Véronique Dufief : Indicible, ineffable, innommable dans La Fin de Satan : quelques remarques à propos du "je ne sais quoi"

Communication au Groupe Hugo du 11 décembre 1993
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La Fin de Satan1 pose en termes épiques une question métaphysique concernant l'existence du mal dans le monde. Si l'on prête attention au titre de l'œuvre, la polysémie du mot FIN renvoie :

- à un ordre LOGIQUE, évoquant le but, la destination,

- et à un ordre CHRONOLOGIQUE, temporel. Le mot est alors synonyme de terme, d'achèvement.

Deux démarches semblent ainsi associées :

- l'une, TÉLÉOLOGIQUE, propose une interrogation sur la finalité du mal dans le monde, sa raison d'être,

- l'autre, ESCHATOLOGIQUE, invite le lecteur à se représenter un univers d'où le mal aurait été éradiqué, conformément à la conception qui assigne à l'homme la tâche de supprimer totalement le mal.

Autrement dit, le mal est ce dont, par définition, tout le monde s'accorde à déplorer l'existence. Mais imaginons un instant un univers où le mal n'existe plus, deux questions se posent alors :

- la première relève de l'éthique : en sort-il un bien un plus grand bien ?

- la seconde est de nature proprement philosophique un tel monde est-il même concevable ?

 

C'est à cette double question que s'attèle Hugo, s'engageant ainsi sur la voie du paradoxe. Désirer que le mal soit - fiat nox - est injustifiable a priori. A la considérer sous l'angle moral ou idéologique qui pourrait être, à première vue, l'angle d'attaque choisi par l'auteur, l'entreprise tient de la gageure. Il nous semble donc que la question mérite d'être renversée. Si le mal peut intéresser le poète, c'est d'abord parce qu'il concrétise à l'extrême la difficulté soulevée par la création poétique : donner un nom à l'informe. Nommer l'innommable apparaît, dans une telle perspective, comme l'allure particulière que prend, dans la Fin de Satan, le souci poétique de dire l'indicible, s'identifiant ainsi avec l'interrogation philosophique sur la fin du mal dans l'univers. C'est ce point délicat que je voudrais aborder ici, en m'attachant, dans cette œuvre, à l'étude très circonscrite du Je ne sais quoi.

 

En guise de préambule, une mise au point de vocabulaire s'impose. Nous disposons, en français, de plusieurs mots pour désigner les frontières du langage.

INDICIBLE est le plus neutre, quoique légèrement orienté en un sens positif. On parle de joie ou de charme indicibles.

INNOMMABLE relève, lui, d'un registre foncièrement péjoratif. Il renvoie à ce qui est trop vil, trop ignoble pour être désigné. Il est synonyme de BAS, VIL, et a trait au tabou concernant Satan.

INEFFABLE, aux antipodes, est très nettement positif. Extraordinaire, indescriptible, sublime, tels sont les termes qui peuvent gloser cet adjectif. Spécialement, il concerne Dieu, qu'on désignera à l'aide de la périphrase "d'Etre ineffable", et les mystères de la religion.

Dans notre perspective, INDICIBLE se situe à mi-chemin entre Satan et Dieu. Le je ne sais quoi serait-il un moyen-limite de résoudre les antinomies ? Cette question nous permet d'envisager la locution qui retient ici notre attention, comme l'une des charnières grâce auxquelles l'auteur lie en une indissociable réalité création poétique et travail moral : création de soi - sagesse - par delà le bien et le mal.

 

"On ne sait quoi" est un modalisateur cher à Hugo. Les nombreux exemples relevés dans 93, et leur pertinence du point de vue qui nous intéresse suffisent à exclure l'hypothèse de la cheville dans le cas d'un texte en vers. La douzaine d'emplois relevés de cette expression et de ses variantes se partage, dans la Fin de Satan, entre le poète et Satan et marque la communauté de préoccupations propre à ces deux acteurs de l'épopée.

Premier constat, c'est toujours dans un contexte de destruction, ou à tout le moins de violente métamorphose qu'apparaît ce modalisateur. La destruction est due :

- tantôt à l'action des éléments naturels, déluge (p. 5)2, éclair (p. 132), hiver (p. 134)

- tantôt à l'attitude des hommes, à l'égard du Christ notamment, lorsqu'ils lui préfèrent Barabbas (p. 94), ou le harcèlent au calvaire (P. 100).

Dans certains cas, la destruction prend la forme d'une menace de mort, qu'on voie celle-ci concrétisée par le madrier de Psyphax, reste du javelot de Nemrod qui servira à confectionner la croix du Christ (p. 65), ou par l'allégorie de la louve dont use Satan lui-même pour décrire la nature des tortures qu'il subit (p. 128).

Dans d'autres, la destruction équivaut en fait à une dénaturation des êtres (Barabbas entrant en transes, p. 98 ou Satan impuissant à dormir, p. 125) ou des réalités (dégradation des mythes bibliques pris à contre-sens, p. 103).

Le on ne sait quoi apparaît donc d'abord comme une marque d'étonnement face à l'origine du mal. Les innocents badauds qui, chez Anne, "entouraient" le Christ de leur curiosité au moment de son jugement sont tôt passés de simples témoins au statut d'acteurs beaucoup plus malfaisants. Retenons les traits carnassiers du sadisme qui s'exerce sur Jésus au calvaire, nous aurons à en reparler :

 

Il va, montrant son dos rouge de coups de corde,

Hué par l'aboiement et mordu par les crocs

D'on ne sait quel vil peuple, envieux des bourreaux ; (p. 100)

 

C'est l'histoire de cette violence et de son mystère que s'attache à reconstituer l'épopée :

 

Ainsi sur ce troupeau frémissant, immobile,

Lugubre et stupéfait, qu'on nomme Humanité,

Tombent, du fond de l'ombre et de l'éternité,

On ne sait quels lambeaux de chimère et d'histoire

Et de songe, où l'enfer mêle sa lueur noire. (p. 103)

 

Presque de soi-même s'établit donc le lien entre ce travail de délitescence et l'action insidieuse de Lilith ou de son père. A ses différentes marques, on reconnaît le véritable auteur du mal - que ce dernier signe d'un aveu :

 

Je serai si hideux que toutes les prunelles

Auront je ne sais quoi de sombre ; et les méchants

Et les pervers croîtront comme l'herbe des champs. (p. 119)

 

ou que le poète opte pour l'allusion explicite. C'est le cas lorsque le peuple juge bon de préférer Barabbas à Jésus. Un acquiescement satanique typique trahit aussitôt la pernicieuse inspiration subie par les hommes :

 

.../ Alors, au-dessous de leur pas,

Ils crurent tous entendre on ne sait quel tonnerre

Rouler... - C'était quelqu'un qui riait sous la terre. (p. 94)

 

Autre sous-entendu introduit par le on ne sait quoi, celui qui concerne le madrier de Psyphax :

 

Lourd, vaste, et comme empreint de cinq doigts monstrueux

On voyait au gros bout, renflement tortueux,

On ne sait quelle tache épouvantable et sombre,

Et l'on eût dit du sang élargi dans de l'ombre. (p. 65)

 

Nemrod, qu'on reconnaît à la trace indélébile laissée par sa main assassine sur le manche du glaive, transmet aux hommes l'héritage de Satan grâce à cet instrument qui va servir à la torture du Christ, après avoir cherché à atteindre Dieu.

Dans tous les cas, l'origine de ces faits et gestes est difficile à déceler pour l'homme. Elle lui reste mystère. Noirceur, cynisme, souillure, autant d'attributs traditionnels du malin. Encore faut-il remarquer que dans ces exemples, avec l'opacification du regard, l'assourdissement de l'ouïe et l'agrandissement d'une plaie3, Hugo propose une représentation du mal plus fine qu'il n'y paraît au premier abord.

Le mal n'est pas seulement celui qu'on fait ou celui qu'on subit. C'est, à la jointure des deux, un état paradoxal de douleur inconsciente que caractérise bien le sang récidiviste : il s'agit, en d'autres termes, de la souffrance qu'on subit sans la percevoir quand on fait le mal (d'où, dans les exemples cités, la dégradation de l'ouïe et de la vue). S'il y a un mystère lié au mal, c'est d'abord là qu'il faut le chercher : il y a quelque chose d'aveugle et d'aveuglant à commettre le mal, la conscience de soi en est altérée. Face à la souffrance d'être englué dans le mystère, le non-dit, on saisit le rôle pédagogique joué par le poète qui donne à percevoir ("on voyait", "entendre") par le sens imaginaire ce qui reste indéchiffrable à la conscience.

Qu'y a-t-il donc de commun - parenté que cristallise le je ne sais quoi - entre les manifestations psychiques de la présence du mal et le chaos, limitrophe des intuitions du verbe qui intéressent usuellement le poète ?

D'abord certainement, la peur ou l'angoisse qui accompagnent le sentiment de l'indéfinissable. De nombreux termes y insistent : effrayant (pp. 98 ou 132), épouvantable (p. 65), frémissant (p. 103), horreur (p. 134).

C'est que le Beau n'est pas la petite catégorie étriquée qu'on croit, limitée aux sentiments civilisés d'une esthétique de salon. Quand bien même, plus fort en gueule et tapageur, on l'accoutrerait en curiosité foraine sur le champ de foire limité par la modernité du moment, on ne déplacerait pas vraiment la difficulté. Pour comprendre la nature d'une chose, nous dit Hugo, cherchez son contraire. A forma, la beauté, il n'oppose pas le laid, on commence à le savoir, mais l'informe, et l'informe, on le saisit de suite, ne se limite pas à l'esthétique, mais renvoie au mystère et à la profonde détresse métaphysique de ce qui nous échappe. Hugo rappelle la présence en nous d'un sens intuitif, apte à se tenir à la lisière du chaos, à ordonner celui-ci en images, selon une appréhension du réel qui ne doit rien à la rationalité, et qui ne se peut réduire cependant à ce faux contraire de la raison qui serait l'irrationalité.

Un des moyens d'expression privilégiés de ce sens intuitif est le paradoxe, comme dans cet exemple, où il est question de l'Eclair

 

Tout à coup, dans un angle informe de l'azur,

Elle vit l'écurie énorme des nuées.

On entendait sonner des chaînes dénouées,

Et rouler on ne sait quels effrayants essieux ; (p. 132)

 

Gageure spatiale d'abord : situer un lieu non localisable, ce foyer de Vucain où se forgent les images. Plurivocité des symboles ensuite : l'Eclair, ange au service d'Adonaï, a foudroyé Satan, et comme le Nemrod qui voulait toucher Dieu, il dispose d'un char. Mêmes images, effets contraires ? Ou même vérité paradoxale ?

L'Eclair n'est pas le seul personnage interrogé par Liberté en quête de son père. L'Hiver se trouve aussi sur son chemin. L'un et l'autre sont à la lisière du monde où gît Satan. L'un et l'autre évoquent cet espace a priori inquiétant ménagé dans nos représentations coutumières par la brèche de l'indicible :

 

La glace sous ses pieds lentement se fendit.

Une crevasse étrange apparut ; ouverture

D'on ne sait quelle horreur qui n'est plus la nature (p. 134)

 

L'allégorie le dit clairement, Liberté ne peut avoir d'autre interlocuteurs que troublants pour rétablir sa filiation avec Satan, et redonner à celui-ci l'identité qu'il a risquée dans le vertige de l'amorphe. L'autre fille de Satan, Lilith, n'est-elle pas, comme l'éclair et l'hiver, la figuration d'un état irreprésentable de la psyché, qui n'est ni un lieu, ni un moment, mais se définit exclusivement comme frange, lisière, "limbes" dirait la théologie catholique :

 

Elle passait, tournait, descendait, remontait,

Prenant on ne sait quels plis informes pour guides,

Blême aux endroits obscurs, noire aux endroits livides. (p. 135)

 

Déroute, l'informe peut devenir repère. Et si l'image, au sens visuel du terme, ne peut l'apprivoiser, le rythme prend le relais :

 

L'abîme s'effaçait. Rien n'avait plus de forme.

L'obscurité semblait gonfler sa vague énorme.

C'était on ne sait quoi de submergé ; c'était

Ce qui n'est plus, ce qui s'en va, ce qui se tait ; (p. 5)

 

En deçà de l'image, c'est la métrique qui sert d'amorce pour évoquer l'absence de contours. La régularité du trimètre parle paisiblement d'une perte, le contre-rejet de présentation met en relief le présentatif "c'est", qui ouvre et clôt le vers, comme si l'acte de désigner, fût-ce le rien, contenait en lui-même sa propre fin. Le je ne sais quoi du geste poétique est tout entier dans le deuil de ces quelques vers, amorcé par trois mots formant à la fois tautologie et paradoxe4 : si l'abîme est par définition ce qui n'a pas de pourtour, comment peut-il s'effacer ? Et inversement, peut-il faire autre chose que s'effacer perpétuellement ?

On est donc amené à se demander si l'autre nom de Satan n'est pas tout bonnement paradoxe, c'est-à-dire non seulement ce qui est contraire à l'opinion commune, mais ce qui s'oppose à toute doxa, à toute religion tentée de figer la vérité en une immuable définition. Car la première torture de Satan, c'est la nébulosité de l'insaisissable

 

Voir toujours fuir, ainsi qu'une île inabordable,

Le sommeil et le rêve, obscurs paradis bleus

Où sourit on ne sait quel azur nébuleux !

O condamnation ! (p. 125)

 

Les mirages d'un repos définitif, voilà ce qu'entretient l'insatiabilité du désir. L'horizon s'élargit indéfiniment de ce qui, après la réalisation d'un désir, doit conduire, sur le chemin d'un autre, à cet assouvissement parfait qu'on dit paradisiaque. S'étonnera-t-on du point de jonction établi peu après par Lucifer lui-même entre fuite en avant et menace de mort ?

 

.../ je ne sais quelle louve

Qui tient l'être en sa gueule et l'emporte et le mord,

Vient me lécher dans l'ombre, et dit : Je suis la mort. (p. 128)

 

Le désir de mâchoire qui caractérise si bien Satan, son avidité, cette frénésie de prendre le monde en gueule pour mieux se l'asservir : le lacérer, en obtenir des lambeaux ingérables, et finalement se l'assimiler, l'image de la louve en rend bien compte - elle apparaissait déjà en filigrane dans l'attitude du peuple à l'égard du Christ. Mais on voit aussitôt de quelle manière : le fantasme de Satan, c'est précisément de croire que "l’être" se saisit par la bouche et les dents - la "gueule", ce qu'il y aurait de plus agressif dans le désir de dire, de dire le vrai, propre aux poètes. Or le leurre qui le flatte (le "lèche") est aussi celui qui le tue. D'où le caractère monstrueux d'une maternité consommant sa progéniture : Satan est bien sa propre victime, il est par définition celui qui détruit sa fécondité, annihile son propre pouvoir créateur.

Il y a quelque chose de terrifiant dans un tel paradoxe. Hugo en joue en identifiant jusqu'à un certain point le pouvoir de Satan et celui de Dieu, Car si le premier a le don de transformer l'homme en fauve, les effets de l'esprit saint présentent quelque parenté avec l'influence de Satan sur l'âme humaine. La métamorphose de Barabbas au pied du calvaire est significative à cet égard :

 

On ne sait quel esprit entra dans les ténèbres

De cet homme, et le fit devenir effrayant. (p. 98)

 

Si l'on en croit Hugo, le bandit5 serait le premier à subir les effets d'une Pentecôte anticipée :

 

Quelque chose qu'on vit plus tard sur d'autres fronts,

Une langue de flamme, au-dessus de sa tête

Brillait et volait, comme un vent de tempête

Et Barabbas debout, transfiguré, tremblant,

Terrible, cria : < ... > (ibid.)

 

C'est dans cette pose prophétique, qui conviendrait également parfaitement au poète, que Barabbas s'apprête à vaticiner. Bien qu'explicitement son état soit l'effet de l'esprit saint, tout apparente le personnage à Satan : le front porte-lumière, trait distinctif de Lucifer, la violence du souffle qui prend des proportions cataclysmiques (vent de tempête). Lecture sulfureuse de l'épisode biblique ? Voire, car avec la Pentecôte, le drame de Babel trouve une solution, le don des langues, le pouvoir de se faire entendre universellement, pouvoir poétique par excellence. La Fin de Satan propose d'intérioriser cette représentation en rappelant l'aptitude à la destruction inhérente à toute puissance créatrice, en démasquant le Satan qui sommeille en tout démiurge.

Si l'ineffable reste la perpétuelle lisière du dicible, on ne peut dire quelque chose de cet ineffable-même qu'en acceptant de regarder, de contempler l'innommable. L'extrême limite du pouvoir poétique - de la liberté humaine - se joue dans l'aptitude à transformer l'innommable en ineffable, à passer de l'un à l'autre, à dissoudre la répulsion pour le premier (Satan) ou l'attirance pour le second (Dieu) dans le désir apaisé de l'indicible, la contemplation tranquille du mystère. Le désir de savoir (qui est toujours désir de savoir quelque chose, même et surtout si ce quelque chose est indéfinissable) peut ainsi se transmuer en un désir de sagesse qui est à lui-même sa propre fin.

 

Sous réserve d'une étude plus approfondie, on voudra bien examiner, avec l'indulgence qu'appelle la témérité des hypothèses de travail, la possibilité de lire la Fin de Satan comme une parabole sur le paradoxe. A considérer en effet l'autre nom de Satan comme étant précisément ce dernier terme, l'épopée s'éclaire de toute nouvelle manière et ouvre une interrogation sur le statut du paradoxe dans l'élaboration des vérités, du savoir auxquels donne accès la littérature.

Le paradoxe étant d'abord ce qui est contraire à l'opinion commune, il joue un rôle CRITIQUE, permet de changer de point de vue, changement auquel contribue, en modifiant toute proportion, le grossissement épique. En un sens plus restreint, le paradoxe peut se définir comme ce qui s'oppose au dogme. Dans la Fin de Satan, la constante réfection des mythes bibliques participe d'une pédagogie de la démystification qu'on regardera volontiers comme une fonction heuristique première du paradoxe, conçu comme instrument de vérité poétique.

En une seconde acception, on voit fréquemment dans le paradoxe ce qui heurte la raison ou la logique. La définition littéraire qu'on peut en donner permet de ne pas rester prisonnier d'une opposition réductrice entre rationalité et irrationnel. La vérité que met à jour le poème est une vérité de désir, un savoir du désir. Elle sait donner à lire les contradictions inhérentes au désir humain, et œuvre à la coexistence pacifique des contraires qui libère la psyché de ses tensions. Est ainsi créée une nouvelle réalité provenant du mouvement qui relie - et finalement unit - des éléments initialement antagonistes. La vérité poétique du paradoxe se présente alors comme l'élaboration d'un savoir par nature DYNAMIQUE.

Le principal intérêt d'un tel savoir, plastique, toujours en mouvement, est de faciliter le déplacement des catégories, et surtout du rapport des catégories entre elles. Apparaît de la sorte la possibilité d'associer non pas seulement des éléments antinomiques, mais d'amalgamer des réalités de nature différente, autant dire chimériques. L'opposition n'est pas entre le laid et le beau. Ils entretiennent l'un avec l'autre un rapport de mutuelle intimité englobante. S'il y a antagonisme chez Hugo, il touche à la possibilité ou non d'unir harmonieusement les contraires :

- le méchant, divisant pour mieux régner, ne fait que détruire. Il polarise à outrance les oppositions,

- le sublime, lui, les concilie.

Les deux propositions, on le voit, ne sont pas symétriques. Et elles ne peuvent l'être : on est bien ici, dans le domaine créateur de la chimère, à la jointure entre deux ordres de réalités. C'est grâce à la dissymétrie de ces propositions qu'on peut saisir le lien établi par la vérité poétique du paradoxe entre éthique et esthétique. Dans le premier cas le sujet humain, prisonnier du point de vue que lui impose son désir, est cantonné aux limites étroites de l'ego. Dans le second, on a affaire à une VISION qui présente un intérêt multiple :

- elle unit indissociablement l'action de voir et l'objet de la vision comme si une telle distinction devenait facultative, voire gênante pour l'appréhension du phénomène cognitif dont il est question,

- elle n'est pas le propre du poète en tant que personne. Loin de se borner à une subjectivité, sa nature est d'être le fruit d'une communication intersubjective, car elle inverse les postures habituellement reconnues comme étant celles, respectivement, du sujet et de l'objet de la connaissance. Les sujets du savoir et du songe sont si souvent, chez Hugo, inanimés ou non-humains, que la connaissance poétique du monde à laquelle nous sommes conviés ne peut guère être envisagée autrement que comme l'aptitude à être connu de ce qu'on cherche à connaître. La posture du sujet connaissant est donc représentée par Hugo comme fondamentalement paradoxale.

Ces quelques indications donnent à voir comment Satan unit en faisceau, dans sa figure mythique, les notions de paradoxe et de chimère, de monstruosité. Satan parle de la douleur qu'il y a à concevoir conjointement deux réalités antinomiques6. Il parle du désir : "Je ne sais pas ce que je veux", autrement dit : je veux à la fois une chose et son contraire.

C'est là que réside l'intérêt poétique de cette figure : Satan est à Dieu ce que Dieu lui-même est au langage. DIEU dit dans la langue et de la langue tout ce que la langue ne peut dire du monde : c'est le mot qui parle de tout ce qui échappe au langage. Poétiquement, Dieu est la borne du langage, comme, sur le plan métaphysique où Hugo situe son épopée, Satan est la borne de Dieu.

Satan parle de la liberté de l'homme dans le langage : la parole poétique EST à la fois tout ce qui échappe à la langue, et en même temps la preuve par l'absurde, par la limite, grâce à la transformation plastique d'une chose en son contraire, de l'existence d'un pouvoir poétique d'émancipation. Les quelques vers annonçant l'avènement de Liberté à partir de la plume de Satan, qui est d'abord celle du poète, indiquent assez nettement la direction qu'aventureuse, je voulais pointer du doigt aujourd'hui :

 

Le jour, la nuit, la foi tendre, l'audace athée,

La curiosité des gouffres, les essors

Démesurés, bravant les hasards et les sorts,

L'onde et l'air, la sagesse auguste, la démence,

Palpitaient vaguement dans cette plume immense. (pp. 39-40)


1 Nous abrégerons le titre de l'œuvre grâce à ses initiales : Fin de Satan.

2 Les passages concernés font ci-après l'objet de citations et de commentaires plus précis. Le lecteur peut donc aisément s'y reporter. Nous citons l'édition Laffont, collection "Bouquins", tome Poésie IV.

3 Par le jeu des images, le madrier porte à la fois les stigmates du crime de Nemrod, et le sang des mains du Christ qui sera bientôt cloué sur cette croix.

4 Est-il autre manière de parler de Dieu ? Je suis celui qui suis, dit Yahvé.

5 Rappelons que ce terme est l'une des périphrases désignant Satan, p. 4, par exemple.

6 Cette douleur vaut plus encore que pour nos esprits au sens Intellectuel du terme, pour nos psychés d'êtres sujets au désir.