GROUPE HUGO
Equipe de recherche "Littérature et
civilisation du XIX° siècle"
Pierre
LAFORGUE : « Épopée et histoire chez Hugo (1852-1862) »
Texte de la communication au Groupe Hugo du 26 octobre 1996. (Version "pdf")
L'épopée ou l'épique ? Cette interrogation n'est pas de pure
forme, mais engage en profondeur le sens de l'entreprise de Hugo, aussi bien
dans son aspect poétique que dans son aspect idéologique. Apparemment, la
question de l'épopée chez lui ne devrait pas se poser, puisque très tôt, en
1827, dans la préface de Cromwell, il a
établi que l'épopée appartenait à une époque révolue, celle de l'Antiquité
classique, et plus encore qu'elle relevait d'un régime littéraire aujourd'hui
dépassé [1],
le genre moderne étant celui du drame. Inutile d'insister sur la part de
polémique qui entre dans cette conception des choses : comme Hugo s'occupe
alors à fonder et à légitimer une pratique littéraire, celle du draine
romantique, il n'est pas étonnant que le genre éminemment classique de
l'épopée, le premier de tous dans la hiérarchie des genres, soit sinon
disqualifié, du moins historiquement relativisé. Remarquons plutôt que,
par-delà le caractère circonstanciel de ces jugements à l'emporte-pièce, ce
sont quelques-uns des choix poétiques décisifs, et sur lesquels il ne reviendra
pas, qui sont ici formulés par Hugo, ‑ le refus notamment, à la
différence d'un certain nombre de ses contemporains, de redonner vie à
l'épopée, en composant, par exemple, comme Quinet un Ahasvérus ou un Napoléon, ou comme
Éliphas Lévi un poème sur La Mère de
Dieu, etc.[2]. Ce n'est
bien sûr pas dire pour autant que ce refus s'étende à l'épique lui-même, tant
il est évident que c'est une des dimensions, presque une des données de
l'écriture hugolienne. Ainsi il y aurait, d'un côté l'épopée, et de l'autre
l'épique. Ce n'est en fait qu'une vue de l'esprit.
S'il y a bien incontestablement une pratique d'écriture épique
chez Hugo, il y a aussi la volonté d'écrire une épopée, comme en témoigne La Légende des Siècles, comme en
témoigne La Fin de Satan. Certes dans
le premier cas, il s'agit, ainsi que l'indique le sous-titre auquel Hugo
tenait, de « petites épopées », ce qui est une façon d'inscrire le recueil dans
une référence générique et en même temps de contester de l'intérieur
l'appartenance à ce genre et indirectement le genre lui-même de l'épopée ; mais
que penser de La Fin de Satan qui a
tout d'une épopée humanitaire et romantique, ‑ et qui l'est effectivement,
au même titre que La Chute d'un ange ? Il n'est pas ici possible de s'en
remettre à des arguments de type littéraire pour expliquer cette conversion à
l'épopée, sauf à invoquer la versatilité bien connue des poètes, ce qui est une
démission de la pensée, ou à avancer l'idée d'une évolution du point de vue de
Hugo sur l'épopée, par exemple comme genre qui mériterait finalement d'être
cultivé, mais nulle part on ne trouve trace d'un texte de cette sorte où Hugo
donnerait les raisons d'une pareille évolution. C'est assez dire que le partage
entre épique et épopée chez lui n'a ni grande pertinence ni grande solidité,
c'est surtout dire qu'en ce domaine de l'épopée hugolienne la seule perspective
littéraire se révèle incapable de rendre compte de l'épopée elle-même dans sa
spécificité littéraire précisément.
Comment dans ces conditions aborder la question de
l'épopée, en particulier la signification qu'elle revêt aux yeux de Hugo et le
choix, car c'en est un, délibéré et concerté, qu'il a été amené à faire de
cette pratique d'écriture dans les années 1850 ? En l'occurrence la réponse est
contenue dans la question, puisque c'est seulement à partir du Deux‑Décembre
que la forme de l'épopée fait véritablement son entrée dans le texte hugolien.
Il y a bien au début des années 1840 une sorte de rêve d'épopée chez Hugo dont
le poème du Retour de l'Empereur et
le drame des Burgraves ‑ en
fait davantage la préface que la pièce elle-même ‑ peuvent attester, mais
de manière significative il n'y a pas eu de passage à l'épopée de la part de
Hugo[3],
et ce n'est qu'une dizaine d'années plus tard, dans Châtiments, que le terme d'épopée est employé pour désigner
clairement et expressément un projet poétique. Voici
ce projet, tel qu'il apparaît dans le recueil de 1853, à la fin du poème
liminaire, Nox:
Toi qu'aimait
Juvénal, gonflé de lave ardente,
Toi dont la
clarté luit dans l’œil fixe de Dante,
Muse Indignation
! viens, dressons maintenant,
Dressons sur cet
empire heureux et rayonnant,
Assez de piloris pour faire une épopée
! [4]
Peu de choses à voir avec la
représentation que l'on se fait habituellement d'une épopée. Littérairement on
est en présence d'une épopée impure, et même, tout bien considéré, d'une épopée
impensable. Qu'est-ce, en effet, qu'une épopée que l'on place sous
l'inspiration de Dante et surtout de Juvénal, et qui a toutes les apparences de
la satire ? À moins que l'épopée ne fût requise pour donner à la dénonciation
des crimes de Badinguet l'autorité poétique qui doit entraîner la condamnation
que ces crimes réclament. En fait, cette épopée n'est ni impure, ni impensable,
elle est impossible. Et c'est justement une telle impossibilité que Hugo, très
consciemment, exhibe presque de manière programmatique dans ces vers. Car cette
impossibilité d'ordre littéraire, et qui est à la limite de la provocation,
désigne elle-même l'espèce d'adunaton historique et politique dont elle est
poétiquement l'expression.
Le monde de Châtiments n'est pas celui de l'épopée,
il est celui de l'histoire[5],
une histoire dégénérée, qui ayant perdu littéralement le sens de son progrès et
le sens du progrès s'est mise à régresser[6],
toute à l'à rebours ignoble d'une course à l'abîme ou plutôt à l'égout[7].
Mais si l'histoire sous le Second Empire a perdu le sens d'elle-même, elle a
une signification, que tout le recueil, du début jusqu'à la fin, s'emploie très
didactiquement à dégager, et qui tient en un mot, celui d'inversion. Inversion
par rapport aux temps héroïques de la Révolution et du premier Empire, le
régime du Deux‑Décembre est une parodie, il est une mascarade[8].
Il est l'envers infâme de cette période glorieuse, de cette période épique, ‑
épique en ce que l'histoire alors procédait de l'épopée. Car c'est à un
véritable principe d'inversion qu'est désormais soumise l'histoire en France.
Ce qui s'est produit avec l'arrivée de Louis Bonaparte au pouvoir, c'est un
scandaleux mardi-gras. Passons sur cet aspect du recueil, l'un des plus
immédiatement voyants, qui assimile Louis Bonaparte à Trimalcion ou à Robert
Macaire et le Second Empire à des saturnales, etc., pour nous attacher à la
contamination grotesque qui affecte un monde ayant fait l'expérience historique
de l'épopée. Spécialement exemplaire dans cette perspective l'un des tout premiers
poèmes de Châtiments, Toulon, qui
oppose deux régimes de l'histoire, celui de 1793 et celui de 1851, selon une
antithèse entre héroïsme et déshonneur; pareillement exemplaire l'un des tout
derniers poèmes de Châtiments, La
Reculade, qui tient dans ce distique:
Donc l'épopée échoue avant
qu'elle commence !
Annibal a pris un calmant;[9]
le grotesque venant ruiner toute possibilité
d'épopée, ou plus exactement le grotesque étant la seule forme possible de
l'épopée. C'est ce que dit très explicitement la dernière section du grand
poème L'Expiation, où l'évocation des
revers de Napoléon 1er, de la Bérésina à Sainte‑Hélène,
s'achève en farce. Ainsi le spectacle qui s'offre à l'empereur dans la nuit du
tombeau:
Regarde ! bals, sabbats, fêtes
matin et soir.
La foule au bruit qu'ils font
se culbute pour voir
Debout sur le tréteau
qu'assiège une cohue
Qui rit, bâille, applaudit,
tempête, siffle, hue,
Entouré de pasquins agitant
leur grelot,
_Commencer par Homère et
finir par Callot
Épopée ! épopée ! oh ! quel
dernier chapitre !
Près de Troplong paillasse et
de Baroche pitre,
Devant cette baraque, abject et
vil bazar
Où Mandrin mal lavé se déguise
en César,
Riant, l'affreux bandit, dans
sa moustache épaisse,
Toi, spectre impérial, tu bats
la grosse caisse. [10]
Ce n'est pas seulement la
figuration d'un désordre qui est proposée ici, mais plus profondément la
représentation d'un nouveau mode d'être de la réalité où les valeurs, en
l'occurrence les valeurs de l'histoire, se révulsent en leur contraire, ‑
où, de façon plus générale, l'altération, c'est-à-dire l'intrusion de l'autre
dans le même, affecte l'être du monde. Avec une double conséquence d'ordre
littéraire et idéologique en ce qui concerne l'épopée. Celle-ci n'est plus
guère que le résidu d'un temps révolu, puisque dans le présent s'est substituée
à elle non pas une autre épopée, mais une épopée autre, travaillée en particulier par le grotesque. On a affaire à
une épopée noire et grinçante, à une épopée négative et qui l'est d'autant plus
qu'elle a pour objet la négation d'un modèle poétique qui d'ordinaire célèbre
positivement la fondation et l'origine ; en un mot l'épopée carnavalesque mise
en scène dans Châtiments est une
contre-épopée. En elle-même l'épopée dans le recueil de 1853 n'existe et ne
peut exister que sous ce travestissement de la contre-épopée, et ici
l'idéologique et le littéraire trouvent le lieu où s'éprouver mutuellement l'un
et l'autre, à la dégradation de la réalité correspondant une forme elle-même
dégradée, et, d'autre part, cette forme dégradée ayant pour enjeu de dire le
scandale d'une réalité qui a perdu sa cohérence avec le réel, ou simplement le
sens du réel. Au bout du compte l'épopée ainsi conçue s'apparente à la satire
et la provocation à vouloir ériger la satire elle-même en épopée se justifie
donc poétiquement, dans l'exacte mesure où elle fait se rencontrer brutalement
littérature et idéologie.
Ce qui est en question dans Châtiments, c'est le sens même de
l'histoire, et la réflexion sur l'épopée qui se donne à lire dans ce recueil
est centrale, en ce que s'y formule moins la possibilité de refonder une
histoire qui serait en progrès que la prise en compte présentement d'une
impossibilité à penser l'histoire, fût-elle à venir comme dans Lux, sur le
modèle de l'épopée. C'est à la lumière d'une telle interrogation sur le rapport
que l'histoire et l'épopée entretiennent de manière tendue, que quelques années
plus tard la grande entreprise de La
Légende des Siècles doit être appréhendée. Ici un texte s'impose entre
tous, la description sur laquelle s'achève en 1859 La Vision d'où est sorti ce livre :
Et qu'est-ce maintenant que ce
livre, traduit
Du passé, du tombeau, du
gouffre et de la nuit ?
C'est la tradition tombée à la
secousse
Des révolutions que Dieu
déchaîne et pousse
Ce qui demeure après que la
terre a tremblé
Décombre où l'avenir, vague
aurore, est mêlé
C'est la construction des
hommes, la masure
Des siècles, qu'emplit l'ombre
et que l'idée azure,
L'affreux charnier-palais en
ruine, habité
Par la mort et bâti par la
fatalité,
Où se posent pourtant parfois,
quand elles l'osent,
De la façon dont l'aile et le
rayon se posent,
La liberté, lumière, et
l'espérance, oiseau ;
C'est l'incommensurable et
tragique monceau,
Où glissent, dans la brèche
horrible, les vipères
Et les dragons, avant de
rentrer aux repaires,
Et la nuée avant de remonter au
ciel;
Ce livre, c'est
le reste effrayant de Babel
C'est la lugubre Tour des
Choses, l'édifice
Du bien, du mal, des pleurs, du
deuil, du sacrifice,
Fier
jadis, dominant les lointains horizons,
Aujourd'hui n'ayant plus que de
hideux tronçons,
Épars, couchés, perdus dans
l'obscure vallée ;
C'est
l'épopée humaine, âpre, immense, ‑ écroulée.11
Description allégorique,
mythique plutôt, mais certainement pas mythologique, de Babel; et en même temps
description d'un livre, le livre de Babel, qui sera La Légende des Siècles. Mais au moment où Hugo, au mois d'avril 1857,
compose ces vers qui en offrent une vision si poétiquement et si
philosophiquement élaborée, ce livre n'est pas encore écrit, il ne le sera que
deux ans plus tard. Comme si génétiquement s'était imposée cette évidence que
l'épopée humaine ne pouvait qu'être écroulée. Nulle trace, dans cette version
du mythe, du prométhéisme qui se rencontrait dans le chapitre Ceci tuera cela de Notre-dame de Paris avec sa célèbre évocation de « la seconde tour
de Babel du genre humain » ou encore, à la même époque, dans le poème des Feuilles d'automne, La Pente de la rêverie qui
décrivait la construction d'un édifice mobilisant l'humanité entière ; mais la
seule présence d'une ruine gigantesque qui dit l'être-là de l'histoire. Le plus
remarquable, c'est que dans ce monde les choses ont déjà eu lieu et qu'il n'y a
rien à attendre, car le temps est définitivement suspendu, cette « obscure
vallée » étant celle de Josaphat où se tiendra le Jugement dernier, à moins
qu'il ne s'y soit déjà tenu.
Ce texte lui-même est un
fragment et jusqu'en 1859 Hugo n'y touchera pas, les Petites Épopées, puis La Légende des Siècles semblant s'écrire
dans son oubli plus que dans sa référence. Une fois parvenu au terme du
recueil, lorsque toutes les masses sont en train de se mettre en place, Hugo le
reprend et en fait la conclusion de La
Vision d'où est sorti ce livre qui, sur le plan de la fiction, raconte ce
qui a provoqué l'écroulement du « mur des Siècles »12 et la babélisation de l'histoire, et qui, sur le plan de l'écriture, et
selon une triple perspective génétique, poétique et idéologique, fait le récit
de la naissance de La Légende des
Siècles. C'est alors que Hugo donne la signification historique de cet
écroulement de l'épopée:
Ce n'était plus
ce mur prodigieux, complet,
Où le destin avec l'infini
s'accouplait,
Où tous les temps groupés se
rattachaient au nôtre,
Où les
siècles pouvaient s'interroger l'un l'autre
Sans que pas un ni
faute et manquât à l'appel
Au lieu d'un continent, c'était
un archipel
Au lieu d'un univers, c'était un cimetière
Par places se dressait quelque
lugubre pierre,
Quelque pilier debout ne
soutenant plus rien ;
Tous les siècles tronqués gisaient; plus de lien;
Chaque époque pendait
démantelée ; aucune
N'était sans déchirure et
n'était sans lacune
Et partout croupissaient sur le
passé détruit
Des stagnations d'ombre et des
flaques de nuit.
Ce n'était plus, parmi les
brouillards où l’œil plonge,
Que le débris difforme et
chancelant d'un songe,
Ayant le vague aspect d'un pont
intermittent
Qui tombe arche par arche et
que le gouffre attend,
Et de toute une flotte en
détresse qui sombre ;
Ressemblant à la phrase
interrompue et sombre
Que l'ouragan, ce bègue errant
sur les sommets,
Recommence toujours sans
l'achever jamais. 13
Dès lors que l'histoire
n'est que la collection de membra
disjecta, il n'est pas concevable que puisse exister une épopée humaine
avec ce que cela suppose de totalité dynamique. Avec ce que cela suppose aussi
de sens. Interruption, atomisation, fragmentation, tels sont les éléments
constitutifs de l'histoire, ou de l'historique, cela peut se discuter ; nul
principe en tout cas n'apparaît qui permettrait aux différents siècles de
signifier les uns par rapport aux autres et de se répondre. C'est donc à une
espèce d'insularité du sens, pour reprendre la belle métaphore hugolienne de
l'archipel, que l'histoire est condamnée. La
Légende des Siècles en 1859 n'est pas une épopée de l'humanité, elle n'est
qu'une suite et une collection de « petites épopées ». Avec la conception de
l'histoire et de l'épopée qui est celle de Hugo depuis Châtiments il n'en pouvait être autrement.
Reste néanmoins dans l'œuvre
de Hugo une véritable épopée, La Fin de
Satan, qui n'est pas une petite épopée, mais une grande épopée dans la pure
tradition romantique. Seulement, cette épopée est elle aussi une contre-épopée.
Son héros n'est pas l'homme à la conquête de son destin et de son histoire,
mais Satan qui s'est proposé de ruiner la création de Dieu, en anéantissant
l'humanité par le mal. Que l'on s'attache à la première période d'élaboration
de ce vaste ensemble (1853‑1854) ou à la seconde (18591860), ce qui
domine thématiquement et idéologiquement, c'est une pareille ruine de l'épopée
humaine. Satan est le héros de cette geste infernale et travaille à empêcher
l'humanité de prendre en main son destin en la dépossédant de son histoire. À
l'extrême fin du poème, cependant, la
fille de Satan, l'Ange Liberté, essaie de rendre à l'homme son histoire, à cet
effet elle se rend auprès de son père dans l'enfer et lui adresse une prière,
dont voici un extrait :
Ô Titan misérable, essaye enfin
le jour
Laisse planer le cygne à ta
place, ô vautour
Laisse un ange sorti de tes
ailes répandre
Sur les fléaux un souffle
irrésistible et tendre.
Faisons lever Caïn accroupi sur
Abel.
Assez d'ombre et
de crime ! Empêchons que Babel
Pousse encor plus avant ses
hideuses spirales.
Oh ! laisse-moi rouvrir les
portes sépulcrales
Que, du fond de
l'enfer, sur l'âme tu fermais
Laisse-moi mettre l'homme en
liberté. Permets
Que je tende la main à
l'univers qui sombre.
Laisse-moi renverser la montagne de l'ombre;
Laisse-moi foudroyer l'infâme
tour du mal ! 14
Il s'agit une nouvelle fois
de ruiner Babel, symbole de l'oppression, mais à la différence de ce qui se
passait dans La Vision d'où est sorti ce
livre la ruine de Babel ne devrait pas avoir pour conséquence la survenue
d'une histoire incohérente, elle devrait, au contraire, permettre qu'enfin
advienne une histoire qui serait liberté et délivrance. Pour cela il suffirait
que Satan consente à ce que sa fille, l'Ange Liberté, aille sur terre pour
instaurer une nouvelle ère. Et il y consent15,
mais le texte ne suit pas : La Fin de
Satan reste inachevée : la troisième partie de l'épopée qui devait montrer
l'Ange Liberté descendant sur la Bastille le 14 juillet 1789 et mettre ainsi en
rapport temps du mythe et temps de l'histoire n'a pas été écrite. Les seuls
passages qui aient été composés par Hugo pour cette troisième partie sont des
ébauches descriptives de la Bastille, laquelle de manière révélatrice est
assimilée à Babel16.
À sa façon La Fin de
Satan réaffirme que l'épopée et l'histoire sont exclusives l'une de
l'autre, ou plutôt que l'histoire ne saurait se penser en termes d'épopée,
d'abord et avant tout parce que l'épopée est du domaine du mythe. Mythe
archéologique de l'origine des temps ou mythe eschatologique de la fin de
l'histoire, peu importe. En 1872, Hugo dans son poème d'hommage à Théophile
Gautier résumera cette pensée en deux vers superbes :
L'onde antique est
tarie où l'on rajeunissait
Comme il n'est plus de Styx, il
n'est plus de Jouvence.
D'ores et déjà au printemps
de 1860, lorsque Hugo interrompt l'écriture de La Fin de Satan et tire Les
Misérables de « la malle aux manuscrits »17,
le mythe est congédié, et avec lui l'idée que l'histoire des hommes puisse
s'apparenter à l'épopée. Systématiquement dans le roman Hugo dénonce comme
anachronique et dépourvue de prise sur la réalité toute conception de
l'histoire relevant de l'épopée. Deux épisodes des Misérables montrent spectaculairement cette ruine de l'épopée,
l'épisode de Waterloo et l'épisode de Corinthe. Les temps héroïques de la
Révolution et de l'Empire sont terminés et les temps modernes commencent le 18
juin 1815 sur le champ de bataille de Waterloo. C'est là que se livre la
dernière épopée, mais ce n'est pas une Iliade, c'est une Pharsale. De même, une
quinzaine d'années plus tard, les 5
et 6 juin 1832, c'est encore une épopée dont le récit est fait, l'épopée de la
rue Saint-Denis, mais semblablement cette épopée tourne à la catastrophe et
s'achève en désastre. Les jeunes gens républicains avec un aveuglement
extraordinaire s'imaginent refaire 93, et comme leur chef Enjolras ils vibrent
aux souffles de l'année terrible, sans comprendre que la Révolution est finie.
Non sans une ironie assez horrible dans les deux cas, 1815 et 1832, la
narration se fait franchement épique, et le roman joue de façon très grinçante
du contraste entre le traitement poétique de la matière narrative et la
constatation de l'insignifiance idéologique de l'épopée elle-même en ces
temps-là. Rien ne coûte de comparer les cavaliers de Napoléon à des
hippanthropes sortis des vieilles épopées orphiques ni d'en appeler au souvenir
de Mégaryon et d'Ajax pour projeter un éclairage fabuleux sur les combats de
rues de Paris18, si ce n'est que
l'épique en 1815 et en 1832 a une valeur seulement littéraire et n'implique pas
la présence de l'épopée.
L'histoire dans Les
Misérables est-elle donc condamnée depuis Waterloo à répéter que l'épopée a
fait son temps ? La logique de l’œuvre de Hugo depuis Châtiments et, à un autre niveau, la logique du roman et de la
prose qui régit Les Misérables obligeraient
à conclure par l'affirmative, si indéniablement ne se dessinait au cœur même du texte romanesque qui conteste et
dénonce l'épopée une autre épopée. Cette autre épopée dans Les Misérables a deux héros, en 1815 Cambronne et en 1832 Gavroche.
L'un est « un officier obscur »19, « un
passant de la dernière heure »20, « un
infiniment petit de la guerre », l'autre est un « atome »21, un « gamin », un « homuncio », mais aussi la « mouche de l'immense
Coche révolutionnaire »22, et
tous deux au moment suprême disent la vérité de l'histoire, Gavroche en
chantant, Cambronne en prononçant le mot que l'on sait. C'est l'occasion de
deux admirables pages. Comme le récit de la mort de Gavroche est trop connu
pour être rappelé, je me contenterai de citer le commentaire qui accompagne le
mot de Cambronne:
L'homme qui a gagné la bataille
de Waterloo, ce n'est pas Napoléon en déroute, ce
n'est pas Wellington pliant à
quatre heures, désespéré à cinq, ce n'est pas Blücher
qui ne s'est point battu ;
l'homme qui a gagné la bataille de Waterloo,
c'est Cambronne.
Foudroyer d'un tel mot le
tonnerre qui vous tue, c'est vaincre.
Faire cette réponse à la
catastrophe, dire cela au destin, donner cette base au lion
futur, jeter cette réplique à
la pluie de la nuit, au mur traître d'Hougomont, au chemin
creux d'Ohain, au retard de
Grouchy, à l'arrivée de Blücher, être l'ironie dans le
sépulcre, faire en sorte de
rester debout après qu'on sera tombé, noyer dans deux
syllabes la coalition européenne, offrir aux
rois ces latrines déjà connues des césars,
faire du dernier des mots le
premier en y mêlant l'éclair de la France, clore
insolemment Waterloo par le mardi gras, compléter Léonidas
par Rabelais, résumer
cette victoire dans une parole
suprême impossible à prononcer, perdre le terrain et
garder l'histoire, après ce
carnage avoir pour soi les rieurs, c'est immense.
Cela atteint à la grandeur
eschylienne.
[...]
L'esprit des grands jours entra
dans cet homme inconnu à cette minute fatale.
Cambronne trouva le mot de
Waterloo comme Rouget de l'Isle trouva la Marseillaise,
par visitation du souffle d'en
haut. Une effluve de l'ouragan divin se détache et vient
passer à travers ces hommes, et
ils tressaillent, et l'un chante le chant suprême et
l'autre pousse le cri terrible.
Cette parole du dédain titanique, Cambronne ne la jette
pas seulement à l'Europe au nom
de l'empire, ce serait peu ; il la jette au passé au nom
de la révolution. On l'entend,
et l'on reconnaît dans Cambronne la vieille âme des
géants. Il semble que c'est
Danton qui parle ou Kléber qui rugit.23
Ce mardi gras de l'épopée
n'est pas celui que l'on a rencontré dans Châtiments. En 1853 le grotesque
n'était que négativité ; dans Les Misérables
il a une incontestable positivité, qu'il s'agisse de Cambronne, de Gavroche
ou de tous les autres personnages de farce comme M. Gillenormand, Grantaire, le
père Mabeuf, etc. Cela tient à ce qu'il n'est plus pensé comme l'objet de la
satire (le pouvoir s'affublant des dépouilles de l'épopée), mais qu'il est
constitué en sujet transcendantal de l'histoire (le peuple accédant à la
conscience de son destin épique). En 1862 le grotesque cesse d'être le signe
d'une perversion des valeurs, mais désigne tout ce qui doit, un jour, rendre
possible l'avènement de « l'histoire réelle »24,
que ce soit le Peuple, la Révolution ou le Génie.
En conclusion, j'avancerais que l'histoire
chez Hugo n'est pas réductible à une approche unilatérale de ses fins, ni non
plus de ses moyens. L'histoire dans son cas est constamment tendue entre ce que
l'on appelle la réalité et ce que l'on appelle le réel. D'un côté, cette
affirmation : « Nous n'avons que le choix du noir »25, de l'autre, cette certitude
prophétique: « Le réel renaîtra. »26
PIERRE LAFORGUE
(Université de Franche‑Comté)
[1]
Voir Hugo, préface de Cromwell, in OEuvres
complètes, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, t. Critique, pp. 4‑6. Cette édition
sera désormais désignée sous le sigle B, suivi de l'indication de la tomaison
et de la pagination.
[2]
Voir les ouvrages
classiques de Herbert James Hunt, The
Epic in nineteenth century France, Oxford, Blackwell, 1941 et Léon Cellier,
L’Épopée humanitaire et les grands mythes
romantiques, Sedes, 1971.
[3]
Là‑dessus voir
l'article de Jean Gaudon, « Écrire le siècle: l'épopée inachevée », RALF., n°4, 1986,
notamment pp. 1101‑1102.
[4]
Hugo, Nox, Châtiments, in Œuvres poétiques,
Il, édition établie et annotée par Pierre Albouy, Gallimard, «
Bibliothèque de la Pléiade »,
1967, p. 18. Toutes nos références à Châtiment
étant empruntées à cette
édition, nous la désignerons du sigle Chât., suivi de la pagination.
[5]
Cf. Chât, éd. cit., p.
16:
Voilà ce qu'on a vu ! l'histoire le
raconte,
Et lorsqu'elle a fini pleure, rouge de honte...
et p. 88 :
L'histoire a pour égout des temps comme les nôtres
[6]
Voir là‑dessus la
préface de G. Rosa à son édition de Châtiments,
Le Livre de poche, 1974, où cette idée est exploitée à fond et développée
très brillamment.
[7]
Voir dans Châtiments le poème L'Égout de Rome, éd. cit., pp. 189‑191, que l'on rapprochera
thématiquement et idéologiquement de la pièce XIII du livre M, dont le premier
vers a été cité supra, n. 5.
[8]
Voir G. Rosa, loc.
cit., p. p. 392, n. 1 de la p. 12, qui mentionne ce passage du Dix‑huit Brumaire de Louis Bonaparte de
Marx: « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements
et personnages historiques se répètent deux fois. Il a oublié d'ajouter : la
première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ».
[9] Hugo, Chât, p. 185.
[10] Hugo, Chât, pp. 145‑146.
11 Hugo, La Légende des Siècles, nouvelle série, in Poésie, t. 2, éd. de B. Leuilliot, Seuil, « L'Intégrale »,
1972, P. 372, vv. 217‑240. Toutes nos références à La Légende des Siècles étant empruntées à cette édition, nous la désignerons du sigle L.S., suivi de la pagination.
12 Hugo, L.S.,
p. 370, v. 1.
13 Hugo, L.S.,
p. 372, vv. 181‑202
14 Hugo, La Fin
de Satan, texte établi par Evelyn Blewer et Jean Gaudon, Gallimard, coll. «
Poésie », 1984, pp. 239‑240. Toutes nos références à La Fin de Satan étant empruntées à cette édition, nous la désignerons du sigle F.S., suivi de la pagination.
15 Voir
Hugo, F.S., p. 240 :
Plus difficilement que deux
rochers, ses lèvres
S'écartèrent, un souffle
orageux souleva
Son flanc terrible, et
l'ange entendit ce mot: Va !
16 Voir Hugo,
F.S., pp. 272‑276.
17 Hugo, carnet B.N. n.a.f. 13451. ‑ Sur la signification de cette reprise des Misérables, voir mon étude « Mythe, révolution et histoire », in Gavroche, Sedes, 1994, pp. 25‑48.
18 Voir Hugo, Les Misérables, II 1, 9 et V, 1, 2.
19 Hugo, Les Misérables, Il, 1, 14.
20 Hugo, Les Misérables, II, 1, 15, ainsi que la citation suivante.
21 Hugo, Les Misérables, III, 1, 1, ainsi que les citations suivantes.
22 Hugo, Les Misérables, IV, XII, 4.
23 Hugo, Les Misérables, II, 1, 15.
24 Hugo, William
Shakespeare, III, II.
25 Hugo, William Shakespeare,
I, V, 1.
26 Hugo,
L.S., p. 101, v. 643.