Bernard Leuilliot : Etre Victor Hugo ou rien

Communication au Groupe Hugo du 15 mai 1993
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Ce que nous savons, le peu que nous savons et (qui fait déjà beaucoup, de la façon dont Victor Hugo est devenu écrivain, de la façon, somme toute, dont il est devenu Victor Hugo, c'est-à-dire l'autour, en 1880, et pour le jour anniversaire de sa naissance, de la préface à l'édition dite "définitive" ou ne varietur de ses Œuvres complètes ("Tout homme qui écrit, écrit un livre: ce livre, c'est lui."), ce peu que nous savons oblige, malheureusement, à ne plus pouvoir compter, dans son cas, avec l'image, ou la légende, quelque peu convenues, du "génie enfant". Celle, autrement dit, d'un créateur incréé qui ne devrait l'élection de son génie qu'à la bienveillance des fées réunies autour de son berceau. Mythe d'origine et qui ne vise, comme naguère la théorie de l'emboîtement des germes, qu'à détourner de toute explication de l'origine, entendue autrement que comme cause finale. L'enfant, du reste, à sa naissance, l'enfant Hugo, était plutôt mal venu: "pas plus long qu'un couteau", sans rien d'humain et si petit que, dans un fauteuil, on aurait pu "en mettre une demi-douzaine comme lui". Le moribond, quoi qu'il en soit, survécut. Il fut, comme on sait, précoce, et salué comme tel. Ne nous hâtons pas, pour autant, de conclure de la précocité au génie: trop de jeunes singes plus ou moins savants, d'apprentis virtuoses ou de jeunes vieillards se révèlent n'être, à tout prendre, que des fruits secs. N'oublions pas qu'au demeurant Victor Hugo est de ces écrivains dont la maturité commence à la cinquantaine. Je montrerai, j'essaierai de montrer, que pour devenir lui-même, pour devenir écrivain, il fallut à Hugo, dans des limites qui furent et sont toujours celles, d'abord, d'un champ institutionnel et symbolique, se déprendre, pour ainsi dire, de lui-même, et de l'image qu'on lui renvoyait de lui, celle, si l'on veut, d'un "enfant sublime". C'est donc d'un auteur "en travail" qu'il s'agira, en travail sur soi, et comme d'une seconde naissance, ou refondation de soi. Il l'a lui-même revendiquée en qualifiant, vers 1860, ses premiers essais poétiques de "bêtises", qu'il faisait "avant  [sa] naissance". Il avait dessiné, pour l'occasion, sur un feuillet aujourd'hui relié au troisième de ses "cahiers de vers français", un méchant croquis, représentant, dit le témoin du Victor Hugo raconté, "un œuf, dans lequel on voit quelque chose d'informe et d'horrible au bas de quoi il y a le mot oiseau". Je me risquerai à faire comme ce témoin privilégié: "Je regarderai dans l’œuf, pour ceux que la formation de l'oiseau intéresse, et qui y voient déjà - excusez-moi le commencement du vol.''

Les premières pages de lui que nous connaissions sont d’"un pauvre jeune petit écolier", d'une dizaine d'années: esquisses comiques d'un jeune expert en diableries qui aurait beaucoup lu et peu ou prou fréquenté les théâtres. Il fut aussi l'auteur, à quatorze ans, d'une tragédie que lui inspira "La Muse auguste et fière / Et des Racine et des Voltaire", et d'un "poème en trois chants", Le Déluge, composé dans un esprit d'émulation avec son frère Eugène. C'était l'âge, à quatorze ans, des débuts d'une réclusion de trois années à la pension Cordier, tenue par un abbé défroqué, passionné de Rousseau, dont il avait adopté le costume arménien. Le contexte en était celui d'un roman familial dont on ne dira jamais assez le caractère sordide et pour tout dire intolérable. De ce séjour à la pension Cordier date cette "fièvre de versification" dont témoignent les trois "cahiers", de "vers français", de "poésies diverses" et d'"essais" qui nous sont parvenus. Elle se justifiait de ce que "tout le monde faisait des vers": "Le vent d'alors était à la poésie." Le jeune écolier s'y montre assez rétrograde, à ne considérer que le choix des genres auxquels il s'exerce. On notera surtout qu'il s'agit bien, dans tous les cas, de "vers français". L'épithète peut paraître redondante. Elle ne visait qu'à distinguer ces exercices de la pratique scolaire du vers et du discours latins. C'est, au demeurant, la pratique scolaire, celle de l'explication - de la praelectio - et de la traduction des auteurs latins, qui inspire à Hugo ses plus belles réussites, ses traductions, ou "imitations", d'Horace et surtout de Virgile, en qui il reconnaît alors ses maîtres, des maîtres qu'il ne reniera jamais. Poésie, donc, ou littérature de seconde main, fondée sur un exercice de transposition de la forme et de la pensée, mais qui délivre de la préoccupation du sujet au profit du seul exercice des vers. L'imitation y devient facteur et promesse d'originalité.

Il est clair que la précocité dont il s'agit ici n'est pas tant celle d'un "génie enfant" que d'une vocation en effet précoce, mais qui peut passer à bon droit pour pré- ou sur-déterminée par des impératifs qui ne laissent guère de choix. La fréquentation, par exemple, d'un cabinet de lecture, comme celui, en 1812, du libraire Royol, par la composition, elle-même aléatoire, d'un catalogue à la fois représentatif des goûts du temps et singulier, décide des premières rêveries autour de la chose écrite, et lui confère ce pouvoir exemplaire de séduction, d'où naîtra, par souci d’émulation, le désir d'écrire. Encore faut-il se trouver des maîtres: ils appartiennent, dans le cas de Racine et de Voltaire, au Panthéon des valeurs reçues. Il faut compter aussi avec l'institution scolaire: les premiers maîtres de Victor Hugo furent, bien sûr, ses maîtres de pension, à qui il doit l'apprentissage des règles de l'art. Il faut songer enfin à se faire reconnaître des instances de légitimation, Si commencer par l'Académie. il ne s'agissait, là encore, que de faire preuve d'application, de se montrer un bon élève, pour figurer au palmarès, celui des écoles, ou des académies. L'été 1817 fut pour Hugo, à quinze ans, celui de tous les succès: succès scolaires, en philosophie, en géométrie et en algèbre, dans la classe de mathématiques élémentaires du lycée Louis-le-Grand; succès académique, dans le grand concours de poésie dont le sujet - imposé - portait, cette année-là, sur "le bonheur que procure l'étude". L'envoi de Victor Hugo avait paru "mériter quelque distinction particulière", sous la forme d'un "encouragement". Encouragement, dirions-nous, à mieux faire. Il parut suffisant pour qu'on tentât, à cette occasion, de persuader le général, son père, qu'il était "d'autres carrières de gloire que la carrière militaire", puisque son plus jeune fils venait ainsi de débuter dans la sienne "par un triomphe". Il lui faudra encore du temps pour achever d'en convaincre son père, que sa propre ascension sociale, du menuisier de Nancy au général d’Empire, avait rendu d'autant plus exigeant quant à l'"état" dans lequel il souhaitait voir s'installer ses fils.

Le goût des lettres, à ses yeux, ne pouvait passer pour garantir une carrière, non plus qu'à ceux d'une aristocratie elle-même sur le déclin, que le général en demi-solde entendait prendre pour modèle. Elle affectait de n'y voir, comme avait dit Lamennais, qu'"un amusement, un peu plus noble, si l'on veut, que la chasse".

Le "triomphe" de Victor n'en avait pas moins trouvé, en la personne de François de Neufchâteau, doyen des académiciens français, un admirateur, qui voulut connaître "celui dont l'adolescence répétait les splendeurs de la sienne". L'"héritier de Voltaire" en fit, comme nous dirions, son "nègre", et l'on prédit alors au "génie enfant" qu'il serait "un autre François de Neufchâteau". C'était le renvoyer à l'image d'un de ces "vieillards" que le Chateaubriand des Mémoires présentera comme "les restes desséchés de la vieille Monarchie, de la Révolution et de l'Empire, êtres douteux et nocturnes d'une scène dont le large soleil aurait disparu", et l'obliger, selon sa propre expression, à "porter la queue du XVIIIème siècle". Reste que l'intéressé s'était pour lors choisi d'autres modèles, en opposition avec cette image de lui dans laquelle on prétendait l'enfermer. On raconte qu'il fut surpris, dans la classe de mathématiques spéciales, où il était censé préparer polytechnique, en train de lire le Génie du christianisme, "à l'abri d'une barricade construite avec son encrier, ses cahiers et sa casquette". Après quoi il n'aurait eu d'autre ressource que "de graver avec son canif son nom sur la table, avec date, paraphe et enjolivements". On peut y voir une façon d'affirmer sa singularité d'auteur, mais aussi de lecteur et de disciple, envers et contre tout, de celui qu'il s'était choisi pour prophète, quelque deux ans plus tôt.

Nous n'avons aucune raison de mettre en doute l'authenticité du propos - "Etre Chateaubriand ou rien" - consigné par lui dans son "journal", à la date du 10 juillet 1816. Le moment n'est pas indifférent. Nous sommes à la veille de la publication et de la saisie, en septembre suivant, de la brochure de Chateaubriand: De la Monarchie selon la Charte, et de la première disgrâce de son auteur, de son entrée en résistance. L'enrôlement de Victor Hugo dans le parti de Chateaubriand ne se mesure donc pas aux seules effets d'un engagement politique. Face aux succès de versificateurs plus ou moins opportunistes, le "militant écrivain" fournissait à ce très jeune homme l'exemple à suivre du génie persécuté, et de la façon dont celui-ci en vient à incarner la "conscience" dans l'histoire de son temps. Au prix de cet exil de l'intérieur en quoi consiste, peut-être, l'état de poésie. L'exemple, aristocratique, avait aussi de quoi alimenter les rêveries généalogiques du petit "fantaste", soucieux d'une identité qui lui permît, à tout le moins, d'oublier ses origines plébéiennes, et de s'inventer une famille par laquelle il n'aurait plus (le raison de se sentir exclu, et comme privé d'amour. On peut penser, toutes choses égales, au "côté de Guermantes", à la place qui fut la sienne dans l'imaginaire, à Combray, du neveu de tante Léonie.

Le "triomphe" de 1817 n'avait été qu'"encourageant". Hugo, par deux fois, retenta sa chance auprès de l'institut, sans que son nom fût ne serait-ce que "mentionné" au concours de 1819, jusqu'à l'obtention, en 1820, d'une mention tout juste "honorable" pour son discours sur "le dévouement de Malesherbes". Il en alla tout autrement auprès de la "seconde académie du royaume", l'Académie des Jeux floraux. Il y fut distingué, dès 1819, mais dans un tout autre genre, celui de l'ode, et par une double récompense. Le lys d'or et l'amarante réservée récompensèrent ses odes sur "le rétablissement de la statue de Henri IV" et sur "les vierges de Verdun". Ces tentatives, auprès de la première comme de la seconde académies du royaume témoignent d'un besoin plus ou moins reconnu de légitimation. Elle se répartissent en fonction de la division des genres, et de l'institution à laquelle elles étaient destinées. A quoi correspond, l'un sans l'autre, le dédoublement d'un auteur qui ne ferait plus corps avec lui-même, ou que le souci de se faire un nom, ou de relever le sien, conduit chaque fois à se faire, à se prétendre autre qu'il n'est.

Il convient ici de distinguer entre les discours en vers, sur des sujets imposés par l'Institut, et les odes récompensées au concours des Jeux floraux. On n'y tient pas le même langage. La narration des événements et la disposition des arguments font le prix du discours. L'ode se doit d'éviter la matière didactique et l'ordre du récit: l'"enthousiasme" y est de règle, puisqu'on y entretient un commerce avec la muse ou les dieux. La matière du poème n'appelait donc pas le même traitement. Le choix dépendait du goût et des opinions présumées des juges auxquels on avait décidé de le soumettre. Le discours était une spécialité parisienne. Les "mainteneurs" de Toulouse affectionnaient plutôt l'ode. A ce partage géographique des genres correspondait celui, ici et là, des options littéraires et politiques. L'académie de Toulouse était résolument monarchiste, attachée à la défense de la religion. On y veillait au respect des "saines doctrines", à la perpétuation des "bonnes lettres". Malgré l'épuration du 21 mars 1816, l'Académie française demeurait le bastion du néoclassicisme impérial, et du "philosophisme". Il semblait même que les sujets mis au concours y fussent souvent choisis avec l'intention d'encourager les esprits dans cette voie. Victor Hugo, juge et partie, n'hésitera pas, en 1820, après l'obtention de sa mention "honorable", à mettre au compte des "méchants sujets" la médiocrité des envois proposés au jugement de "notre vénérable Académie française". Tel n'était pas le cas, selon lui, à Toulouse, où les concurrents, de toute façon, étaient laissés libres de choisir leur sujet. Il pouvait donc à bon droit considérer que "l'Institut, livré aux médiocrités, laissait entière à l'Académie des Jeux floraux la noble tâche d'encourager les jeunes talents".

La forme ainsi privilégiée, celle de l'ode, pouvait passer pour une concession rétrograde au modèle hérité de Jean-Baptiste Rousseau et de Lebrun-Pindare, dans ce que Sainte-Beuve a pu appeler "le moment éblouissant, pindarique de la Restauration". Le traitement, par Hugo, de cette forme très convenue que représente l'ode à sujet historique et politique aboutit cependant à l'invention de ce style "symbolique" qu'un article fameux de Pierre Leroux, à propos de l'ode des Deux îles, portera au crédit de la nouvelle école. C'est qu'on y est débarrassé des contraintes de l'argumentation discursive et de la narration, de la logique des faits et des idées, au profit d'une expression "emblématique", préoccupée de "faire entendre au lieu de dire". L'événement y fait "image" et donne à penser, par le moyen des "figures non-tropes", de l'Imagination et de la Passion, de la Sensibilité organique et de la Raison. Dans la chaleur de l'"enthousiasme", le développement y procède par voie d'"écart" - "une espèce de vide qui se trouve entre deux idées" - et de "digressions", "plus permises aux lyriques qu'aux autres". Il en résulte, dira Hugo, "un nouveau système de composition lyrique", visant à ce que "le développement de l'idée s'appuie dans toutes ses parties sur le développement de l'événement". Le mouvement du poème est alors dans le tout du discours, jusque dans ses "écarts" et ses "digressions", et non plus dans les mots, ou dans les figures, considérés chacun pour ce qu'ils sont, séparément. Bien des poèmes, et des plus remarquables, de Victor Hugo ne seront à tout prendre, que des odes, relevées à la hauteur de la "contemplation".

Chateaubriand est le destinataire, explicite ou non, des odes à sujet historique et politique. La publication en brochure des Destins de la Vendée s'accompagne, en 1819, d'une dédicace "A Monsieur le Vicomte de Chateaubriand". L'envoi, par Hugo, en 1821, de son ode sur Quiberon lui vaudra cette réponse de l'ambassadeur à Berlin: "J'ai retrouvé, Monsieur, dans votre ode sur Quiberon le talent que j'ai remarqué dans les autres pour la poésie lyrique: elle est de plus extrêmement touchante et elle m'a fait pleurer." Parmi ses autres compositions lyriques, l'ode sur la mort du duc de Berry lui aurait valu, entre-temps, d'être salué, par le noble pair du titre d'"enfant sublime". Chateaubriand en a récusé la paternité. C'est peut-être qu'il avait acquis, dit Sainte-Beuve, "cette faculté, en vieillissant, de ne vouloir précisément se souvenir que de ce qui convenait à son humeur et à ses affections présentes". Reste, a-t-on remarqué, que la querelle porta toujours sur les titres du mot à se réclamer de Chateaubriand, jamais sur les titres qu'avait Hugo à le mériter. Légende, si l'on veut, mais accréditée par les rumeurs contemporaines, et en un sens qu'on voudrait étymologique, celui de la chose qu'il convenait de dire.

Il y eut donc bien deux "côtés": celui, si l'on veut, du quai Conti, et de François de Neufchâteau; celui, à Toulouse, de l'Académie des Jeux floraux, de Clémence Isaure et de Chateaubriand. Il faudra du temps pour découvrir qu'ils communiquaient, et qu'on pouvait passer de l'un à l'autre. Ils définissent, l'un et l'autre, le champ, pour ainsi dire institutionnel, où s'inscrit une vocation littéraire, sous le signe d'une duplicité qui ne pouvait que conduire à une crise identitaire. Etre promis à ne devoir être qu'un autre François de Neufchâteau, ou se vouloir "Chateaubriand ou rien", c'est ne pouvoir être soi-même, ne pouvoir devenir ce qu'on est, par sa pratique, de façon subjective. C'est aussi ne pouvoir choisir entre le sarcasme et la raideur un peu contrainte dans laquelle on choisit de se renfermer, entre la dérision et le sublime, entre la satire du Télégraphe et les envolées de l'ode sur "les destins de la Vendée", publiées l'une et l'autre, simultanément, en septembre 1819. Nous sommes ici aux sources de la conception du "grotesque", de cette "médaille à double empreinte" dont parlait déjà Voltaire, celui de l'Essai sur les mœurs, à propos de l'histoire: "Il y eut, disait- il, des choses horribles, il y en eut de ridicules". Elle ne trouvera à se formuler, chez Hugo, qu'à partir d'une représentation unitaire de l'histoire, où la Révolution française n'apparaîtra plus que comme une étape, un "point" de la "révolution générale" en voie d’"accomplissement total", "de ce côté-ci de la croix". Elle n'est pour lors que l'indice d'un mal-être, lié à la perception d'une histoire en effet "mal coupée", par l’entr'acte des "faits intermédiaires", de la Révolution et de l'Empire, et dont le symptôme est dans cette division d'avec soi-même qui conduira Hugo au bord de l'impuissance.

L'Ode sur la mort de S.A.R. Charles-Ferdinand d'Artois, duc de Berry, fils de France avait valu à l’"enfant sublime" une gratification de 500 francs. La naissance, puis le baptême, du duc de Bordeaux, l’"enfant du miracle", né le 29 septembre 1820, quelque huit mois après l'assassinat du "fils de France", et baptisé le 1er mai suivant, invitaient à de nouvelles célébrations en vers. Victor Hugo s'en acquitta, apparemment sans mal, dans le premier cas. Il n'en fut pas de même en 1821, où il fait part, le 21 avril, à Alfred de Vigny, de son inappétence à remplir ses devoirs de poète courtisan: "Le gouvernement m'a demandé sur le baptême du duc de Bordeaux des vers que je ne ferai pas si cet état d'impuissance continue." Il va de soi que la muse n'est pas toujours aux rendez-vous que lui fixent les circonstances, et aussi que la déploration funèbre convenait mieux que la célébration d'une naissance, ou d'un baptême, à son état du moment, tel qu'il le décrit, quelques jours plus tard, à l'intention d'Adèle Foucher: "A la tristesse qui depuis un an est devenue ma seconde nature, il se joint, depuis quelques jours une fatigue, un épuisement de travail qui me jette par intervalles dans une apathie singulière." Impuissance, tristesse et apathie que ne suffisent pas à justifier le travail consacré à porter plus ou moins seul et à bout de bras le Conservateur littéraire, et l'activité déployée au service des "bonnes lettres" et des "saines doctrines". La crise dont il s'agit ici est celle, en fait, d'un homme qui devient autre, sans pour autant cesser d'être lui même.

Nous disposons, pour en connaître, d'un corpus jusqu'ici peu exploité, et dont j'essaierai de montrer qu'il constitue le témoignage le plus fidèle de la façon dont on devient écrivain, dont on devient Victor Hugo. Il s'agit des lettres échangées par lui avec celle qui allait devenir sa femme, au terme de ces fiançailles "dans le néant" qu'évoque le Victor Hugo raconté. Je les citerai dans le texte établi pour le premier volume de la Correspondance familiale, qui complète, chez Robert Laffont, l'édition dite "du Centenaire".

Le 26 avril 1819, la petite Adèle Foucher entre dans le cercle familial. Elle a quinze ans et demi. Ce même jour, Victor Hugo lui déclare son amour. Il vient d'avoir dix-sept ans. C'est le jour, dira-t-il; qui "décida de toute sa vie". Leurs premières lettres sont du mois de février 1820. Le 26 avril suivant, la correspondance est interrompue par décision parentale. L'interruption se complique d'une rupture entre les deux familles. Victor Hugo n'a pas pour autant renoncé à poursuivre la timide Adèle. Il tient, à partir du mois de juillet un carnet où il enregistre tout ce qui la concerne. Il a refusé, semble-t-il, d'accompagner Chateaubriand dans son ambassade en Allemagne. La correspondance reprendra, clandestinement, le 18 mars 1821. La mort de Mme Hugo, le 27 juin, favorisera le rapprochement de Victor Hugo avec sa future belle- famille. Ils se marieront le 12 octobre 1822. Il touchait depuis le 31 août une pension du ministère de l'Intérieur, qu'il tenait à présenter comme un "traitement académique", de Maître ès-Jeux floraux. Il semble avoir beaucoup tenu à cette fiction, qui transformait l'arbitraire d'une grâce royale en un droit, et pouvait passer, à ses yeux, pour sauvegarder son indépendance. Il pouvait, du même coup, se prévaloir d'un "état", dans la "carrière littéraire''.

C’est, in vivo, un roman par lettres. La situation réelle s'ouvre à un univers de fiction, où l'on joue à mari et femme: "tu serais ma femme", "je serais ton mari". Le ton est celui, très répétitif, de l'éloquence amoureuse. "Toute passion, dit Hugo, est éloquente". Et de toutes les passions, l'amour est évidemment "la plus conversante". Le dialogue engagé est quelque peu déséquilibré: les travaux auxquels se consacre Hugo n'ont que peu à voir avec cette façon qu'a sa partenaire, cette petite fille, de s'occuper à manier l'aiguille. Adèle, pourtant, a le sens de l'à propos: Hugo lui annonce-t-il qu'il se doit de "soutenir une pièce royaliste", elle ne manque pas de lui rappeler qu'une pièce, "si elle est bonne, n'a pas besoin de cabale", selon, dit-elle, "ta manière de voir". Mais ces "fragments d'un discours amoureux" ne nous retiendront que par les aperçus qu'ils fournissent sur le devenir d'un écrivain, en quête d'une écriture qui soit; enfin la sienne. "Je suis un fou'', dit-il sans cesse, un "extravagant". Sans doute, mais de ceux que rien n'arrête sur le chemin de leur désir, désir d'amour, ou désir de t'écrire ou d'écrire: "C'est pour moi, dit-il, une jouissance si vive de t'écrire", jouissance "privée", sinon clandestine, comme il va de soi dans les limites fixées par le pacte épistolaire.

Celui-ci vaut d'abord à Hugo de pouvoir trouver en sa correspondante un véritable destinataire, au lieu de ces instances abstraites que sont les jurys académiques, ou de cet interlocuteur idéal que fut pour lui Chateaubriand. C'est par elle qu'il entend être "jugé sans appel", c'est pour elle qu'il travaille, qu'il écrit. "Je travaille", "je t'écris": l'un ne va plus sans l'autre. C'est un "droit", et c'est un "devoir". Celui qu'inspire à Hugo l'identification d'Adèle au "génie" et à la "poésie", au génie de la poésie. Travailler, en ce sens, c'est donc vivre, ou revivre. "Je ne travaille, je ne vis que pour cela": t'écrire, écrire.

On n'en comprendra que mieux l'espèce de logique sacrificielle, sinon de dolorisme, qui préside à ces échanges. A maintes reprises, Hugo parle de se sacrifier, selon la formule convenue: "Etre une fois à toi et mourir", ou de sacrifier la littérature sur l'autel de l'amour, de "tout lui immoler": "Que demain on me donne mon Adèle avec la condition de ne plus faire un vers de ma vie, [...] je ne m'apercevrai pas que le bonheur de te posséder m'ait rien coûté; car près de ce bonheur tout le reste à mes yeux n'est rien. "C'est, bien sûr, qu'il ne pourrait y avoir pour lui de renoncement, ou, comme il dit, de "dévouement", plus fondamental, dans ce cas où l'enjeu est celui du tout ou rien, de cette plénitude qu'est l'amour ou la poésie, une fois que le monde a fait défaut, ubi defuit orbis. Ce sera l'épigraphe, empruntée à Ovide, de la dernière pièce - intitulée "Fin" - des Odes et Ballades. Mettre si haut la littérature, et l'amour, c'est vivre dans un univers, où il n'y aurait de "réel" que la poésie: "Qu'y a-t-il de réel au monde -si ce n'est lui poésie?" Dans un univers, aussi, auquel Adèle, ni "les autres", n'ont pas vraiment accès: "Ce langage te semblera bizarre. [...] Je ne suis pas comme eux", comme les autres. Hugo n'en finit pas, dans ces lettres, de marquer sa différence, de dire le sentiment qu'il a de son élection. Il le conduit à constamment récuser l'image qu'on se fait de lui, "ce qu'on dit sur [son] compte", et jusqu'à ses "succès", académiques ou autres, pour finalement se découvrir "étranger à sa propre existence" et à sa propre "gloire", dans cette "immense lettre" du 8 janvier 1822, dans laquelle il craint que ne se perde la "chère amie": "Ce Victor-Hugo-là, mon Adèle, est un fort insipide personnage. [...] Ces dix lignes ont déjà bien coûté à ton Victor, que ce Monsieur Victor Hugo ennuie beaucoup." Ce Victor Hugo-là était pourtant celui dont son cousin disait que "M. Delamennais" s'apprêtait à le traiter "comme un grand écrivain". A quoi s'oppose ce sentiment d'être "comme un exilé", dont il avait fait confidence à Adèle en décembre précédent. Il n'est de poésie, somme toute, que de l'exil.

C'est bien là à une "seconde naissance" que nous assistons, celle non pas d'un "grand écrivain", soumis aux "règles de l'art", mais d'un écrivain, tout court, et qui n'est plus sûr, comme il le dit, que de lui-même, de son propre démon, de son moi-poète: "Je ne suis sûr que de moi." C'est à propos de son mariage que l'expression lui était venue: "Ce sera en quelque sorte pour moi une seconde naissance. "Il me semble qu'on peut, sans trop solliciter les textes, en faire l'application à la naissance d'un nouvel écrivain, qui aurait pu désormais et à bon droit revendiquer d'"être Victor Hugo ou rien", tout ou rien. C'est le moment-César de Victor Hugo, celui, dira Sainte-Beuve, où, "sous le soleil de la plus âpre jeunesse" et "en vertu d'une volonté de fer", "tout en lui apparut et grandit à la fois à ce degré de hauteur qui constitue le génie". La publication, le 8 juin 1822, de son recueil d'Odes et poésies diverses, à première vue, ne se, situe pas "à ce degré de hauteur". On y trouve cependant le premier de ses arts poétiques, Le Poète dans les Révolutions, ébauché en 1820 et daté par Hugo de "mars 1821". La généralité du propos lui permet cette fois d’élever le débat - celui de la "fonction du poète", du sujet devenu poète, du sujet poétique - à la hauteur d'une vision historique, et sous la forme d'un débat en règle avec la "muse aveugle et sourde" de l'individualisme, pour laquelle il ne conviendrait de chanter que "nos propres crimes", "nos propres douleurs". L'inspiration en est récusée, au nom d'Orphée, de l'Euménide et d'André Chénier, de l'auteur des Iambes, au nom de la "lyre de bronze", que l'auteur de Quiberon regrettait de n'avoir pas à sa disposition. A quoi correspond cette conversion à l'universel du sujet et de la morale individuels, qui au même moment faisait le thème des lettres "à la fiancée", sur fond de dévouement sacrificiel: "Qui sait aimer sait mourir." L’histoire des individus en venait ainsi à recouper celle de la "France révolutionnée". Le débat se circonscrit finalement à ce défi que l'histoire nous porte, autour de cette "nuit" qu'elle répand sur le monde et qui semble interdire jusqu'à la possibilité de révéler ses "futurs destins'' à la "terre inquiète". C'est au contraire l'occasion, pour celui qui s'est une fois emparé de la "lyre de bronze" de s'élancer vers l'avenir, mais à travers l’abîme" ou les "précipices" qui s'ouvrent sous ses pas, une fois que le monde, celui, si l’on veut de la "restauration" lui a manqué, à la façon de "l'aiglon, fils des orages": "Ce n'est qu'à travers les nuages / Qu'il prend son vol vers le soleil." L'avenir, - "l'avenir du monde" - ne se laisse deviner qu'au travers de ces orages, de ces grandes "fermentations populaires", considérées par Hugo, dès 1820, dans un article où il traitait "du génie", comme de nature à susciter l'apparition des "grands hommes", tels qu'Homère, le Dante ou Milton, "entonnant la première révolte au pied de l'échafaud sanglant de White-Hall". Victor Hugo, en 1820, avait dédié, "à M. de Chateaubriand" l'ode du Génie. Mais la dédicace est suivie, en 1822, d'une épigraphe empruntée à Lamennais: il n'est de "royauté", de légitimité, que du génie: "Ces rois qui n'en ont pas le nom règnent véritablement", "sans ancêtres et sans postérité". Il n'est, pour régner, que d'être soi, Victor Hugo ou rien: "Les circonstances ne forment pas les hommes, elles les montrent.''

Je crains seulement d'avoir été trop long, ou trop bref.