Claude Millet : Nature et déterminisme historique dans les Nouvelle série de La Légende des siècles

Communication au Groupe Hugo du 16 juin 1990
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Le mot "écologie" apparaît en 1874 dans la langue scientifique, pour désigner l'étude de la vie des organismes dans leur milieu. Son apparition sanctionne le passage de l'idée de Nature au milieu naturel à une époque où Histoire et Histoire naturelle divorcent définitivement, c'est-à-dire entre 1860 et 1880, pour laisser place d'une part à la biologie et au transformisme, d'autre part à une Histoire scientiste pour qui le religieux n'est plus qu'un objet parmi d'autres et la Nature -race et milieu-, qu'une cause parmi d'autres dans la chaîne des déterminations qui produisent le devenir Historique. Cette mutation est progressive : ainsi Pierre Larousse intègre encore sa définition de l'Histoire naturelle dans son article "Histoire"; mais elle est irréversible : ainsi l'entreprise de Schlosser, dont la traduction paraît en France en 1828 sous le titre de Histoire universelle de l'antiquité, qui, remontant jusqu'aux premières révolutions du globe (ce à quoi Fabre d'Olivet avait déjà finalement renoncé en 1822), intègre Histoires universelle et naturelle en un même objet, n'est plus pensable à partir des années 60. Quant au naturalisme historique, il n'a occupé qu'un bref moment la pensée de l'Histoire au 19ème siècle.

Pour autant, il ne faut pas minimiser l'importance de ce moment où la Nature, cessant d'être l'objet contre lequel se développait l'esprit humain, sur un mode plus souvent euphorique que dialectique, est devenue à la fois figure et lieu de l'Histoire . Ce moment où "L'Histoire et l’Histoire naturelle se fondirent sous (le) regard"(1) de l'Historien et où une politique écologique (au sens courant actuel) proclama la nécessité de repenser les rapports de l'Homme à la Nature, non plus en terme de tyrannie guerrière, justifiée par le monopole spirituel de l'Homme, mais en terme de solidarité démocratique des âmes du monde -d'où le projet de prouver que l'oiseau- et le crapaud sont des personnes. A la perspective idéaliste qui intronise l'Homme et légitime sa violente souveraineté sur les choses "mortes"(2) a succédé dans les années 1850 un naturalisme démocratique, sur fond d'intégration de l'Histoire et de l'Histoire naturelle, et de programmation d'une morale politique écologiste. Si l'esprit doit continuer à s'opposer à la matière, l'Homme se doit de rétablir l'harmonie entre son âme et celles des autres citoyens de la Terre, cesser la "guerre insensée (qu'il fait) à la Nature"(3), et Instaurer "la pacification et le ralliement harmonique de la nature vivante".(4) "Rêve de femme" (5), dit Michelet, mais que l'historien fait sien, rompant définitivement ainsi, dans cette conversion –politique- à l'Histoire naturelle avec la philosophie de l'Histoire idéaliste qu'il avait exposée dans son Introduction à l'histoire universelle.

C'est contre la réification de la Nature par un idéalisme de "chasseur" ou de seigneur de l'étant, si l'on préfère (celui de Pelletan par exemple, dans sa Profession de foi du XIXème siècle) que se met en place le naturalisme historique de L'oiseau comme celui de La Légende des siècles de 1859. Mais en 77, le combat du naturalisme hugolien a changé d'ennemi, et c'est contre la réification de la Nature par un matérialisme scientiste qui ne se cantonne plus dans les laboratoires de la science, mais envahit tous les champs de discours qu'est écrite la Nouvelle Série.

Aussi l'écriture légendaire s'infléchit-elle : par exemple, les prodiges, d'une série à l'autre, ont tendance à se déplacer de l'Homme à la Nature : certes les cèdres et les lions font miracles dans la Première Série; mais dans la Nouvelle, l'océan engloutit toute une ville, l'aigle du casque, en absence de chevaliers errants, s'anime et exécute son propriétaire, Tiphaine, et la Comète, "comme un spectre entre en une maison"(6), apparaît.

Cette nature prodigieuse dit évidemment non au désenchantement du monde qui, depuis Le Génie du christianisme, reste le grand crime commis par la science aux yeux des poètes. Mais dans les années 60-80, le discours scientifique s'est employé à retourner l'accusation, d'une façon qui rappelle d'ailleurs certains passages des Proses philosophiques des années 60-65. Je citerai deux textes pour illustrer les degrés de ce nouveau discours scientiste, qui fait de la science un nouvel enchantement. La première de ces citations est la dernière phrase de L'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la lutte pour l'existence dans la Nature, traduite en 1873 :

 

"N'y a-t-il pas une véritable grandeur dans cette conception de la vie, ayant été avec ses puissances diverses insufflées primitivement par le Créateur dans un petit nombre de ses formes, dans une seule peut-être, et dont, tandis que notre planète continue à tourner dans son orbite, une quantité infinie de formes admirables, parties d'un commencement des plus simples, n'ont cessé de se développer et se développent encore ?" (7)

 

C'est là un discours déiste plus modéré que le discours d'un Renan, pour qui la Nature cesse d'avoir besoin d'être une Création pour être enchantée, car le regard scientifique est une contemplation supérieure de la poésie du monde :

 

"Ont-ils (Galilée, Descartes, Newton, Lavoisier, Laplace) diminué l'univers, comme le pensent certaines personnes? Pour moi, j'estime tout le contraire. La ciel, tel qu'on le voit avec les données de l'astronomie moderne, est bien supérieur à cette voute solide, constellées de points brillants, portée sur des piliers, à quelques lieues de distance en l'air, dont les siècles naïfs se contentèrent. Je ne regrette pas beaucoup les petits génies qui autrefois dirigeaient les planètes dans leur orbite; la gravitation s'acquitte beaucoup mieux de cette besogne, et, si par moment J'ai quelques mélancoliques souvenirs pour les neufs chœurs d'anges qui embrassent les orbes de sept planètes, et pour cette mer cristalline qui se déroulait au pied de l'Eternel, je me console en songeant que l'infini où notre œil plonge est un infini réel, mille fois plus sublime aux yeux du vrai contemplateur que tous les arches d'azur des paradis d'Angelico de Fiésole."(8)

 

Dans cet extrait de son discours de réception à l'Académie française, où il remplaçait Claude Bernard, Renan conforte de façon très claire les positions du scientisme en arrogeant à la science la vision poétique de l'univers.

Dans ce contexte d'évolution du discours scientifiste, largement diffusé par la presse et l'édition, on imagine mal un Hugo replié dans la tour d'ivoire du savoir romantique, et soliloquant avec les ombres de sa génération : et en effet Hugo à partir des proses de 60/65, mais un virage est pris en 74, alors que Haeckel puis Darwin officialisent l'origine simiesque de l'Homme, engage une nouvelle réflexion sur la Nature, sur l'Histoire, et sur le déterminisme. Hugo, plus violemment et plus précisément qu'auparavant s'attaque au discours scientiste et à la dégénérescence du devenir humain en transformation phylogénétique et autres déterminismes anti-humanistes. Et ce combat serait simplement un combat d'arrière-garde, de vieillard renaclant à suivre l'évolution des idées et du savoir de son siècle, si d'une part, il n'amenait pas Hugo à poser une question qui reste pour nous d'actualité -quid de l'humanisme dans un univers de savoir qui le décrédibilise ?- et si, d'autre part, il n'entraînait pas un renouvellement important de son naturalisme historique dans la Nouvelle Série de La Légende des siècles, précisément en obscurcissant son humanisme.

Ce contre quoi s'écrit cette nouvelle Histoire de l'Humanité, c'est en grande partie contre le renoncement à penser la Nature comme principe dans l'Histoire, et contre le rabattement d'une pensée religieuse du rapport de l'Homme à la Nature à une science des rapports de l'Homme et de son milieu naturel, l'écologie biologiste d'un Claude Bernard par exemple, l'Histoire scientiste d'un Taine ou d'un Renan, et contre une littérature qui soumet sa vision du monde à cette science du milieu : un des grands succès de librairie qui concurrence celui de la Nouvelle Série, de L'Art d'être grand-père et de L'Histoire d'un crime en 77, c'est, si vous vous souvenez de la communication de G. Rosa, loin après Paul de Kock il est vrai, ce que Barbey, dans son compte-rendu de la Nouvelle Série appelle "la petite chose malpropre de M. Zola", L'Assommoir.

Dans ces conditions, la Nouvelle Série doit être examinée non seulement à partir de la coupure de "l’année terrible", mais aussi à partir de la mutation au cours des années 1860-1880 de la conception et de la représentation de la Nature, Nature qui est à cette époque sortie de l'Histoire, pour refluer dans une Histoire naturelle désormais totalement indépendante du devenir historique de l'Homme, -scission dont nous sommes les héritiers : dans notre muséum d'Histoire naturelle seuls figurent les peuples "qui n'ont pas d'Histoire".

La Nouvelle Série peut et doit se lire comme un retournement : c'est au moment où la Nature se voit réduite à n'être qu'un milieu déterminant que Hugo en fait, de la façon la plus radicale et la plus provoquante, le moi de la liberté dans l'Histoire. Mais ceci n'est pas sans danger, et pour l'Histoire, et pour l'Homme.

 

Mon hypothèse est la suivante : La Légende des siècles de 1859 met en forme un naturalisme historique qui intègre de manière dialectique les trois grands principes de l'Histoire romantique : le spiritualisme -de même que le premier livre naturaliste de Michelet, L'Oiseau, est en même temps le plus spiritualiste- ; l'humanisme, en maintenant l'Homme dans sa position de sujet de l'Histoire; et le progressisme.

Or, sous la pression du développement d'un scientisme anti-humaniste et matérialiste qui substitue l'évolution au progrès, une chaîne des déterminations amorales à l'Histoire, et le milieu à la Nature; sous le coup également de l'année terrible qui repose la question du catastrophisme historique et met un point d'interrogation sur la génialité d'un XIXème siècle héritier de la Révolution française, le naturalisme de 77 devient un progressisme révolutionnaire, ce qu'il n'était pas en 59, mais cesse d'être clairement un humanisme, ce qui, évidemment rend ce progressisme, par ailleurs peut-être plus affirmé, problématique.

Et cela, comme par excès de zèle, et non par renoncement. C'est en poussant à la limite les principes de son naturalisme progressiste, en les exagérant, pour reprendre un mot cher au grand-père, et non en y mettant des bémols conciliateurs, que Hugo rend incertain le discours humaniste sur le progrès historique . La Nouvelle Série, contrairement à la Première, est une Histoire en crise.

Une Histoire en crise ne veut pas dire une Histoire dubitative. La Nouvelle Série a toute la violence d'une contre-attaque, d'une déflagration contre l'anti-humanisme scientiste. France et âme (9), daté du 14 novembre 1874, est la réponse la plus évidente, la plus explicite qui soit faite, à l'intérieur du recueil, à la crète de cet anti-humanisme, au darwinisme.

La Dernière Série s'ouvrira pratiquement sur un poème de la même veine et de la même époque, Par dessus le marché. je dois être ravi,(10) daté du 12 septembre de la même année, et qui donnera plus d'ampleur au refus des droits du singe au nom des droits de l'homme. Il est difficile souvent d'affirmer pourquoi Hugo publie ceci dans La Nouvelle Série et cela dans la Dernière. Néanmoins, le choix de France et âme peut se justifier : par des considérations formelles, de l'harmonie des parties et du tout, plus justement respectée, à l'intérieur de la section du Temps présent, par ce court poème, que ne l'aurait fait la grande logorrhée de Par dessus le marché; et surtout par des considérations sur la lisibilité de cette intégration dans Le Temps présent. Car là où le poème de la Dernière Série oppose à la phylogénèse toute l'Histoire de l'Humanité et intègre le darwinisme dans le piétinement de la pensée matérialiste depuis Epicure, France et âme oppose à la filiation simiesque la filiation héroïque, celle qui nous lie à nos pères révolutionnaires.

Le darwinisme joue ainsi le rôle d'un puissant réactif, qui réintroduit, par delà les "changements d'horizon" et par delà les écroulements de l'orgueil humain, l'Histoire comme triomphe héroïque de l'homme sur la matière, sur la fatalité, sur la mort: une réécriture humaniste de l'Histoire, qui cesse de truquer l'épopée, de l'écrouler, pour la construire; pour affirmer, non pas la problématisation de l'épique, ou son dépassement, mais son intégration dans le progrès - "nos pères, Frangais plus grands que les Romains".(11)

Comme nulle part ailleurs dans La Nouvelle Série l'homme est ici sujet épique de l'Histoire - c'est Danton qui prend l'Europe corps à corps, ce sont nos pères qui tordent le passé dans leurs mains. Comme nulle part ailleurs, la Révolution y est française, essentiellement française, alors que dans La Comète elle est logiquement anglaise, et dans Voir page 421, sa reprise qui ouvre Le Temps présent, elle est trop abstraite et trop universelle pour avoir une patrie - sans parler du cosmos de Là-Haut. Nulle part ailleurs que dans cet affrontement de face le naturalisme historique n'intègre si totalement le romantisme et ses valeurs. Et d'abord l'humanisme, qui fait que si la Révolution rugit, si l'idée livre la guerre aux rois sous les apparence d'une Diane chasseresse, ce sont les Hommes - et pas seulement les grands hommes, mais aussi nos pères - qui font la Révolution, qui en sont le sujet. S'affirme également le progressisme, et la métaphore de la lave permet au progrès d'échapper à la fois à un déterminisme mécanique et à la discontinuité - "Sa lave alors terrible et maintenant féconde" Il s'agit d'un progressisme vitaliste qui oppose à la nécessité de l'enchaînement des déterminations l'explosion des énergies. Et enfin c'est un progressisme dit en terme également de filiation non pas détermination, mais lien affectif, intime . En dernier lieu, l'historicisme de France et âme est un historicisme spiritualiste, qui en associe la France, l'âme, la liberté, l'idée, contre les rois, la matière et la mort; spiritualisme qui loue la guerre révolutionnaire et plus encore la pensée révolutionnaire; et qui affirme, sur le mode de la conviction et non de l'hypothèse, que l'avenir de l'homme est l'archange, que l'Homme peut "s'épanouir demi-dieu tout à coup"(12). Se réaffirme enfin la dissociation de la matière et de la Nature qui fait que spiritualisme et naturalisme se fondent et que l'Histoire de l'Homme se raccroche à celle des mondes en ébauchant sur terre ce qu'ils font dans les cieux :

 

Oui, J'avais cru pouvoir dire qu'une clarté

Sortait de ce grand siècle, et que cette étincelle

Rattachait l'âme humaine à l'âme universelle,

Qu'ici-bas, où le spectre est un triste hochet,

La solidarité des hommes ébauchait

La solidarité des mondes, composée

De toute la bonté, de toute la pensée,

Et de toute la vie éparse dans les cieux; (13)

 

Solidarité des hommes sur le modèle de la solidarité des astres, auquel s'oppose le désastre du darwinisme : la fin d'une Histoire téléologique, une évolution qui serait un néant de sens, au double sens du terme, avec "zéro pour but final"(14), stricte définition de ce que serait l'envers d'une Histoire hugolienne, marche de l'homme ayant "l’infini pour flambeau"(15) et Dieu pour direction; voilà pour le transformisme en aval, attribué à un Allemand - vraisemblablement Haeckel; pour le transformisme en amont, grâce à "un grave anglais, correct, bien mis, beau linge"(16) - la satire se fait plus personnel - l'homme-singe. Avec ce raccourci de l'être et de l'origine qui refuse de prendre au sérieux les déclarations humanistes et déistes de Darwin ou de ses partisans : "Dieu t’as fait homme et moi je te fais singe" (17), mais raccourci qui renvoie aussi à la sacralisation de l'Homme par la Révolution (au début du poème) : "l'écroulement des rois, c'est le sacre de l'homme"(18).

C'est en termes moraux qu'est condamné le darwinisme, mais pas seulement : car c'est de sa dignité que l'homme tire d'abord ses droits, et de sa dégradation que les tyrans tirent parti - Par dessus le marché, je dois être ravi est à ce sujet plus clair peut-être. Il n'empêche que le "temps présent", appelé ici, et ici seulement, "ce grand siècle", devient le temps d'une chute paradoxale : sacralisation de l'Homme dans l'Histoire, filiation héroïque, et dégradation absolue de l'Homme dans la Nature. Structurellement, le darwinisme remplace l'épreuve historique dans les Paroles qui terminent la section Maintenant de la Première Série : on y trouve la même opposition de la dégradation présente à la filiation héroïque conférée in extremis, aux hommes d'aujourd'hui : "Nous sommes les petits de ces grands lions-là" (19). A cela s'ajoute, dans France et âme, le développement du thème patriotique, contre l'Allemand et l'Anglais, réutilisé de façon très semblable dans Par dessus le marché .... Le rôle de la France apparaît alors de maintenir en Europe l'Histoire, l'âme. Tout ceci est logique : lorsqu'on ancre l'Histoire dans la Nature, tout discours sur la Nature - philosophique, religieux ou scientifique - devient politique.

Si l'Histoire est ancrée dans la Nature, à l'inverse la Nature est inscrite dans le devenir, non pas biologique ou phylogénétique, mais historique. Cette inscription fait de son évolution chez Hugo un progrès moral. Dans le passé, la nature était "fauve", et la terre "méchante". A l'ignorance de l’Homme, à ses terreurs, s'ajoutaient les noires trahisons des bois :

 

La forêt, de l'embûche était le noir ministre.

L'arbre avait l'air d'un monstre, et le rocher sinistre

Avait la forme du forfait. (20)

 

La Nature de "tout le passé" est mauvaise pour autant qu'elle est voilée, qu'elle est ombreuse, qu'elle est trompeuse. Mystère égale trahison. La Nature était fléau, élément, matière, fatalité : désordre. La Nature de "tout l'avenir" sera amour, douceur, âme : ordre, harmonie, unité.

 

Et quand ces temps viendront, ô joie ! ô cieux paisibles !

Les astres, aujourd'hui l'un pour l'autre terribles,

Se regarderont doucement;

Les globes s'aimeront comme l'homme et la femme;

Et le même rayon qui traversera l'âme

Traversera le firmament. (21)

 

Hugo n'est pas le seul au XIXème siècle à intégrer la Nature dans le mouvement du progrès historique : les disciples de Ballanche, ou le Balzac du Curé de village (merci F.Bowman) puis Michelet l'ont fait avant lui ou en même temps. Mais il ne le fait pas comme eux : à la différence des Ballanchistes, de Balzac et de Michelet, les progrès de la Nature sont purement spirituels ; il ne s'agit pas de montrer la terre plus docile à l'agriculture, ni les animaux plus doux à la domestication (Michelet ne dit pas seulement cela, mais il le dit, et, en 77, ce type de discours est très présent dans l'idéologie scientiste -Darwin, par exemple, accorde une grande importance à la domestication comme modèle de la sélection naturelle-); Il s'agit de montrer leur progrès moral, d'intégrer le progrès dans une caractérologie de la Nature : la terre, autrefois, était méchante, le flot, ingrat. Psychologie aussi simple que celle des hommes, et évoluant pareillement dans un long terme qui nécessite l'agrandissement à "tout le passé et tout l'avenir" pour être perceptible, c'est-à-dire le passage de la petite épopée au discours transhistorique - c'est vrai dans Tout le Passé et tout l'avenir, comme dans l'idylle Dante, changement d'horizon de l'écriture bucolique.

D'où, dans La Légende, un rapport entre faits naturels et faits humains qui n'est pas de l'ordre de la concaténation causale (la Nature champ de détermination de l'Histoire humaine, ou, inversement, l'Histoire comme champ de détermination de la Nature); le rapport entre faits naturels et faits humains est de l'ordre du développement parallèle, sur fond d'identité, d'unité:

 

Nul être, âme ou soleil, ne sera solitaire;

L'avenir, c'est l'hymen des hommes sur la terre

Et des étoiles dans les cieux.(22)

 

Ce refus de penser l'Histoire comme champ de déterminations et la Nature comme détermination des faits historiques se lit ici et ailleurs dans le thème du refus de l'anthropocentrisme - refus de donner à l'homme le premier rôle dans l'univers - mais aussi dans l'écriture et cela à plusieurs niveaux : dans toutes les procédures de personnalisation rhétorique de la Nature : prosopopée, personnification, mythologisme, etc.; dans la préférence donnée au discours sur le récit; mais également, au niveau diégétique, recours à la légende, courcircuitage de la logique narrative par le merveilleux légendaire, le prodigieux surnaturel - rupture avec l'Histoire réaliste -. Ou encore, dans l'Histoire réaliste, refus de la constitution naturaliste du personnage.Ce refus de la constitution naturaliste du personnage a pour corrélat le rejet du milieu et de la race, rejet qui fonde l'Histoire de la liberté (dans la ligne de l'historiographie romantique): Histoire de la "dignité de l'homme", qui durera "tant que la volonté humaine se roidira contre les influences de climat et de milieu; tant qu'un Byron pourra sortir de l'industrielle Angleterre pour vivre en Italie, et mourir en Grèce"(23), disait le Michelet de L'Introduction à l'Histoire universelle, ce à quoi on peut ajouter : et tant que le personnage mis en forme par l'écriture historique sera parent de la Nature qui l'environne, et non produit par son milieu et par sa race.

D'où une Histoire. universelle du genre humain recentrée sur une race qui en figure l'absence : seul Bug-Jargal pourrait dire que La Légende des siècles est une Histoire de blancs. Pas même un sultan Mourad pour assassiner "vingt femmes, Filles d'Europe ayant dans leurs regards des âmes, Ou filles de Tiflis au sein blanc, au teint clair" (24). Des Indiens qui sont des dieux. Et seul le dénombrement de l'armée de Xercès semble laisser une place aux races : mais les races y sont couleurs dans l'écran panoramique, non principe d'explication : il n'y a pas de différence de statut entre le rouge et le blanc dont se peignent les Daces et le noir des Lybs, nègres des bois, marchant au son du cor : l'armée de Xercès est un creuset des civilisations, non de races, troupe dont "on eût dit qu'elle avait l'Afrique pour escorte, / Et l'Asie, et tout l'âpre et féroce Orient."(25)

Entre Nature et Humanité, point de détermination, mais des filiations : ainsi "ceux d'Ophir, enfants des mers mystérieuses". (26). L'Homme de La Légende des siècles peut bien être bariolé : il ne saurait être régi par cette fatalité interne qu'est la race, ni par cette fatalité externe qu'est le milieu.

D'où, à côté des coloriages pittoresques du Dénombrement, cette autre Asie, celle du Travail des captifs (27), lieu abstrait, qui joue, comme l'Orient de Bajazet, le rôle de donnée politique. D'où peut-être en partie les éliminations de poèmes, à l'état d'ébauche, ayant pour cadre l'Afrique, la Chine, le Japon, ou l'Amérique, dont la plupart, répertoriés par F. Lambert, sont écrits entre 1870 et 1875.

Un homme, un personnage parle pourtant de race, et d’environnement, c'est le Cid, dans son Romancero. Mais le mot "race", est pris ici dans un sens aristocratique, cornélien, celui du "sang" et du devoir qu'il impose : totalement pris dans un discours éthique, la race est obligation, non détermination c'est pourquoi le roi fait "douter de (sa) race"(28), lui qui déroge à son devoir. La race est "sang", filiation : "Nous, fils de race guerrière "(29) dit le Cid. Et ce "sang" est un cordial de la Nature qui anime la fierté de l'homme :

 

Une forte race d'hommes,

Pleins de l'âpreté du lieu,

Vit là loin de vos sodomes

Avec les chênes de Dieu.(30)

 

Médiatisé par un mot qui se dit du caractère et du paysage l'âpreté - le rapport de la race à son lieu relève d'une sorte de métonymie morale, sans qu'il y ait confusion ni détermination Et l'envers de la confusion, c'est le respect : c'est vivre avec les chênes de Dieu. La Nature est une famille, dont l'Homme fait partie, avec à l'horizon un Dieu paternel

 

Nul n'a encore deviné

Si le chêne est le grand-frère

Ou bien si l'homme est l'aîné.(31)

 

Là comme ailleurs, le passage du récit au discours fait de cette autonomie, de cette indétermination, une chose affirmée. C'est dans le récit qu'elle est en quelque sorte démontrée, parce que le récit la met en forme, en fait une part constitutive de l'écriture.

L'interchangeabilité, commune au 19ème siècle, des descriptions du personnage et de son milieu implique qu'une relation de ressemblance (donc non arbitraire) les unit : l'écriture relève ainsi, pour reprendre une expression de Ph. Hamon, du "régime généralisé de l'hypallage" (32), ou transfert d'adjectif. D'un point de vue sémiologique, milieu et personnage sont redondants. D'un point de vue anthropologique, ils sont le miroir l'un de l'autre : les basques ont l’âpreté de leurs montagnes. La Nature renvoie ainsi à l'Homme sa propre image :

 

O sinistres forêts, vous avez vu ces ombres

Passer, l'une après l'autre, et, parmi vos décombres,

Vos ruines, vos lacs, vos ravins, vos halliers,

Vous avec vu courir ces deux noirs chevaliers.(33)

 

Ici le transfert d'adjectifs est réciproque : les chevaliers sont noirs, et les forêts sinistres. Le rapport des personnages à leur milieu n'est pas de détermination, mais de ressemblance et de sympathie: sympathie qui présuppose l'accord de deux subjectivités, et non l'opposition d'un moi (l'Homme, le personnage) à un non-moi (la Nature, le milieu). sympathie dont il faut préciser qu'elle n'est pas en elle-même positive : c'est un fait, non une valeur.

Ainsi de celle qui unit les rois de Masferrer , "Ceux‑ci basques, ceux‑ là catalans, méchants tous "(34) et les Pyrénées:

 

Or jamais ces vieux pics pleins de tours, exhaussés

De forts ayant le gouffre et la nuit pour fossés,

N'ont paru plus mauvais et plus haineux aux hommes

Que dans le siècle étrange et funèbre où nous sommes; (35)

 

L'écriture légendaire, davantage que la description romanesque,rassemble et montre la ressemblance entre les humains (ici les rois) et leur environnement naturel (ici les montagnes pyrénéennes). La poésie personnalise et humanise la Nature - elle la personnifie -. Et le récit court, en évacuant toute psychologie des profondeurs, estompe ce qu'il y a de personnel dans l'Homme. Si bien que le "milieu" est tout autant une "personne" que le personnage:

 

Tout tremble; pas un coin de raviné où ne grince

La mâchoire d'un tigre ou la fureur d'un prince.(36)

 

L'attelage met à niveau mâchoire et fureur, tigre et prince, dans une écriture qui rompt avec le réalisme pittoresque. Le tigre pyrénéen fait de la montagne un lieu concrètement abstrait, un lieu moral, tout comme Masferrer qui "de l'énormité sombre "est "le personnage"(37). Masferrer est le porte-parole (muet) et la personnalisation d'uneNature qui est son essence c'est un homme "des rocs et des bois"(38).

Dans La Légende des siècles, l'osmose du héros et de son milieu,défini comme Nature, remplace l'osmose entre le héros et sacollectivité qui caractérise le héros épique de type homérique. Car sil'individu vit sur le mode du déchirement, de l'opposition ou de laséparation son rapport à la société, il est comme porté par la Naturedans laquelle il se fond.

Encore faut-il distinguer Première et Nouvelle Série: dans la Première Série, le héros positif Incarne les valeurs de son temps, eta pour mission de les défendre en s'engageant dans les contradictionshistoriques de sa société. C'est le sens historique des chevalierserrants, qui agissent dans la société féodale et en portent lesvaleurs. Au contraire, les héros positifs de la Nouvelle Série sontdes cevliers immobiles, fixés hors du social, et qui s'assignent unemission "écologique", non directement politique. Ainsi Welf:

 

J'ai sous ma garde un coin de paradis sauvage,

Un mont farouche et doux. Ici point de ravage

Montrant que l'homme fut heureux dans cesbeaux lieux;

Point de honte montrant qu'il y fut orgueilleux.

L'ondeest libre, le vent est pur, la foudre est juste.

Rois, que venez-vousfaire en ce désert auguste?

Le gouffre est noir sans vous, sans vousle ciel est bleu.

N'usurpez pas ce mont; je le conserve à Dieu.(39)

 

Et de même Masferrer:

 

A-t-il apprivoisé la rude hostilité

Du vent, du pic, du flot à jamais irrité,

Et des neiges soufflant en livides bouffées ?

Oui. Car lasombre pierre oscillante des fées

Le salue; il vit calme etformidable, ayant

Avec la ronce et l'ombre et l'éclair flamboyant

Et la trombe et l'hiver de farouches concordes.

Armé d'un arc, vêtu depeaux, chaussé de cordes,

Au-dessus des lieux bas et pestilentiels,

Il court dans la nuée etdans les arcs-en-ciel.(40)

 

Le modèle Falkensfeld, qui s'était Imposé au mois de Juillet de L'Année terrible, s'impose à nouveau dans la Nouvelle Série au travers d'unWelf ou d'un Masferrer. Le héros de La Légende de 77 est moins leprotecteur des faibles de la société que le protecteur des oiseaux desbois. Pour autant, les contradictions historiques qui déchirent le corps social ne sont pas évacuées: les rois sèment la terreur dansles plaines, mettent les villes à feu et à sang; Masferrer épargne la bourse du pauvre. Quant à Welf, il sera pris au piège de la pitié que lui inspire une petite mendiante. Mais alors qu'Eviradnus ou Roland agisaient dans l'Histoire sociale pour Intrôniser le faible - enfantou femme - et fonder par là même une positivité politique, Welf est le héros du refus de l'intrônisation comme de toute inscription dans le corps social. "Evadé" "du milieu des vivants"(41), même chose peut être dite de Masferrer: le héros médiéval de La Légende de 59 enrayait l'usurpation et, en intrônisant Nuno ou Mahaud, faisait progresser de manière dialectique le pouvoir royal grâce à sa vaillance au combat. Masferrer quant à lui ne fait que bouger un doigt, sans même lever la tête, pour dire aux rois de passer leur chemin. Tout se bloque dans cette immobilité - qui s'oppose à la mobilité par bonds gigantesques de Masferrer dans la Nature -: Masferrer restera le "personnage" de "l'énormité sombre"(42), lui qui ne dit pas un mot aux rois: personnage de la Nature, non héros directement politique.

L'humanisme de la Nouvelle Série apparaît ici comme un humanisme restreint: sujet d'une action historique minimale - le geste du renvoi des porte-spectre, Masferrer est héros pour autant qu'il est sanglier.

Cette positivité "écologique" du héros se donne à lire dans sa mise en forme: le rapport qu'entretient Masferrer avec les Pyrénées est l'envers de la détermination zolienne: Il y a non-adhérence du personnage à son milieu, liberté. Cette liberté redouble et indexe la liberté de caractère, de nature de Masferrer: "Comme un loup refusant d'être bête de somme, / il s'est du milieu des vivants évadé"(43). Certes cette liberté est liberté politique: "Chacun des rois a pris sa part de la montagne./ ( ... ) La part de Masferrer s'appelle Liberté" (44). Mais cette liberté politique s'inscrit hors du politique, dans la Nature inhabitée. Rester sanglier auprès de ses marcassins en refusant d'être roi, ce n'est pas réfugier sa liberté dans l'indépendance de la sphère privée: Hugo n'est pas Constant et le choix de Masferrer n'est pas un choix individualiste: il est politique de rester en famille. Mais s'il n'y a pas de clivage entre sphère privée et sphère publique, Il y en a un entre Nature et société qui n'est pas sans faire problème. Et cette fuite hors de la société dans la Nature, cette évasion hors du milieu des vivants, qui a quelque chose à voir avec la mort, a aussi quelque chose à voir avec le parti que prend Ascagne, ce fils dégénéré qui a fait honte à la guerre féodale, dans le poème suivant, PaternitÉ, lorsqu'il quitte son père pour la Nature inhabitée. L'exil dans la Nature est refus critique de la société, mais sans passage à la volonté de la transformer.

Le rapport de Masferrer à la réalité n'est politique que pour autant qu'il est religieux et que le religieux est politique. Intrication du politique, du religieux, mais aussi du poétique, et exil de l'écriture hors de la société: Masferrer est le personnage de "l'énormité sombre", et l'objet de sa quête n'est ni politique ni amoureux, mais abyssal:

 

Car l'abîme l'ennivre, et depuis son enfance

Qu'il erre plein d'extase et de sublime ennui,

Il cherche on ne sait quoî de grand qui soit à lui

Dans ces immensités favorables à l'aigle.(45)

 

Il n'y a en réalité ni osmose, ni identité parfaite entre le personnage et son milieu: Masferrer est "le personnage" de "l'énormité sombre", son masque, et si ce masque est signe d'unité, Il est aussi en même temps signe de dualité: le double n'est pas le même. Une part de Jeu s'inscrit entre le personnage et son milieu, jeu qui est l'espace même de leur autonomie et de leur liberté. Le discours contre le déterminisme réifiant trouve, dans la constitution du personnage, sa figuration.

Masferrer n'est pas le produit de ses montagnes, et cela d'autant que c'est par hasard qu'il y vit:

 

Avant d'être avec l'arbre, Il était avec l'homme;

Comme un loup refusant d'être bête de somme,

Fauve, Il s'est du milieu des vivants évadé,

Au hasard, comme sort du noir cornet le dé; (46)

 

C'est dire que le milieu joue ici un tout autre rôle que chez un Taine pour l'histoire, ou, pour la littérature, un Zola, aux yeux de qui le personnage est "un organisme complexe qui fonctionne sous l'influence de son milieu" (Les romanciers naturalistes) Le rapport métonymique du personnage de La Légende à son milieu n'est pas de cause à effet. Le milieu ne le détermine pas, ne le motive pas, ne le pousse pas à agir de telle ou telle façon. Si l'anankè des choses, les fléaux, existe, elle est extérieure à l'homme, et non dans sa "nature". La métonymie qui unit le personnage Masferrer au milieu pyrénéen n'est pas une métonymie logique, mais métaphorique: poétique. il y a là, dans cette permanence de la constitution du personnage en liberté Masferrer est daté de mars 59 -, comme une réponse avant la lettre au naturalisme zolien et à l'historicisme tainien (étant entendu qu'on ne peut mettre leurs implications politiques dans le même panier ... )

Si le héros positif de La Légende - est autonome par rapport à son milieu, en retour il le "laisse en liberté". C'est le cas de Masferrer, qui, après avoir voulu se construire un donjon à la mode des rois, accepte la leçon de l'ouragan et va habiter l'antre-titan. Et la seule influence qu'il exerce sur son milieu, c'est, en vertu de leur ressemblance, non pas une transformation, mais une "augmentation":

 

La montagne, acceptant cet homme sur les cimes,

Trouve son vaste bond ressemblant aux abîmes,

Sa voix, comme les bois et comme les torrents,

Sonore, et de l'éclair ses yeux peu différents,

De sorte que ces monts et que cette nature

Se sentent augmentés presque de sa stature. (47)

 

Autrement dit, l'inscription de Masferrer dans son milieu n'est pas économique - et la Nouvelle Série a un Groupe des idylles, mais pas de "groupe des géorgiques" - mais à la fois poétique (de ressemblance) et "écologique" (de respect); ou encore son Inscription est religieuse.

De façon symétrique, les dieux des Temps paniques, déforment, défigurent la Nature en lui ôtant "l'âme":

 

                        [...] Les champs

N'ont presque plus de fleurs tant les dieux sont méchants;

Les dieux semblent avoir cueilli toutes les roses.

Ils font la guerre à Pan, à l'être, au gouffre, aux choses;(48)

 

Ce rapport guerrier des "méchants" contre la Nature est lui aussi un rapport poétique (de gravure à même) et cette fois politique (de tyrannie). Les rois de Masferrer sont les comprachicos (49) des Pyrénées:

 

Ils ont de leurs donjons couvert la chaîne entière;

Ces pays garderont leurs traces à jamais;

La tyrannie avec le fer du glaive creuse

Sur la terre sa forme et sa figure affreuse,

Là ses dents, là son pied monstrueux, là son poing;

Linéaments hideux qu'on effacera point,

Tant avec son épée Impérieuse et dure

Chaque despote en fait profonde la gravure. (50)

 

A partir de cette aliénation et de cette défiguration infernale des monts, le lien qui unit personnage et milieu relève bien cette fois de la métonymie logique, mais inversée: le milieu est déterminé c'est-à-dire aliéné par le personnage. Les choses ont à se plaindre de l'anankè des dieux, et des rois.

C'est pourquoi il importe, après le passage de la Comète-Révolution, de refaire l'Histoire sur le mode Idyllique, d'Orphée à Chénier jusqu'au grand-père, pour dégager la positivité de l'union de l'Homme et de la Nature au travers l'Histoire; pour renouer avec l'orphisme, et s'en dénouer (merci Jacques Seebacher): "Ne tracez pas de mots magiques sur les murs" (51), mais pensez, écrivez, vivez l'harmonie poétique et religieuse du moi et du monde dans l'amour.

Ce que figure l'écriture idyllique, plus que toute autre, c'est la transformation du lien logique de détermination, en accord, sympathie, symphonie: Paul étant presqu'un ange, son jardin fut presqu'un éden (52). Leur rapport est de complémentarité réciproque: c'est ainsi que la Nature est un art, qu'imite l'écriture; Il n'est de poiêsis, de création, que divine -ce que dit et redit, la même année que la Nouvelle Série, L'Art d'être grand-père:

 

Un jardin, c'est fort beau, n'est-ce pas ? Mettez-y

Un marmot; ajoutez un vieillard, c'est ainsi

Que Dieu fait. Combinant ce que le coeur souhaite

Avec ce que les yeux désirent, ce poète

Complète, car au fond, la nature c'est l'art,

Les roses par l'enfant, l'enfant par le vieillard.(53)

 

L'écriture imitant l'art de la Nature peut elle-même être idyllique sans cesser d'être réaliste: l'idylle n'est pas déréalisation, mais réel tel que le coeur le souhaite et tel que les yeux le désirent: accord éthique et esthétique de la conscience et du monde, envers, et non ailleurs, de son déchirement. Comme telle, l'idylle dit la vérité des rapports de l'Homme à la Nature: unité, ressemblance, lien, sur fond d'absence d'objet, de non-moi: "Tout est plein d'âmes". La Nature n'est pas la loi de détermination de l'Homme, mais tous deux obéissent à la même loi, celle de la croissance, unité de loi qui produit d'étranges ellipses syntaxiques

 

Pour que l'agneau la broute, il faut que l'herbe pousse

Et que l'adolescent croisse pour être aimé. (54)

 

C'est pourquoi l'idylle est, plus que toute autre écriture, régime de l'hypallage généralisé: Allons-nous-en rêveurs dans la forêt lascive; et du va-et-vient, dans la métaphore, de la Nature et de l'être humain, jusqu'à ce qu'on ne sache plus si les femmes sont comparées à des roses, ou les roses à des femmes. C'est pourquoi l'idylle est poésie philosophique (mythique?): elle n'a pas d'autre propos que l'unité, et pas d'autre but que d'inviter l'Homme à suivre l'exemple de la Nature

 

Les philosophes sont d'avis que la nature

Se passe d'eux, ne tient qu'à sa propre droiture,

Ne consulte que l'ordre auguste, et que les lois

Sont les mêmes au fond des cieux, au fond des bois.

Vivre, aimer, tout est là. Le reste est Ignorance

Et la création est une transparence;

L'univers laisse voir toujours le mime sceau,

L'amour, dans le soleil ainsi que dans l'oiseau;

Nos sens sont des conseils; des voix sont dans les choses;

Ces voix disent: Beautés, faites comme les roses

Faites comme les nids, amants. Avril vainqueur

Sourit, laissez le ciel vous entrer dans le coeur.(55)

 

La Nature est pédagogue: elle donne des leçons, des conseils. or Inviter n'est pas déterminer . C'est pourquoi elle est abstraite, réduite à une sorte de formule algébrique de l'amour dont les nombres sont oiseaux, bois, roses, étoiles, halliers, herbe, avril, femmes, amants. Elle n'est cependant pas sans horreur, sans ombre. Elle est aussi sève, parfum, sensualité: mais sans cette lourdeur musquée du Paradou zolien, sans "l'odeur de la terre, l'odeur des bois ombreux, l'odeur des plantes chaudes, l'odeur des bêtes vivantes, tout un bouquet d'odeurs, dont la violence allait Jusqu'au vertige".(56) ce qu'elle n'a pas, c'est cette sorte d'imaginaire biologique de la Nature, du Jardin pris comme milieu organique dans l'idylle de l'abbé Mouret: milieu moite, saturé, écoeurant, qui rejoint la Nature fatale de l'Inde de Michelet, ce lait trop fort qui enivre l'Homme, cette toute-puissance qui "le tient languissant et baigné d'un air humide et brûlant, parfumé de puissantes aromates" (57). La Nature du Groupe des Idylles est fraîcheur barbouillage de mûres, zéphyr, bois touffus, mousses, murmures des ruisseaux; rafraîchissement mystérieux, non emprise. La Nature n'est ni milieu, ni fatalité: Nature n'est pas égale à matière; Nature n'est pas égal à organique. D'où le retour à des métaphores botaniques - délaissées par le siècle -, pour exprimer son épanouissement:

 

Pour que l'agneau la broute il faut que l'herbe pousse

Et que l'adolescent croisse pour être aimé.(58)

 

Ce n'est qu'en apparence que la croissance de la Nature est demeurée Inchangée de 59 à 77 . Car Le Satyre, centre, abîme et figuration du naturalisme historique de la Première Série, proposait bien, à cette Nature et à l'Histoire qu'elle figurait, un modèle organique de développement, modèle qui sera vite dépassé dans la Nouvelle Série. Le satyre, libertin débraillé, "à la foisdivin et bestial" (59), tient "à l'affût les douze ou quinzesens/ Qu'un faune peut braquer sur les plaisirs passants."(59) La Terre monstrueuse qu'il chante en suant vit d'une vie organique étendue aux plantes, Ma grenade montrant sa chair sous sa tunique"(60) -; les sexes sont vivants, la terre accouche sans fin, la forêt mange; le chaos rugit, siffle, hennit; "Les animaux, aînés de tout, sont les ébauches/ De sa fécondité comme de ses débauches."(61) Et puis le Satyre grandit comme le corps du Géant Mangogul des Bijoux Indiscrets, et Il en appelle" au fourmillement éternel des cieux noirs,/ Des cieux bleus, des midis, des aurores, des soirs !"(62). Partout, prédominance de l'animal dans la figuration de la Nature, en accord avec l'esprit du temps.

La Nouvelle Série n'est pas étrangère à cet Imaginaire organique du devenir. mais au lieu d'en faire le centre du devenir humain, ce moment de la Renaissance qui vaut pour le XVIIIème siècle et la Révolution, elle en fait l'étape Initiale de l'Histoire de l'humanité, aux temps archaïques de la panique, dans la troisième section Entre Géants et dieux, dont les poèmes sont écrits aux alentours de 1875. Le Géant, aux dieux et Le Titan sont, de façon très manifeste, des réécritures déplacées du Satyre, ce qui d'ailleurs ne laisse pas d'en affaiblir le sens dans l'édition définitive.

La dissociation du Satyre en deux personnages, le géant et le titan, ainsi que la décomposition de son action en deux épisodes distincts, séparés par Les Temps paniques, qui Induisent l'échec du géant, n'est pas sans intérêt: le géant a gardé du Satyre, en l'accusant, la difformité grotesque, qui fait rire les dieux. Il n'acquière pas cette beauté sublime qui envahit Vénus de peur dans Le Satyre. Son corps " taillé dans l'énormité sombre"(63) (première ébauche de Masferrer) est un corps de héros désexualisé. Ce n'est pas un érotomane comme le satyre, et il entend protéger ses vieux chênes et ses petites fleurs des dieux qui viendraient faire l'amour dans ses forêts. Ce à quoi Vénus conscend à lui répondre: "Nous avons dans l'Olympe des chambres, / Bonhomme." (64)Le Géant n'est pas un faune, c'est un bonhomme, un bonhomme qui dissocie sexualité et devenir progressiste devenir qu'il anime cependant en désindividualisant les olympiens en "tas de dieux". A la différence de ce qui se passe dans Le Satyre ', Entre Géants et dieux associe très clairement sexualité et pouvoir mortifère des "dieux épouvantables" (65) qui sont "la matière, les dieux".(66) C'est dire que, sans Le Groupe des idylles, écrit ln extremis sur les conseils de Meurice, seuls la Comète et les dieux paniques feraient l'amour dans la Nouvelle Série.

Phtos quant à lui a du satyre la force prométhéenne, fortement corporalisée - mais non sexualisée: "ayant la difformité sublime des décombres"(67), alors que le Géant en avait le tour grotesque, Phtos ne fait pas rire: il interrompt le rire olympien. Songeur altier, silencieux, grave, il évacue et le grotesque et la libido du devenir positif. En outre, le Titan, comme le Géant est une "montagne à forme humaine"(68), mêlange de mont et d'homme que l'on retrouvera dans Le Cid exilé et Li.,%. Montagnes de Désintéressement pour figurer l'héroïsme: sa positivité est plus "géologique" qu'organique; elle est aussi plus locale, plus ponctuelle, même si son action est capitale dans l'Histoire: Le Titan n'est pas, ne serait-ce que par sa place et à la différence du Satyre de la Première Série, la figure du mode de dégagement du progrès dans l'Histoire .

Cette figure, cette mise en abyme du naturalisme progressiste, c'est, dans la Nouvelle Série, La Comète; le chèvre-pied est remplacé par un astre.

 

 

L'imaginaire organique à l'intérieur de la Nouvelle Série est tout entier dans le chant du ver, dont l'épopée, au centre du recueil et le minant, ruine le progrès à la place même où, dans la Première Série, le Satyre en faisait un processus irréversible: l'organique est non plus le lieu où se pense positivement l'unité de la vie et de la mort, dans la ligne de Cadaver, ou, ailleurs que dans Hugo, dans Les Insectes de Michelet. L'organique est la mort:

 

Moi Je rampe et J'attends. Du couchant, de l'aurore,

Et du sud et du nord,

Tout vient à moi, le fait, l'être, la chose triste,

La chose heureuse; et seul je vis, et seul J'existe,

Puisque je suis la mort.

La ruine est promise à tout ce qui s'élève.

Vous ne faites, palais qui croissez comme un rêve,

Frontons au dur ciment,

Que mettre un peu plus au haut mon tas de nourriture

Et que rendre plus grand par plus d'architecture,

Le sombre écroulement.(69)

 

L'écroulement de l'épopée humaine, annoncé dans La Vision d'où est sorti ce livre, ne procède pas, si l'on s'en tient à la structure du recueil, du choc des révolutions, de ces grands oiseaux que sont l'esprit d'Apocalypse et l'esprit d'Orestie: il procède d'un "miasme ignoré qui pénètre / L'homme de toutes parts" et qui "suffit à faire avorter le prodige/ Dans la Nature épars"(70). L'Epopée du ver, c'est la chûte sans rédemption du process historique de la Nouvelle Série. Ecrite en 62, l'année des Misérables, -son travail de néantisation est ln extremis contrecarré par la Réponse du poète au ver, écrite en 77, qui est refus spiritualiste de la réduction du vivant à l'organique, ("Non, tu n'as pas tout, monstre,et tu ne prends point l'âme"(71)). Et ce refus entraîne le recours A des métaphores botaniques ("Cette fleur n'a Jamais subi ta bave infâme"(72)) et astrales ("Puisque l'ombre atteint l'astre, et puisqu'une loi vile / Sur l'éternel Homère met l'éternel Zoïle".(73))

Il n'empêche qu'en son centre, la Nouvelle Série touche le fond de sa néantisation organique, dans une figuration abyssale des poèmes qui précèdent et des poèmes qui suivent( telle strophe ronge La Terre, telle autre Les Trois Cents, telle autre La Comète, etc, Jusques y compris Abîme). Si bien que tout le travail du second volume de la Nouvelle Série peut se lire comme la conjuration de cette néantisation - avec cela de terrible que son dernier mot induit l'effrayante proximité de Dieu et du ver "Je n'aurai qu'à souffler et tout serait de l'ombre"(74) - Dieu se définissant comme principe spirituel ( le souffle) d lune possibilité d'anéantissement de tout.

Plongée dans le Néant, L'Epopée du ver est aussi plongée de l'écriture dans l'organique, contamination de tout par son abjection, qui est l'abjection de la mort:

 

Les lunes sont, au fond de l'azur, des cadavres;

on voit des globes morts dans les célestes havres

Là-haut se dérober;

La comète est un monde éventré dans les ombres

Qui se traîne, laissant de ses entrailles sombres

Sa lumière tomber.(75)

 

Le ver chante l'atonie organique des mondes, une sorte de mollesse abjecte du mouvement, d'inertie libidinale du devenir. En cela,le ver est le double inverse du Satyre. Et l'organique est au bout de toute entreprise de dégradation de l'Histoire de l'Homme et du cosmos.

Intentionnellement ou non, Hugo liquide dans la Nouvelle Série le devenir sous sa forme organique, et renverse la biologie en nécrologie, au moment même où cette biologie est en train de se constituer en épistémé.

Mais, pour autant que le naturalisme historique change profondément de représentation, il n'en reste pas moins un naturalisme historique, et la Nouvelle Série n'est pas une fuite en avant du spiritualisme - même si elle est davantage spiritualiste que la Première, et si les astres, comme les oiseaux, et mieux que les satyres, permettent d'intégrer naturalisme et spiritualisme -. Elle n'est pas le recours d'un spiritualisme pour belles âmes, essayant de se sauver du déterminisme scientiste qui s'impose dans la dernière partie du siècle.

Tout au contraire: en figurant la positivité du devenir historique dans la Comète, le naturalisme de la Nouvelle Série se met sur le terrain de la science, et se situe non pas à côté, ni au-dessus, mais au centre de la question du déterminisme. Dans la Nouvelle Série, ce n'est pas la réécriture d'un mythe (Renaissance - Seizième siècle -Paganisme), mals le calcul scientifique qui permet de dégager l'inconnu, et l'énergie du devenir. Et ce que La Légende de 77 oppose à la biologie, ce n'est ni la poésie, ni la philosophie, ni le sublime, c'est la physique. A l'anthropologie, l'astronomie. A l'évolutionisme de l'espèce humaine, la thermodynamique astrale. Et Renouvier dira très sérieusement que Hugo est le premier poète de l'astronomie moderne.

Le poème La Comète prolonge et rend définitive la disjonction du devenir de l'organique. Halley, songeur, savant orphique, esprit prophétique, annonce le retour d'une comète qui est l'envers de celle du ver, même dans le discours truqué qui fustige l'ambition scientifique de l'astronome. La comète de Halley est chaleur, mouvement, énergie, dynamisme :

 

La comète est un monde incendié qui court,

Furieux, au delà du firmament trop court;

Elle a la ressemblance affreuse de l'épée;

Est-ce qu'on ne voit pas que c'est une échappée ?

Peut-être est-ce un enfer dans le ciel envolé.(76)

 

Elle est d'autre part flamme, matière épurée et en même temps érotique (en cela elle retrouve la force du satyre, mais avec substitution du prodige à la fange): en elle s'unissent Eros et Thanatos, elle est lumière spectre à force de clarté

 

Et soudain, comme un spectre entre en une maison,

Apparût, par-dessus le farouche horizon,

Une flamme emplissant des millions de lieues,

Monstrueuse lueur des immensités bleues,

Splendide au fond du ciel brusquement éclairci;(77)

 

L'organique, lui, est tout entier du côté de la foule, espèce de bloc de haine et de sarcasme, qui lacère le nom de Halley, et "vautour moqueur"(78), aime "voir saigner la chair vivante"(79), la laissant à sa mort "à la profonde pourriture" "Donc chez les vers de terre on le laissa descendre"(80). Victoire des vers, de l'organique, de la loi nécrologique, mais non définitive: victoire qui dure trente ans, jusqu'à l'arrivéede la comète qui elle est la victoire du calcul: 1759 + 30 1789.

Que le calcul dise à la fois la vérité de l'Histoire et de l'univers, c'est fondre sous un même regard Histoire et Histoire naturelle, pour reprendre les mots de Michelet, mais en Inscrivant leur fusion dans une vision globale qui est celle du déterminisme. Car la mathématisation rêveuse de l'univers par Halley réduit à zéro la part du hasard, et jette aux oubliettes un Dieu qui Jouerait aux dés la marche du monde. Halley, au travers du calcul du retour de la comète, poursuit en effet, pour l'anéantir dans ses derniers retranchements, le rôle laissé au hasard: Il sait "le total quand Dieu Jette les dés".(81) Un Dieu prodigieux est mis à la place du Dieu hasardeux que le texte réfère aux religions Instituées: prodige divin, et non pas seulement prodige scientifique comme dans le texte de Renan que J'ai cité.

Et opérer un déplacement de la philosophie à l'astronomie des lumières pour annoncer l'arrivée de la Comète-Révolution, ce n'est pas prendre le déterminisme scientiste au défaut de sa cuirasse, mais là où précisément il a depuis longtemps consolidé ses positions: je cite un texte de Laplace, datant de 1814

 

«Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une Intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ses données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome: rien ne serait Incertain pour elle, et l'avenir comme le passé serait présent à ses yeux. L'esprit humain offre, dans la perfection qu'il a su donner à l'Astronomie, une faible esquisse de cette intelligence.»(82)

 

Au travers de Halley, Hugo fait plus qu'une concession boudeuse à la science - c'est au scientisme qu'il n'en fait pas: car le travail de ce "noir rêveur" prométhéen, en perçant le mystère de la comète, confisque à Dieu ses dés pour lui rendre une prodigieuse nécessité. La mathématisation débouche sur de l'émerveillement. Halley tient "le ciel comme Orphée une lyre'' (83), il est l'homme qui, par sa pensée, amène les astres à lui obéir dans ce qu'ils ont de plus sublime, et dompte la plus échevelée. Avec lui se résoud l'antinomie de la science et de la religion, du calcul et de la poésie, de la rationnalisation et de l'enchantement du monde. Ou, pour reprendre les Proses philosophiaues des années 1860-65, qui par ailleurs font un tir groupé sur les sciences et sur les religions: "la stupeur de la science devant les comètes atteint la poésie" (84); "ce qui a l'air d'un rêve est de la géométrie" (85).

Rappelons que France et âme est daté du 14 novembre 1874, et La comète du 4 septembre 1874 (date qui a toute chance d'être symbolique pour le jour et le mois, mais non pour l'année). La position de Hugo à cette date face au déterminisme scientiste est à la fois sans ambiguité et sans naïveté. Il s'agit d'opposer à la dissociation de l'Histoire et de l'Histoire naturelle, du progrès historique et de l'évolution anthropologique, au zéro pour but final d'Haeckel et à l'Homme singe de Darwin, une science où se résolvent Nature et Histoire d'une part, religion et humanisme d'autre part.

Cette position, qui reconnaît au déterminisme scientiste la capacité de dire la vérité de l'univers et de l'Histoire, est d'autant moins simpliste qu'elle permet de saper à plusieurs niveaux l'historicisme scientiste: au niveau Idéologique, et au niveau épistémologique.

Au niveau épistémologique: Parler de Halley permet de ne pas parler de Bayle dont L'Essai sur les comètes est l'acte de fondation d'une Histoire critique des faits et des documents l'ancêtre de Renan. En outre, le déterminisme scientiste du XIXème siècle, et c'est tout à fait frappant dans le texte de Laplace que J'emprunte à Krzysztof Pomian (86) en même temps que son analyse, en affirmant que tout état présent est l'effet d'un état passé et la cause d'un état futur, fait de la prévisibilité une propriété Inhérente à l'univers. Du coup la connaissance change de sens: elle tourne le dos au passé et se subordonne à la prévision. Le centre de gravité du savoir passe, avec le scientisme du XIXème siècle, du passé à l'avenir, elle cesse d'être passéiste pour devenir futurocentrique, exactement comme la Nouvelle Série, une fois la logique du passéisme bien bloquée dans le moyen-âge tardif de Paternité, saute dans la prévision de La Comète.

Or l'historicisme scientiste, est, contre l'historiographie romantique, une science du passé qui refuse d'être, à un moment quelconque de son développement, une prophétie tournée vers l'avenir. La caractéristique de l'Histoire d'un Taine, d'un Renan, ou de La Revue historique, ce n'est pas seulement de couper l'Histoire d'un devenir qu'elle partagerait avec la Nature, c'est de la couper de l'avenir: ce qui, aux yeux de Hugo, vaut à peu près le "zéro pour but final"(87) de Haeckel.

Faire de La Comète, dans sa reprise au début du Temps présent et Là-Haut, la figure de l'écriture historique qui comme elle est elliptique, répétitive et cyclique, c'est aussi définir celle-ci comme prévision, prophétie: casser l'historicisme scientiste sur le terrain du déterminisme.

Et pas seulement dans une perspective épistémologique, mais aussi dans une perspective idéologique: le déterminisme historique est en effet un déterminisme normatif, organique au sens où il confond sans cesse -dès Auguste Comte, le positivisme ne sort pas de là - ordre rationnel et ordre politique, ordre physique et "ordre moral" si l'on veut bien en faire une question d'actualité de l'année 1877. or ce que prédit Halley, ce n'est évidemment pas les agissements de Mac-Mahon en 77, mais la Révolution de 1789, qui revient au début du Temps présent en "vérité, lumière effrayée, astre en fuite"(88), dans une réécriture pratiquement mot pour mot de La Comète. Cette réécriture, à la rigueur, pourrait ne passer que pour fondement Initial du XIXème siècle, si, par surcroît, elle n'apparaissait après Les Petits, dont deux poèmes sont consacrés à la Commune et un autre à la Question sociale, dans le poème intitulé Là-Haut, qui ouvre la série de poèmes qui agrandissent, Jusqu'à Abîme, l'Histoire aux dimensions du cosmos. Bref, Hugo voudrait naturaliser le principe révolutionnaire comme principe de l'Histoire et de l'univers qu'il ne s'y prendrait pas autrement ...

Au mouvement christologique du Satyre, chùte et rédemption dans l'étoilé, succède la révolution (au sens propre et au sens "figuré") de la Comète. La Révolution est astre, non désastre, et désir: desiderium, désir d'union sidérale

 

Et je me prostitue à l'infini, sachant

Que je suis la semence et que l'ombre est le champ;

De là des mondes; Dieu m'approuve quand J'ébauche

Une création que tu nommes débauche.

Celle qui lie entre eux les univers, c'est moi;

Sans moi, l'isolement hideux serait la loi;

Etoiles, on verrait de monstrueux désastres;

L'infini subirait l'égoïsme des astres; (89)

 

Publier ceci après avoir, dans le même recueil, institué la Comète comme figure de la Révolution, seul le grand-père anarchique pouvait l'imaginer: le satyre est somme toute plus convenable. La critique semble d'ailleurs avoir un boeuf sur la langue qui l'empêche de parler de cet étrange triptyque révolutionnaire qui mêle libération sexuelle et apologie d'un représentant de l'astronomie anglaise.

C'est que Hugo n'a pas tout dit avec les calculs de Halley, qui Inscrivent l'arrivée de la Comète dans une vision déterministe du monde. Car la Comète est à la fois totalement déterminée et donc nécessaire, et totalement libre, principe de liberté. Son dernier mot, dans Là-Haut est sans ambiguïté:

 

0 mes soeurs, nous versons toutes de la clarté,

Etant, vous l'harmonie, et moi la liberté.(90)

 

Cette liberté, fondée par la volonté de Dieu qui mandate la comète, n'est compréhensible, dans la mesure où Là-Haut vient après La Comète, que si on lui donne un contenu moral et politique: libération sexuelle, libération morale, libération de la parole. Et surtout, comme dans Voir page 421, désorganisation: "J'éveille du chaos le rut démesuré"(91). Très clairement dans Voir page 421, la prévision du savant reçoit un contenu politique - "La fin des guerres, plus d'échafaud, la paix, la liberté, l'amour"(92) et le couple du penseur et de l'astre sème le désordre, dans une société qui n'aspire qu'à l'ordre

 

L'ennemi public meurt. Bien. Tout s'évanouit.

Nous allons donc avoir tranquillement la nuit!

La sainte cécité publique est rétablie.

On boit, on mange, on rampe, on chuchote, on oublie,

L'ordre n'est plus troublé par un noir songe-creux.(93)

 

C'est dire, de manière explicite, ce que disait dans La Comète le truquage de la voix de l'anathème, qui était une voix de l'ordre politique et religieux. Les flottements apparents du "message" de Hugo - Instituant la nécessité de la comète pour ensuite lui faire dire qu'elle est la liberté - ont ainsi une cohérence, qui est une cohérence politique: la reconnaissance d'une nécessité régissant l'univers, qui seul permet de reconnaître la marque d'une volonté divine ordonnée, ne doit pas se confondre avec une idéologie de l'ordre social. Mais au contraire, c'est de toute nécessité que les comètes et leurs prophètes rompent "la sainte cécité publique"(94). Le génie n'est ni un gendarme, ni un calotin, ce que redira autrement L'Art d'être grand-père. ordre et désordre, telle est la fécondité des révolutions.

Toutefois, la comète pose un double problème politique, celui de l'humanisme, et celui du démocratisme. La métaphore astrale a ceci de particulier qu'elle situe le progrès "làhaut": le thème de l'influence astrale n'est pas développé. La Philosophie des années 60 consacrait une page aux rencontres de l'Histoire et de l'Histoire naturelle que marque le passage des comètes, en évacuant l'astrologie des influences astrales:

 

«Qu'est-ce que cette comète de Louis XIV (1652), au dire d'Hévélius, aussi grosse que la lune, et que cette comète de Néron, au dire de Sénèque, aussi grosse que le soleil? Les comètes jadis ont épouvanté l'astrologie, elles déconcertent maintenant l'astronomie". (95)

 

La comète est ainsi le lieu d'une coïncidence de l'univers et de l'Histoire, non d'une détermination. Astronomie contre astrologie: pas question de voir dans la comète le moteur de la Révolution: elle est la Révolution.

Or le shéma actanciel de La Comète, comme celui de Voir page renforce la déshumanisation de la Révolution via sa symbolisation astrale, symbolisation qui, dans Là-Haut, devient Intransitive: la comète n'est pas le signe transparent de la révolution, mais garde l'opacité de ce qu'elle est en elle-même. Le principe révolutionnaire est doublement déshumanisé: par sa symbolisation astrale, et par la place qu'a ce symbole dans les deux poèmes "narratifs". En effet, ces deux poèmes obéissent à une opposition triangulaire: le penseur, l'astre, la foule. La foule met à mort le penseur solitaire - le génie est à la fois christ et exilé -, la comète donne raison au penseur contre la foule

 

Trente ans passèrent.

On vivait. Que faisait la foule ? Est-ce qu'on sait ?

Et depuis bien longtemps personne ne pensait

Au pauvre vieux rêveur enseveli sous l'herbe.

Soudain, un soir, on vit la nuit noir et superbe,

A l'heure où sous le grand suaire tout se tait,

Blêmir confusément, puis blanchir, et c'était

Dans l'année annoncée et prédite, et la cime

Des monts eut un reflet étrange de l'abîme. (96)

 

Autonome, la Comète-Révolution n'est pas un principe agi par l'humanité. Que faisait la foule ? Est-ce qu'on sait. il n'y a pas, dans le texte, de peuple, ni d'individus sujets de la Révolution. Il n'y a que des témoins: d'abord le noir rêveur, et ensuite, à l'arrivée de la comète, un "on" désindividualisé et qui ne passe pas à l'action. Ni démocratisme: la foule n'est pas transfigurée en peuple par la comète, mais par l'enfant, autre figure ambiguë du progrès, et ailleurs dans le recueil; il n'y a pas non plus humanisme historique: le penseur est sujet autonome, la comète est sujet autonome, mais Il n'y a pas de sujet humain du progrès historique en acte. La comète est une Révolution sans peuple, et au bout du compte sans Homme. La position de la Nouvelle Série face au déterminisme contient son propre retournement: là où elle se réclame du déterminisme elle fonde une Histoire Indéterminée, sinon par de grands principes désanthropomorphisés et qui sont seuls autonomes: "Je suis la liberté", dit la comète de Là-Haut; mais en disant cela, elle confisque aux hommes leur liberté: telle est le risque du symbole. A faire de la Nature, non le milieu déterminant des scientistes, mais le principe cosmique de la liberté de l'Histoire, La Légende - sauf à ses héros médiévaux et aux génies - refusent aux hommes leur liberté d'action dans l'Histoire. Les hommes sont dans l'aliénation: Ils sont la foule, Ils sont la vole truquée qui fustige les ambitions de Halley/ du penseur. Ils sont le principe de la mise à mort du penseur, et du refus de voir la Révolution . La Nouvelle Série se replie dans son exagération même, dans la provocation de ce naturalisme historique révolutionnaire qu'elle met en place. Invraisemblablement scandaleuse, la Comète perd de sa réalité politique, et, Là-Haut, décape le discours révolutionnaire, mais au prix de sa crédibilité, de son ancrage pragmatique. Révolution astrale,la Révolution intrônise et le désir, et le génie, mais non le peuple: d'où cette suite logique à La Comète, Changement l'horizon, pour le poète, Le Groupe des idylles et des poètes, puis Un poète est un monde enfermé dans un homme. D'où aussi l'impossiblité de nommer autrement la Commune que, dans la section Les Petits, Guerre civile. L'Histoire révolutionnaire est emportée par sa prévision: la Comète est toujours en avant, au-delà, après, Là-Haut. Certes c'est maintenir la Révolution comme programme: mais c'est aussi la déréaliser dans le XIXème siècle. C'est à mon avis cette ambiguïté du progressisme révolutionnaire de la Nouvelle Série qui la rend idéologiquement acceptable, alors même qu'elle est plus scandaleuse et plus critique que la Première Série d'une part, et que les discours historico-politiques des années 70 d'autre part. Les "querelles d'astres" ne sauraient effrayer le bourgeois, car elles ne fondent pas le peuple en sujet de l'Histoire, de la Révolution. La Nouvelle Série campe le génie dans une solitude critique qui pousse à la limite la logique de l'exil, et porte en même temps les germes de sa récupération consensuelle, quelques années plus tard. on peut dire avec Pierre Albouy que l'Histoire hugolienne,transportant les contradictions historiques dans le cosmos, échappe à l'idéologie, d'une part idéologiquement, les contradictions historiques s'abolissant à bon compte dans le cosmos, et d'autre part en allant au delà de l'idéologie, dans cet "emportement poétique" qu'Albouy décrit dans Hugo fantôme (97).

Reste que la personnalisation offensive d'un monde que tous les scientismes réifient débouche sur une très problématique réification de l'Homme comme sujet de l'Histoire: le sujet autonome de l'humanisme se réfugie dans l'individu génial, qui n'est pas le guide du peuple de telle page du William Shakespeare dessine pour concilier doctrine du génie et démocratisme, mais celui qui tente de se protéger de sa bêtise, de son aliénation, et qui trouve la mort dans cette opposition: "éternel pilori des génies / Et des fous" (98) qui ancre le progrès révolutionnaire dans une logique concessive et pourtant, il existe.


(1) Michelet, papiers conservés à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, cité par Edward Kaplan, p.14 de son Introduction à L'Oiseau. Edition P. Viallaneix, Paris, Flammarion 1986.

(2) "je suis l'esprit, vivant au sein des choses mortes". L'Homme, Abîme; La Légende des siècles, Nouvelle Série; Poésie III de l'édition "Bouquins". Toutes les références aux textes de Hugo renvoient à cette édition.

(3) L'Oiseau, Introduction, Comment L'Auteur fut conduit à l'étude de la nature, p. 64.

(4) Ibid, p. 47.

(5) Ibid.

(6) La Légende des siècles, Nouvelle Série, 1877, XVI, p. 428.

(7) Darwin, De L'origine des espèces au moyen de la sélection naturell la lutte pour l'existence dans la nature, p.514, Paris, Reinwald et cie, 1873.

(8)Discours prononcé à la scéance publique tenue par l'Académie française pour la réception de M. E. Renan le 3 avril 1879; pp. 12-13; Typographie de Firmin-Didot et cie, Paris, 1879.

(9) Nouvelle Série, XXI, 8, p.497.

(10) La Légende des siècles, Dernière Série, 1883, 1, 3, p.568 et sqtes.

(11) Nouvelle Série, p. 497.

(12) Ibid.

(13) Ibid.

(14) Ibid.

(15) XVII, A L'Homme, p. 552.

(16) France et &me, p. 497.

(17) Ibid. (18) Ibid, p. 496.

(19) La Légende des siècles, Première Série, 1859, Poésie II, XIII, 4, p. 801.

(20) Nouvelle Série, XIX, Tout Le Passé et tout l'avenir, 2, p. 468.

(21) Ibid, p.471.

(22) Ibid.

(23) Michelet, Introduction à l'histoire universelle, p.229, Edition P. Viallaneix, Paris, Flammarion, 1986.

(24) Première Série, VI, III, 1, p. 696.

(25) Nouvelle Série, V, 1, 3, p. 239.

(26) Ibid.

(27) IX, 1, pp. 327-8.

(28) V, 11, 2, 6, p. 260.

(29) Ibid, 3, p.257.

(30) Ibid, 10, p. 265.

(31) Ibid, p.266.

(32) Philippe Hamon, Introduction à l'analyse du descriptif, collection Langue Linguistique Communication, Hachette, Paris, 1981.

(33) Nouvelle Série, IX, 4, p. 329.

(34) XV, 11, 2, p. 398.

(35) Ibid.

(36) Ibid.

(37) Ibid, 3, p. 401.

(38) Ibid, 3, p. 401-402.

(39) VIII, III, p. 317.

(40) XV, 11, 4, p.403.

(41) Ibid, 4, p. 402.

(42) Ibid.

(43) Ibid, p. 404.

(44) Ibld, 5, p. 405.

(45) Ibid, 4, p. 403.

(46) Ibid, 4, p. 402.

(47) Ibid.

(48) 111, 11, p. 214. (49) "L'Homme étant misérable,/Et mettant, lui qui rampe et qui dure si peu,/ Le masque de l'enfer sur la face de Dieu!" XV, II, p. 400.

(50) XV, II, 11 p.398.

(51) XVIII, 1, p. 435.

(52) XXIII, 2, p. 524.

(53) Ibid.

(54) XVIII, 3, pp. 436-7.

(55) XVIII, 20, p. 448.

(56) E. Zola, Les Rougon-Macquart, 2, La Faute de l'abbé Mouret, P. 77. Collection %'Intégrale", Paris, éditions du Seuil, 1970.

(57) J. Michelet Introduction à l'histoire universelle, édition citée, p. 230.

(58) Nouvelle Série, XVIII, 3, pp. 436-7.

(59) Première Série, VIII, 1, p. 736.

(60) Ibid, p.735.

(61) Ibid, 2, p. 742.

(62) Ibid, p. 744.

(63) Nouvelle Série, 111, 1, p. 212.

(64) Ibid.

(65) 111, 11, p. 211.

(66) 111, 11, p.212.

(67) 111, 111, 6, p. 225.

(68) 111, 1, p.212.

(69) X, < Le ver du sépulcre >, p.360.

(70) XI, p.363.

(71) XII, p. 381.

(72) Ibid.

(73) Ibid.

(74) XXVIII, p. 562.

(75) XI. p. 377.

(76) XVI, p. 425.

(77) Ibid, p.428.

(78) Ibid, p.426.

(79) Ibid, p. 427,

(80) Ibid.

(81) Ibid, p. 425.

(82) La Querelle du déterminisme, Le Débat, Gallimard, Paris, 1990. Dossier réuni par Krzysztof Pomian; citation préliminaire p. 9.

(83) Nouvelle Série, XVI, p.426.

(84) Critique; Proses philosophiques des années 1860-1865, Philosophie, p. 489.

(85) Ibid, p. 490.

(86) opus cité, Le Déterminisme, Histoire d'une problématique, p.11 et sqtes.

(87) Nouvelle Série, XXI, 8, p. 497.

(88) XXI, 1, p. 479.

(89) XXIV, p. 536.

(90) Ibid, p. 537.

(91) Ibid, p. 536.

(92) XXI, le p. 480.

(93) Ibid. (94) Ibid.

(95) Critique. Proses philosophiques des années 1860-1865, Philosophie, p. 488. (96) Nouvelle Série, XVI, p.429.

(97) Pierre Albouy, Hugo fantôme, ln Littérature, n°13 février 1974, Histoire/Sujet, p. 123.