qui a chassé la littérature,
et avec elle, le rêve et l'idéal. En 1866, Zola constate que
" le rêve est mort et la science vient de
naître " ; en 1880, il reprendra le vocabulaire du
" génie " mais en effectuant un transfert
systématique : " le savant est un poète qui
remplace les hypothèses de l'imagination par l'étude exacte des
choses et des êtres " ; " Il reste le
génie, l'idée a priori, seulement il est contrôlé par
l'expérience. " Dans William Shakespeare, Hugo ouvre
le livre consacré à " L'Art et la Science "
en réfutant cette idée reçue selon laquelle " La
poésie s'en va ". Il s'attachera alors à nier la
chronologie formalisée dans la loi des trois états comtiens et
vulgarisée dans l'idée que l'ère scientifique succède
désormais à l'ère poétique. Le " génie "
hugolien est d'abord la catégorie qui brouille les catégories,
et problématise le schéma diachronique, récusant en fait la
solution de continuité et la fracture de la seconde moitié du
siècle.
Sa définition la plus simple et la plus
immédiate sera en conséquence négative : " le génie
/ Est une infraction sévèrement punie ". Le génie se
reconnaît à la virulence des persécutions qu'il subit. Face au
Christ qui figure le grand modèle, le
" prototype ", le procès de Galilée et des
astronomes de l'héliocentrisme en particulier, place les savants
aux côtés des poètes de William Shakespeare, exilés,
décriés, reniés.
Une telle approche circonscrit le groupe des génies de l'extérieur et a posteriori, sans dégager des caractéristiques internes. Rapprocher le savant du poète par les obstacles qu'ils rencontrent ne définit d'autre parenté que la fraternité des victimes. Le second chapitre de " L'Art et la Science " offre un rapprochement plus conséquent. Le point commun de la Science et de l'Art, serait le Nombre :
Sans le nombre, pas de science ; sans le nombre, pas de poésie. La strophe, l'épopée, le drame, la palpitation tumultueuse de l'homme, l'explosion de l'amour, l'irradiation de l'imagination, toute cette nuée avec ses éclairs, la passion, le mystérieux mot Nombre régit tout cela, ainsi que la géométrie et l'arithmétique.
La parenté dégagée par Hugo se situe du côté de
l'origine, des " racine[s] " communes, - des
fondements d'une méthode. Les produits dérivés de la science,
- la technique - reposent sur des principes
mathématiques : " La science sort de là chef d'oeuvre de métal de bois, de feu ou d'air, machine,
navire, locomotive, aéroscaphe ". L'algèbre et la
géométrie sont les fondements grâce auxquels la mécanique
construit des " oeuvres ".
Dans l'histoire d'un siècle marqué par
l'essor des sciences humaines et naturelles, cette prégnance du
modèle mathématique, clé de voûte du cartésianisme, peut
surprendre. D'autant que l'on définit plutôt l'épistémologie
romantique dans son opposition à l'" l'esprit de
géométrie ". Georges Gusdorf fonde le savoir
romantique sur le procès de la physique mathématique
newtonienne ; il rappelle la prise de position de Mme de Staël
contre les mathématiques et pour les " vérités
primitives, celles que le sentiment et le génie
saisissent ", celles qui " ne sont pas
susceptibles de démonstration. " Au contraire, Hugo
paraît s'intéresser aux mathématiques et à la physique
davantage qu'aux sciences naturelles et partir des abstractions
purement intelligibles de l'algèbre, plutôt que des forces
vitales élémentaires. Les sciences hugoliennes par excellence
sont des sciences de l'étendue, de la res extensa,
évoquées à travers des géomètres (Thalès et Pythagore
reviennent constamment) et des voyageurs (de Christophe Colomb à
Montgolfier). Le savant génial est un arpenteur qui manie des
ordres de grandeur, des figures, calcule des mouvements et des
combinaisons de force.
Algèbre, géométrie et mécanique
constituent de fait un modèle d'intelligibilité prégnant chez
Hugo. Il lui arrive d'exprimer la vie en formules
algébriques : " Les données de la vie
universelle ont toutes les combinaisons des logarithmes." La
mer et le vent obéissent à une " géométrie
majestueuse ". Paris sera " ce logarithme de
trois civilisations rédigées en une formule unique ",
tandis que les progrès de la
" civilisation " se font suivant les
" engrenages " d'un " divin
mécanisme ". Dans Les Travailleurs de la mer,
Gilliatt commence son travail de sauvetage par une exploration
systématique des lieux, et conçoit un système de poulies et
d'engrenages pour dégager la machine à vapeur : la
mécanique vient au secours de la thermodynamique. Dans les
romans, le " plan géométral " autorisé par
des points de vue descriptifs surplombants permet d'aborder un
lieu comme une carte ; la lettre de l'alphabet (le A de
Waterloo ou le N pour la barricade de la Chanvrerie) transforme
l'espace en figure, " moyen simple " employé
" pour la clarté du récit ". Le romantisme
hugolien offrirait, paradoxalement en apparence, un prolongement
à la physique mathématique de Descartes et de Newton.
La question d'une géométrie romantique
se complique (en réalité, s'éclaircit) à partir du moment où
Hugo applique le modèle algébrique à la création artistique,
allant jusqu'à mettre l'art en équation dans William
Shakespeare :
Le binôme, cette merveille ajustable à tout, n'est pas moins inclus dans la poésie que dans l'algèbre. La nature, plus l'humanité, élevées à la seconde puissance, donnent l'art. Voilà le binôme intellectuel. Maintenant remplacez cet A + B par le chiffre spécial à chaque grand artiste et à chaque grand poëte, et vous aurez, dans sa physionomie multiple et dans son total rigoureux, chacune des créations de l'esprit humain.
La spécificité de chaque poète se comprend très
logiquement comme l'application de la formule générale -
(Nature + Humanité)2 - à des chiffres particuliers. Le
principe est repris dans Le goût : le
" génie " " possède à fond la
mathématique de l'art " ; les facultés des
poètes sont " combinées selon un logarithme spécial
pour chaque esprit ". Rien d'étonnant, dès lors,
puisque les équations algébriques trouvent une application dans
la mécanique, que le livre puisse être présenté comme un
" engrenage ".
Parallèlement aux équations de
l'algèbre, Hugo parle du
" Nombre " comme la racine commune de
l'art et de la science, en précisant qu'" il signifie
harmonie aussi bien que mathématique. Le nombre se révèle à
l'art par le rhythme, qui est le battement du coeur de
l'infini. " Le nombre, principe immanent de toute
chose, fait reculer l'esprit de géométrie dans le temps,
jusqu'aux conceptions arythmologiques de Pythagore :
" Le nombre et le logos ont une affinité qui faisait
rêver Pythagore. " Le nombre pythagoricien s'intègre
sans contradiction dans une épistémologie romantique avide
d'analogies et de correspondances. Mais cela est d'autant plus
vrai chez Hugo qui peut s'appuyer sur les deux côtés de
Pythagore, le mystique et le rationaliste. En effet, si la
philosophie pythagoricienne, attachée à rendre compte de
l'harmonie du Tout, offre une approche mystico-ontologique, elle
constitue en même temps une étape dans l'histoire de la raison
: la nature trouve dans le nombre un modèle d'explication
abstrait, qui tranche avec les cosmogonies faisant intervenir des
éléments sensibles et des sentiments (l'Amour et la Haine chez
Empédocle par exemple). Pythagore, savant et thaumaturge, a
légué à l'histoire de la philosophie un double héritage
contradictoire, dont Hugo peut tirer parti.
L'intuition du nombre se réalise en
science dans le calcul, en art dans le rythme : le génie
" extrait, avec la même facilité, le binôme pour le
calcul et le rhythme pour l'imagination. " Sans doute
est-ce pour cela que les pages consacrées aux génies intègrent
si souvent la musique, Beethoven en particulier dans William Shakespeare.
Dans la mouvance pythagoricienne, la musique réalisera l'union
parfaite de l'art et de la science, dans l'harmonie suprême. La
" science " du génie est
" prodigieuse. Les initiés seuls, et les forts, savent
quelle algèbre il y a sous la musique. " Si l'on
comprend aisément comment la musique peut être mathématique,
la question du nombre en littérature restera nécessairement
plus floue : le " rhythme " des lettres,
cela pourra être les contraintes de la versification en poésie
et au théâtre (à cet égard on peut rappeler que dès 1827 et
la préface de Cromwell, Hugo défend le théâtre en
vers), le recours aux tropes (que Hugo maintient dans William
Shakespeare), les subdivisions des livres en parties, livres
et chapitres (qu'il s'agisse d'ailleurs de poésie, de romans ou
d'essais), les séries et les listes hugoliennes... Il importe
sans doute moins de recenser les procédés de rythme et de
nombre dans l'oeuvre (puisque Hugo ne prend jamais la peine de
préciser ce que peut être le rythme en littérature) que
d'interpréter la valeur de cette revendication : tout
fonctionne en effet comme si les combinaisons numériques, pont
entre l'art et la science, prenait la place, dans la poétique
hugolienne, de la rhétorique. Le rythme semble être le mot qui
signifie un travail de la forme et joue le rôle d'une
" syntaxe de l'art ". Pour une rhétorique
débarrassée de ses scories institutionnelles et
normatives : le rythme échappe à une définition sociale
et politique du beau, que Hugo dénonce fréquemment dans ces
mêmes textes des années 1860-1865. Pour une rhétorique qui
échappe à l'art pour l'art, puisque le rythme est donné comme
fondé ontologiquement. Ajoutons que la notion de
" rythme " comme expression du logos permet de réintroduire la vie dans les formalisations
algébriques, puisqu'elle pourra exprimer les souffles, les flux
et les reflux, - les pulsations vitales...
On pourrait alors résumer la position de Hugo ainsi : un art des correspondances justifié à partir d'une science mathématique abstraite. La " racine " de l'art et de la science, " abstraite ", est d'ordre intelligible, plutôt que sensible. Au point de départ, l' " idée ", commune aux sciences et à l'art.
Les mathématiques hugoliennes se
situent ainsi sur une frontière ambiguë, entre la géométrie
cartésienne qui lance l'esprit scientifique sur les voies de
l'abstraction et les rêveries ontologiques des pythagoriciens
sur le " nombre ". Faut-il privilégier chez Hugo
le rationalisme cartésien ou le mysticisme pythagoricien ? Ni
l'un, ni l'autre, ou plus certainement, une synthèse
idiosyncrasique des deux.
D'une part, on ne peut parler de gnose
hugolienne et de tables chiffrées de correspondances, qui
établiraient les clés du cosmos. Hugo garde ses distances
vis-à-vis de l'alchimie. Dès 1831, Notre-Dame de Paris a
laissé entendre que ses rêveries n'étaient que songes creux.
Ironiquement, Frollo ne voit pas que l'émeraude qui fascine
l'alchimiste, il l'a trouvée en la personne de " La
Esmeralda " la bien-nommée : le principe
d'intelligibilité de l'univers n'est pas plus une pierre qu'un
soleil ; c'est une valeur spirituelle et affective. Le secret du
monde ne réside pas dans un creuset ou un grimoire, mais dans
une personne humaine, une âme. A cet égard, on pourrait parler
d'un rationalisme hugolien venant servir de garde-fou aux
vertiges des correspondances.
D'autre part, le vivant ne saurait non
plus se réduire à des formules mathématiques. Aux passages où
Hugo exprime sa fascination pour le nombre et le calcul, viennent
s'opposer ceux où il met en doute les prétentions du
savant-géomètre. Le ciel n'est-il pas
" incommensurable " ? Et, si l'on
envisage le vent, " tourbillon de forces en
fusion ", " Comment asseoir un calcul
quelconque sur cette instabilité
implacable ? " ; " et
comment / Faire entrer, dans l'espace et la forme et le
nombre " ?D'ailleurs, " la nature
échappe au calcul. Le nombre est un fourmillement sinistre. La
nature est l'innombrable. Une idée fait plus de besogne qu'une
addition." Placés à côté des passages cités plus haut
de " L'Art et la Science ", ces extraits
semblent prendre Hugo en flagrant délit de contradiction. Mais
l'effet de palinodie tient à sa position difficile, dans la
mesure où il essaie de maintenir en même temps la légitimité
d'une science rationnelle et le sentiment religieux de l'infini.
En même temps, et non pas successivement, suivant un dualisme
qui maintiendrait ces deux sphères distinctes.
Tout se passe alors comme si Hugo
retravaillait la géométrie et la machine cartésiennes du
côté de l'obscur, pour marquer avec force la continuité de la
raison et de la religion dans l'Immanence. Les lumières de la
science prennent leurs racines dans un point obscur ; son
exactitude et ses lois ne sont possibles que dans la mesure où
elles admettent, à leurs marges, non pas l'inexactitude, mais
plus justement l'infini. La science trouve pour condition de
possibilité, Dieu et l'en deçà de la science dans une
perspective moniste. D'où chez Hugo, une fondation et une
légitimation du rationalisme géométrique sur ce qui résiste
à la géométrie et à la raison humaine, et une
récupération-subversion des termes-clés du cartésianisme.
Contre les cosmologies de l'Antiquité
qui voyaient dans le cercle la forme de la perfection, Descartes
valorise la ligne droite, élément premier, clair et distinct,
qui compose toutes les autres figures sans être lui-même
composé. Dans un manuscrit traitant de la " Science
" et des " Questions relatives à la forme
sphérique ", Hugo associe le cercle à l'imperfection
humaine, à l'aliénation et à l'enfermement. Dans un fragment,
il met en valeur la ligne droite, mais en ce qu'elle est une
figure de l'infini. En fait, plus souvent que la ligne droite, la
figure géométrique de prédilection sera chez lui le
concentrique, forme de l'infini en ce qu'il est inclusion
successive de cercles dans un espace continu, en immanence, où
tout est gardé et pourtant dépassé dans des formes
supérieures. Ajoutons enfin à sa géométrie, l'intérêt pour
l'asymptote et l'hyperbole, " apparitions de
l'incompréhensible sous une forme géométrique. "
Tandis que la géométrie conduit à
l'incommensurable, le nombre fascine Hugo à son extrême,
l'infini. On connaît les jeux graphiques de Hugo avec le chiffre
8 renversé devenant le signe mathématique de l'infini
(" Telles sont les lunettes que le penseur a devant les
yeux ") : " A chaque instant, l'algèbre
éperdue est forcée de renverser son 8 et de crier :
Silence ! le voilà. " En prolongeant l'exactitude
géométrique dans l'infini, la science idéale apprend à
combiner idéalement le " mécanisme " avec
la " Volonté " infinie d'un Dieu immanent.
C'est d'ailleurs à la lettre l'expérience de Gilliatt, dont
tous les efforts, humains, seraient bien près d'être réduits
à néant s'il n' "y [avait] une oreille dans
l'inconnu " (II, IV, 7).
La place de la science mathématique dans
l'épistémologie hugolienne développe en fait tout un
imaginaire de l'origine irréductiblement inaccessible à la
connaissance, élément spirituel premier à partir duquel toutes
les combinaisons sont possibles et identifiables. Ce point
aveugle est le noeud où se rencontrent, dans l'immanence, la
science et la religion, l'intelligence et l'éthique. Hugo
l'appellera tantôt, " axiôme obscur ",
version oxymorique, nocturne, de l'axiome cartésien, de l'idée
claire et distincte qui composera la chaîne des raisons. Ou
encore " atome " inseccable, formant une
unité spirituelle (ici, l'atomisme lucrétien se trouve
transposé dans un cadre idéaliste), point de rencontre entre la res extensa et la res cogitans :
L'atome, quelle merveille ! pas de dimension, pas d'étendue, ni hauteur, ni largeur, ni épaisseur, aucune prise à une mesure quelconque, et tout dans ce rien ! Pour l'algèbre, point géométrique. Pour la philosophie, âme. Comme point géométrique, base de la science ; comme âme, base de la foi.
L'expression " point géométrique " intervient en tant qu'oxymore : la géométrie, science des dimensions et des figures, établit ses lois à partir d'un point tout théorique, n'ayant aucune dimension dans l'espace. Le point est l'unité inseccable et indivisible, pure abstraction à partir de laquelle se construit le raisonnement géométrique. Dans l'immanence hugolienne, le " réel " est composé à partir d'unités spirituelles, invisibles.
En conséquence, le parallèle que
Hugo dresse entre le savant et le poète, n'est pas seulement
légitimé par la communauté de leurs objectifs, les progrès de
la civilisation. Il l'est aussi, par l'origine idéale, l'"
Auteur " (Dieu présent en chaque atome), qui cautionne
à la fois la vérité du discours scientifique et la parole
poétique. L'invention du savant croise alors forcément celle du
poète puisqu'elles marquent toutes deux une ouverture au Dieu
immanent.
Les modalités qui rendent possibles la
découverte du savant et la création de l'artiste se rejoignent
alors dans la définition d'une même posture, celle du "
génie " en communication avec l'infini. Trois notions
reviennent pour définir la posture surplombante et immergée à
la fois du génie - " promontoire " :
l'intuition, l'hypothèse, le songe.
L'intuition hugolienne est liée à cet
" oeil intérieur " que chaque homme porte en lui
comme présence du Dieu immanent : " vous
êtes-vous parfois replié en vous-même, plongeant vos yeux dans
votre propre mystère " ? Elle réalise la
conjonction de deux mouvements : elle est ce regard dirigé
vers soi à partir duquel l'homme, découvrant son intimité avec
Dieu, se tourne vers l'extérieur.
L'" intuition " qui relie le moi de l'homme
au moi de l'infini, place en quelque sorte le cosmos à
l'intérieur du microcosme humain. Elle transpose l'expérience
des deux infinis pascaliens, du gouffre et de l'abîme, à
l'intérieur d'un crâne. Elle est donnée par Hugo comme la
faculté a priori qui dirige la raison et lui permet de
bien " voir ". Dans la logique hugolienne, la
raison est la manifestation en acte de l'intuition (et non
l'inverse). Contre la déduction, Hugo maintient le privilège de
l'" induction, le grand organe de la
logique ", c'est-à-dire l'idée que la connaissance
procède en remontant vers une loi originelle, un germe de sens
déjà là.
La raison, guidée par l'intuition, en
l'occurrence par une faculté qui lève les barrières du moi et
de Dieu, de l'intérieur et de l'extérieur, sera donc forcément
imaginative, ou pour reprendre un des termes de prédilection de
Hugo, elle se manifestera dans le " songe ", qui
place le génie, à l'instar de Gilliatt, " Sub umbra ".
De manière significative, tous les textes de Hugo sur la science
sont en même temps des textes sur le rêve, qui font travailler
le logos au plus près du mythos. A condition
toutefois de présupposer une révolution copernicienne, puisque
le rêve ici n'est pas le pur produit d'une psyché, mais
l'effet produit sur cette psyché par les pressions de
l'infini. On pourrait presque dire que le cosmos rêve en
l'homme. " La grandeur visible ou latente du fait presse
l'esprit humain et en fait sortir des chimères plus ou moins
empreintes de vérité. " La connaissance du génie est
alors autant une démarche volontaire que la réponse à une
oppression exercée par l'immanence.
L'intuition ouvrant l'accès aux
territoires du songe conduit le génie à formuler des
" hypothèses " ; Hugo dira aussi, à
braver " l'escarpement des conjectures ".
Capacité de concevoir ce qui n'a pas encore été avéré,
l'hypothèse, plongeant " dans les profondeurs du
possible ", joue un rôle de médiation entre la
chimère et la science. Par là-même, elle définit l'esprit
scientifique à ses frontières, du côté presque de la
science-" fiction ". Dans les années des Misérables où Hugo s'oppose à plusieurs reprises aux sceptiques qui nient
Dieu, elle représente enfin une version positive du doute, qui
affirme audacieusement des liens, au lieu de rester bloqué dans
des négations.
Intuition, rêve et conjectures font du
savant le frère du poète. Rien d'étonnant dès lors, à ce
qu'il connaisse lui aussi les dangers de la contemplation, de
" la pente de la rêverie ". Le plongeur, savant
ou poète, risque la plongée sans retour dans le gouffre de la
folie : " La rêverie a ses morts, les
fous. "
A ce point du raisonnement, toute
différence est effacée entre le poète et le savant. Dans les
proses philosophiques, la science semble un territoire arraché
au positivisme et annexé dans la synthèse religieuse du mage
romantique, fût-ce avec un détour original du côté de la
géométrie. Ce travail de confusion et de brouillage de l'art et
de la science ne va pas sans une certaine désinvolture :
" Notre but actuel est littéraire, et non
scientifique. Passons. "
Une dernière fois, il faut revenir à William
Shakespeare qui propose sans doute la mise au point la plus
claire des accords et des désaccords de " L'Art et de
la Science ". La science est conçue comme une série
de perfectionnements qui sont autant d'" erreurs
rectifiées " :
[...] les admirables à peu près de la science, n'étant et ne pouvant être que des combinaisons du contingent, s'effacent les uns par les autres.
Le relatif est dans la science ; le définitif est dans l'art.
La connaissance hugolienne anticipe à cet égard
l'épistémologie bachelardienne : on connaît contre une
connaissance antérieure. " La science va sans cesse se
raturant elle-même. " L'opposition de la science à
l'art est alors double. D'une part, le savant, contrairement au
poète, prend place dans une chaîne, entre des précurseurs et
des continuateurs. D'autre part, la science admet cette
hiérarchie que l'art, " région des
égaux ", justement récuse. Le statut éminemment
relatif de la science, cette " certitude mobile de l'homme
", Hugo le traduit dans ses listes de savants en choisissant
d'énumérer longuement les erreurs et les superstitions :
" Cuvier se trompait hier, Lagrange avant-hier,
Leibnitz avant Lagrange " ; " Hippocrate
est dépassé, Archimède est dépassé " ;
" On n'enseigne plus l'astronomie de Ptolémée, la
géographie de Strabon " ; " Bigot de
Morogues s'est trompé sur les aérolithes [...] ; Herschell
s'est trompé sur le calorique lunaire ", etc. En
allant jusqu'au paradoxe, puisque la science en vient à être
représentée par ce qui s'impose comme le moins scientifique,
puisque Hugo fait contraster avec ironie la certitude du savant
et l'aberration de son savoir : Chrysippe de Tarse "savait
d'innombrables choses, entre autres celles-ci : - La
terre est plate. - L'univers est rond et fini. - La meilleure
nourriture pour l'homme est la chair humaine. "
Pythagore ne sera pas épargné, lui non plus.
De la sorte, Hugo procède dans William
Shakespeare à un double mouvement : il détache la
littérature de la diachronie, problématisant l'idée d'une
" Histoire " littéraire, pour affirmer à l'inverse le
caractère inéluctable d'une Histoire des sciences. C'est
proposer une généalogie de la raison et signifier que le
rationnel naît sans cesse de la chimère, qu'il est toujours une
ébauche, destinée à être emportée dans un perpétuel
mouvement de rectification.
" Le progrès est le moteur de
la science " ; Hugo n'écrit pas que la science est le
moteur du progrès. Et cette inversion est décisive, parce
qu'elle envisage la science non comme un sujet, mais comme un
objet, mû par une force qui lui reste extérieure. En d'autres
termes, la science est soumise à l'Histoire et traversée par le
temps. Elle occupe alors une place comparable à celle de
l'événement historique. Plus précisément, elle semble même,
dans ces années d'exil, venir prendre la place laissée vacante
par le blocage de l'Histoire socio-politique et les ambivalences
des révolutions qui mêlent le sang au droit. Le savant permet
le transfert et la sublimation qui sauve l'idée de progrès dans
l'Histoire en évitant la question de la violence et de sa
légitimité. Contre les " hommes de force ", les
tyrans monarchiques, la partie historique de William
Shakespeare, intitulée " L'Histoire réelle.
Chacun remis à sa place " (III, III) dresse les
" hommes de l'idée ", savants et poètes, et
laisse dans l'ombre les figures révolutionnaires
problématiques. Les progrès du savoir sauvegardent la Raison
dans l'Histoire.
Cette allégeance délibérée du
scientifique à l'historique résonne une fois encore de
l'opposition de Hugo au second XIXème siècle, - contre la
tendance inverse qui consistera par exemple à faire de
l'Histoire du Second Empire un épiphénomène des
" sciences naturelles ", dans un contexte
idéologique où le scientifique vient remplacer l'historique.
Pour Hugo, ce sera l'inverse : la science est un épiphénomène
du progrès historique, une page dans l'Histoire des
civilisations. On comprend mieux, dès lors, la portée du
modèle mathématique et algébrique dans la science hugolienne :
éviter un modèle biologique qui tend à se substituer à
l'idéalisme historique ; maintenir que c'est bien une raison qui oeuvre dans la matière, et non une nature.
Ainsi la science hugolienne est-elle
indissociablement liée à l'Histoire, dont elle porte les
archaïsmes et l'espoir. Car au bout du compte, les tensions
d'une Histoire menacée se retrouvent dans la précarité des
découvertes scientifiques, dans leur " chimérisme
". Les textes hugoliens radicalisent le rapport de la
science au temps ; rarement saisie au présent, elle figure
dans et pour ses extrêmes. La science dont parle Hugo est soit
archaïque (on peut se reporter aux répertoires d'erreurs, aux
effets d'éruditions fantasques, à la prédilection de Hugo pour
les anecdotes étranges et fantastiques des naturalistes
antiques), soit utopique, insérée comme " Avenir de
l'Histoire ", dans le discours d'Enjolras sur la
barricade ou dans le " Plein ciel " de La
Légende des siècles. Parfois, elle sera les deux, comme
dans Les Travailleurs de la mer, comme dans
" Pleine mer ".
Et l'art qui pourtant, lui aussi,
contribue au progrès ? Hugo le situe délibérément à part,
refusant de le réduire (mais non de le relier, on l'a vu,
puisqu'il affirme l'" utilité du beau ") à
la dialectique du progrès. Le poète est toujours "
ailleurs ". " La science fait des découvertes, l'art
fait des oeuvres. " La
" découverte " s'oppose à l'oeuvre par deux
caractéristiques qui rappellent sa contingence. Elle naît du
hasard d'une rencontre : " Jacob Metzu,
scientifiquement Métius, trouve le télescope, par hasard, comme
Newton l'attraction et Christophe Colomb l'Amérique. "
L'oeuvre sera, elle, " voulue ". Contre la
poésie, qui " vit d'une vie virtuelle ", la
science affronte nécessairement l'erreur, parce qu'elle vise
directement le réel. Il en est de la science comme de l'Histoire
dans le reliquat de L'Homme qui rit : elle est toujours
" datée ". Tandis qu'elle invente des outils
pour permettre à l'homme de " dompter la
matière ", l'art n'entre pas dans une problématique
instrumentale : il ne peut " servir " à
appréhender l'Être, puisqu'il est l'Être même. Le savant
génial est un artisan ; seul le poète est un créateur. La
théorie littéraire de Hugo se situe dans le droit fil de
l'Absolu romantique, de l'oeuvre d'art comme " organon
", qui invalide les critères du faux et du vrai. Mais d'une
certaine manière, ces deux sphères distinctes de l'Art et de la
Science conservent peut-être aussi quelques traces du dualisme
cartésien : la science connaît et domestique la res
extensa ; l'art que Hugo associe avant tout à l'homme, à la
conscience éthique et à l'émotion, travaille à l'"
âme ", avatar romantique d'une res cogitans désormais jetée et embarquée dans la res extensa.
La science participe chez Hugo d'un
discours de la racine obscure et du point
" abstrait ", d'un intelligible coextensif au
sensible, dont rend compte son intérêt pour les abstractions
algébriques et mathématiques. Hugo place ainsi la science du
côté de l'origine, du terminus a quo :
Au commencement, n'ayant pas d'autre livre, [l'homme] a épelé l'univers. Il a eu l'enseignement primaire des nuées, du firmament, des météores, des fleurs, des bêtes, des forêts, des saisons, des phénomènes. [...]
L'univers sans le livre, c'est la science qui s'ébauche ; l'univers avec le livre, c'est l'idéal qui apparaît. Aussi, modification immédiate dans le phénomène humain. Où il n'y avait que la force, la puissance se révèle. [...] Chose frappante à énoncer, la science rêvait, la poésie agit.
La science offre une grammaire, un mouvement de
décomposition, un alphabet ou un algèbre qui bégaie, le plus
souvent. Elle n'est peut-être d'ailleurs que cela, grille de
compréhension dont le contenu en lui-même demeure fragile et
provisoire. La marque en est sans doute la présence paradoxale
de la science dans les romans hugoliens : discours babélien des
philosophes bouffons, dans la tradition de l'éloge paradoxal, ou
descriptions anti-pédagogiques, sous forme de listes savantes
dont les termes difficiles ne sont pas expliqués. Ce n'est pas
nier la connaissance, mais la fonder sur un point irréductible,
inconnaissable. Le savant appartient aux
" liseurs " dont il est question dans William
Shakespeare. Il s'oppose aux " lecteurs " qui
échappent à la problématique de la science (relativité,
successivité, inscription inévitable dans les erreurs
épistémologiques) pour l'accession à la conscience. Hugo
inflige aux schémas dérivés du positivisme une double
" révolution " au sens astronomique du terme
: la science est point de départ, et non finalité ; les
questions de poésie échappent à tout historicisme.
Et c'est peut-être pour cela que le
livre intitulé " L'Art et la Science "
commence et finit étonnament sur deux idées qui déplacent la
question de la connaissance scientifique vers celle de la
lecture. Le chapitre premier fait dériver d'emblée la
problématique du savoir vers celle de l'instruction obligatoire
et de l'école, pour que l'art soit accessible à tous. L'art,
plutôt que la science, réduite à " la simplification
du travail par les machines et l'augmentation du loisir de
l'homme ". La science ne sera au bout du compte qu'une
" servante magnifique ", dont la plus grande
découverte pourrait être l'imprimerie. A l'autre extrémité,
après avoir dressé la liste des erreurs scientifiques et avant
de définir la poésie comme " élément ",
" irréductible, incorruptible et réfractaire ",
Hugo clôt l'avant-dernier chapitre sur le souvenir éblouissant
d'une lecture d'adolescent, lorsqu'" un homme, un mort,
une ombre, du fond du passé, à travers les siècles, vous
saisit. " A ce moment-là de l'ouvrage, Hugo choisit
justement le De Natura Rerum. Lucrèce, le savant et le
philosophe, vulgarisateur d'Épicure ? Non pas, le
" génie ". Car le Lucrèce de Hugo figure
toujours parmi les poètes. Là où Épicure est dépassé,
Lucrèce est éternel. La poésie scientifique reste poésie.