Pierre Georgel : «Pour l'intimité» : les champs de la communication de l'œuvre graphique de Hugo
Communication au Groupe Hugo du 20 avril 1991
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Il y a pour le moins un contraste entre l'actuelle célébrité des dessins de Victor Hugo, reproduits, commentés, exposés, vendus fort cher, bref pleinement intégrés au marché des biens culturels, et l'obscurité où leur auteur s'employa à les maintenir de son vivant. Contraint, ou peu s'en faut, d'en publier un album en 1862, il prend soin de se présenter comme "un homme qui a autre chose à faire"1; invité un peu plus tard à en présenter dans une exposition, il refuse, et désigne à cette occasion le public qu'il entend leur assigner: Ces griffonnages sont pour l'intimité et l'indulgence des amis tout proches"2
Cette véritable occultation est d'autant plus déroutante qu'elle concerne non un simple passe-temps mais une production d'une grande abondance -près de 3000 dessins repérés- et dont les meilleurs juges, de Baudelaire à André Breton et de Van Gogh à Picasso, ont perçu la puissance et la profondeur. Elle paraît en outre à l’opposé de la politique de communication systématique appliquée par Hugo à son œuvre littéraire, puisqu'on peut dire que tout ce qu'il écrivit était peu ou prou destiné à être publié, fût-ce de façon différée ou envisagée de façon vague. Voici donc une œuvre importante à plus d'un titre, que l'auteur s'est abstenu de divulguer, et même, on peut le dire3, évertué à cacher. Sans doute a-t-il souffert quelques entorses à ce principe, mais il n'a jamais varié sur le fond, qu'il a pris la peine d'énoncer à plusieurs reprises, notamment dans une lettre ouverte publiée en tête de l'album de 1862, puis réimprimée en 1875 dans le recueil Actes et paroles, qui est un peu son testament politique4.
La situation se résume en peu de mots, que j'emprunte à Théophile Gautier dans un texte du même album, doté de l'imprimatur de Hugo et reflétant bien sa pensée. Si donc l'on en croit son porte-parole, "l'illustre écrivain" eût été "aussi aisément grand peintre que grand poète", mais a fermement choisi, "sachant que ce n'est pas trop de tout un homme pour un seul art"5. D'un côté, une aptitude spontanée et comme magique -et Gautier évoque avec ferveur "la transformation d'une tache d'encre ou de café sur une enveloppe de lettre, sur le premier bout de papier venu, en paysage, en château, en marine..."6. De l'autre, une décision réfléchie, dictée par un principe qui ressemble à un postulat.
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Hugo sait calculer dans son travail comme en d'autres choses, évaluer son temps, planifier ses projets, tenir compte des contraintes matérielles, de l'opinion, du marché, fixer donc des priorités et consentir aux sacrifices qu'elles impliquent. A tort ou à raison (et à supposer que les chances aient été égales au départ, ce qui relève de la spéculation), il s'est engagé tout entier dans les lettres et non dans les arts. Dès lors, c'était une question d'arithmétique, et, malgré son goût évident pour le dessin, il ne pouvait s'y livrer sérieusement qu'aux dépens de sa grande entreprise. Il le présente donc comme "un simple délassement" et ne lui accorde qu'un temps limité, quitte à s'y investir plus qu'il n'en convient. Quant à porter ce "talent secondaire"7 à la connaissance du public, ce serait risquer de compromettre une soigneuse stratégie éditoriale en dispersant l’attention: ainsi exige-t-il que l'album de 1862 ne voie le jour, qu'après la parution "totale, je dis totale" des Misérables8. Ce serait en outre exposer à la critique des pages dont la saveur, et il ne peut l'ignorer, tient pour beaucoup à un mélange d'inexpérience et d'audace, mais qui par là-même passent aisément pour des barbouillages. Témoin ce jugement d'un professionnel, le peintre Schuler: "Il se figure que la furie peut tout remplacer, et que les connaissances anatomiques sont superflues..."9 Bien sûr, Hugo ne reprend pas ces chicanes à son compte, et, s'il se défend d'être "amoureux" de ses dessins, il sait aussi les apprécier et en parler de façon favorable10. Mais il paraît conscient de leur singularité et craint pour eux le conformisme et la malveillance. Quand il les désigne en termes apparemment dédaigneux -"barbouillages", "gribouillages", "griffonnages", "espèces d'essais de dessins", "ce machin"11...- ou quand il dit redouter pour eux le "ridicule", quand il écrit: "je crains d'avoir l'air d'avoir une prétention…", "je crains fort que ces traits de plume quelconques jetés plus ou moins maladroitement sur, le papier [...] ne cessent d'être des dessins du moment qu'ils auront la prétention d'en être..."12, il ne fait qu'anticiper sur, l'incompréhension de ses juges. Attitude prudente et somme toute clairvoyante.
Mais quand, de ces considérations sur l'état des esprits ou la marche de son œuvre, il en vient à des questions de "droit", il faut bien constater qu'il passe, comme si la chose allait de soi, de l'objectif au normatif: "je n'ai nul droit de me mêler de l'art des autres..."; "Ce travail me charmerait [une eau-forte qu'on lui offre de graver], mais ai-je du temps pour mon plaisir, moi qui ai à peine du temps pour mon devoir...".13 Il ne s'agit plus de choisir entre deux activités légitimes, mais en quelque sorte entre le vice et la vertu: le devoir (la littérature), donc le Bien, et le plaisir (le dessin ou la gravure), donc le Mal: "Et puis l'eau-forte m'amuserait, m'attacherait, m'acoquinerait. J'y passerais des jours et peut-être des nuits, et mon temps ne m'appartient pas. Je ne suis pas sur terre pour mon plaisir. Je suis une espèce de bête de somme attachée au devoir...".14 Nous voici en pleine morale. Car qu'est-ce que ce clivage entre l'art des uns et, comme il dit, "l'art des autres", l’écriture et sa vieille rivale l’image? Qu'est-ce que cette culpabilité attachée au divertissement et au plaisir ("cela m'amuse entre deux strophes..."15; "l'eau-forte m'amuserait..."), sinon -pour aller vite- les effets d'un code historique ou le christianisme, l'idéalisme classique et la morale bourgeoise ont conjugué leurs interdits?
Cet étrange procès, et le mécanisme de refoulement qu'il décèle16, n'expliquent pourtant qu'en partie -sans oublier les raisons d'opportunité- le secret dont le poète s'obstine à entourer ses ébats graphiques. D'autres causes, plus décisives, tiennent à leurs ressorts mêmes, insaisissables par nature, et qui tendent fatalement à esquiver les formes réglées de la communication ou perdent beaucoup à s'y soumettre. En premier lieu, celui qu'il désigne lui-même: le plaisir-plaisir, élémentaire du regard, dont une thèse célèbre assure qu'il n'est pas innocent17; plaisir sensuel, sans doute infantile, lié à la matérialité du travail plastique, surtout dans la pratique originale de Hugo, qui privilégie l’action du corps et des matériaux -il s'étend complaisamment dans une lettre à Baudelaire sur cette manipulation des "mixtures"18; plaisir libérateur de la fantaisie et de la satire, répandues dans force caricatures mais exclues de l'album de 1862 au nom d'une autre idée bourgeoise, le sérieux: "je ne veux d'aucune caricature. Il importe que l'album reste absolument sérieux…"19
Essayons d'imaginer dans le capharnaüm du poète ces centaines de dessins grands ou petits, travaillés ou expédiés. Nous y sommes aidés par quelques documents et surtout par les indices provenant de l'examen direct. Hugo n'a jamais eu d'atelier de dessin, sauf en 1850-51, quand, requis par l'action politique et n'écrivant que des discours, il consacre ses loisirs de représentant du Peuple à de grandes compositions, longuement travaillées20. Mis à part cet écart tout à fait exceptionnel, son espace personnel est littéralement envahi par l'écriture et l'on connaît la description des repaires successifs où il se fraye un chemin dans un amas de manuscrits et de paperasses (fig. 1). C'est donc au cœur de la citadelle littéraire qu'aboutissent les dessins faits "çà et là"21, en voyage, sur un coin de table à la fin du repas, ou, comme il dit, "entre deux strophes". Il y en a quelques-uns au mur, (d'autres, encadrés avec soin, ont les honneurs des pièces de réception22); le reste se disperse dans les manuscrits ou s'assemble tant bien que mal dans ce qui tient lieu de cabinet de travail, par liasses ou dans des albums au contenu souvent disparate.
On se doute que ce désordre n'est pas simple négligence. Sauf rares exceptions -pour l'essentiel en 1850-51, où il lui arrive de procéder comme un "vrai" peintre, faisant des études en vue de compositions élaborées-, Hugo semble généralement dessiner sans idée préconçue et traiter la mouvante accumulation de ses dessins comme un simple support offert à sa rêverie. il y intervient capricieusement, faisant des retouches, recommençant un dessin, inscrivant une date ou une légende qui tour à tour en précise et en modifie le sens, détachant une feuille d'un album, ébauchant un groupement toujours à reprendre... Bien souvent, ses mobiles échappent à l'observateur, à en juger par le seul exemple abouti de ces vagabondages, le manuscrit des Travailleurs de la mer, ou l'agencement des dessins garde quelque chose d'insaisissable et pourtant de concerté, comme la marque d'une contingence inhérente a leur propos23. jean Gaudon a joliment parlé de ce "goût de l'aventure", cette "manière d'accueillir le hasard d'abdiquer un peu de sa maîtrise pour atteindre la souveraineté"24. J'ajouterai: de dériver vers ce qu'un autre appellera "la pensée sauvage" (mais Hugo confiait déjà: "mes dessins[...] sont un peu sauvages..."25), vers les impulsions du corps, le ressourcement par la rêverie: "[la plume] s'amuse, n'étant plus dirigée, à griffonner sur les marges de l'idée qui rêve les vagues profils des souvenirs, les visions entrevues à travers les brouillards, les chimères de la fantaisie et les caprices fortuits de la main inconsciente..."26. La liberté, sœur du plaisir, adversaire du sens arrêté et de la forme fixe, préside seule à ce grand remuement.
Hugo est-il conscient de ces qualités pénétrantes et en même temps si fugaces? Ce qu'il en dit ou en laisse dire dans l'album de 1862, ne permet pas d'en douter. Comment donc ignorerait-il la difficulté de les communiquer, tout au moins par les moyens de l'époque? Très attentif aux conditions de publication de ses livres27, il a également réfléchi aux problèmes posés par la reproduction des œuvres d'art, notant par exemple, dès l'époque du Conservateur littéraire, que les gravures au trait de Landon dans ses Annales du musée "ne peuvent rendre que très parfaitement les morceaux remarquables surtout par des effets lumineux"28, ce qui s'applique par avance à ses propres œuvres. or les techniques courantes du XIXème siècle, et d'abord la gravure sur bois, la plus répandue parce que la moins coûteuse, sont incapables de traduire de façon convaincante le dynamisme de ses dessins, et cette matière changeante du lavis qui est un défi au graveur de reproduction. Seules pourraient convenir l'aquatinte ou la photographie, mais la première ne permet que de faibles Mages, et la seconde, en attendant la photogravure, ne peut être utilisée pour des éditions à grande échelle. De plus, celles-ci ont leurs propres routines, qui ont pour effet de durcir les procédés conventionnels dont les dessins de Hugo sont précisément la négation: loi du titre, qui tend à figer la signification des œuvres; loi du cadre, pesamment souligné par un système de marges et de filets... Sans parler du système de distribution, dont les méthodes mercantiles caractérisent peu ou prou l'ensemble du marché de l'art et ne peuvent que heurter le sentiment de gratuité inséparable, chez Hugo, de l'exercice du dessin. La brutalité des ventes d'art a d'ailleurs été dénoncée par Gautier, précisément à l'occasion de la vente du mobilier de Hugo en 1852, où figurèrent quelques-uns de ses plus beaux dessins29. Ainsi, du graveur au libraire et au commissaire-priseur, toute la machine technique et économique du temps est en contradiction avec les mobiles de l'œuvre graphique, comme avec les moyens formels qui en font la spécificité.
Après les raisons de stratégie, les inhibitions plus obscures, l'intelligence (ou l’intuition?) des mécanismes du marché, on hésite à proposer une quatrième explication à l'occultation de l'œuvre graphique: son extrême subjectivité. Question périlleuse après les abus souvent dénoncés d'une critique portée à percevoir l’action du sujet créateur en termes uniquement psychologiques, mais difficile à éviter dans le cas des dessins de Hugo. D'abord en raison du commerce immédiat, physique, du dessinateur et de ses œuvres, auprès duquel le travail de l’écrivain apparaît irrémédiablement abstrait, malgré la belle organisation plastique des manuscrits de Hugo et le plaisir, manifeste qu'il prend à l'acte de l'écriture. Les images usées de coït et de ventre maternel trouvent peut-être ici quelque pertinence (malgré la barbe de l'intéressé...), à cela près qu'il s'agit de grossesse sans terme, de genèse indéfiniment prolongée. Ensuite, parce que chaque feuille porte, de quelque façon, la trace d'une expérience personnelle, qu'elle soit réelle ou imaginaire, et peut contenir des associations et des souvenirs que nous ne faisons qu'entrevoir, si bien que le gisement formé par, les dessins constitue des sortes d'archives, "miroir" lyrique d'"impressions", de "souvenirs", de "réalités" et de "fantômes" pareil a celui dont parle la préface des Contemplations30. Ainsi de l'ensemble, unique en son genre, mais qui est comme le précipité de cette masse flottante, constitué en 1859 par Hugo dans la salle de billard d'Hauteville House31 (fig. 2) -une dizaine de feuilles, diverses par leur origine, leur date et leur sens, mais liées par un encadrement homogène et par les titres qui les associent à des souvenirs ou à des fantasmes de l'auteur. Manière d'autoportrait et d'autobiographie, vaguement homologue des "mémoires d'une âme" publiés trois ans auparavant.
Pourtant, alors que les Contemplations sont menées à terme et publiées après une sinueuse gestation, l'œuvre graphique est laissé à l'état d'ébauche permanente, de chantier ouvert. Mais cela en raison directe de sa vocation de métamorphose, ou si l'on préfère, de son inachèvement constitutif, et non sous l'effet d'une rétention narcissique, comme on pourrait superficiellement le penser. C'est qu'il n'y a pas pour Hugo de contradiction entre, la destination publique d'une œuvre et sa subjectivité radicale, sa profonde "dimension" privée. La préface des Contemplations, le dit en toutes lettres, et c'est un acquis fondamental de la critique hugolienne que d'avoir imposé cette évidence, parfaitement résumée par Guy Rosa: "évidé de sa particularité, accueillant à tous, dilaté aux dimensions de l'humanité, noyé dans l'océan du peuple ou l'ayant absorbé, le destinateur du texte se [confond] avec son destinataire: l'infini des lecteurs."32 Le rapprochement avec les Contemplations est donc pleinement révélateur, car il fait mieux qu'éclairer l'échange serré du moi et de l'œuvre, où un regard prévenu ne verrait que complaisance à soi-même -la fameuse hypertrophie du moi qui est un lieu commun de l'hugophobie. "Mémoires d'une âme", les Contemplations sont tout le contraire d'un refuge; le moi du poète, en s'épanchant dans ce qu'il a d'irréductible, communique par destination avec celui des autres hommes, et toute la pensée de Hugo s’insurge contre l'individualisme bourgeois et ses cachotteries. "Solitaire, solidaire..."; "Ah! insensé qui crois que je ne suis pas toi..."33: ces formules emblématiques disent que le moi, loin de s'affirmer, par la dissidence, est une voie privilégiée vers autrui. S'il n’est donc peut-être pas exclu qu'une forme de pudeur (la crainte, observée par Alain Corbin dans la bourgeoisie contemporaine, "que la secret intime ne soit violé par l'indiscret"34) intervienne -mais qui dira dans quelle mesure? - dans sa répugnance à divulguer ses dessins, ce serait passer à côté de l'essentiel que d'en exagérer l'importance. Subjectif, certes, l'œuvre dessinée, et même autobiographique, mais pas pour autant incommunicable. Seulement, on va le voir, sa communication passe par d'autres voies que celles que prescrivent les normes contemporaines.
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Mais commençons par rappeler avec quelle persévérance Hugo écarte ces dernières, au moment précis où se met en place le système industriel de consommation de l'image. Cette attitude n'est vraiment arrêtée qu'avec l'exil, le problème ne se posant guère auparavant, et semble faiblir dans les toutes dernières années, quand Hugo renonce à contrôler en totalité les initiatives concernant ses œuvres. Quelques exceptions interviennent entre temps, Mais toujours, assure-t-il, "à [son] corps défendant et malgré [lui]"35. J'ai raconté ailleurs36 le siège qu'une multitude de fâcheux -éditeurs, critiques, graveurs (le plus redoutable étant son propre beau-frère), faiseurs de ventes et d'expositions- fit subir à ses dessins dans une période d’action et de création sans répit, de la reprise des Misérables à la fin de l'exil. une ou deux fois, Hugo se montre intéressé, notamment par un album sur les îles de la Manche annoncé dans la presse en 1853, où des dessins de lui devaient voisiner avec des photographies et des textes37. Mais ces projets tournent court, les autres sont rejetés de prime abord et ceux qui aboutissent malgré tout s'accompagnent invariablement de protestations de sa part.
Protestations ou justifications? on est frappé du ton moralisateur de ces authentiques plaidoyers, où Hugo se défend de toute prétention artistique et se retranche derrière de nobles causes, tactique difficile à expliquer, sinon par la culpabilité particulière au dessinateur. Le procédé est mis au point en 1860 pour la publication du fameux lavis représentant un pendu, reproduit à l'aquatinte (fig. 4) avec la date de l'année en cours et le titre John Brown, du nom de l'abolitionniste dont Hugo vient de demander, la grâce. On sait que ni ce titre ni cette date n’étaient ceux de l'original (fig. 3), qui datait de 1854 et faisait suite à la pendaison d'un inconnu: d'une page émue et puissante mais sans message précis, Hugo faisait un manifeste contre la peine de mort... Et rien de plus, prend-il soin de préciser dans le texte accompagnant la gravure, surtout pas une œuvre d'art!: "mon dessin [...] n'a d'autre valeur que ce nom de John Brown..."38 Cette modestie est pour le moins suspecte car on sait par ailleurs que ce dessin est un de ceux dont Hugo est le plus fier39: ne cherche-t-il pas à s'excuser d'une incursion risquée dans "l'art des autres", tout en lavant le dessin de son péché originel? De même quand, deux ans plus tard, de guerre lasse et avec bien des déboires, il consent à publier l'album dont il a été question, avec les textes cités de Gautier et de lui-même, il commence par faire savoir qu’"il a fallu la sainte tentation d'une œuvre charitable" pour lui en "arracher" la permission40, puis sa propre préface s'étend longuement sur cette généreuse destination. D'autres causes, non moins édifiantes, blessés, pauvres ou chômeurs, sont encore avancées les années suivantes pour faire pardonner l'abandon de nouveaux dessins41.
Non moins révélatrices de l'attitude du "peintre malgré lui" (comme il se désigne lui-même dans une dédicace à Juliette Drouet42) sont ses minutieuses exigences quant à la reproduction de ses dessins. Tout au long des préparatifs de l'album de 1862, il suit pas à pas le travail du graveur -à vrai dire particulièrement négligent- et le bombarde de notes techniques43. sentiment de ses responsabilités, sans doute (d'où la discrétion comme la fidélité exigées de l'interprète: "ce n'est plus l'éloge, c'est la responsabilité qui commence et je ne dois pas m'abriter derrière Paul Chenay... "44), mais aussi, mais surtout, désir de s'assurer que la qualité sensible des originaux est respectée au plus près. Or ce désir n'est pas sans conséquences sur la destination même de l'album -sa destination sociale-, car nous avons vu que l’aquatinte, capable de donner de bons équivalents du lavis et donc choisie pour les planches hors-texte (mais écartée, au grand dam de Hugo, pour les simples vignettes), coûte cher et ne permet pas de gros tirages (fig. 5-8). Elle est donc réservée aux publications de luxe, l'édition populaire, comme la grande presse, se contentant de gravures sur bois et de procédés industriels de clichage. Le souci d'une reproduction de qualité l'a donc emporté sur toute autre considération, et la formule raffinée retenue pour l'album apparaît comme un moyen terme entre l'usage traditionnel et privilégié de l'amateur face à l'œuvre unique et le nouveau régime de consommation de masse, celui par exemple des éditions populaires illustrées lancées par Hetzel dans les années 1860. Hugo n'est pourtant pas oppose à ce système, y compris pour ses propres livres, dès lors qu'il s'agit d'autres artistes; c'est ainsi qu'il applaudit à l'illustration des Misérables par Brion, gravée sur bois et destinée à un énorme tirage45. Mais peu après, et comme en réponse, il met en œuvre une tout autre conception du genre, en composant pour son propre compte l'illustration d'un manuscrit, support privé par, excellence, celui des Travailleurs de la mer.
On se tromperait si l'on déduisait de cette antithèse que faute d'éviter à ses dessins tout contact avec le public, Hugo sacrifie délibérément à la "distinction", au sens que Bourdieu donnera à ce concept. Malgré ses relations avec les nouveaux romantiques des années 1860, qui conjuguent parfois de façon ambiguë le refus de la démocratisation culturelle et la nostalgie des valeurs du romantisme (c’est parmi eux que ses dessins trouvent alors des admirateurs, dont Baudelaire46), il n'a aucun goût pour la tour d'ivoire de l’esthétisme, et de façon générale pour une vue élitiste de l'art. Il ne laisse donc reproduire à grands frais ses dessins que parce qu'il n'existe pas d'autre moyen de les publier -chose en soi intempestive- sans trop les trahir. Mais pour sa part, le mode de communication qu'il leur destine n'est ni la délectation privilégiée de quelques nantis, ni la reproduction de masse, qui, dans l'état présent des techniques. leur ferait perdre leur identité. Il l'indique, nous l'avons vu, dans la formule à la fois simple et profondément suggestive citée au début de cette étude: "pour l'intimité".
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Tout un livre a été écrit sur le rôle de cette instance dans son œuvre, avec pour thèse centrale l'idée d'un "rêve compensateur", les "rêveries d'intimité" faisant revivre, selon l'auteur, le paradis d'une enfance protégée47. Cette suggestion est séduisante pour l'interprétation de l'œuvre graphique, dont j'ai montré dans une autre étude les racines qu'il plonge -avant même l’apprentissage scolaire du dessin- dans l’enfance du poète, la prolongeant en un sens au cœur de sa vie d'adulte. Il y a sans nul doute un lien très fort entre l'expérience de l'enfant (non pas réduite à un paradis mais rayons et ombres mêlés), et plus précisément ses premières expériences graphiques, et d'autre part la durable attirance de Hugo pour le dessin, ainsi que le refoulement symétrique qu'il lui impose. Cet élément doit peser, d'un grand poids dans la charge affective de l'œuvre graphique et peut en partie expliquer les efforts de Hugo pour le soustraire aux brutalités du monde extérieur: "l’intimité", c'est d'abord le milieu familier, le foyer, l'arche surnageant dans les tempêtes de l'histoire, le "goum"48 de parents et d'amis, à la fois tribu et garde rapprochée, que les mauvaises langues qualifient plutôt de "cour" ou de "bande". Mais c'est aussi, et sans contradiction, bien autre chose. "La poésie, c'est tout ce qu'il y a d'intime dans tout", proclamait, avec une autorité définitive, la préface de la première édition des Odes49: l’intimité comme intériorité superlative, profondeur absolue du monde et du moi, où s'abolissent les discordances de surface qui fondent l'idéologie individualiste. J'ignore si ce dernier sens est conscient quand Hugo écrit: "ces griffonnages sont pour l'intimité et l'indulgence des amis tout proches", mais il est porté par l'œuvre entier, au moment surtout où Hugo travaille à surmonter, dans Les Misérables et William Shakespeare notamment, l’antinomie de ce qu'il appelle "solitude" et "multitude", liquidant ainsi tout résidu d'individualisme.
Les avatars du manuscrit des Travailleurs de la mer, une fois revêtu de sa superbe parure, permettent de parcourir ces multiples implications Ayant donc inséré, au printemps 1866, une trentaine de dessins dans la mise au net du roman, Hugo dans un geste exceptionnel de clôture, donne le tout à relier50... ce qui ne l'empêche pas d'y retourner et d'y introduire de nouvelles pièces. C'est une première variété d'intimité, la plus évidente, l'intimité déjà évoquée de l'auteur avec ses œuvres. Mais voici, à quelques années de distance, deux notes dans les agendas de Hugo. 30 janvier 1868: "M. Chifflart m'a montré les croquis de ses illustrations pour les Travailleurs de la mer [le peintre Chifflart, qui prépare pour Hetzel une édition illustrée du roman, vient de faire le voyage de Guernesey]. Je lui ai montré mon manuscrit avec les dessins." 5 août 1810: "Après le déjeuner, j'ai montré à Charles et à nos hôtes le manuscrit des Travailleurs de La mer."51... Ces instants où, de loin en loin, le manuscrit s'entr'ouvre pour des visiteurs choisis, sont un autre aspect de l'intimité, peu différent du premier puisqu'il concerne l'entourage immédiat du poète, qui est comme le prolongement de sa personne: famille et "amis tout proches", ainsi que Juliette et autres dames. Rien à craindre de ces autres lui-même, devant qui il ne se prive pas de dessiner si bon lui semble et qui lui font une douce violence en coutisant ses "machins". Citons encore Gautier: "Tout en laissant courir les hachures négligentes, le grand poëte causait comme il écrit, tantôt sublime, tantôt familier, toujours admirable; et l'heure de se retirer venue, chacun se disputait les dessins rayés de la griffe du lion, qu'accompagnait ordinairement quelque dédicace aimable, latine, espagnole ou française, selon le caractère du croquis et de la personne qui l'emportait. Il n'est guère de disciple ou de fidèle du maître qui n'ait gardé religieusement une de ces œuvres improvisées..."52 D'autres ont évoqué ces moments de bonhomie, parfois passés autour de caricatures dessinées sur place ou tirées du trésor secret53. On voit l'ambiguïté de cette attitude à la fois sociable et confidentielle. Rien de comparable à ce que serait une publication véritable (ou une présentation en public), qui mettrait un point final aux œuvres et les exposerait à l’inconnu. Même offerts par Hugo, même envoyés au loin, ces dessins restent moralement à sa portée. Ainsi prend-il, pendant l'exil, l'habitude d'envoyer à ses fidèles, pour le nouvel an, ce qu'il appelle sa "carte de visite": un dessin de lui, souvent formé des lettres mêmes de son nom.
Une parenthèse pour signaler parmi ces privilégiés quelques connaisseurs, dont Gautier, et plusieurs peintres de profession, comme Célestin Nanteuil et Louis Boulanger. Mais il s'agit de familiers, et Hugo ne craint pas un regard compétent sur ses dessins si c'est un regard ami. Ce qui ne signifie pas "complaisant": il s'agit moins d'écarter les jugements défavorables que la position d'extériorité propre à tout jugement, bon ou mauvais. Comme si l'intimité essentielle de l'œuvre appelait la sympathie du spectateur sous peine de voir, s'évaporer ses plus subtiles vertus. Et c'est ce qu'a certainement compris le plus perspicace et le plus charmant des solliciteurs de Hugo, le critique d'art Philippe Burty, personnage imaginatif et de belle culture, dont les lettres au poète ne sont qu'une longue manœuvre alternant les exercices de critique, les tirades républicaines, les évocations calculées de ses émois paternels et les déclarations d'amour. Il ne tarde donc pas à prendre place parmi les heureux du nouvel an et obtient même par permission unique de reproduire un dessin de son héros dans un important recueil, Sonnets et eaux-fortes, où il voisine avec les planches de peintres célèbres, cette fois sans s'abriter derrière une cause humanitaire54.
Communication restreinte, donc, mais surtout fondée sur un accord tacite, une sorte de pacte de non-agression entre l'auteur et le public qu'il se donne, toutes choses résumées par les mots: "pour l'intimité et l'indulgence"; bref, un aménagement de l'altérité excluant non seulement la violence mais la simple relation critique. Et à l'opposé, crainte et pitié pour les orphelins abandonnés au vaste monde: Hugo aime bien prendre un ton résigné pour parler de ses "pauvres dessins" -non ses dessins en général mais ceux qu'on lui a soustraits55: "Ils se tireront comme ils pourront du grand jour pour lequel ils n'étaient point faits; la critique a sur eux désormais un droit dont je tremble pour eux, je les lui abandonne."56
Ensuite, communication à sens unique, au gré de l'auteur, qui se réserve d'ouvrir ou de fermer ses cartons selon son cœur et les circonstances, dont il est seul juge: Burty, tour à tour, éconduit et bien accueilli, en sait quelque chose. Dans ce rapport inégal de auteur à son public, l'autre paraît bien inconsistant. Son avis n'a guère de poids, pas même les commentaires qualifiés de Gautier, Baudelaire ou Burty, et pourtant Hugo se dit "tout heureux et très fier"57 que ses dessins soient admirés à bon escient. Les éloges et les prières de Burty ne le font pas dessiner davantage et les plaques toutes préparées qu'il lui envoie pour l'inciter à graver à l'eau-forte restent vierges.
Bien plus, on voit souvent mal ce qui destine tel ou tel dessin à l'un des élus plutôt qu'à l'autre; les habitudes de Hugo sont à cet égard symptomatiques. Sans doute lui arrive-t-il de dessiner pour un destinataire précis, surtout dans la période des étrennes. Burty va jusqu'à noter lors d'un envoi du nouvel an que les dessins dont celui-ci se compose "répondent à l'esprit ou au sentiment de celui à qui ils sont dédiés"58. C'est bien le cas des fameuses pages offertes par Hugo à Léonie Biard, qui font allusion à leurs amours en utilisant un code secret. Vraisemblablement aussi de certaines "cartes de visite", puisqu'il s'agit expressément de messages le concernant; mais même alors, il n'est pas toujours évident que le dessin tienne compte du destinataire. Voici du reste dans une lettre accompagnant les étrennes de 1869 une indication peu compatible avec ce qu'affirmait Burty: "Partagez [...] entre vous cinq comme vous voudrez. Faites pour le mieux."59 Et un an plus tôt, dans les mêmes circonstances, cette exclamation qui ferait frémir un sémiologue: "Chaque dessin porte le nom de son destinataire (quel grand mot!)"60 ... De fait, les dessins conçus à l'intention d'un destinataire précis sont en petit nombre, et, le plus souvent, Hugo dessine ou puise dans ses stocks sans souci de l'affectation, quitte à projeter sur le dessin retenu un sens qu'il n'avait pas au départ. Il peut aussi s'en remettre du choix à l'intéressé ou à une tierce personne: "J'ai fait ce dessin dans le bac en passant la Moselle. Je le détache pour vous de mon carnet.", écrit-il un jour à un ami61; mais un autre jour, à sa femme: "Fais choisir [...] à Paul Meurice, à Auguste et à Mme Bouclier chacun le dessin qu'il voudra dans [mes] albums."62...
Il y a cependant des pages qu'il paraît éviter d'offrir celles qui, s'écartant trop du goût peu hardi des destinataires, pourraient les heurter ou les décevoir. De là, sans doute, l'aspect soigné mais banal qu'offrent souvent les dessins offerts par rapport aux dessins conservés63 (fig. 9-10), à la manière dont les "dessins de présentation" de la Renaissance pouvaient différer d'esquisses ou de divertissements graphiques des mêmes artistes. C'est du moins ce qui ressort globalement d'une comparaison du fonds de la Bibliothèque nationale, formé des dessins trouvés en la possession de Hugo lors de sa mort, avec les œuvres conservées ailleurs, notamment dans le musée de la place des Vosges. Soit dit en passant, plus d'une fouille paraît avoir été distraite des papiers avant le classement définitif, ce qui contribue à brouiller l'opposition. Mais celle-ci a surtout ses limites, et même si l'on parvenait exactement à reconstituer les deux groupes, il serait aventureux d'y voir les modèles respectifs d'un art "pour soi" et d'un art "pour autrui", le premier purement subjectif, le second affecté en profondeur par le souci de communiquer. Pourtant, Hugo s'était lui-même risqué, en 1870 (avant de mettre ses papiers en lieu sûr en vue de son retour en France), à classer les dessins qu'il détenait sous deux rubriques, "achevés" et "ébauchés", sans doute pour en disposer en conséquence64. Mais nous n'en savons pas plus et serions bien en peine de répéter l'opération.
L'œuvre graphique de Hugo ressemble au fond, toutes catégories confondues, à ces journaux "intimes" sur lesquels plane le spectre du lecteur: l'expression personnelle y prédomine et peut se suffire, sans viser précisément la communication et sans pour autant l'écarter. Seulement, plus que vers tel ou tel destinataire, cette communication ouverte s'exerce en direction d'un public inconnu, aux virtualités incalculables.
La circulation qui s'établit donc entre l'œuvre, l'auteur et ce public indéterminé nous ramène à la communication à la fois intime et universelle évoquée dans la préface des Contemplations. Nous le savons, dans la pensée de Hugo, et contrairement à ce qui advient dans tant de journaux et écrits intimes, l'évanescence du rapport à l'autre et l'intensité du moi investi s'accompagnent d'une charge de communication immense, impliquant une conception très élargie, proprement infinie, de l’intimité, qui associe le privé et le public, le dedans et le dehors, le moi et l'autre. Dans cette perspective, définie par jacques Seebacher, "l’individu n'est jamais qu'intéressé, au sens le plus égoïste du terme. Le moi au contraire vit dans l'entrecroisement des regards..."65 Pensée qui force l'insularité romantique, et, pour parler familièrement, "court-circuite" les canaux préétablis de la communication. Au-delà, cette pensée postule la fin des inhibitions et des préjugés, qu'elle réduit à des ombres passagères, certes néfastes et appelant une action appropriée, mais à court terme.
En pratique, cette démarche se dévoile dans une toute dernière mesure, ayant pour effet immédiat de périmer le message de 1862, pourtant repris dans Actes et paroles: le legs des dessins à la bibliothèque Nationale. "Je donne tous mes manuscrits et tout ce qui sera trouvé écrit ou dessiné par moi à la Bibliothèque Nationale de Paris, qui sera un jour la Bibliothèque des Etats-Unis d'Europe."66 Amplifié par cette échappée vers l'Europe radieuse de l'utopie, c'est "le geste auguste du semeur", lançant vers l'avenir grand ouvert ces milliers d'empreintes de son moi, loin du marché piégé du moment, loin de lui-même et de son petit entourage. Et, du même geste, les libérant de la mauvaise conscience qui les obérait (si l'on veut bien me suivre sur ce point). Ainsi, dans le poème de l'Art d'être grand-père intitulé "les Griffonnages de l'écolier", l'enfant puni pour s'être livré au plaisir interdit du dessin, voit ses grimoires S’égailler à la barbe des censeurs, vers un ciel d'innocence et d'amour67.
Le parti final, dans la précision de sa formule, en dit long sur les vues de Hugo, en amont comme en aval. Le patrimoine public n'est pas le marché privé, dont il ignore la violence et les aléas; une bibliothèque n'est pas un musée; la Nationale n'est pas n'importe quelle bibliothèque; et le département des Manuscrits n'est ni le cabinet des Estampes ni la salle de lecture des Imprimés. De toutes les solutions disponibles, Hugo a choisi la seule qui lui permettait d'associer des objectifs apparemment inconciliables: l'abandon au public, un abandon cette fois sans réserve, et le maintien d'un contact personnel, autrement dit les modulations de l'intimité dont j'ai tenté de cerner l'expérience ou de percevoir la nostalgie. A la Nationale, chose impossible dans un musée monographique et rare dans un musée ordinaire, la constellation hugolienne se fond, sans perdre son identité, dans le patrimoine universel. Au département des Manuscrits, pêle-mêle avec les manuscrits littéraires, dans l'unité d'un fonds devenu inaliénable, feuilletés à loisir et sans ordre fixe, non immobilisés et regardés à distance comme des objets de musée, les dessins poursuivent avec l'usager le commerce rapproché, libre et (pourquoi s'en défendre?) délicieux qu'ils avaient avec l'auteur. Ce mode d'emploi est confirmé par le poème de l'Art d'être grand-père:
"Et, d'un doigt souverain, le voilà qui feuillette
Nisard, l'âne, le nez du maître, la belette
Qui peut-être est un bœuf, les dragons, les griffons,
Les pâtés d'encre ailés, mêlés aux vers profonds..."68
Remercions donc la Nationale d'avoir évité de séparer les dessins des manuscrits pour les répartir entre les départements correspondants. Faut-il également lui savoir gré d'avoir sinon préservé le désordre originel des dessins, du moins renoncé à les organiser outre mesure? Le fait est que l'anarchie des albums laissés par Hugo n'a d'égale que celle des recueils factices composés après sa mort...
Il y a pourtant une notable différence entre dessins et manuscrits ainsi mariés pour le meilleur et pour le pire, et cette différence n'a sûrement rien de fortuit: les seconds seuls doivent être publiés. Le testament de 1875 69, qui prescrit la publication de tous les écrits inédits, n'en excepte aucun de cette règle, pas même les plus fragmentaires, mais ne dit rien des dessins, et le codicille de 1881, qui institue le legs à la Nationale, ne parle pas de publication. N'est-ce pas que, malgré la beauté plastique des manuscrits et le supplément de sens qu'ils apportent, toutes choses probablement sous-entendues par leur legs, le texte imprimé se suffit à lui-même, dans l'abstraction de sa typographie, tandis que le pouvoir propre des dessins -leur aura, dirait Walter Benjamin- ne s'épuise pas dans la reproduction et requiert un commerce d'une autre sorte?
Hugo ne parle donc pas de publication, mais ne dit pas non plus qu'il y est hostile. Tout à la fin de sa vie, beaucoup de dessins de lui furent reproduits dans le grand "Victor Hugo illustré" publié par Eugène Hugues, et si la maîtrise de l'opération lui a vraisemblablement échappé, il ne semble pas non plus avoir protesté; il dessine même tout exprès une planche du premier volume, Quatre vingt-treize70. A-t-il baissé les bras? Se place-t-il déjà dans une perspective posthume (il confie de plus en plus la gestion de ses éditions à son futur exécuteur, testamentaire)? Toujours est-il qu'une double vie commence alors pour l'œuvre graphique: chez lui, et bientôt au département des Manuscrits, dans les conditions qu'il a définies comme idéales; un peu partout, sous forme de reproductions, truchement certes défectueux mais qui peut avoir ses mérites: est-ce un hasard si l'édition Hugues, destinée au public populaire, est si riche en dessins de lui?
Rien n'indique en tout cas que le silence du testament doive être tenu pour dissuasif. J'y verrais plutôt une délégation de pouvoir aux générations futures, dès lors que l'approche préférée de l'auteur est assurée de survivre. Et c'est bien ce qui s'est produit. Retournons pour finir aux dessins du manuscrit des Travailleurs. Ils y sont toujours et font, comme prévu, le bonheur, des happy few du département des Manuscrits71. Mais dès 1882, ils ont été publiés avec beaucoup d'autres dans l'édition Hugues, sans qu'on sache si le patriarche y était pour quelque chose. Puis on les reproduit de tous côtés, avec ou sans texte, ensemble ou séparément, dans des reproductions bonnes ou mauvaises, au cinéma, à la télévision... Des cuistres rescapés des vers de l'Ane72 ont exercé sur eux leur industrie, les datant, repérant leur origine, s'échinant à retrouver le sens qu'ils pouvaient avoir pour l'auteur. De temps à autre, la Bibliothèque les détache du manuscrit et les expose comme des tableaux... A ces diverses initiatives, Hugo n'a dit ni oui ni non. C'est donc en s'autorisant de ce silence qu'a été entrepris l'inventaire raisonné de l'œuvre graphique, qui réunira selon ses vœux "tout ce qui sera trouvé […] dessiné" par lui, mais sous une forme qu'il n'a ni décidée, ni même, semble-t-il, conçue. La petite équipe73 qui s'attache à ce travail espère tout de même pouvoir compter, sinon sur sa bénédiction, du moins sur son absolution!
Les références aux œuvres de Hugo renvoient aux Œuvres complètes, sous la direction de Jacques Seebacher et de Guy Rosa, Paris, R. Laffont, 1985-1991 ("Bouquins, en abrégé:B.). La correspondance est citée, sauf indication contraire, dans l’édition chronologique des Œuvres complètes, sous la direction de Jean Massin, Paris, Club français du livre, 1967-1970, (en abrégé: M.)
1 V.H. à l'éditeur Castel, 5 octobre 1862 (voir ci-dessous, note 4).
2 V.H. à Paul Meurice, 6 mars 1863 (M., t. XII, p. 1214).
3 A la suite de deux de mes deux publications antérieures: "Histoire d'un peintre malgré lui [...]" (M., t. XVIII, p. 13-80); "le Romantisme des années 1860. Correspondance Victor Hugo-Philippe Burty", Revue de l'art, n° 20, 1973, p. 8-64 (en abrégé: "Romantisme"). Ces études déjà anciennes apportaient une copieuse documentation à laquelle on peut toujours se référer, mais accompagnée, surtout la première, d'une réflexion encore très insuffisante, et dont le présent travail constitue l'aboutissement.
4 Lettre-préface, du 5 octobre 1862, à l'album Dessins de Victor Hugo gravés Par Paul Chenay, Paris, Castel, 1862. Reprise sous le titre "A l'éditeur Castel" dans Actes et paroles, "Pendant l'exil", 1875 (Politique, B., p. 439-540). En abrégé: " à Castel"
5 Théophile Gautier, préface de l'album cité à la note 4 (M., t. XVIII, p.1 et 2). En abrégé: "Gautier".
6 Ibid., p. 2.
7 Les deux formules ibid.
8 V.H. à P. Chenay, 10 mars 1861 (M., t. XII, p.1112).
9 Théophile Schuler à P.-J. Hetzel, 19 décembre 1872 (cité dans "Histoire d'"un peintre malgré lui", art. cité, p. 65).
10 "amoureux": V.H. à Auguste Vacquerie, 18 juin 1867 (M., t. XIII, p. 855). Quelques témoignages de l'estime de V.H. pour ses dessins: "[...] un grand dessin très réussi [...] (à sa femme, 14 février 1852; M., t. VIII, p. 978); [...] ce gribouillage assez réussi [...]" (à A. Vacquerie, 25 juin 1810 (Correspondance, éd. de l'Imprimerie nationale, Paris A. Michel, t. III, 1952, p. 258) ... Il déclare même à l'éditeur Castel, 25 janvier 1863: "[...] moi qui suis un peu du métier [...] (M., t. XII, p. 1211).
11 V.H. à Paul Meurice, 27 décembre 1852 (M., t. VIII, p. 104); à A. Vacquerie, 25 juin 1870 (loc. cit.); à sa fille Léopoldine, 25 août 1843 ("petit gribouillis": M., t. VI, p. 1239); à A. Vacquerie, 27 décembre 1867 (M., t. XIII, p. 891); "à Castel", p. 539; à Augustine Allix, 19 avril (ou juillet) 1857 (catalogue de l'exposition Soleil d'encre: dessins et manuscrits de Victor Hugo, Paris, Petit-Palais, 1985-86, p. 181). Ce sont des exemples parmi d'autres. Citons encore, pour le ton pince-sans-rire, cette lettre à Philippe Burty du 18 mars 1868: "[...] et quant à exterminer mon infortuné petit talent de dessinateur par le superbe sonnet de Vacquerie, n'espérez pas de moi cette humilité." ("Romantisme", p. 52).
12 "A Castel", p. 539; V.H. à Ph. Burty, 26 juin 1865 ("Romantisme", p. 45).
13 V.H. à P. Chenay, 30 juin 1861 (Jean-Luc Mercié, Victor Hugo et Julie Chenay, Paris, Minard, 1967, p. 113 (en abrégé: "Mercié"); à Ph. Burty, 4 juin 1865 ("Romantisme", p. 44).
14 V.H. à Ph. Burty, 18 avril 1864 ("Romantisme", p. 41).
15 V.H. à Charles Baudelaire, 29 avril 1860 (M., t. XII, p. 1098).
16 Je propose une analyse de ce processus dans "Portrait de l'artiste en griffonneur" (Victor Hugo et les images, textes réunis par Madeleine Blondel et Pierre Georgel, Dijon, Aux Amateurs de livres, 1989, p. 74-114, en particulier les p. 97-116).
17 La théorie freudienne de la pulsion spéculaire a été appliquée à Hugo, de façon souvent convaincante à mon sens, par Charles Baudouin, dans sa Psychanalyse de Victor Hugo (10 éd. 1943; nouv. éd., Paris, Colin, 1972).
18 Voir la note 15.
19 V.H. à P. Chenay, 30 juin 1861 (voir la note 13.).
20 Paul Meurice, "Victor Hugo, artist", Harper’s Magazine, t. CII, 1901, p. 447. Le texte français original de cet article est inédit (coll. part.).
21 C'est le titre donné par Hugo à l'un de ses premiers essais d'organisation d'une séquence de dessins: une feuille d'un album de 1843 où il a collé des vignettes dessinées au cours de son voyage aux Pyrénées (M., t. XVIII, n° 189-195).
22 Espace en quelque sorte semi-privé, relevant bien de l'"intimité" analysée plus loin, comme il ressort, par exemple, de l'article de Gautier sur la vente du mobilier de V.H. en 1852 "[...] un intérieur fermé [...] et qui ne s'ouvrait qu'à la parenté ou à l'amitié […]" (M., t. VIII, p. 1142).
23 Voir mon livre, les Dessins de Victor Hugo pour les Travailleurs de la mer, Paris, Herscher, 1985.
24 Jean Gaudon, "Bricolage et collage", dans Soleil d'encre […], op. cit., p. 21.
25 V.H. à Ph. Burty, 5 novembre 1868 ("Romantisme", p. 53). La formule est évidemment à double sens: un peu timides (pour se produire en public), un peu frustes et primitifs...
26 Gautier, p. 2.
27 "Qu'il fait paraître à la fois", note Guy Rosa, "dans l'in-8° à grandes marges que la bourgeoisie faisait relier et dans l'in-12 -puis l'in-18 et le grand in-8° illustré- acheté sept fois moins cher par le peuple." ("Victor Hugo poète romantique, ou le Droit à la parole", Romantisme, revue du dix-neuvième siècle, n° 60, 1988, p.44). J'ai grand plaisir à citer cet article, dont je n'ai pris connaissance qu'après avoir rédigé le mien et qui aborde des questions voisines, à propos de la communication de l'œuvre littéraire. La notion de "double destination" (l'œuvre visant à la fois des destinataires précis et la masse inconnue des lecteurs) offrirait notamment une superbe armature théorique aux considérations que j'expose plus loin quant à la destination de l'œuvre graphique.
28 "Annales du musée. […]", le Conservateur littéraire, n° 26, 9 décembre 1820 (M., t. I, p. 744).
29 "S'il y a quelque chose de triste au monde, c'est une vente après décès, [...] Mais ce qu'il y a encore de plus morne et de plus pénible à voir, c'est la vente du mobilier d'un homme vivant [...] Tout ce poëme domestique va être démembré et vendu hémistiche par hémistiche [...]" ("Vente du mobilier de Victor Hugo", la Presse, 7 juin 1852, repris dans M., t. VIII, p. 1142). Voir à la note 20 un autre extrait de ce texte admirable.
30 Poésie II (B., p. 249).
31 Voir jean Gaudon, "souvenir de...", dans Victor Hugo et les images, op. cit., p. 152-167.
32 G. Rosa, art. cité, p. 48.
33 Préface des Contemplations (voir la note 31).
34 Alain Corbin, "Coulisses", dans Histoire de la vie Privée, sous la direction de Philippe Ariès et Georges Duby, t. IV, "De la Révolution à la Grande Guerre", dirigé par Michelle Perrot, Paris, Seuil, 1987, p. 451.
35 V.H. à P. Meurice, 6 mars 1863 (M., t. XII, p. 1214).
36 Voir la note 3.
37 Voir Françoise Heilbrun et Philippe Néagu, "l'Atelier de photographie de Jersey". dans Victor Hugo et les images, op. cit., p. 186. Signalons aussi le projet d'édition du Rhin "illustré en partie par moi" dont V.H. parle dans une lettre à Noël Parfait du 26 avril 1857 (M., t. X, p. 1277).
38 V.H. à P. Chenay, 21 janvier 1861 (Mercié, p. 109). Cf. dans la lettre au même du 10 janvier 1861: "Tout ce qui concourt au grand but: Liberté, constitue pour moi le devoir et je serai heureux si ce dessin, multiplié par votre art, peut contribuer à maintenir présent dans les âmes le souvenir de ce libérateur de nos frères noirs." (Mercié, p. 97).
39 En témoignent notamment le fait qu'il exécute plusieurs versions de ce dessin, la présence de l'une d'entre elles dans sa chambre de Jersey puis dans la salle de billard de Hauteville House (voir les fig. 1et 2), le don qu'il fait d'un autre exemplaire à son ami Teleki, et cette note de son agenda, le 20 avril 1860, qui vise au moins autant le dessin que sa transcription gravée: "La première épreuve de John Brown envoyée par P. Chenay est arrivée hier soir. Elle est fort belle." (M., t. X, p. 1513).
40 Gautier, p. 2.
41 Voir l'agenda de V.H. en date du 15 mars 1864 (M., t. XII, p.1452) et Ph. Burty, dans Sept dessins de gens de lettres [...], Paris, Rouquette, 1874, p. 4.
42 Dédicace de l'exemplaire de l'album de 1862 appartenant à Juliette Drouet, citée par Louis Guimbaud, "Victor Hugo caricaturiste", la Contemporaine, 10 juillet 1901, p. 102.
43 Voir ses lettres à P. Chenay, 5, 6 et 13 novembre 1862; à Castel, 16 novembre 1862; à jules Claye, même jour (M., t. XII, p. 1201-1205). Les sévères critiques de Hugo concernant les gravures sur bois visent surtout l'incompétence du graveur mais il est clair que sa préférence va de toute façon à l'aquatinte. Sur toute l'affaire, voir le ch. VIII de Mercié, qui en est l'exposé le plus complet.
44 V.H. à Th. Gautier, 3 décembre 1862 (M., t. XII, p. 1207).
45 Voir notamment sa lettre à Hetzel du 19 juillet 1863 (M., t. XII, p. 1221)
46 Voir "Romantisme", p. 14-24.
47 Claude Gély, Victor Hugo poète de l'intimité, Paris, Nizet, 1969.
48 Cette amusante métaphore militaire est due à V.H. lui-même, qui l'utilise pendant l'exil pour désigner le groupe formé par sa famille, grossie d'Auguste Vacquerie.
49 Poésie I (B., p. 54).
50 Très exactement, V.H. fait relier le manuscrit le 21 mai 1866, puis y fait "poser" les dessins par le relieur huit jours plus tard (agenda pour 1866, M., t, XIII, p. 970-971). Sur le détail des manipulations du manuscrit avant et après la reliure, voir mon livre cité à la note 21.
51 Agendas de V.H., 30 janvier 1868 (M., t. XIV, p. 1341) et 5 août 1870 (ibid., p. 1498).
52 Gautier, p. 2.
53 Voir notamment le Journal d'Antoine Fontaney, 16 et 18 avril 1832 (M., t. IV, p. 1214); Ph. Burty, Maîtres et petits maîtres, Paris, Charpentier, 1877, p. 317; Richard Lesclide, Propos de table de Victor Hugo, Paris, Dentu, 1885, p. 224...
54 voir "Romantisme" notamment p. 25-28 et la correspondance publiée p. 37-58.
55 Ainsi: "mes pauvres dessins, si dessins il y a..." (V.H. à Ph. Burty, 18 avril 1864. "Romantisme", p. 41).
56 "A Castel", p. 540.
57 Voir la note 15.
58 Ph. Burty, "les Dessins de Victor Hugo", la Liberté, 13 juillet 1868 (article reproduit dans "Romantisme", p. 52). Mais Burty cherche à paraître mieux informé qu'il n'est quand il feint de se demander: "Pour quels beaux yeux fut tracée cette pittoresque fantaisie qui porte au bas: Victor Hugo pris dans un filet de dentelle?" (Maîtres et petits maîtres, op. cit., p. 221): le dessin en question appartenait... à lui-même (exposition Dessins de Victor Hugo, Paris, galerie Georges, Petit, 1888, n° 130)!
59 V.H. à A. Vacquerie, 31 décembre 1868 (M., t. XIV, p. 1257).
60 V.H. à A. Vacquerie, 31 décembre 1867 (M., t. XIII, p. 892).
61 V.H. à A. Vacquerie, 1er janvier 1863 (M., t. XII, p. 1209).
62 V.H. à sa femme, 27 janvier 1852 (M., t. VIII, p. 972).
63 Burty note ainsi à propos de l'envoi du nouvel an 1868: "Ces dessins sont exécutés avec une aisance et un soin de détail incroyables. Ils ont l'effet d'un décor et le fini d'une œuvre d'art consommée." (article cité dans la note 55).
64 Agenda de V.H., 14 août 1870 (M., t. XIV, p. 1505.). Dans la collection Jean Hugo figuraient deux chemises de grossier papier, gris (utilisé par V.H. pour les classements de l'été 1870), avec les suscriptions suivantes de sa main: "Dessins / ébauchés"; "Dessins exécutés / projets / choses faites / etc. "
65 Jacques Seebacher. "Poétique et politique de la paternité chez Victor Hugo" (M., t. XIII p. XXVII).
66 Codicille au testament de V.H., 31 août 1881 (M., t. XVI, p. 963)
67 Poésie III (B., p. 781-784)
68 Ibid., p. 784.
69 Politique (B., p. 1077-1078)
70 Agenda de V.H., 30 mai 1876. Il s'agit de la Tourgue (M., t. XVIII, n° 784).
71 Cependant, étant donné leur fragilité, la Bibliothèque a pris en 1985 le parti de les monter à part, après restauration, et de les remplacer par des photographies à l'intérieur du manuscrit.
72 Mes amis Roger Pierrot et Marie-Laure Prévost ne m'en voudront pas de les désigner, en même temps que moi-même par ce qualificatif désinvolte mais authentiquement hugolien, pour nos études respectives du manuscrit des Travailleurs de la mer, dans Soleil d'encre, op. cit., p. 240-245, et dans mon livre cité à la note 21.
73 Composée, outre l'auteur de cette étude, de Sophie Grossiord, conservateur à la Maison de Victor Hugo, et Marie-Laure Prévost, conservateur à la Bibliothèque nationale.