Valérie Papier : L'Intime dans les recueils de Juillet
Communication au Groupe Hugo du 11 février 1992
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On peut supposer à l'intime un principe double : un premier principe de conservation d'une intégrité affective, mémorielle sentimentale, qui imp1ique rêve de régression, tendance à 1a claustration et à l'introversion ; un deuxième principe qui commande une forme d'ascèse en vue de 1a découverte du sens caché dans la chose ou dans l'homme de leur Esprit. Le premier tente de retenir les réalités par une fermeture ; le deuxième recherche ontologiquement l'Etre caché du monde par une ouverture. Mais l'intime peut aussi se comprendre comme la conjugaison de ces deux principes, permise par l'invention d'une re1igion. Conservation, ontologie, religion, les recueils de Juil1et rejettent dos à dos le pur sensualisme et la pure recherche philosophique et spiritualiste.
Les Feuilles d'automne, Les Chants du crépuscule, Les Voix intérieures, Les Rayons et les Ombres s'inscrivent dans 1a production poétique hugolienne entre "Novembre" et "Nox". S'ils dessinent une poésie intimiste, i1s en supposent une torsion, puisque ils opèrent un passage du poétique au po1itique, assurant une transition crépusculaire entre 1es broui1lards de l'automne finissant qui congédient Les Orientales et ceux de décembre sur lesque1s s'ouvrent Les Châtiments . L'articulation d'une tentation intimiste, dépassée au profit d'un enfouissement lyrique, l'édification du temp1e de l'intime et ses modes de célébration, 1a plastique de l'intime, la dialectique de l'oeil et du regard, de l'intime et de l'infini, puis de l'intime et de l’histoire, permettront d'appréhender les étapes de cette torsion de l'intime.
Le dépassement de la tentation intimiste
Hugo dit avoir écrit 1es recuei1s de Juillet dans un moment crépusculaire. Si l’intimité est ce qui lie étroitement et profondément 1es choses, elle ne peut alors qu’être inhibée: en effet, autour de 1830, Hugo voit les fondements de 1a société, son activité littéraire, mais aussi sa vie privée, ne reposer plus sur aucune assurance et entrer dans une vaste dépression : la déception de Jui11et, 1a bataille d'Hernani et la rencontre avec Juliette. Cette triple dépression se caractérise par la diffraction du sens, des valeurs, et des certitudes: tout n'offre plus que des ruines.
L'unité originelle, ce moment d'harmonie si propice à l'intime, ne peut p1us faire l'objet que d'une dép1oration nostalgique: cel1e des temps où le poète, en osmose avec la Nature, entretenait avec elle une communication instinctive toute sensorielle [1] :
Tandis que tout me disait: j'aime!
Écoutant tout hors de moi-même
Ivre d'harmonie et d'encens
J'entendais, ravissant murmure,
Le chant de toute la nature
Dans le tumulte de mes sens!
A l'évocation ironique d'un passé "superbe" [2] - convergence du sens autour de Versailles, surcharge symbolique de l’harmonie, trinité Dieu-Roi-Peuple - succède le naufrage, le règne de l’ « insensé", L'illusion d'un règne de l'immédiateté, où vérité et sens secrets des choses se donneraient naturellement à l'esprit, est ruinée; à cette intimité harmonieuse se substitue une vacance signifiante et symbolique, une absence de toute communauté sociale, religieuse, affective, publique, ou corporative [3] . Cette absence est symptomatique de la défaillance des va1eurs autour desquelles s'entendre, se regrouper, qui constitueraient en quelque sorte un coeur de référence pour les hommes. Or 1a dilution échappe à l'esprit, et génère le doute; le scripteur est saisi d'une horreur métaphysique, il s'effraie d'une architecture de Dédale [4] . La vision de "ce dédale difforme", infini - souterrain sans fond ou plafond crevé ouvert sur l'inconnu -, déroute l’ « oeil" qui n'a p1us prise sur le spectacle de l'univers:
Aux heures où l'esprit, dont l'oeil partout se pose,
Cherche à voir dans la nuit le fond de toute chose,
Dans ces lieux effrayants mon regard se perdit.
Le crépuscule qui caractérise l'époque est total, et il engendre un drame à la fois individuel et collectif. "c'est cet étrange état crépusculaire de l'âme et de la société où nous vivons" , "c'est cette brume au dehors, cette incertitude au dedans" [5] ,
Dans l'âme et sur la terre effrayant crépuscule [6]
La propriété la p1us caractéristique de l'époque passe sur 1e sujet lui-même: de scrutateur des ténèbres, i1 devient "scrutateur ténébreux" [7] . Hugo fait passer dans la logique de l'énonciation - par une sorte d'hypallage sémantique - une vérité qui ne va pas de soi: dans une symbiose, la dépression passe sur le sujet lui-même; transposée, el1e est intériorisée, intimisée. Ainsi 1a folie du frère, 1e bouleversement conjugal [8] , sont assumés, mais seu1ement en tant que dérèglements particuliers inscrits dans l'économie crépusculaire et dépressive générale de l'Histoire et de 1a société [9] .
Par une alchimie logique, puisque l'âme du poète se donne comme une urne où le monde vient se déverser [10] , le doute, corrélatif de la dépression, vient donc affecter la littérature: il devient qualifiant de l’intériorité 1a plus profonde du poète
Que sert ta chanson, ô poète?
Ces chants que ton génie émiette
Tombent à la vague inquiète
Qui n'a jamais rien entendu!
Ta voix s'enroue dans cette brume
Le vent disperse au loin ta plume,
Pauvre oiseau chantant dans l'écume
Sur le mât d'un vaisseau perdu! [11]
Les recueils de Juillet rejouent 1e Diasparagmos orphique et l'interrogent: à quoi sert une voix qui continue à chanter, sortant d'une tête coupée dans le fleuve, voix d'après la mutilation, d'après la désagrégation de la lyre, seul reste des membres épars? La gravité de la question est redoublée dans 1a mesure où la ruine n'affecte pas seulement un homme, mais un écrivain, qui a 1a charge des représentations du monde. Le mal intime du poète prend alors les dimensions d'un mal universel: le poète, plongé dans les ténèbres [12] , n'est plus celui de la profession de foi missionnaire. "Écho triste", il doit se contenter de recuei1lir "tous les bruits" dans leurs contradictions, ne garantissant plus d'y faire 1a lumière. Les temps du sacerdoce poétique ne peuvent plus guère prêter, eux aussi, qu'à une évocation nostalgique:
La terre me disait: Poète!
Le ciel me répétait: Prophète!
Marche! parle! enseigne! Unis!
Penche l'urne des chants sublimes [13]
Les temps où 1"' On croyait" [14] encore aux prophètes, aux bardes, où roi et évêque étaient réunis dans la foi, sont bien révolus, et l'heure est venue de la tristesse:
Je suis la tour splendide et haute
Qui contient le sombre beffroi [15]
L'image est équivalente à celle de 1’ « écho triste". Hugo se sent passé dans un envers de la poésie: "le ver ronge ma grappe mûre" [16] .
Aussi que de cordes brisées
Pendent à ma lyre déjà
N'étant plus garantie par une instance supérieure, la poésie des recueils de Juillet défait la légitimité théocratique des Odes. L'alternance des strophes 11, 15, 20 et 25 du prélude des Chants du crépuscule mêlent par le chiasme foi et poésie, et les assignent à une double impuissance. L'église de Bièvre n'a plus de prêcheur son orgue n'a plus de voix, le sentiment de Dieu s'est évanoui:
Elle était triste et calme à la chute du jour
L'église où nous entrâmes
L'autel sans serviteur, comme un coeur sans amour,
Avait éteint ses flammes
Fragilisé, abandonné de Dieu, le poète est aussi harcelé par 1es hommes, comme l'indique l'épigraphe de "Dédain" [17] , "moi contre tous et tous contre moi". La pièce est datée d'avril 1830: Hernani, sorte de "tempête publique" ébranle la foi et la confiance et nécessite un ressourcement à la vie intime, d'où la relecture des Lettres à la fiancée. [18]
Mais ce ressourcement est rendu difficile par l'effritement de l'identité sous les coups du dehors, dont rendent compte les multip1es images de mise en pièce dans "A Olympio" [19] . Il ne reste du moi qu'un "palais ruiné", la décomposition ayant accompli sur l'homme 1e même travail que sur les monuments. Déchirée de toutes parts, morcelée, l'identité n'offre plus aucune protection au sujet dépossédé. C'est le moment de l'exhibition, du viol de l'intériorité [20] , ouverte à tout vent et victime du voyeurisme:
Et les hommes alors se sont avec envie
Penchés pour voir dedans!
Avec des cris de joie ils ont compté tes plaies
Et compté tes douleurs,
Comme sur une pierre on compte des monnaies
Dans l'antre des voleurs.
L'âme, souillée, est une taverne où l'on pénètre
Afin d'y voir à table une orgie aux chants grêles,
Au propos triste et vain,
Qui renverse à grand bruit les coeurs pleins de querelles
Et les brocs pleins de vin!
Confronté à la ruine, Hugo éprouve d'abord une tentation conservatrice: il s'agit de réparer l'intimité, d'en recoller les morceaux. En Juillet, Hugo est membre de la commission des monuments historiques. Cel1e-ci est saisie entre 1825 et 1832 d'une démolition systématique du patrimoine national. Hugo proteste contre la disparition de la monumentalité symbo1ique et fustige cette politique, considérant qu'e1le constitue un crime contre la mémoire et l'identité nationales. En 1832, Hugo est encore sûr qu'il y a une identité et une continuité nationales, et défend l'intégrité mémorielle de la France contre des pratiques modernes qui y portent atteinte. Pourtant, en cinq ans, de 1832 à 1837, sa position se renverse: en 1832, il pense qu'une nation doit conserver le souvenir de son passé; en 1837, il pense au contraire qu'il faut endosser la ruine, nécessaire au renouvellement d'une société. L'art lui-même cautionne cette position: le temps n'est plus ennemi du monument, il 1e parachève: "A l'Arc de triomphe" [21] organise, dans un jeu d'arguments et de conte arguments, l'apologie de 1a ruine [22] .
Si cette réf1exion menée sur la monumentalité fait évoluer radicalement la position hugolienne, la même réflexion, mais appliquée à l'homme, à son intimité entendue comme masse mémorielle et affective, est p1us immédiatement tendue vers le refus du "conservatoire": on peut déjà lire dans les Feuilles d'automne:
Oublions! oublions 1 Quand la jeunesse est morte,
Laissons-nous emporter par le vent qui l'emporte
A l'horizon obscur.
Rien ne reste de nous; notre oeuvre est un problème.
L'homme, fantôme errant, passe sans laisser même
Son ombre sur le mur ! [23] -
Le poème des Rayons et Ombres n'est qu'une vérification de cette 1oi, et Hugo déplore, lorsqu'il revient à la maison des Metz:
De tout ce qui fut nous presque rien n'est vivant ;
Et, comme un tas de cendre éteinte et refroidie,
L'amas des souvenirs se disperse à tout vent! [24]
Sur cette question de la ruine vient se greffer celle des origines familiales qui encadre le recueil des Feuilles d'automne: à "Ce siècle avait deux ans!" du poème liminaire fait écho, dans la pièce conclusive, "Je suis fils de ce siècle!". En naissant de son siècle presque en même temps que lui, le poète se voit doté d'une mission: il est le fils, c'est-à-dire le témoin pour l'avenir. La dédicace du recueil au père est encore bien plus claire: le fils est le conservateur de la mémoire de ses pères. Sa charge est d'autant plus importante que la crise révèle la dégénérescence des fils [25] . Or le fils a aussi le devoir de faire le siècle qui l'a engendré: si les premiers poèmes des Feuilles d'automne constituent une tentative de retour aux origines familiales, au terme du recueil, le poète se voit investi d'une mission créatrice, et non plus conservatrice. La question de la filiation rend sensible la tension qui habite le poète, partagé
Entre le droit de croître et le droit d'émonder;
face à cette alternative, les Chants du crépuscule choisissent d'émonder - c'est-à-dire de secouer l'arbre afin qu'en tombent les déchets, les parasites, les vieux fruits - alors que les deux recueils suivants se tournent, après ce travail préparatoire, vers la construction de l'avenir. Secouer l'arbre du monde ou y planter de nouveaux germes, c'est dans les deux cas vouloir évincer le monde en l'état: Victor Hugo devient donc réactionnaire, au sens étymologique du terme-, or, réagir n'appartient pas à la logique de l'intimité, qui serait plutôt rêve de régression.
L'attitude intimiste voudrait que le poète s'attache à rassembler les morceaux de son époque, de sa société, pour en refaire un objet cohérent, lisse et sans failles-, cependant il pulvérise cet objet en direction du futur. "Croyons dans l'avenir" [26] reprend la formule des Feuilles d'automne, "religion de l'avenir! [27] . Devant la dépression, le poète non seulement refuse l'immobilisme, mais aussi souhaite faire "doubler le pas au genre humain" et la théorie de la gestation perpétuelle appelle la figure du passant, du marcheur, du voyageur, inexorable:
Eh bien! il est quelqu'un dans ce monde où nous sommes
Qui tout le jour aussi marche parmi les hommes,
Servant et consolant, à toute heure, en tout lieu,
Un bon pasteur qui suit sa brebis égarée,
Un pèlerin qui va de contrée en contrée.
Ce passant, ce pasteur, ce pèlerin, c'est Dieu! [28]
Dès lors l'intimité devient le
Mal d'un siècle en travail où tout se décompose!
Cet oxymore exemplaire traduit l'écart tragique entre progrès et dégénérescence, la tension du poète entre un passé en ruines et un avenir douteux pour lequel
Il a fallu, plaisirs, liberté, fantaisie,
Famille, amour, trésors, jusqu'à la poésie,
Tout jeter à la mer!
L'intimité rencontre donc un double obstacle : un pan en a été détruit par les nécessités extérieures, et le poète se déleste de l'autre pour tendre vers l'avenir.
* * *
L'enfouissement lyrique
L'intimité n'ayant pas la possibilité d'exister pour le je subjectif du poète, elle ne peut être que le Credo du je abstrait de l'énonciation lyrique. La tension entre tentation régressive et conservatrice et position réactionnaire et progressiste se déplace alors sur une autre problématique: celle de l'Essence, qui implique la conjugaison d'un enfouissement au coeur de la chose et d'une élévation mystique vers son Idée, c'est-à-dire d'un sensualisme et d'un spiritualisme.
Dès 1822, Hugo déclarait: "La poésie n'est pas dans la forme des idées, mais dans les idées elles-mêmes. La poésie, c'est tout ce qu'il y a d'intime dans tout" [29] ; l'intimité de toute chose est le sens spirituel qui s'y trouve caché, ce par quoi il y a "dans les choses plus que les choses", c'est-à-dire les signaux d'un "monde idéal" latent sous le monde réel. La position des recueils de Juillet n'est pas isolée au sein de l'oeuvre hugolienne; elle ne l'est pas non plus dans son horizon littéraire: Ballanche définit l'ordre matériel comme "un emblème, un hiéroglyphe du monde spirituel"; pour Soumet, "il existe autre chose que ces objets eux-mêmes"; le Baron d'Eckstein demande à la poésie de "procurer la vie intuitive de la nature" [30] . L'alchimie consiste à "extraire la pensée de la chose" [31] ; il s'agit bien encore pour le poète d'absenter le monde réel, car "ce n'est que lorsque le monde physique a tout à fait disparu de ses yeux que le monde idéal peut lui être manifesté" [32] . La poésie des recueils de Juillet engage donc une philosophie essentialiste: l'intimité, c'est l'Esprit, le sens caché des choses.
Parce que la tribune aux harangues regorge de Démosthènes, parce que les rostres sont encombrés de Cicérons, parce que nous avons trop de Mirabeaux, ce n'est pas une raison pour que nous n'ayons pas, dans quelque coin obscur, un poëte." A une poésie oratoire, abondante, loquace, se substitue une poésie de l'ombre, secrète, enfouie et profonde, une poésie anti-éloquente, plus apte à toucher son destinataire: "le coeur humain" [33] . S'adressant "à de certaines profondeurs" de l'homme, elle se pratique par conséquent dans de certaines profondeurs, dans le cerveau du poète, "profond", qui doit "pénétrer sous toutes les surfaces pour extraire l'essence de tout" [34] .
Toujours l'intérieur de la terre travaille.
Son flanc universel incessamment tressaille.
Goutte à goutte, et sans bruit qui réponde à son bruit,
La source de tout fleuve y filtre dans la nuit [35] .
Cette démarche poétique des recueils de Juillet se caractérise par l'à-rebours: l'intimité, est un retour aux sources, une plongée aux antipodes de l'extraversion, un voyage au contre de la terre à l'image du voyage dantesque,
La logique d'à-rebours est d'abord appliquée à l'Histoire: l'opération qui consiste à fabriquer des repères posthumes - "Dicté après juillet 1830 » [36] est le poème qui aurait été écrit si la Révolution avait fonctionné -, ou bien encore à antidater un poème - le septième des Chants du crépuscule, écrit le 30 août 35, est daté dans l'édition de 32, comme pour "resserrer" dans le temps ses réactions post-révolutionnaires - signale une volonté de faire retour aux journées de Juillet, moment d’euphorie. Moment que le poème liminaire du même recueil donne comme un télescopage temporel, historique - "tenir un siècle en un jour"- , géographique - la France est le coeur qui focalise l'attention universelle et favorise la contagion, dans un double mouvement: "de France parti pour enserrer la terre"- , un télescopage des générations - la décadence n'a pas encore ruiné le bel équilibre entre les aînés et les fils -, un télescopage enfin de la Révolution elle-même avec l'Empire. Ailleurs, c'est la mort de l'ami Rabbe [37] qui vient servir de mesure pour l'évocation du siècle-, l'évocation «une figure historique aussi immense que Napoléon est l'objet d'un "souvenir «enfance"; l'intime est donc un moyen de prendre la mesure de son temps. De la même manière, évoquer Salamine dans "A Canaris", c'est se remémorer les temps de l'équilibre, de l'harmonie, du sens de l'histoire. Il s'agit pour le poète de conjurer la dégénérescence en tentant de faire retour à un noyau historique intact en énergie.
De la même façon, la logique de l'à-rebours est appliquée à la société dont la mesure ne peut se donner que par les franges négligées. Hugo décrit son propre élan intime [38] comme un élan dirigé vers les marges, les restes, la quantité négligeable : vers ce que l'Histoire, ou la société, "jette dehors", ou oublie:
Moi je vais ramasser ceux qu'il jette dehors,
Ceux qui sont oubliés comme ceux qui sont morts!
Car l'intime est victime d'une entreprise de marginalisation. Cette femme dans l'église de symbolise une époque où l'intime s'est décomposé -foyer, famille, nid, pitié, tendresse, amitié, amour, tout s'est écroulé autour d'elle. La société a refoulé les valeurs essentielles, valeurs qui appartiennent à l'ordre pascalien de la Charité, et commis le seul péché impardonnable: le péché contre l'Amour.
Le temple de l'intime: modes de célébration
Cette philosophie essentialiste se fonde donc sur un pur Credo; le vers intimiste est un "vers religieux": religieux d'une part parce qu relie anthropos et cosmos, ciel et terre, hommes et Dieu, morts et vivants, puissants et suppliants; religieux d'autre part parce qu'il est inspiré, motivé par un "dieu caché" et tendu vers lui [39] . Le vers intime est ésotérique, au sens où l'entend A. Faivre: il sous-tend une "Église intérieure", "le coeur et un certain prophétisme tenant lieu d'appartenance", et installe une analogie entre homme-microcosme et univers-macrocosme [40] .
La Prière est ainsi le mouvement de l'âme le plus valorisé dans le temple de l'intime. L'homme dispose, comme l'enfant, de sa "douce bonne foi" [41] , pour jouir d'un rapport d'authenticité, d'immédiateté, de transparence, et d'une relation intime au monde [42] .
La poésie hugolienne tendrait donc vers "le grand poème", "le chant suprême" - traductions de "Cantique": elle se voudrait, à l'image du Cantique des Cantiques - auquel elle emprunte toute une "parfumerie" [43] - série de chants d'amour célébrant une unio mystica, communion intime, idéale. La charge de ces chants d'action de grâce est confiée aux postures des orantes, représentées comme au moyen-âge ou à la renaissance, en prière, à genoux, les mains jointes: les enfants sont "pieds nus, à genoux sur la pierre". De la vierge orante telle que la représente l'art chrétien primitif personnage en prière, les deux bras étendus symétriquement, paume des mains tournée vers le dehors -Hugo retient les mains tendues pour évoquer la posture de la Charité; Charité et Prière s'inscrivent dans une économie de l'échange. Les recueils dessinent une poétique du don, devenant parfois réelle obole: "Pour les Pauvres" [44] est un don concret, comme "Dieu est toujours là" [45] , publié en partie en brochure sous le titre de "La Charité, Fragment", en 1837, pour être vendu au profit des pauvres du Xème arrondissement.
La femme, qui comme l'enfant a une fonction médiatrice entre le divin et l'humain, est aussi l'objet du credo:
Reçois, mon bien céleste,
0 ma beauté,
Mon coeur, dont rien ne reste,
L'amour ôté ! [46]
"La Prière pour tous", en associant féminité - parfums, lèvres, bouche - et sacré, annonce le sacre de la femme dans La Légende des siècles. Il oscille entre le "Ave, Maria, gratiâ plena" [47] et le "Madame, autour de vous tant de grâce étincelle" [48] : l'intimité féminine est envisagée sous son double aspect qui se résout en un seul besoin, celui de retrouver le sens. La vingt-cinquième pièce des Chants du crépuscule combine les cinq sens: la plénitude sensorielle vient compenser la douloureuse absence signifiante. Le partage du spiritualisme et du sensualisme a pour pendant celui du symbolique et de l'imaginaire. L'évocation de la dernière demeure paternelle [49] , "blanche et carrée", est la réplique symbolique du "tertre vert, circulaire": la poésie concentre en un lieu les deux univers, résout la douloureuse antithèse des origines familiales. Ainsi se construit "l'alcôve à tous les vents bien close" de l'"Envoi des feuilles d'automne", image reprise dans le premier poème à Canaris: l'amour est ce "lieu cher et choisi", cet "abri", cette "retraite" de l'âme dont il est aussi la "loi secrète", ou, comme l'écrivait la version antérieure, "sa patrie et son toit, sa sphère et son séjour". La retraite amoureuse [50] est sans cesse baignée d'images de liquidité, et de cette source amoureuse jaillit la poésie: relation amoureuse et poésie antique sont réunies: Juliette amène l'évocation de Virgile [51] , Anacréon est mentionné en tant que "poète aux ondes érotiques". C'est pourquoi l'épigramme "Quiem no ama, no vive" [52] a pour corrélatif implicite "Quiem no ama, no scribere": la femme [53] s'offre à l'écriture,
Je vous offre mon coeur comme un livre où vous seul
Avez encor le droit d'écrire;
et se fait livre:
Et toi tu croyais voir à ce beau front si doux
Sourire ton vieux livre ouvert sur tes genoux,
Ton Iliade rayonnante!
La posture amoureuse, à la fois origine et terme de l'écriture poétique intime, est instituée en valeur suprême, et s'écrit en lettres capitales:
Si jamais une main n'a fait trembler la vôtre;
Si jamais ce seul mot qu'on dit l'un après l'autre,
JE TAIME! n'a rempli votre âme tout un jour; [54]
La posture intime est une "lumineuse figure" "Du Dieu caché qu'on ne peut voir" [55] . De même le cerveau de l'artiste contient le monde idéal qu'il cherche, et qui est l'écho du "Dieu caché" [56] montrant "L'idéal à travers le réel transparent", et procurant révélation, illumination: le poète, posté dans une contemplation amoureuse de la mer, reçoit intérieurement la révélation profonde et secrète des choses:
Goutte d'eau pure ou jet de flamme,
Ce verbe intime et non écrit
Vient se condenser dans mon âme
Ou resplendir dans mon esprit;
Dès lors, "Fonction du poète" [57] répond au doute des Chants du crépuscule par une véritable profession de foi: "Dieu jamais ne se retire". De manière spectaculaire, un poème de 1839 rejoint les Odes et Ballades: le poète, "rêveur sacré", retrouve sa fonction prophétique" [58] . L'intériorité de l'artiste est un temple sacré: si les marchands vils n'entrent pas dans le temple,
Les fureurs des tribuns et leur songe abhorré
N'entrent pas dans le coeur de l'artiste sacré. [59]
L'âme est un "sanctuaire" "où l'on aperçoit sur un autel mystérieux, comme par la porte entr'ouverte d'une chapelle, toutes ces belles urnes d'or, la foi, l'espérance, la poésie, l'amour." [60] Le champ lexical de l'édifice religieux est sans cesse étoffé, et la scène de l'art intime est un temple, lieu de l'inspiration et de la représentation:
Debout sous les flambeaux d'un grand temple doré,
Ou seule avec la nuit dans un antre sacré,
Au fond des bois dormants comme au seuil d'un théâtre,
La figure de pierre, ou de cuivre, ou d’albâtre,
Porte divinement sur ton front calme et fier
La beauté, ce rayon, la gloire, cet éclair! [61]
L'oeuvre d'art se fait à l'image d'une Nature idéalisée, temple elle aussi, souriant à Dieu dans l'air plein d'encens, par le chant sacré des oiseaux [62] ... La préface des Rayons et Ombres insiste sur cette volonté de donner à la poésie le même principe que celui de la nature: Dieu, principe unique, matriciel. C'est le sens du titre "Mille chemins, un seul but", et de l'image de la poésie-cours d'eau recueillant tous les affluents, Immense courant de rêves et d'idées", mais "roulant toujours vers Dieu" [63] .
L'intimité, pure croyance, acte de foi, s'exprime dans une esthétique pure. Les recueils de Juillet s'écrivent comme musique réparatrice, émanation intime, qui s'épanche comme les larmes: "ce sont des élégies comme le coeur du poète en laisse sans cesse écouler par toutes les fêlures que lui font les secousses de la vie." [64] Cette musique s'articule autour d'un axe double: le registre de la musique sacrée, et celui de la romance amoureuse. La musique "ineffable et profonde" [65] , voix du gouffre, du mystère de l'abîme, est en rapport avec l'ombre où elle se perd
Avec le temps, l'espace et la forme et le nombre
Cette voix, de l'ordre de l'éternité, de l'infini, de l'informe, et de l'unité - où le temps, l'espace, la forme et le nombre se perdent respectivement -, n'est pas autre chose que la voix de Dieu. "Chant universel", elle enveloppe le monde dans l'harmonie. La voix, dans le rapport qu'elle entretient avec le sacré, - "hymne", il chant", "cantique", "Verbe", "psaume" -, échappe au langage, suggère l'existence d'un autre type de communication, non plus médiate, mais immédiate:
Tout chante et murmure,
Tout parle à la fois,
(…)
Toutes les haleines
Deviennent des voix ! [66]
Aussi s'agit-il rarement pour la voix de tenir un discours; la plupart du temps elle ne prononce qu'un nom, celui de Dieu, ou celui du poète. La poétique des recueils de Juillet, contre une insuffisance langagière, qui va de pair avec l'insuffisance historique, à dire le sacré, rêve de rejoindre le "mot caché" [67] , essence de tout mot, Verbe:
Psaume immense et sans fin que ne traduiraient pas
Tous les mots fourmillants des langues d’ici-bas,
Et qu'exprime en entier dans un seul mot suprême
Celui qui dit: je prie, et celui qui dit: j'aime! [68]
Cette esthétique pure se signale aussi par un retour aux origines de la poésie: c'est la tradition poétique ancienne, voire antique, qui prend la mesure de la poésie hugolienne - le deuxième cycle des Chants du crépuscule est encadré par Anacréon et Pétrarque; ailleurs se multiplient des évocations de Virgile contre Dante, et la préface des Rayons et Ombres indique la volonté de retrouver l'esprit des tragédies classiques. Mais c'est le XVIème siècle qui a surtout la faveur des recueils de juillet, qui prennent leur source et leur inspiration chez Palestrina [69] ou chez Ronsard:
0 ma charmante,
Ecoute ici
L'amant qui chante
Et pleure aussi!
Thématiquement, mais aussi formellement; Hugo renoue avec la tradition ronsardienne et retourne à l'origine de la poésie des Odes [70] et surtout ici des Amours :
0 les tendres propos et les charmantes choses
Que me disait Aline en la saison des roses! [71]
"La langue a été retrempée à ses origines", déclare Hugo dans Littérature et Philosophie mêlées.: "Au 18ème siècle il avait fallu une langue philosophique, au 19ème il fallait une langue poétique.( ... )II fallait d'abord colorer la langue, il fallait lui faire reprendre du corps et de la saveur; il a donc été bon de la mélanger selon certaines doses avec la langue féconde des vieux mots du 16ème siècle. (.. .) Nous ne pensons pas qu'on ait eu tort de faire infuser Ronsard dans cet idiome affadi par Dorat." L'appel à la chanson est du même ordre, il est à la fois voeu de retour à une poésie orale et enfantine et tentative pour rendre au poème sa dimension de corps sensuel:
Amour de mon coeur,
Coeur de mes amours,
Arbre qu'as-tu fait,
Qu'as-tu fait de la fleur ?
Le rythme, la métrique, la musicalité, s'inscrivent déjà dans l'atmosphère des Chansons des rues et des bois:
L'été, la nuit bleue et profonde
S'accouple au jour limpide et clair;
Le soir est d'or, la plaine est blonde;
On entend des chansons dans l'air. [72]
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Plastique de l'intime: "puissance du petit"
La musicalité de nos recueils s'enrichit de techniques et de références picturales, architecturales, sculpturales, qui élaborent une plastique de l'intime. Pour s'écrire, l'intime a recours aux sensations auditives et visuelles, qui sont liées: la musique est ici inspirée par les sens, là les sensations auditives sont transposées en sensations visuelles [73] . La présence des autres arts musique, peinture, architecture, sculpture - dans les recueils de juillet exprime le voeu hugolien de retrouver pour la poésie une "couleur artiste" qui, constate Sainte-Beuve [74] , animait la "période de 1819-1830( ... ) un sentiment sincère, profond, passionné, qui, pour s'appliquer aux seules choses de l'Art, ( ... ) n'en était que plus sacré. Il y a eu la flamme de l’Art." Renouer avec la communion de la poésie et de l'art - la sphère intime des amis poète et peintre Sainte-Beuve et Louis Boulanger et de la confidente musicienne recrée cette communauté - est une façon de renouer en somme avec le sacerdoce poétique perdu.
A une architecture obsédante de dédales et de spirales la sphère intime tente d'opposer un édifice clos, rassurant et protecteur. Hugo rêve la résurgence d'un art ayant fonction de couronner une "sainte architecture" au milieu du chaos, telle qu'elle se réalisait au XVIème siècle:
Siècle majestueux où la science sombre
De l'antique Dédale agonisait dans l'ombre,
Tandis qu'à l'autre bout de l'horizon confus,
Entre Tasse et Luther, les deux chênes touffus,
Sereine, et blanchissant de sa lumière pure
Ton dôme merveilleux, ô sainte Architecture,
Dans ce ciel, qu'Albert Düre admirait à l'écart,
La Musique montait, cette lune de l'art!
Seul le passage par l'intimité permet d'entrevoir à nouveau dans le crépuscule la promesse d'un édifice saint auréolé de lumière: Canaris, retourné à la vie simple de marin, aperçoit ainsi "un fronton blanc dans les brumes du soir" [75] .
Bâtir un temple pour l'intime, c'est cerner l'espace, délimiter le lieu de ses fondations, s'engager en somme dans une "poétique de l'espace". Celle-ci est caractérisée par la restriction de champ [76] , qui oppose à un principe de dilution une concentration, une condensation compensatoire et apaisante. La phobie de la cité, synonyme d'éclatement et d'anonymat, est conjurée par la vue d"'un tertre vert, circulaire, arrondi" [77] . Si la poésie hugolienne construit un temple, elle refuse le gigantisme et préféré se polariser sur des microstructures: sur une mansarde [78] , "Frais réduit!":
Fille heureuse! autour d'elle ainsi qu'autour d'un temple,
Tout est modeste et doux, tout donne un bon exemple.
L'abeille fait son miel, la fleur rit au ciel bleu,
La tour répand de l'ombre, et, devant la fenêtre,
Sans faute, chaque soir, pour obéir au maître,
L'astre allume humblement sa couronne de feu.
Ces effets de restriction [79] appellent le motif réminiscent du nid, dont le berceau, l'alcôve ou le vallon ne sont que des variations. Le nid, qui vient servir de métaphore à la mansarde [80] , est plus sacré et plus fascinant que l'église elle-même, et le poète préfère à "Tout un monde effrayant comme un rêve entrevu" dans l'église, la petite chambre:
Mais ce n'est pas l'église, ...
(...)
… qui fascine mes yeux;
Non; c'est, tout près, dans l'ombre où l'âme aime à descendre
Cette chambre d'où sort un chant sonore et tendre,
Posée au bord d'un toit comme un oiseau joyeux.
Le nid en effet relève directement du sacré:
Mai dont la robe verte est chaque jour plus ample,
Comme un lévite enfant chargé d'orner le temple,
Suspend aux noirs rameaux, qu'il gonfle en les touchant,
Les fleurs d'où sort l'encens, les nids d'où sort le chant. [81]
Dans un redoublement du thématique par le formel, les Feuilles d'automne placent l'alcôve en leur sein [82] ; ce poème central inaugure en outre le pentasyllabe, comme pour faire à l'enfant un berceau de douceur et de musique, de l'alcôve au baiser maternel qui l'encadrent, en passant par des images de liquidité et de fluidité ondulatoire de l'ordre de l'imaginaire:
Des lacs de délice
Où le poisson glisse,
Où l'onde se plisse
A des roseaux d'or!
Enfin, dans un mouvement circulaire englobant qui rajoute aux propriétés enveloppantes du nid, l'épigraphe est un vers de Delorme: le genre intime, en renvoyant à lui-même, s'affirme et construit sa sphère, qui gravite toujours autour de celle du divin: l'alcôve, "humble autel", est le lieu pour l'enfant d'une rêverie mystique, qui magnifie et rassemble dans un au-delà merveilleux, la famille proche; l'intimité du berceau est une réparation fantasmatique de l'absence et de la mort: les visions oniriques de l'enfant, "Des lys et des roses / Plein le corridor", compensent les images du deuil de "A un voyageur":
Je les ai vus partir. J'ai, faible et plein d'alarmes,
Vu trois fois un drap noir semé de blanches larmes
Tendre ce corridor
L’ « alcôve à tous les vents bien close" [83] , alcôve amoureuse, offre au poète non seulement un refuge provisoire, mais encore lui redonne un nouvel "instinct de confiance au monde" [84] nouveau qu'elle a bâti pour lui. Qu'il s'est bâti lui-même, tant il est vrai, comme le dit Bachelard citant Michelet [85] , que le nid est une "maison construite par le corps, prenant sa forme par l'intérieur, comme une coquille, dans une intimité qui travaille physiquement. C'est le dedans qui impose sa forme.( ... ) Tout y est poussée interne, intimité physiquement dominatrice". Sans être trivial, on peut affirmer que Hugo bâtit, dans une relation intime et proprement physique, érotique, avec Juliette, son propre nid.
Proposant à l'exercice du regard un certain nombre de cadres et substituant au crépuscule "Un horizon fait à souhait pour le plaisir des yeux. " [86] , la restriction fait grand usage du tableau: tableau d'un grand jardin d'Arcadie [87] , haut en couleurs et en saveurs, ou d'Eve nues au milieu d'un pré, autre vision édénique de l'univers:
Là-bas, un gué bruyant dans des eaux poissonneuses
Qui montrent aux passants les jambes des flâneuses; [88]
Le "vallon calme et sombre", concave, propice à la retraite amoureuse, au secret, est plusieurs fois représenté [89] . "Bièvre" offre sans doute le plus beau tableau de nos recueils, tout en nuances - blé d'or, flot clair, mur de craie, toits noirs de suie, ocres des ravins - et organisé en lignes géométriques ou en points de fuite.- carrés de blé d'or, étangs, mur, toits, ravins déchirés par la pluie, aqueduc au loin qui semble un pont de l'air, profondeurs, bleu pavillon, plis d'azur, dais suspendu [90] : le tableau intime hésite et se partage entre le sentiment d'un vague, d'un "je-ne-sais-quoi" qui le caractérise:
Oui, c'est un de ces lieux où notre coeur sent vivre
Quelque chose des cieux qui flotte et qui l'enivre;
Un de ces lieux qu'enfant j'aimais et je rêvais,
Dont la beauté sereine, inépuisable, intime,
Verse à l'âme un oubli sérieux et sublime
De tout ce que la terre et l'homme ont de mauvais!
et qu'exprime bien ici le sfumato:
Des prés, où le faucheur brunit son bras nerveux;
Là, des saules pensifs qui pleurent sur la rive,
Et, comme une baigneuse indolente et naïve,
Laissent tremper dans l'eau le bout de leurs cheveux.
et d'autre part le refus du modelé vaporeux, d'un style doux:
Posée au bord du ciel comme une longue scie,
La ville aux mille toits découpe l'horizon. [91]
L'art pictural [92] des recueils de juillet cultive le goût de la miniature - sensible dans le portail gothique [93] - et du détail - qui culmine dans l'art chinois:
Frais réduit! à travers une claire feuillée
Sa fenêtre petite et comme émerveillée
S'épanouit auprès du gothique portail.
Sa verte jalousie à trois clous accrochée,
Par un bout s'échappant, par l'autre rattachée,
S'ouvre coquettement comme un grand éventail.
Au dehors un beau lys, qu'un prestige environne,
Emplit de sa racine et de sa fleur couronne
-Tout près de la gouttière où dort un chat sournois-
Un vase à forme étrange en porcelaine bleue
Où brille, avec des paons ouvrant leur large queue,
Ce beau pays d'azur que rêvent les Chinois.
La poésie hugolienne s'engage donc dans un processus de recentrement : elle s'engage dans la contemplation; comme Roland Barthes l'écrit dans S/Z, " la contemplation, posture visuelle, tracé arbitraire d'un champ d'observation (le templum des augures) rapporte toute la description au modèle d'un tableau peint." Alors que tout, dans cette époque, se dissout dans l'à-peu-près, la restriction de champ, la concentration plastique que propose la contemplation permet de reprendre prise sur le réel et de lui redonner une intelligibilité. Dans la poésie, tout se rassemble dans un très-près.
Ici l'âme contemple, écoute, adore, aspire,... [94]
De l'oeil au regard: l'intime et l'infini
A partir du fondement de ce credo poétique, Hugo amorce un système de complication de l'intime; par le biais de déplacements, d'investissements nouveaux, il accuse sa dissemblance, par rapport au territoire poétique occupé par un Sainte-Beuve.
L'originalité du traitement de l'intime dans les recueils de Juillet tient à ce qu'il est considéré sous l'angle de dynamiques compensatoires: il est toujours une force double à l'oeuvre, centrifuge et centripète. Ainsi, la part de Napoléon, les cendres dans la tombe de Sainte-Hélène génèrent ce double mouvement; centripète:
Courir vers ton roc solitaire
Comme au vrai centre de la terre,
Toutes les voiles des vaisseaux!
Le tombeau qui contient les cendres est un pôle attractif, vers lequel la poésie aussi converge:
Nous y convierons tout,...
Et nous t'amènerons la jeune poésie
Chantant la jeune liberté!
et centrifuge:
Ton saule sacré dont les feuilles
S'éparpillent dans l'univers [95]
L'intime est à la fois "source où tout s'abreuve" [96] et "mont d'où tout ruisselle!" Cette caractéristique le désigne comme vouloir, auquel Jankélévitch [97] reconnaît aussi cette double dynamique:
... le vouloir purissime ( ... ) exclut à la fois la voluminosité et le principe de la clôture, l'existence spatiale et l'arrondissement de la complaisance; d'une part il est cercle réduit à un point ou sphère concentrée en son centre , presque-rien sans dimensions; d'autre part il est le point-origine d'une extase dont le voulu est la fin, le principe d'une ouverture , qui résiste à la tentation du tournoiement et du recourbement, donc au narcissisme et à l'adoration de soi.
L'étrange formule des Feuilles d'automne:
Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j'adore,
Mit au centre de tout comme un écho sonore! [98]
exprime cette double tension: l'âme recueille les bruits du monde, dont elle est le microcosme - force centripète - mais s'en fait l'écho - force centrifuge. Le sens premier de profondeur est enrichi: "cette profonde peinture du moi" en effet "est peut-être la plus large, la plus générale et la plus universelle qu'un penseur puisse en faire" [99] ; la profondeur n'est plus entendue comme restriction, enfouissement, mais comme extension. Dans la pièce "A un poète" [100] se superpose à une restriction:
C'est là - que ta maison chante, aime, rie ou pleure,
- Qu'il faut vivre, enfouir ton toit, borner tes jours,
une expansion:
Loin de toi, par delà ton horizon vermeil,
Laisse ta poésie aller en plein soleil!
Les deux vers parallèles, qui ouvrent et closent le poème, fixent cette contradiction: "Ami, cache ta vie et répands ton esprit", et "Sois petit comme source et sois grand comme fleuve". Le poète, qui allie l'oeil charnel et celui de la pensée, peut affirmer: "Je contemple l'éternité" - formule à elle seule oxymorique -, "J'aperçois Dieu distinctement". "(Oeil borné, regard infini", tel est la loi de la poésie intime. Les recueils veulent redonner le sentiment de l'idéal que l'époque a perdu dans le crépuscule et le doute; vouloir ce devant-être, ce non-être, implique donc un dépassement de l'intime:
Le mouvement centrifuge du vouloir émane du centre de notre nature, mais il fuit ce centre! En sorte que le pur vouloir ne se réduit pas à je ne sais quelle intimité fantomale cachée dans les profondeurs secrètes de la vie personnelle: l'intériorité qu'il fonde est tangente au monde extérieur, et elle est sinon superficielle, du moins en contact immédiat avec le non-moi social et physique; c'est en ce point en effet que la vie intérieure est le plus proche de l'extériorité, c'est-à-dire proche du présent, de l'autre, et même de la matière. Aussi une volonté entièrement extra versée dans ses tâches est-elle pour ainsi dire vidée de toute vie intime ( ... ) Or, combien plus frappante encore la neutralisation de toute intimité quand l'objet n'est pas une réalité préexistante, mais un devant-être ou un non-être qu'il s'agit de faire être, une chose future, absente, inexistante que nous décidons de poser par effort créateur ! [101]
Cette dialectique de l'intime implique une conception cyclique de l'Histoire, des lois sociales, de la poésie et de la pensée elle-même. L'intime, mécanisme cyclique, ne se fonde pas sur l'exclusion mais sur la réunion: il prend ensemble des dynamiques contradictoires. L'épigraphe à la vingt-et-unième pièce des Feuilles d'automne - "Tout est en harmonie avec moi de ce qui est en harmonie avec toi, ô monde; ( ... ) de toi viennent toutes choses, vers toi vont toutes choses" [102] - met en place les conditions d'une harmonie: l'univers doit être compris comme centre à la fois attractif et rayonnant, et saisi dans sa totalité par ce que H.Meschonnic nommerait une "poétique de la continuité". Citons pour preuve la préface des Rayons et Ombres : "Son oeuvre prise dans sa synthèse, ressemblerait à la terre; des productions de toute sorte, une seule idée première pour toutes les conceptions, des fleurs de toute espèce, une même sève pour toutes les racines."
Cette poétique de la continuité s'inscrit dans une pensée éthique de la continuité sociale, historique, puisque le poète accomplit une sorte de nekuïa: il va rechercher les morts pour les ramener au souvenir; il plonge dans les marges infra-liminaires de la société pour les ramener du "penchant de l'abîme" jusqu'à la dignité. La tension entre dégénérescence et régénérescence ne fait plus obstacle à l'intimité mais en devient une loi. Pour la femme, (CC 14)
Perle avant de tomber et fange après sa chute!
il faut refaire le processus à l'envers:
Cette fange d'ailleurs contient l'eau pure encore
Juliette, en écrivant à Victor, le 13 août 1833, l'encourage à accomplir pour elle ce cheminement
"Si vous avez quelque pitié pour moi, mon cher amour, vous m'aiderez à sortir de cette posture accroupie et humiliante dans laquelle je suis et qui torture mon esprit en même temps que mon corps.
Aidez-moi à me relever, mon bon ange, pour que j'aie foi en vous et en l'avenir.
Je vous en prie , je vous en prie." [103]
Hugo complique encore l'intime en le brouillant: sur des postures traditionnelles, repérables, les recueils de Juillet superposent des configurations imaginaires de l'intime.
La rêverie est la forme de prédilection sous laquelle l'intime aime à se donner [104]
Et je rêve ! Et jamais villes impériales
N’éclipseront ce rêve aux splendeurs idéales.
Gardons l'illusion, elle fuit assez tôt.
Chaque homme, dans son coeur, crée à sa fantaisie
Tout un monde enchanté d'art et de poésie. [105]
Dès que le poète se fait visionnaire, qu'il cherche à voir "dans les choses plus que les choses" mécanisme intimiste, il s'engage sur un terrain glissant et incertain: le dévoilement poétique "j'avais levé le store" - est placé sous le signe du leurre - "leurre", "masque", "le soleil se jouait", "enfants joueurs"; le paysage onirique est flottant, fuyant, engourdissant [106] , et la métrique instable. La rêverie passe d'une restriction - "en cercle" - à une propagation - "immense foule"- , du nommable - les amis cités dans les poèmes précédents - à l'innommable - "Foule sans nom!". La rêverie intime. connaît une dégradation nui est en fait une, expansion pour finalement englober immensité et éternité. et célébrer le- retrouvailles du poète avec le Grand Tout- "j'embrassais tout" "Tout parlait à la fois",
Tout dans mon esprit sombre allait. marchait. vivait ! [107]
L'intime se nie et se défait: à l'architecturation rassurante que proposait l'intimité se substitue une architecturation seconde, énorme, paradoxale, puisqu'elle est à la fois construite, avec présence de "couches archéologiques", et informe. L'empilement donne certes le sentiment d'une appréhension totale, mais cette euphorie de l'omniscience ne dure qu'un temps: la mise en perspective (préface des Rayons et Ombres:) redevient bientôt chaos terrifiant. rêve "hideux". L'intime balance entre deux pôles, celui, euphorique, de la rêverie idyllique, et l'autre, disphorique, des visions cauchemardesques: à la rêverie tranquille dans des bois accueillants [108] succède le cauchemar, placé sous le signe de la forêt monstrueuse et de Dürer.
Le pittoresque, fondamental dans l'esthétique intimiste, se dissout dans la comparaison: "la vallée est comme un beau rêve", le cadre se rompt pour laisser place à l'horizon:
Et dans ce charmant paysage
Où l'esprit flotte, où l'oeil s'enfuit, [109]
L'intime déborde, jusqu'au paroxysme:
Soudain il s'en revint avec un cri terrible,
Ébloui, haletant, stupide, épouvanté,
Car il avait au fond trouvé l'éternité.
L'intime refuse la poésie événementielle: dans la rêverie, espace du flottant, qui fonctionne sur un autre régime spatio-temporel, "on ne s'informe plus" de "La lave des événements"' [110] . La propriété de l'événement est renversée, et il ne semble produire, paradoxalement, que de l'évanescent, et non du solide. L'espace intime, dans la mesure où il ne se confine pas à être le lieu de la certitude rassurante, mais où il intègre aussi le fugitif, l'insaisissable, voire le "vanus", devient espace de liberté.
L'intime échappe par conséquent au mouvement unilatéral, à la direction univoque, et se conçoit au contraire comme un voyage, qui implique détours, points de fuite, chemins de traverses, échappées, et ne signifie plus voie sacerdotale mais liberté. "Les poètes profonds"
Comme le haut Etna, flamboyant et fécond,
Ils ont la lave au coeur et l'épi sur le front!
L'errance devient donc le corrélatif de l'intimité; c'est aussi pourquoi celle-ci s'accommode si bien de la rêverie, libre en elle de se livrer à "mille errantes pensées / De sentiers en sentiers en marchant dispersées" [111] . Quand bien même cette errance est risquée, et peut conduire à l'épouvante, elle évite à l'intimité l'écueil de la claustration et de l'enfermernent; on le voit clairement dans la 16ème pièce des Feuilles d'automne: à l'univers du rassurant, où un sens est donné - "le sentier", "le chemin" -, l'univers de la décomposition, de la dispersion, du flottant est finalement préféré. Le "cercle aride et borné" que risque de constituer l'intimité trouve son écho renversé dans la libre course à travers la plaine et les forêts. La loi du hasard - un hasard toutefois maîtrisé, dans lequel on a confiance: "Qui l'égare au hasard et toujours la ramène" - se substitue à celle de la clôture. La rêverie ouvre, en éclatant les limites, en effaçant les bornes, un monde nouveau de liberté créatrice. L'incipit du poème "Quand le livre où s'endort..." est significatif et laisse entrevoir le lien qui s'installe entre liber et liberté.
Après la bataille d'Hernani et la douloureuse expérience de la censure, la poésie se charge, en choisissant l'intime, de rouvrir une liberté pour l'écriture, et a encore ceci en commun avec la rêverie: on sait le rôle dans le rêve du phénomène de condensation [112] , de même l'intime, grâce à des scénarios complexes et compensatoires qui favorisent et figurent une accumulation d'énergies, déjoue la censure, en refusant le refoulement d'éléments que la société, la morale, la littérature ne tolèrent pas.
* * *
Dans les plis du lyrisme: de l'intime à l'histoire
Cette série de déplacements, de dépassements, autorise à la poésie de l'intime de nouveaux investissements.
A la faveur de l'espace de liberté ouvert par une dynamisation, le genre intime, de clôture, protection, devient audace. En premier lieu une audace proprement littéraire: Le recueil des Feuilles d'automnes est réellement inattendu et nouveau au moment où il pareil: "un volume de véritable poésie, qui [apparaît] dans un moment où il y a tant de prose dans les esprits, et à cause de cette prose même". Cette audace trouve une autre forme d'expression dans la lutte contre la censure: le poète des recueils de Juillet plaide devant Charles X, le 8 août 1829, la cause de Marion de Lorme . Inscrire dans les recueils de l'intimité - à travers la deuxième pièce des Rayons et les Ombres - cette "grave question d'art et de liberté" [113] c'est tendre l'intime vers la lutte, en l'occurrence la lutte contre le "bagne censorial" [114] . Sans être vraiment un coup d'état littéraire, les recueils de Juillet mettent en perspective le "premier coup politique" porté par Hugo "dans cette guerre à mort qui recommence contre les idées." [115] . La poésie intimiste, inactuelle, est héroïque "Et c'est pour cela même qu'elle est plus belle et plus forte, risquée au milieu des orages politiques. Quand on sent la poésie d'une certaine façon, on l'aime mieux habitant dans la montagne et la ruine, planant sur l'avalanche, bâtissant son aire dans la tempête, qu'en fuite vers un perpétuel printemps. On l'aime mieux aigle qu'hirondelle." [116] La muse a des ailes qui la portent au-devant et contre les vents dominants de l'histoire:. "musa ales".
Cette conscience produit - une seule fois dans la tétralogie - une formule plus qu'audacieuse, risquée, violemment engagée: "Je hais l'oppression d'une haine profonde" [117] : Les derniers vers des Feuilles d'automne préparent le poète des Châtiments:
Oh! la muse se doit aux peuples sans défense.
J'oublie alors l'amour, la famille, l'enfance,
Et les molles chansons, et le loisir serein,
Et j'ajoute à ma lyre une corde d'airain!
Cette unique formule assertive pose l'existence d'un sujet qui dit "je", puissant, tonique, unifié, et qui ne dit pas seulement sa conscience mais agit, s'engage - dans la lutte contre la pauvreté contre l'injustice, sur la question du massacre polonais.
La poésie intimiste de nos recueils fait étrangement résonner le mot révolution: elles ont en commun le double mouvement, en effet les forces révolutionnaires se concentrent d'abord en une "grande révolution centrale dont le cratère est Paris", puis se divisent et s'étendent en "ramifications" [118] : C'est au nom de l'enfant que le poète choisit de demander grâce pour Armand Barbès, dans la pièce "Au roi Louis-Philippe, après l'arrêt de mort prononcé le 12juillet 1839" [119] : au nom de la tombe - celle de la fille morte de Louis-Philippe - et du berceau - celui du nouveau-né du duc d'Orléans. Grâce à l'intervention de Hugo, soutenu par le duc et la duchesse d'Orléans, Barbès est gracié: la poésie tisse des liens inédits entre intimité et combat révolutionnaire.
Mais le côté héroïque du poète est toujours corrigé, et la petitesse est promue par l'intime au rang de la plus grande force et de la plus grande vertu; le parcours de Canaris, héros grec revenu à la simple vie de marin, est exemplaire. Si la poésie des recueils de Juillet constitue une forme d'héroïsme, c'est en passant par l'anodin, l'humble; si elle est poétique de la continuité, c'est par le biais d'une discontinuité: c'est ce qui fait dire à Pierre Reboul, dans son article de la revue "Intime, Intimité, Intimisme":
L'intime est un message, certes, mais sans contenu (…) Nul ne peut dire l'indicible: on donne le sentiment qu'il y a, au-delà du dit ou à travers le dit, de l'indicible.
C'est pourquoi l'intime exige la discontinuité, les vides et les silences; pourquoi le poème s'institue en marges blanches; pourquoi, selon le mot de Hello, l'oeuvre géniale est une ébauche.
Le poète, le penseur, n'écrivent-ils pas aussi dans la marge, y renvoyant du même coup le sens et l'acte créateur?
Écrivent en marge
Nous sommes venus! [120]
A ce que Jankélévitch nommerait le "vouloir vouloir" - qui selon lui recule "à l'infini dans l'avenir l'échéance de la décision, et par conséquent de l'exécution, fabrique du temps grâce à ses manoeuvres et prétextes dilatoires"-, la poésie hugolienne substitue un "vouloir tout court", qui refuse le délai et est un retour à l'immédiat. Ces deux formes de vouloir sont en effet sensibles dans les recueils de Juillet: un vouloir "historique" d'une part, lié à l'avenir donc principe de temporisation; un "vouloir tout court" d'autre part, qui est un retour à l'immédiat et qu'on peut appeler désir, forme de vouloir qui se lit dans le rapport du sujet parlant à la femme et à l'érotisme, mais aussi à la prière et à la contemplation.
0 muse, contiens-toi! muse aux hymnes d'airain! [121]
Considérer la question de la pensée sous l'angle de sa petitesse, de la restriction, de l'immédiat, est, de la part de Victor Hugo, un véritable tour de force: une pensée faible est renversée en idée scandaleusement positive.
"Tout colosse a des pieds de sable" [122] .
Que devient le je lyrique? M.Molho dit de l'écriture intimiste qu'elle est une tentative de se donner une forme afin de se voir; dans le cas des recueils qui nous intéressent, l'écriture ne permet pas de créer une image stable et constituée du sujet; elle ne laisse pas vociférer de Ego Hugo, mais fait vibrer à l'infini un écho Hugo, "écho triste" ou "écho sonore". La préface des Chants du crépuscule donnait déjà l'indice d'un éclatement de l'identité: "L'auteur est fort loin de croire que toutes les parties de [ce livre] en particulier puissent jamais être considérées comme matériaux positifs pour l'histoire d'un coeur humain quelconque. Il y a dans ce volume beaucoup de choses rêvées." Mais c'est surtout le poème des Voix intérieures, "A Olympio", qui met en évidence les multiples configurations imaginaires de l'identité hugolienne. Le poème est lui-même victime de toute une série de remaniements, de retours, qui sont des indices de la difficulté à fixer l'intimité. Dans un fragment relié au manuscrit des Voix intérieures [123] , Hugo explique les raisons qui l'amènent à choisir un pseudonyme: "Les Contemplations d'Olympio. Préface.... Il vient une certaine heure dans la vie où, l'horizon s'agrandissant sans cesse, un homme se sent trop petit pour continuer à parler en son nom. Il crée alors, poète, philosophe ou penseur, une figure dans laquelle il se personnifie et s'incarne. C'est encore l'homme, mais ce n'est plus le moi." Et dans les années de l'exil, Hugo précise: "Mon moi se décompose en: Olympio: la lyre - Herman: l'amour - Maglia: le rire - Hierro: le combat." C'est l'aboutissement d'une dilution, ou plutôt d'une démultiplication du moi:
Tous ceux qui de tes jours orageux et sublimes
S'approchent avec effroi
Reviennent en disant qu'ils ont vu des abîmes
En se penchant sur toi!
Mais l'intériorité est aussi éclatée volontairement pour être rattachée à l'universel. A propos de "Passé" [124] , P.Albouy note une distinction entre le poème inspirateur de Nerval et celui de Hugo: chez Nerval, écrit-il, "tout se passe à l'intérieur de l'âme du poète". "Chez Hugo, tout, au contraire, est extérieur, objectif. ( ... ) cette chose vue [le château] permet de reconstituer le passé, auquel le poète ne fait adhérer sa vie intime que par la médiation de ce qu'il y a de plus objectif et de plus général, l'éternité humaine ( ... ) Loin donc d'absorber le temps historique dans un temps subjectif, dans la durée quasi éternelle du moi que livre la mémoire de Nerval, Hugo dépasse son histoire, rattache ses amours avec Juliette à d'autres amours, et ses moments uniques à une durée quasi éternelle de l'humanité. "
A travailler "dans les plis", l'intimité que dessinent les recueils de Juillet met en péril l'anthropologie: le cogito cartésien devient défaillant dès lors que l'intime remet en question toute pensée, et brouille, voire efface, l'ego. Hugo met en doute dans le domaine de l'anthropologie ce qui était évident, la catégorie du moi. L'intime n'autorise pas à se légitimer soi-même, mais ouvre la question de la pensée par un geste d'inintelligibilité. Le sujet ne parvient à se maintenir que dans la foi, la croyance: l'intimisme repose sur quelque chose qui est extérieur, voire étranger à la pensée, la croyance individuelle. En tant que retour à l'originel, l'intime ramène aussi la pensée à son origine inavouable: la croyance qui la fonde.
Le but du poète-philosophe, "esprit", est de faire de son oeuvre "la grande épopée mystérieuse dont nous avons tous chacun un chant en nous-mêmes, dont Milton a écrit le prologue et Byron l'épilogue: le Poème de l'Homme. " L'oeuvre a donc une visée ontologique et totalisante, mais jamais totalitaire. Le culte de l'intériorité - triple culte: celui de la conscience comme Juvénal, de la pensée comme Dante, de la nature en tant que "créature intellectuelle" comme Saint-Augustin [125] - fait tendre vers le "Poème de l'Homme", c'est-à-dire vers la Légende des siècles et, plus encore, vers Dieu, pose pour nos recueil une visée ontologique comme élément de cohérence. Écrire le poème de l'Homme à partir de l'intimité, c'est concilier un voeu de totalité et le refus du totalitarisme: c'est écrire une histoire naturelle de l'Homme, c'est-à-dire une anthropologie, sans tomber dans l'anthropocentrisme; c'est aimer se poster au carrefour parce qu'il est à la fois le pôle où sont venues converger toutes les forces et le point de départ de toutes les aventures possibles. "Savoir, penser, rêver. Tout est là.", écrit P. Albouy. "L'humanité est le rendez-vous des grandes forces, le point d'optique où se concentrent les rayons et les ombres". "De là, cette ambition de l'oeuvre totale dont Hugo approchera avec l'épopée de Dieu - inachevée - et, à un moindre degré, La Légende des siècles et le roman des Misérables." L'intimité assure le passage incessant de la phénoménologie à l'anthropologie [126] :
L'homme végète auprès de la chose qui vit! [127]
Ce passage procure la jouissance de l'intimité, qui suppose, explique Daniel Madélénat, "coprésence, consonance et respect mutuel d'un sujet et d'un objet: le "moi-oeil", 1 ... écho sonore" du poète sont les lieux de rencontre et de confluence harmonieuses entre le subjectif et l'objectif. " [128]
* * *
L'intime déploie dans les recueils de Juillet un parcours ternaire: l'intimité du foyer, organisée autour de l'épouse et des enfants, est déchirée par la passion pour Juliette, et cette révolution privée est appliquée au champ de l'action politique et à l'Histoire. C'est l'espace exigu de l'intime, genre "mineur", qui, diraient Deleuze et Guattari [129] , le "branche directement sur la politique" Echappée à la complaisance et au piège du narcissisme et de l'idolâtrie, la poésie de l'intimité tend vers une extase qui a pour fin la jouissance de la Liberté. En 1834, dans son essai Sur Mirabeau , Hugo demande: "La révolution française a ouvert pour toutes les théories sociales un livre immense, une sorte de grand testament... Le livre est là, la plume est là. Qui osera écrire?" Les recueils de Juillet ne sont pas écrits sur ce livre; ils constituent plutôt pour lui une annexe, à placer en regard; écrits presque dans une autre langue, ils font la démonstration que quelques pages jetées comme "une fleur dans un torrent", quelque "pauvres vers désintéressés", sont les premiers du Poème de l'Homme.
[1] Les Chants du crépuscule, 26 (noté C.C., 26)
[2] Les Voix intérieures, 2 (noté V.I., 2)
[3] V.I., 2: nul groupe populaire, nul temple, nul glas, nulle réaction de la presse.
[4] Les Rayons et les ombres, l3 (noté R.O., l3)
[5] C.C., préface
[6] C.C., prélude
[7] R.O., 35
[8] Les Feuilles d'automne, l2 (noté F.A., l2)
[9] Hugo écrit, dans son essai sur Mirabeau, que celui-ci "ne rencontre dans la vie que deux choses qui le traitent bien et qui l'aiment, deux choses irrégulières et révoltées contre l'ordre, une maîtresse et une révolution." "La première partie de la vie de Mirabeau est remplie par Sophie, la seconde par la révolution. Un orage domestique, puis un orage politique, voilà Mirabeau."
[10] RO, 35: C'est ainsi qu'esprit. forme ombre. lumière et flamme, L'me du monde entier s'épancha dans son km!
[11] C.C., 5
[12] C.C., prélude: "Étrange chanson que chante sans flambeau..."
[13] C.C., 26
[14] R.O., 5
[15] C.C., 26
[16] ibid.
[17] F.A., 11
[18] F.A., 14
[19] V.I., 30
[20] ibid.
[21] V.I., 4
[22] ibid.
[23] F.A., 14
[24] R.O., 34
[25] C.C., 12
[26] C.C., 28
[27] F.A., 11
[28] F.A., 37
[29] Odes, préface de l'édition de 1822.
[30] cités par Jean Gaudon. De même, la voix d'en-haut dicte au poète, RO, 35:
Ecoute la nature aux vagues entretiens.
Entends sous chaque objet sourdre la parabole.
Sous l'être universel voit l'éternel symbole
[31] Rhin, p.381; il s'agit de renouer avec "Tous ces objets pensifs" (R.O., 19) qui enveloppaient, aux Feuillantines, l'enfant dans l'harmonie.RO, 28: à l'alchimie divine
Où filtre et se répand sur la terre, vase énorme…
correspond l'alchimie poétique: RO, 44:
C'est d'être un alchimiste alimentant la flamme
Sous ce sombre alambic que tu nommes ton âme,
Et de faire passer pu ce creuset de feu
La nature et le monde, et d'en extraire Dieu!
[32] 1824, compte-rendu d'Eloa .
[33] F.A., préface
[34] Littérature et philosophie mêlées , p.40
[35] F.A., 30
[36] C.C. , 1
[37] C.C., 17
[38] C.C., 12: "Et puis, ce fut toujours un instinct de mon âme"...
[39] RO, 26 et RO, 35
[40] Intime, intimité, intimisme
[41] F.A., 19
[42] O sommeil du berceau prière de l'enfance!
Voix qui toujours caresse et qui jamais n'offense!
Douce religion, qui s'égaie et qui rit !
Prélude du concert de ta nuit solennelle!
Ainsi que l'oiseau met sa tête sous son aile,
L'enfant dans la prière endort son jeune esprit !
[43] ibid.
[44] F.A., 32
[45] V. I., 5
[46] V.I, 11
[47] F.A., 31
[48] F.A., 24
[49] F.A., 2
[50] C.C., 19 et VI, 7
[51] V. I, 7
[52] F.A., 23
[53] V. I., 9
[54] F.A., 23
[55] R.O., 26
[56] ibid. Dans L'Intimisme, D.Madélénat souligne que "l'élan de l'intimisation vise un lieu ultime: l'anima mundi, Dieu caché et ineffable."
[57] R.O., 1
[58] comme la dernière strophe de Odes et Ballades, II, 1
[59] R.O., 20.
[60] R.O., préface
[61] ibid.
[62] R.O., 34
[63] R.O., 21
[64] F.A., préface
[65] F.A., 5
[66] C.C., 20
[67] R.O., 26
[68] C.C., 32
[69] R.O., 35
[70] On pense en particulier à la veine de plus en plus horacienne, puis anacréontique, des 4ème et 5èrne livres des Odes.
[71] F.A., 26.
[72] V.I., 5
[73] R.O., 35
[74] Cité par Paul Bénichou, Le Sacre de l'écrivain: Sainte-Beuve parle aussi, dans les pensées de Delorme , de la "couleur intime", secret des grands poètes comme des grands peintres, qui "font saillir ce je ne sais quoi par une idéalisation admirable."
[75] C.C., 8
[76] Jean Gaudon explique que Hugo se réfugie, en 1830, "dans un chant plus intime et plus désintéressé. Les simples joies de la famille remplacent les envolées cosmiques et les batailles imaginaires."
[77] F. A., 2.
[78] R.O., 4
[79] Restriction "gullivérisante", dirait Bachelard, qui privilégie la "puissance du petit".
[80] R.O., 4
[81] C.C., 11
[82] F.A., 20
[83] C.C., 18
[84] Bachelard, La Poétique de l'espace : "En sa contemplation du nid, le philosophe se tranquillise en poursuivant une méditation de son être dans l'être tranquille du monde."
[85] ibid.; Bachelard cite L'oiseau : "La maison, c'est la personne même,( ... ) je dirai sa souffrance. Le résultat n'est obtenu que par la pression constamment répétée de la poitrine. Pas un de ces brins d'herbe qui, pour prendre et garder la courbe, n'ait été mille fois poussé du sein, du coeur, certainement avec trouble de la respiration, avec palpitation."
[86] FA, 34
[87] F.A., 9
[88] F.A., 34
[89] C.C., 24
[90] F.A., 34
[91] F.A., 35, 2ème partie
[92] Sainte-Beuve dans Pensées de Joseph Delorme , à propos de Madame de Staël et de ses disciples: "ils n'ont pas exécuté d'oeuvre; L'Exegi monumentum n'a pas été leur devise; ils ont improvisé en causant; ils n'ont pas achevé de tableau, ni sculpté en marbre."
[93] Notre-Dame de Paris , V,2: quand le soleil du moyen-âge est tout à fait couché, quand le génie gothique s'est à jamais éteint à l'horizon de l'art, l'architecture va se ternissant, se décolorant, s'effaçant de plus en plus."
[94] F.A., 34
[95] C.C., 2
[96] C.C., 20
[97] Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, "la volonté de vouloir"; c'est moi qui souligne
[98] F.A., 1
[99] R.O., préface
[100] R.O., 21
[101] Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, "la volonté de vouloir".
[102] Marc-Aurèle, Pensées, IV, 22
[103] je souligne
[104] Pensées de Joseph Delorme : "S'il m'avait été donné d'organiser ma vie à mon plaisir, j'aurais voulu qu'elle pût avoir pour devise: L'art dans la rêverie et la rêverie dans l'art."
[105] F.A., 27
[106] F A 29:
Je me laissais aller à ces trois harmonies
Printemps, matin, enfance, en ma retraite unies;
La Seine, ainsi que moi, laissait son flot vermeil
Suivre nonchalamment la pente, et le soleil
Faisait évaporer à la fois sur les grèves
L'eau du fleuve en brouillards et ma pensée en rêves !
[107] Bachelard, p,177, évoque les pages consacrées à Wagner par Baudelaire: [elles] "nous font bien sentir la dilatation progressive de la rêverie jusqu'au point suprême où l'immensité née intimement dissout et absorbe en quelque manière le monde sensible." "Cette immensité est une conquête de l'intimité - La grandeur progresse dans le monde à mesure que l'intimité s'approfondit".
[112] Dictionnaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, P.U.F., Paris 1973
[113] Sainte-Beuve, Oeuvres complètes de V.Hugo, t.3 p. 1406-1407
[114] ibid., p. 1410, de la main de Hugo
[115] ibid. p. 1408-1410, le Globe
[116] Préface aux F.A.
[117] F.A., 40
[118] F.A., préface
[119] R.O., 3
[120] C,C., 20
[121] V. I., 32
[122] V.I., 2, 7ème partie
[123] Fragment que Journet et Robert datent de 1840-1845
[124] V.I., 16
[125] Préface de 1840
[126] Même s'il faut, rappelle Saint-Martin par la bouche d'A. Faivre, "expliquer les choses par l'homme, et non pas l'homme par les choses", Hugo aime trouver chez La Fontaine cette "étrange philosophie qui sort des choses pour aller aux hommes" -Post-scriptum de ma vie
[127] R.O., 44
[128] in L'Intimisme
[129] Kafka, pour une littérature mineure , Minuit, 1975.