Pierre Laforgue : Identité, paternité et histoire chez Hugo (1873-1877)
Communication au Groupe Hugo du 21 mars 1987
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Trente ans après le drame de Villequier, la mort de François-Victor le 26 décembre 1873 provoqua chez Hugo un nouvel et terrible effondrement intérieur. Il n'a maintenant plus de fils, plus d'enfant même, pourrait-on dire : car sa fille Adèle, sans être morte, n'est cependant plus au monde. De là ce sentiment d'un anéantissement, dont les carnets intimes gardent la trace : la mort de François-Victor apparaît à Hugo comme "une fracture et une fracture suprême même" ; il n'est désormais plus bon qu'"à mourir". En effet, sa paternité n'a plus de sens, puisqu'elle s'exerce sur des enfants morts ; et d'autre part, l'achèvement de Quatrevingt-Treize, quelques mois plus tôt, a mis un terme au roman familial que Hugo en tant que fils vivait depuis plus de quarante ans à l'égard de son père vieux soldat, sa mère vendéenne. Orphelin de ses enfants, orphelin de ses parents, qui donc est Victor Hugo au début de l'année 1874? Un homme dont l'identité est profondément remise en cause. Et aussi bien la crise qui l'affecte est autant d'ordre existentiel que poétique. De fait, que reste-t-il de ce Moi lyrique, brutalement dépouillé de tout ce qui le constituait en tant que tel.
C'est la question, semble-t-il, que chacun à sa façon trois poèmes de janvier 1874 posent : Le Lapidé, Je travaille et Pensées de nuit. C'est la mort de François-Victor qui donne au poème Le Lapidé sa tonalité macabre, plus encore que funèbre : au marcheur, qui est le narrateur, s'offre un spectacle effrayant :
"Un monceau d'ossements, noir sous un tas de pierres [.]"
Or, cette dépouille est celle d'un mage (v.12), lapidé par les hommes et jeté en pâture aux bêtes sauvages; d'où l'interrogation adressée à Dieu :
"Est-ce donc à cela que servent les prophètes?"
Apparemment donc rien de bien neuf dans ce poème, sinon une singulière intrication des instances narratrices et discursives qui vaut d'être signalée. De toute évidence, il y a un hommage à François-Victor dans ces vers :
Il parlait au pontife, au scribe, au juge, au roi,
Et sa bouche soufflait sur eux le vaste effroi ;
Il ne ménageait pas non plus la sombre foule ;
Il passait, dispersant sa parole, et la houle
A le même frisson sous la trombe, et le bois
Sous l'orage indigné, que l'homme sous sa voix.
C'est en ces termes que Vacquerie dans Le Rappel du 27 décembre 1873 saluait la mort de François-Victor. Mais nul doute non plus qu'à l'occasion de ce poème du 5 janvier 1874 il n'y ait une projection de Hugo dans ce mage, lapidé, comme Jean-Jacques à Moûtiers, comme lui-même à Bruxelles en 1871. Néanmoins Le Lapidé n'est pas une nouvelle illustration de la "fonction du poète", malgré ses cinquante premiers vers. En définitive, c'est l'impuissance finale du Prophète que met en évidence l'Esprit immense :
Les mages inspirés parlent aux multitudes,
Comme le sombre vent, du fond des solitudes ;
Mais je n'ignore pas que ce n'est point assez.
Le prophète est bien grand, mais ne peut, je le sais,
Dire les mots divins qu'avec la langue humaine ;
Il sied que le prodige et que le phénomène
Apparaisse et me nomme aux peuples, oublieux
De tout ce que j'ai mis d'obscur sur les hauts lieux ;
[ ]
Un avertissement farouche est nécessaire ;
Votre terre a besoin qu'un verbe altier, sincère,
Innocent, prenne l'ombre effrayant à témoin ;
Alors il faut quelqu'un qu'on entende de loin
Et qui parle plus haut que la voix ordinaire,
Et c'est un des emplois que je donne au tonnerre.
Dans ces conditions, c'est le tonnerre qui est l'expression transcendante du verbe divin, alors que d'habitude c'est le discours prophétique du poète qui traduit en langage humain la parole divine. Remarquable à cet égard l'emploi du pronom de la première personne dans ce texte. Le Je est réservé à Dieu ; le poète, au contraire, parle de lui-même à la troisième personne et recourt à des périphrases traduisant sa modestie d'homme : ainsi en tête du poème l'expression "celui qui parle ici", qui évite à Hugo d'avoir à dire "je". A tout prendre, Le Lapidé assigne de manière assez sèche les limites que le poète, tout prophète qu'il soit, ne saurait transgresser.
Une semaine plus tard, le 12 janvier 1874, Hugo dans le poème Je travaille semble se reprendre en réaffirmant ses prérogatives de Poète et il paraît avoir oublié les limitations à la parole poétique que Dieu lui avait fixées dans la poème précédent. Témoins ces quelques vers :
Le lointain avenir, lueur de la montagne,
M'apparaît, par-dessus tous les noirs horizons.
C'est par ces rêves-là que nous nous redressons.
O frisson du songeur qui redevient prophète!
La crise est passée, dépassée : à preuve l'emploi insistant dans ce poème du préfixe re-. Il n'empêche cependant que le travail poétique tel que Hugo le décrit dans ce texte tient lieu d'exutoire à la douleur morale. Il y a quelque chose qui ressemble fort à un refuge dans le travail (un travail frénétique) permettant d'oublier la souffrance. C'est du moins ainsi qu'on peut se risquer à interpréter la séquence suivante :
Oui, je travaille, amis! oui! J'écris! oui, je pense!
L'apaisement. superbe étant la récompense
De l'homme qui, saignant et calme néanmoins,
Tâche de songer plus afin de souffrir moins.
Particulièrement intéressant au vers 39 l'emploi à chaque fois absolu de chacun des trois verbes : ce qui importe, c'est l'activité en elle-même, quel que soit son objet ; ce que dit au demeurant explicitement le titre du poème. Dans cette perspective l'affirmation d'identité poétique qui rayonne presque exactement au centre du texte, et isolée comme un aphorisme :
L'art est la roue immense et j'en suis l'Ixion [.]
est d'autant plus remarquable : le travail artistique est une torture, un châtiment même comme inviterait à la penser la référence à Ixion. Et il est pour le moins curieux que dans cette affirmation d'identité poétique le Moi s'identifie à un être subissant une punition dont l'application (tourner indéfiniment) est absurde. Au passage, on notera que définir l'art comme la roue d'Ixion exclut toute positivité, et même tout sens. Dès lors, la pratique poétique de Hugo en ce début d'année 1874 ne serait-elle qu'un dérivatif ? Il n'est pas interdit de le supposer. Mais il est peut-être d'un plus grand intérêt de voir derrière Ixion attaché en croix sur sa roue la figure emblématique de l'énigme poétique que le poète est à lui-même.
Il se pourrait alors que Hugo ait en janvier 1874 les traits d'un nouvel Oedipe. Comment autrement comprendre le poème du 16 janvier, Pensées de nuit, dont voici les tout premiers vers :
L'ombre ici-bas la moins transparente, c'est l'âme.
L'homme est l'énigme étrange et triste de la femme,
Et la femme est le sphinx de l'homme. Sombre loi!
Personne ne connaît mon gouffre, excepté moi.
Et moi-même, ai-je été jusqu'au fond ? Mon abîme
Est sinistre, surtout par le côté sublime ;
Et l'hydre est là, tenant mon âme, et la mordant.
Le sphinx, l'énigme : mais où est Oedipe ? Il est sans doute dans l'abîme que le Moi est à lui-même. Mais cet Oedipe a peu de ressemblance avec le fils de Laïos : l'hydre qui le met à la torture en mordant son âme se comporte à son égard comme le vautour dévorant le foie de Prométhée. Cependant, l'espèce de dérive mythologico-poétique qui affecte le texte hugolien depuis l'apparition d'Ixion le 12 janvier continue, et finalement Ixion-dipe se révèle un avatar d'Hercule aux pieds d'Omphale :
L'homme le plus semblables aux antiques Hercules,
Égal par sa stature aux noirs événements,
Qui dompte la fortune en ses poings incléments,
Et fait au sort jaloux l'effet d'un belluaire,
Cet homme, s'il rencontre une femme, veut plaire,
Tombe à genoux, adore et tremble, et ce vainqueur
Du destin est toujours le vaincu de son cur.
Même si l'on néglige l'allusion assez claire au Rouet d'Omphale des Contemplations, on ne peut pas remarquer l'investissement autobiographique dans ces vers : un tel passage porte indéniablement la trace des complications amoureuses entre Juliette, Blanche et Hugo, et il n'est pas jusqu'au jeu de mots vaincu/vainqueur qui ne vienne pour ainsi dire revendiquer et assumer l'intimité que Victor a livrée lui-même en toute innocence. Derrière ces divers masques mythologiques se cache Hugo, et quand il ôte le dernier de ces masques, c'est pour se transformer en allégorie :
Le poète apparaît au milieu des vivants,
Et, lapidé, s'en va de la terre fatale,
Laissant derrière lui, comme une trace pâle,
L'éternelle beauté du vers mystérieux.
Le participe lapidé est là qui, établissant un lien entre le poème du 5 janvier et celui du 16 janvier, dit la mise à mort ignominieuse du poète par ses contemporains. Figé dans la mort, statufié, le Poète devient étranger à lui-même et littéralement se met à raconter sa vie, comme si c'était celle d'un autre :
Et puis? Un autre esprit vient, l'homme recommence.
Tout est aveuglement quand tout n'est pas démence ;
Le ciel splendide est plein de la noirceur du sort ;
On entre dans la vie en criant ; on en sort
Ruisselant, nu, glacé, comme d'une tourmente.
Hélas! L'enfant sanglote et l'homme se lamente ;
Ignorer, c'est pleurer, et savoir, c'est gémir.
Le Moi maintenant, c'est n'importe qui, c'est l'Autre. Cette vie qui depuis le berceau était matière à poésie est devenue celle de n'importe quel passant, et le Moi se délite dans les pleurs, le sanglots et les gémissements que poussent tous ses autres semblables. C'est alors dans cette atmosphère d'inquiétante étrangeté qu'apparaît à l'extrême fin du poème le Moi :
Je pense à tout cela quand je ne peux dormir,
La nuit, quand le vent semble une voix qui témoigne,
Quand on entend le pas de quelqu'un qui s'éloigne.
Le discours noir qui a été tenu trouverait-il in extremis un sujet? Ce n'est pas impossible, mais il convient de remarquer que le Je n'est ici que le support grammatical du discours, et que le poème se ferme sur un mystérieux quelqu'un : est-ce un dernier avatar du Moi frappé finalement d'anonymat, ou, pourquoi pas? François-Victor qui vient de décéder? Quoi qu'il en soit, ces trois poèmes de janvier 1874 donnent une idée assez nette de l'état avancé de décomposition du sujet lyrique chez Hugo à cette époque.
Les deux poèmes de février 1874, La Sur de charité et Le Cimetière d'Eylau, confirment en quelque manière cette analyse. En apparence, ils mettent en uvre une poétique lyrique : un Je se constitue en objet du discours, à ceci près, et c'est essentiel, que le Je dont il s'agit ici est celui de Louis Hugo, et non celui de Victor Hugo. En effet ces deux poèmes sont des récits de l'oncle menés à la première personne. Cela n'interdit pas, bien au contraire, une confusion entre le neveu et l'oncle. Ainsi, dans La Sur de charité les deux vers suivants :
J'avais sur moi des vers ; j'étais, dans ce temps là,
Poète, comme Horace amoureux de Barine [.]
ces deux vers pourraient être prononcés par Victor ; mais il n'en demeure pas moins que le sujet lyrique n'est plus le "Je" du poète, mais le Je d'un autre.
Quelques jours après, Le Cimetière d'Eylau reprend ces données mais de façon tout à la fois plus simple et plus compliquée. Nulle équivoque certes entre l'instance du sujet et l'objet du discours : dans les deux cas, c'est l'oncle Louis. La mise en texte du récit, quant à elle, vaut qu'on s'y arrête :
A mes frères aînés, écoliers éblouis,
Ce qui suit fut conté par mon oncle Louis,
Qui me disait à moi, de sa voix la plus tendre :
- Joue, enfant ! me jugeant trop petit pour comprendre.
J'écoutais cependant, et mon oncle disait :
[ ]
Dès le début du poème le Je enfantin est exclu, et néanmoins contourne l'exclusion. De là une présence au texte assez problématique : c'est malgré l'oncle que le neveu a accédé au récit épique, mais cela a pour conséquence son exclusion textuelle. Témoin la fin du poème :
Je vis mon colonel venir, l'épée en main.
Par qui donc la bataille a-t-elle été gagnée ?
-Par vous, dit-il. La neige était de sang baignée.
-Il reprit : C'est bien vous, Hugo? c'est votre voix ?
- Oui. - Combien de vivants êtes-vous ici ? - Trois.
"C'est bien vous, Hugo ?" Oui, mais ce n'est pas celui qu'on croit, et l'on verra dans le dernier mot du texte (trois) le décompte de ceux qui au début étaient partie prenante dans le récit : l'oncle (conteur) et les deux frères aînés (auditeurs). Le Moi est là, mais sans y être vraiment : il erre dans les marges.
Cette situation incertaine et instable du Moi hugolien trouve quelques temps plus tard une nouvelle illustration dans l'admirable plaquette Mes Fils. Le Moi est présent nommément au début du texte (dans le titre) et à la fin (dans la dernière phrase), mais seulement sous la forme d'un pronom possessif et il semble que Hugo a pris le parti délibéré de parler constamment de lui, de ses fils et de sa relation à eux en son nom propre, sans jamais pour autant dire une seule fois Je. Une autobiographie à la troisième personne par l'intermédiaire de deux personnages, voilà comment on pourrait qualifier Mes Fils. C'est un Il omniprésent qui envahit le texte et plus précisément c'est cet Il qui constitue le texte en tant que tel. Car l'objet de Mes Fils, ce n'est pas de raconter la vie de Charles et François-Victor Hugo ; l'enjeu de cette plaquette, c'est bien davantage de célébrer la relation de filiation de ses fils à leur père par une approche de la relation de paternité qu'un père entretient à ses fils. Et de fait, le texte s'ouvre sur un père, anonyme, et se ferme sur la mort à venir de ce même père, la vie et la mort des fils étant inscrites entre la jeunesse du père et sa vieillesse. Remarquable à cet égard la toute dernière phrase de Mes fils :
Ainsi s'en ira le travailleur chargé d'années, laissant, s'il a bien agi, quelques regrets derrière lui, suivi jusqu'au bord du tombeau par des yeux mouillés peut-être et par de graves fronts découverts, et en même temps reçu avec joie dans la clarté éternelle ; et si vous n'êtes pas du deuil ici-bas, vous serez là-haut de la fête, ô mes bien-aimés!
Le Moi transparaît fugitivement, comme pour authentifier au nom de l'amour paternel le récit biographique qui aura été tenu jusqu'à présent de façon si impersonnelle.
Quelle importance accorder à ce très court, et très dense, texte de mai 1874? Certes, la plaquette Mes fils joue dans l'économie générale de l'uvre le rôle d'une plaque tournante entre Quatrevingt-Treize, où le Moi s'est pensé dans son rapport à ses parents, et L'Art d'être grand-père, où le Moi n'existe désormais que dans la relation à ses petits-enfants. Mes fils serait alors une sorte d'espace textuel où le Moi, n'étant plus celui d'un fils et n'étant pas encore celui d'un grand-père, se définirait dans la paternité. N'était son inacceptable vision finaliste de l'uvre, cette analyse serait tenable. Mais il importe à tout prix de remarquer qu'en ce printemps de 1874 il y a fort peu de poèmes écrits qui prendront place dans L'Art d'être grand-père, et dans aucun de ceux-là Hugo ne se pense poétiquement et ontologiquement en grand-père. Surtout, la paternité qui fait l'objet de Mes Fils est une paternité vide, s'exerçant sur des enfants morts. C'est dire autrement que Mes fils est un aboutissement da la crise poétique dont les premiers signes se sont manifestés en janvier 1874. Les choses sont donc claires une fois Mes Fils achevé : ou bien Hugo est logique jusqu'au bout avec lui-même et fait disparaître le Je pour le remplacer par le Il (ce que les linguistes appellent la "non-personne"), et dans ce cas c'est l'aliénation et le silence ; ou bien le Je est retrouvé, mais cela suppose l'élaboration d'une nouvelle poétique. En effet, le Je qui s'est effacé presque complètement dans Mes Fils, c'est celui du discours poétique des années 30-40, où le poète était fils, mari, amant, ami et père de famille : ce lyrisme-là est mort en 1840, et, une nouvelle fois, en 1874.
Dans ces conditions, par rapport à qui le Moi pourrait-il se définir, sinon par rapport à ses petits-enfants ? C'est ainsi que l'on comprendra le poème du 28 juin 1874, Victor, sed victus. A l'évidence c'est un texte sur l'identité poétique, plus exactement sur le Moi lyrique, comme le dit le titre. Or, ce Moi, s'il est celui que l'on connaît depuis "Ce siècle avait deux ans " est aussi tout à fait autre. A ce lieu on remarquera que le titre primitif du poème était Jeanne : comme quoi l'identité que se reconnaît le Moi a une origine qui lui est fondamentalement étrangère : c'est l'Autre, en l'occurrence la petite-fille, qui donne au Moi son identité, sa nouvelle identité. Car le Moi est double (Victor/victus) : l'un est dit passé et il est dépassé ; l'autre c'est celui que Jeanne fait advenir :
J'ai devant les césars, les princes, les géants
De la force debout sur l'amas des néants,
Devant tous ceux que l'homme adore, exècre, encense,
Devant les Jupiters de la toute-puissance,
Eté quarante ans fier, indompté, triomphant
Et me voilà vaincu par un petit enfant.
Le dompteur est dompté et le vainqueur vaincu ; mais à la différence de l'Hercule de Pensées de nuit, ce n'est. pas par une Omphale, mais par Jeanne. Cela change tout : le Je peut s'affirmer en disant "Je suis" et "me voilà" : dans la défaite du grand-père, le Moi, même et autre, persiste.
Il y a cependant un risque politique et idéologique dans cette poétique : le Moi, en revendiquant son identité de grand-père, pourrait laisser le champ libre à tous ceux que, belluaire jadis, il avait combattus et vaincus. Ainsi envisagera-t-on la masse des poèmes écrits durant l'été de 1874. Ces poèmes, Aux rois, Les Mangeurs, Un voleur à un roi, Aux prêtres, Les Bonzes, se caractérisent par un anti-royalisme et un anti-cléricalisme extrêmement virulents. La raison n'en est pas d'ordre historique (les prêtres et les royalistes tiennent le haut du pavé depuis mai 1871), mais politique et poétique.
Les poèmes Aux rois, Les Mangeurs, Un voleur à un roi tournent tous les trois autour de cette opposition du Roi et du Moi, constitutive du lyrisme hugolien depuis Cromwell. Il est très révélateur que dans Aux rois Hugo reprenne par antiphrase "Le siècle avait deux ans...". Cela en est presque caricatural dans les vers qui suivent
Mais celui-ci, qu'est-il? qu'a-t-il fait? parlons-en.
Il est né. Bien? Non, mal. C'est mal naître qu' entendre
Tout petit vous parler avec une voix tendre
Ceux que l'homme connaît par leur rugissement ;
C'est mal naître, c'est naître épouvantablement
Qu'être dans son berceau léché dune tigresse ;
Par sa croissance, hélas! donner de l'allégresse
A l'hyène et donner de la crainte à l'agneau,
C'est mal croître ; être fait de bronze, être un anneau
De la chaîne de rois que l'humanité traîne,
C'est triste ; et ce n'est point, certe, une aube sereine
Que celle qui voit naître un tyran! Celui-ci,
Donc, mal né, vécut mal. Les gueux ont pour souci
De voler des liards, il vola des provinces.
On repère ici des motifs politiques récurrents chez Hugo : la naissance, l'aube de l'enfance, la chaîne des générations, etc., mais tout cela est alors perverti. On peut s'en étonner : il y a peu de temps encore, au début de La Pitié suprême et au début des Misérables, le narrateur dans un cas, monseigneur Bienvenu dans l'autre, s'apitoyaient sur ces victimes qu'avaient été, enfants, Louis XV et Louis XVII. Et tout récemment dans Quatrevingt-Treize, il était parlé avec émotion du petit de la Tour du Temple. En 1874 le ton se durcit et la poésie se fait militante, si l'on peut dire. Il y a là une raideur idéologique, une résistance politique. A preuve le poème Un voleur à un roi, où se retrouvent les mêmes mots et les mêmes thèmes. En particulier le vers 100 de Aux rois a été presque littéralement transposé :
Je conquiers des liards, tu voles des provinces.
Et plus généralement la venue au monde du petit prince suscite les mêmes bougonnements :
Mais toi, quelle est ta peine? aucune ; et ton mérite?
Nul. On croit être grand, quoi! parce qu'on hérite!
Ton père t'a laissé le monde en s'en allant.
Etre né, quel effort! avoir faim, quel talent!
Téter sa mère, et puis manger un peuple! O prince!
Ton appétit est gros, mais ton génie est mince.
En 1830 la poète célébrait le "lait pur" que sa mère lui avait prodigué maintenant le roi marmot se contente de "téter sa mère"! Pourquoi un changement si brutal, si ce n'est parce qu'en 1874 le Moi du voleur vaut mieux que celui du roi, comme cela répété tout au long du poème. Dans son ensemble Un voleur à un roi met en texte cette opposition radicale :
Vous êtes sous le ciel par moments obscurci,
Un ambitieux, sire, et j'en suis un aussi ;
Roi, nous avons, car l'homme est diversement ivre,
Le même but tous deux, c'est d'avoir de quoi vivre ;
Il nous faut pour cela, suis-je sage? es-tu fou?
A toi, prince, un royaume, à moi, penseur, un sou.
Toi/Moi, Roi/Moi : l'opposition est parfaite ; la symétrie aussi :
Tout homme est le même homme et fait la même chose.
Ces jeux du Même avec le Même (et réciproquement) tourneraient court assez vite, si Hugo de manière très habile ne venait donner une portée éthique à la notion d'identité; la problème se déplace alors de l'identité du Moi à sa valeur morale :
Et dans notre sagesse et dans notre démence,
Roi, nous sommes aidés par le hasard immense.
Seulement je vaux plus que toi [ ]
Suit une apologie de la vie de ce nouvel Aïrolo, à laquelle celle du roi n'est pas supérieure :
Vous avez la grandeur, moi j'ai la petitesse ;
Mais devant le soleil, ce prodige flagrant,
L'infiniment petit vaut l'infiniment grand.
De l'être (je suis) la question se porte sur l'avoir (je vole), et, c'est là ce qui est génial, le brigandage gagne-petit de ce voleur débonnaire, comparé au pillage en grand du roi voleur de provinces, crée une différence ontologique entre les deux. Cela va même très loin, dans la mesure où le vol considéré comme un des beaux-arts débouche sur une morale (évidemment anti-bourgeoise et provocatrice, cela va de soi) et sur une vision du monde :
L'infiniment petit vaut l'infiniment grand.
Vaut mieux. Je ne prends pas au sérieux l'étoffe
Qui m'habille, moi ver de terre et philosophe ;
Jouer la comédie est le faible de Dieu ;
Il ne s'irrite pas, mais il se moque un peu ;
C'est un poète ; et l'homme est sa marionnette.
La naissance et la mort sont deux coups de sonnette,
L'un à l'entrée, et l'autre au départ du pantin ;
Je ris avec le vieux machiniste Destin.
Tout est décor. Au fond la réalité manque.
Tout est fardé, le roi comme le saltimbanque ;
Jocrisse, Hamlet. Sachez ceci, mortels tremblants,
Avec du calicot qui fait de grands plis blancs,
Avec de la farine et du blanc de céruse,
On est en scène un spectre, ou bien Pierrot. Ma ruse,
A moi, qui suis un être infinitésimal,
C'est de ne vraiment faire aux hommes aucun mal,
Et de vivre pourtant. Fais ça, je t'en défie.
Tout n'est qu'illusion théâtrale, la vie est un songe, on le sait. Mais il est ici remarquable que la théâtralité cosmique et religieuse du monde tel que Dieu, poète et dramaturge, le machine, trouve son application exemplaire dans la pièce en liberté que joue un comédien de grands chemins. Et c'est donc le Moi d'un être "infinitésimal" en qui se résume l'impératif moral (ne faire aucun mal) et qui réfléchit en miniature le Moi de l'infini que Hugo prend comme modèle métaphorique du Poète.
Dans cette perspective la poétique du Moi autre, du Moi infime que l'apprenti grand-père s'efforce de mettre en place trouve une légitimité politique. Et aussi une légitimité théologique, comme le prouvent a contrario les deux poèmes de fin juillet et début août 1874, Les Bonzes et Aux prêtres : parce qu'ils dénaturent Dieu en des représentations grotesques et monstrueuses, les prêtres se voient privés purement et simplement d'identité par Hugo :
Vous êtes ce qui liait, ce qui mord, ce qui ment.
Vous êtes l'implacable et noir fourmillement.
Vous êtes ce prodige affreux, l'insaisissable.
Qu'on suppose vivants tous les vils grains de sable,
Ce sera vous. Rien, tout. Zéro, des millions.
Admirable le maniement du verbe être chez Hugo et tout spécialement dans ce passage. Outre le significatif jeu de mots être/haïr, l'association du verbe et de son attribut est digne d'intérêt : dans un cas, à un sujet pluriel correspond un attribut au singulier ; dans l'autre cas, l'affirmation d'identité ou plutôt la désignation, appelle un neutre substantivé qui dit la négation. Finalement, lorsque l'identité est posée, elle l'est au futur, et qui plus est, accompagnée d'oxymores s'autodétruisant. Les méchants ne sont donc rien, mais ils sont foule: face à eux, minuscule et terrible, il n'y a que le Moi poétique, mais cela suffit à maintenir le monde en équilibre.
Hugo peut même se payer le luxe, dans un texte du 23 août 1874, A un poète, de conseiller à un confrère de fuir les cimes. Sous-entendez : j'y suis et cela est assez. Du moins peut-on inférer ce sens du poème du 26 août 1874 qui sans équivoque s'intitule Le poète prend la parole : autrement dit, i1 y a poète et poète, selon que l'article est défini ou ne l'est pas. Ce texte est une nouvelle pièce à ajouter à la liste déjà longue des poèmes sur la "fonction du poète", et il n'y aurait dans ces vingt-huit vers rien de particulièrement neuf si le Poète présentent sa Muse sous les traits d'"une sombre déesse au regard sérieux" ne désignait les cibles innombrables qu'il doit viser à cette époque : elles sont bien nombreuses pour un seul poète flanqué de sa muse, mais, inversement, c'est parce qu'il est ce poète et qu'il a une telle muse qu'il peut lutter contre autant d'adversaires.
A ce lieu on notera que l'ennemi est désigné, selon un très remarquable recours à l'anaphore, dix fois par le présentatif "voici" et deux fois par "voilà" : en moins de trente vers c'est impressionnant! Et, Hugo lui-même a été impressionné, semble-t-il, par ce procédé anaphorique portant sur "voici" et "voilà". C'est, à partir de ces deux présentatifs en effet, qu'a été fabriqué, si l'on ose dire, tout au début de septembre (c'est à dire fort peu de temps après Le poète prend la parole ) le diptyque La Comète et "La vérité, lumière effrayée...". Ce dont il s'agit dans ses deux poèmes, c'est de la vérité, c'est de l'énonciation de la vérité, c'est du triple rapport qui s'établit entre l'homme qui énonce la vérité, la vérité elle-même et les autres. De fait, dans ces deux textes, se formule une interrogation sur la praxis même du poète (ou apparenté tel), que, pour simplifier, on appellera prophétie.
Car c'est une prophétie qu'énonce Halley au premier vers du poème :
Il avait dit : - Tel jour cet astre reviendra.
Les instances du discours sont clairement posées ; d'une part, le locuteur prophète, d'autre part le contenu de son énonciation. Et tout le poème va consister à ruiner simultanément ces deux instances. Ainsi Halley sera tourné en ridicule et considéré comme un fou ; du même coup ses ennemis lui dénieront son identité de savant : exemplaire à cet égard l'apostrophe vous (vv. 98-140) qui prive Halley de son Moi et littéralement l'aliène ; témoin le sarcasme c'est lui (vv. 186-196), qui poursuit Halley le fou dans les rues. Le résultat n'est pas étonnant : Halley meurt et l'on oublie son nom : il n'est plus personne. Or, cependant que son identité lui a été pour ainsi dire retirée, sa prophétie, quant à elle, est aussi vidée de tout sens et fait l'objet de la dérision universelle. Mais avec la réapparition de la comète en 1759 chacun est remis à sa place et la prophétie se révèle réalité :
Et soudain, comme un spectre entre en une maison,
Apparut, par-dessus le farouche horizon,
Une flamme emplissant des millions de lieues,
Monstrueuse lueur des immensités bleues,
Splendide au fond du ciel brusquement éclairci ;
Et l'astre effrayant dit aux hommes : "Me voici!"
La survenue du Moi, totalement absent jusqu'alors (confisqué à Halley par ses contemporains, et dénié à ces mêmes contemporains par le méta-texte poétique), vient rendre son identité à Halley en réalisant la prédiction du savant, la prophétie du poète. Constatons à ce lieu que c'est uniquement une transcendance supra-humaine qui peut s'affirmer selon un pronom à la première personne. La Comète dit "Me voici!", mais le Poète, lui, peut-il dire Je? La question n'est pas absurde : elle se lit de façon insistante dans le poème qui est écrit immédiatement après La Comète. Rien de particulier à dire sur ce poème qui dans un but manifestement didactique donne la signification de La Comète. Cependant, ce poème d'une centaine de vers, dont l'écriture démarque celle de La Comète et qui a quelque chose d'un peu scolaire, formulait une relation nouvelle, ou plutôt laissait transparaître l'objet intime des préoccupations poétiques et poïétiques de Hugo à cette époque :
C'est elle! O Vérité, c'est toi! Divinement,
Elle surgit ; ainsi qu'un vaste apaisement
Son radieux lever s'épand dans l'ombre immense ;
Menace pour les uns, pour les autres clémence,
Elle approche ; elle éclaire, à Thèbes, dans Ombos,
Dans Rome, dans Paris, dans Londres, des tombeaux,
Une ciguë en Grèce, une croix en Judée,
Et dit : Terre, c'est moi. Qui donc m'a demandée?
Si le lecteur n'avait pas compris que la comète était une métaphore de la liberté, son ignorance est maintenant dissipée. Mais que l'on approche du dernier vers le télescope :
[ ] c'est moi. Qui donc m'a demandée?
Le Moi aux deux extrémités, en position de sujet, en position d'objet, et au centre du vers un mystérieux qui. Il renvoie évidemment à Halley, nul doute. Et il désigne donc celui en faveur de qui la vérité va faire coïncider la réalité et la prophétie. Cela plus profondément suppose que le poète tient son identité d'un principe transcendant. De là une double conséquence. Seul le Moi poétique a une légitimité, l'identité des autres n'étant qu'apparence. D'autre part, ce Moi poétique se manifeste dans la discontinuité. Pour employer une expression qualifiant le comédien dans L'Homme qui rit, j'avancerais que le poète "est un phare à éclipses, apparition, puis disparition, et il n'existe guère pour le public que comme fantôme et lueur dans cette vie à feux tournants."
On, lira dans la même perspective L'Epopée du lion. Car ce poème du 29 septembre 1874 met en jeu lui aussi une poétique du Moi. Plus précisément la poétique de Châtiments. Il est clair, en effet, que lorsque le fauve déclare :
Qu'un lion libre est plus que mille hommes esclaves [.]
C'est un des postulats éthiques de la poétique lyrique et politique de Châtiments qu'il reprend à son compte. De manière plus générale, l'opposition sur laquelle se fonde le poème, le Roi/le Lion, est une nouvelle forme de l'opposition entre le Roi et le Moi qui, depuis Hernani au moins, est un des motifs déterminants de l'imaginaire poétique, politique et idéologique de Hugo Cependant les choses ne sont pas aussi simples dans L'Epopée du lion.
Tout d'abord, dans ce poème, chaque personnage peut revendiquer un statut de roi : qu'il s'agisse du roi lâche et couard que l'on ne voit jamais, ou du lion, roi des forêts, ou du petit garçon, prince et roi. De là une assez grande confusion des rapports de pouvoir dans ce poème, puisque les deux adversaires sont l'un et l'autre des rois et luttent pour la possession d'un petit roi. En outre, le roi est presque systématiquement désigné tout au long de L'Epopée du lion comme un père. De son côté, le lion rappelle une fois (v. 118) que les hommes lui ont tué la lionne, sa mère : dans ces conditions l'opposition entre le Lion et le Roi transposerait un conflit politique et, si l'on peut dire, familial. Cette lecture, pour étonnante qu'elle soit, n'est pas à négliger. Car de quoi s'agit-il en fin de compte dans L'Epopée du lion? Du pouvoir et de sa transmission patrilinéaire, tant il est vrai que c'est en termes politiques que le récit présente la situation que l'enlèvement du petit prince par le lien a amenée :
C'était un frais garçon, fils du roi d'à côté ;
Tout jeune, ayant dix ans, âge tendre où l'il brille ;
Et le roi n'avait plus qu'une petite fille
Nouvelle-née, ayant deux ans à peine ; aussi
Le roi qui vieillissait navait-il qu'un souci,
Son héritier en proie au monstre ; [...]
Le roi est donc dépossédé de son héritier masculin, et, à plus au moins long terme, c'est l'existence même de 1'Etat qui est compromise. Et de fait, on voit dans L'Epopée du lion quel vide politique menace le royaume : d'une part, un roi légitime sans héritier et en fuite ; d'autre part, maître du terrain, une bête fauve sanguinaire, prête à dévorer tout cru un enfant, et qu'aucun pouvoir, laïc ou religieux, civil ou militaire, ne peut réduire. C'est donc ce qui n'est pas un pouvoir et ce qui n'a pas de pouvoir, la petite fille, qui fait rentrer les choses dans l'ordre :
Elle se dressa droite au bord du lit étroit,
Et menaça le monstre avec son petit doigt.
Alors, près du berceau de soie et de dentelle,
Le grand lion posa son frère devant elle,
Comme eût fait une mère en abaissant les bras,
Et lui dit : Le voici. Là! ne te fâche pas!
Victor, sed victus, pourrait répéter Hugo à la fin de L'Epopée du lion. Car ce dont il est question dans ce texte, c'est aussi de l'identité du Poète et de sa relation au Pouvoir. Aussi bien l'assimilation du Poète à un Lion est tellement fréquente chez Hugo qu'il conviendrait de ne pas s'attarder outre-mesure dessus. Cependant il n'est peut-être pas sans intérêt d'écouter quelques rugissements :
Alors le fier lion poussa, dans ce silence,
A travers les grands bois et les marais dormants,
Un de ces monstrueux et noirs rugissements
Qui sont plus effrayants que tout ce qu'on vénère,
Et qui font qu'à demi réveillé, le tonnerre
Dit dans le ciel profond : Qui donc tonne là-bas?
Le Lion Poète est redevenu le porte-parole de Dieu : sa voix devrait s'imposer à l'univers entier. Néanmoins pour avoir pris entre ses dents le petit prince, le grand lion des forêts est réduit au silence :
Le doux captif, livide entre ces crocs funèbres,
Etait des deux côtés de la gueule pendant,
Pâle, mais n'avait pas encore un coup de dent
Et, cette proie étant un bâillon dans sa bouche,
Le lion ne pouvait rugir, ennui farouche
Pour un monstre, et son calme était très furieux [.]
Telle pourrait bien être à la fin de l'année 1874 la parole poétique singulière que Hugo s'est acquise au terme de nombreux errements. Le poète s'est ressaisi de la parole dont il semblait avoir été privé en janvier, mais maintenant la présence d'un petit enfant lui impose presque silence, et modifie à tout le moins son rapport à la parole : représentation symbolique de ce que sera L'Art d'être grand-père ; un certain art de dire, et aussi un certain art de se taire.
Des choses se sont donc mises en place. Hugo parait lui-même en avoir conscience, lorsqu'il écrit au tout début fin l'année 1975 La Paternité. Hugo reprend, en les exacerbant et en les dépassant, les interrogations qu'il formulait quelques mois plus tôt dans Mes fils, et aussi dans Victor, sed victus. Ce qui caractérise ce poème en janvier 1875, c'est sa profondeur de point de vue : Hugo y appréhende la notion de paternité dans la relation qu'un père entretient à son fils, cela va de soi, et aussi, ce qui n'existait pas dans Mes Fils, dans la relation que ce Père entretient à son propre père. Est ainsi introduite une troisième dimension dans la pensée de la paternité, la référence au grand-père, au père du père. Inversement, le père se définit alors par rapport à son fils comme un fils lui-même. On est toujours le fils de quelqu'un.
On est là avec ce poème au cur de la pensée historienne de Hugo et du modèle familial qu'elle emprunte. Car La Paternité n'est pas un drame de famille, ou l'est comme Les Burgraves, c'est-à-dire pas du tout. L'Histoire, évoquée à travers une famille, est en proie à la dégradation, à la dégénérescence. C'est depuis Le Rhin et Les Burgraves une des lois de l'Histoire hugolienne, que vérifie une dernière fois La Paternité :
Voilà quinze cents ans que la monde est chrétien ;
Les fières murs s'on vont ; jadis le mal, le bien,
Le bon, le beau vivaient dans la chevalerie ;
L'épée avait fini par être une patrie ;
On était chevalier comme on est citoyen ;
Atteindre un juste but par un juste moyen,
Etre clément au faible, aux puissants incommode,
Vaincre, mais rester pur, c'était la vieille mode ;
Jayme fut de son siècle, Ascagne est de son temps.
De là deux attitudes possibles pour être de son temps : renier son père, ou accepter son père. C'est la première solution qu'adopte le jeune Ascagne. En brisant les liens de paternité/filiation, il s'imagine échapper aux contraintes éthiques du modèle familial séculaire :
Je me sens fauve, et voir son père est importun.
Je veux être altier, fier, libre, et je ne l'espère
Que hors de toi, donjon, que hors de vous, mon père.
Cette revendication d'identité présuppose donc l'éradication des origines familiales, autrement dit la mort du Père. C'est accompli en l'espace de quelques vers :
L'aiglon qui grandit parle au soleil et se nomme
Et lui dit je suis aigle, et, libre et révolté,
N'a plus besoin de son père ayant l'immensité.
D'ailleurs qu'est-ce que c'est qu'un père? La fenêtre
Que la vie ouvre à l'âme et qu'on appelle naître
Est sombre, et quant à moi je n'ai point pardonné
A mon père le jour funeste où je suis né.
[ ]
Il ne me convient plus d'être fils de quelqu'un.
Plus de liens de paternité, ni de liens de filiation, c'est-à-dire rien du tout. Il ne reste plus au fils qu'à disparaître, à s'en aller, nulle part, dans la sierra (v. 101), dans le désert (v. 184). En reniant son père, le fils s'est renié lui-même et a procédé en quelque sorte à son auto-destruction. Que fait le père, au contraire? Il rentre en lui-même :
Morne, et les yeux fixés sur le pâle horizon,
Il regarde celui qui partait disparaître ;
Descendit dans la crypte où son père dormait.
Job dans Les Burgraves n'avait pas malheureusement pour lui cette suprême ressource de se tourner vers son père, mais était confronté, fratricide, à son frère et devait affronter l'anankè caïnique dans la personne de Guanhumara. Aussi s'en fallait-il de peu qu'il soit tué par Otbert, son dernier-né. Rien de tel dans La Paternité, puisque Jayme, au terme d'une méditation lyrique, aura retrouvé son père et son statut de fils :
Oui, mon épée est fière et mon donjon est fort,
J'ai protégé beaucoup de villes orphelines,
J'ai dans mon ombre un tas de tyrans en ruines,
Je semble presque un roi tant je suis triomphant ;
Et je suis un vieillard, mais je suis ton enfant!
Ces deux derniers vers disent la vérité profonde da la paternité hugolienne. Mais pour arriver à formuler cette évidence, qu'un père est avant tout un fils, il aura fallu au vieil homme mettre en perspective la paternité humaine et la paternité divine. S'adressant à son père Alonze, Jayme s'écrie :
Eh quoi, ce mot sacré, la source, serait vain!
Ne suis-je pas la branche et n'es-tu pas la tige?
Je t'aime. Un père mort, c'est, glorieux prodige,
De l'ombre par laquelle on se sent soutenir.
La beauté de l'enfance est de ne pas finir.
Au-dessus de tout homme, et quoi qu'on puisse faire,
Quelqu'un est toujours Dieu, quelqu'un est toujours père.
Quelque chose est ici en train de se nouer dans l'écriture de Hugo : Dieu devient le principe transcendant en référence auquel la paternité humaine prend sens. Ce n'est pas prétendre pour autant que c'est précisément dans ce poème, dans ces vers de janvier 1875, que se problématise ce qui est au centre de L'Art d'être grand-père : la paternité de Dieu comme modèle de la paternité du grand-père, comme paternité de la paternité pour ainsi dire. Car en ce début de l'année 1875, c'est plutôt un aboutissement scriptural et poétique de ce qui se cherchait dans les textes anti-royalistes de l'été 1874, dans Victor, sed victus, dans ce questionnement du Moi sur lui-même et sur les autres, dans cette recherche poétique et politique d'une identité nouvelle.
Dans l'immédiateté de la création hugolienne cela aboutit, à la mi-janvier 1875, à une curieuse diatribe adressée Aux historiens, où le poète se livre à une sorte de revendication d'ignorance, à un refus d'entendre et de laisser écrire les mauvaises raisons de l'Histoire
Non! je n'ai pas l'humeur d'écouter vos discours
Quand notre vieil honneur m'appelle à son secours,
Quand le malheur public sous me fenêtre passe.
Quand l'abject trahisseur vient me demander grâce,
Je suis d'airain, je suis sourd, aveugle et muet ;
J'aurais horreur de moi si mon cur remuait.
C'est là, pourrait-on avancer, la retombée idéologique de la quête d'identité que le Moi poétique a entreprise depuis un certain temps : témoin le dernier vers de la citation où le Moi déchiré rayonne entre le pronom personnel et le pronom possessif de la première personne. Si le Moi poétique mène contre les autres la bataille du réel, la bataille de I'Histoire, il est dans la logique de ce combat qu'il prive ses adversaires d'une accession, à ses yeux scandaleuse, de ce qui à proprement parler devrait s'appeler l'historiographie. Et comme dans le poème La Paternité, Dieu est présent pour légitimer les prises de position politique de son interprète humain :
La flotte en pleine mer et le peuple en plein sort,
La vie étant brumeuse et l'ombre étant profonde,
Ont besoin, dans la vaste obscurité de l'onde,
L'une de voir l'étoile et l'autre de voir Dieu.
Dieu, c'est la vérité rayonnant au milieu
Des ténèbres, du doute et de l'idolâtrie :
Et, quand les ennemis sont là, c'est la patrie.
Outre qu'il est possible qu'en écrivant, dans ce contexte, le mot étoile Hugo ait pensé à la Stella de Châtiments, un texte constitutif de ce que j'appellerais par commodité, "le second lyrisme hugolien", il est remarquable à ce point que Dieu en 1875 vienne à être identifié à la patrie. Du même coup Dieu devient un élément essentiel de la poétique politique qui s'informe alors.
C'est dans cette optique que j'aborderai la petite nébuleuse qui est constituée par Les Temps paniques (10 mars 1875) et Le Titan (2 avril 1875). Loin d'être une seconde mouture sans grande force du Satyre, Le Titan est un des grands poèmes de 1875 où sur le mode du mythe, le Moi hugolien appréhende son identité politique et poétique. Certes, il n'y a en apparence rien de vraiment nouveau dans le poème des Temps paniques où sont opposés, comme dans Le Satyre, les Olympiens triomphants aux Titans anéantis. Cette défaite, c'est celle de Caliban par Prospero, du Peuple par Napoléon III, puis par le personnel de la IIIeme République naissante, cela est clair. Mais ce que l'on retiendra plutôt de ce texte, empreint d'une certaine raideur, c'est qu'en évoquant la victoire des dieux sur les géants, il dit aussi l'élimination des poètes faunes par les poètes olympiens, de Marsyas par Apollon :
Une peau de satyre écorché pend dans l'ombre,
Car la lyre a puni la flûte au fond des bois.
De là, au centre rigoureusement arithmétique du poème (vv. 50‑52) , le tableau d'un monde déserté par la Poésie et sous le joug d'un pouvoir absolu totalement étranger aux poètes et aux valeurs de la Poésie :
Le grand Orphée est mort tué par les bacchantes :
Seuls les dieux sont debout, formidables vivants,
Et la terre subit la sombre horreur des vents.
Il serait cependant abusif du voir dans la pièce du Titan, à laquelle Hugo travaille juste après la composition des Temps paniques, un texte qui exalte de manière univoque le triomphe terminal en fin de compte du Poète titanique sur un pouvoir aveugle et inconscient. Car Le Titan n'est pas Le Satyre. Il est hors de question ici de confronter dans leur détail ni dans leur ensemble ces deux poèmes. Que l'on se contente de lire le vers final de chacun d'eux. Alors que le Satyre en 1859 s'écriait :
Place à Tout! Je suis Pan ; Jupiter! à genoux.
revendiquant de la sorte son identité cosmique, le Titan en 1875
Regarda fixement les Olympiens sombres
Stupéfaits sur leur cime au fond de l'éther bleu,
Et leur cria, terrible : O dieux, il est un Dieu!
Ce disant, c'est la transcendance, la transcendance dont pour une part minime les dieux procèdent, que leur révèle le Titan. Mais de manière significative, entre 1859 et 1875, il s'est opéré une éclipse du Moi. Situation paradoxale dès lors : l'identité des fantoches olympiens est ruinée par le Titan, une créature elle-même sans Moi, qui affirme l'identité du grand Autre, l'Etre. Le Titan n'est même plus comme le voleur de 1874 un "être infinitésimal" ; et pourtant il dit le principe même de toute identité. D'autre part, malgré de multiples différences entre le poème de mars 1859 et celui de mars-avril 1875, il est incontestable que Hugo a voulu, si l'on peut dire, récrire Le Satyre en écrivant Le Titan ; peut-être parce que, Le Satyre jouant un rôle structurel capital dans la création poétique des années 1856-1859, il était tentant pour le poète en 1875 de faire assumer cette même fonction structurelle à un texte proche, malgré tout, du Satyre, Le Titan. Aussi bien dans L'Homme qui rit, c'est le modèle mythique et poétique du Satyre que Hugo avait imposé à la matière romanesque, en particulier dans le discours de Gwynplaine à la chambre des lords. Il n'est pas indifférent à cet égard que la référence implicite au Satyre par deux fois au moins, dans L'Homme qui rit et dans Le Titan, ait pu être utilisée pour articuler ensemble sujet et objet du discours.
Cependant, à trop avoir présent à l'esprit Le Satyre, on court le risque de ne pas voir dans Le Titan le poème que Hugo démarque avec constance, La Pente de la rêverie. Dans ces deux poèmes il se produit une espèce d'archéologie de l'universel. Dans le poème de 1830 la vision archéologique des choses s'informe dans la représentation mythique de Babel ; en 1875, c'est "le dedans de la terre" que le Titan Phtos, nouveau Dante, au fur et à mesure de sa traversée géologique, pénètre pour atteindre le réel. Plus remarquable encore la découverte que font le Poète et le Titan en 1830 et en 1875 ; c'est la même : l'éternité, l'être de l'être, cela au terme d'un voyage initiatique à l'intérieur d'eux-mêmes et du monde :
Oh! cette double mer du temps et de l'espace
Où le navire humain toujours passe et repasse,
Je voulus la sonder, je voulus en toucher
Le sable, y regarder, y fouiller, y chercher,
Pour vous en rapporter quelque richesse étrange,
Et dire si son lit est de roche ou de fange.
Mon esprit plongea donc sous ce flot inconnu,
Toujours de l'ineffable allant à l'invisible...
Soudain il s'en revint avec un cri terrible,
Ébloui, haletant, stupide, épouvanté,
Car il avait au fond trouvé l'éternité.
Le Moi dans ces douze vers subit une remarquable série d'avatars : le Je qui tenait en main le discours se réduit à un esprit, "seul et nu", presque entièrement dépouillé de lui-même, pour se, retrouver finalement , non-personne, dans la forme d'un il. Le Moi s'est donc aliéné lui-même et l'on avancera que cette auto-annulation du Moi est la condition nécessaire à la découverte de l'Etre. Enfin, La Pente de la rêverie, en mai 1830, constitue avec "Ce siècle avait deux ans ", en juin 1830, le noyau dur du premier recueil authentiquement lyrique de Hugo, Les Feuilles d'automne, et l'un et l'autre contribuent à l'élaboration de cette poétique du lyrisme où s'origine le Moi hugolien. Pris sous cet angle, mais toutes proportions gardées, Le Titan en 1875 accomplit dans l'ordre de l'écriture quelque chose de comparable à ce que La Pente de la rêverie entreprenait quarante ans plus tôt : la naissance d'un nouveau Moi, comme instance problématique du discours lyrique à tenir. Le Titan, lui, en traversant les profondeurs matricielles de la terre, découvre l'Autre , et, on peut le supposer, se découvre de la sorte lui-même.
Dans ces conditions, il apparaît que Hugo en mars-avril 1875 a pensé sa recherche d'identité comme en mai 1830, par l'intermédiaire du Mythe. Et de même que le Mythe de La Pente de la rêverie lui permettait en juin 1830 de retrouver sa réalité biographique et poétique avec "Ce siècle avait deux ans...", quelques semaines plus tard, en mai 1875, Hugo fait retour à sa jeunesse en inscrivant son intimité familiale au cur d'un texte qui, apparemment s'y prête fort peu, Le Droit et la Loi. Sous une forme militante, c'est surtout un grand texte de philosophie politique, où l'on entend les échos des discours d'Enjolras, de Gwynplaine et, tout particulièrement, de Gauvain parlant à Cimourdain. Or, sur les douze paragraphes dont sont formés Le Droit et la Loi, quatre d'entre eux (IV-V-VI-VII) constituent un récit biographique de Hugo, mené tantôt à la première personne, tantôt à la troisième. Il s'agit là, en montrant "l'unité de sa vie" de faire la preuve lyrique, si je puis dire, du bien-fondé de la lutte que l'on doit mener contre la Loi au nom du Droit : le Moi se donne comme garant exemplaire de ces choix politiques et, tel l'écho sonore de 1830, il résume en lui-même toutes les voix de l'Histoire. Pourquoi? Parce que, comme dans Châtiments, il est une conscience juste, la seule qui n'ait pas trahi :
Pour que tout soit sauvé, il suffit que le droit surnage dans une conscience.
C'est pourquoi je m'attacherai principalement au paragraphe IV du Droit et la Loi où Hugo expose et raconte comment la conscience politique et éthique est venue à "cet enfant, qui était moi". Formule intéressante où le Moi pour ainsi dire se scinde entre un Je et un Il ; et c'est dans cet entre-deux instable que s'appréhende le Moi dans son rapport à la réalité, historique au premier chef. Ainsi Hugo n'hésite pas à employer le pronom de la première personne, mais par ailleurs, au début par exemple, il n'est désigné que par l'expression anonyme et impersonnelle "un enfant" :
Au commencement de ce siècle, un enfant habitait dans le quartier le plus désert de Paris une grande maison qu'entourait et qu'isolait un grand jardin.
C'est là le procédé employé dans Mes Fils. Mais que dire de cette phrase-ci :
Etroite et obscure éducation de caste et de clergé qui a pesé sur nos pères et qui menace encore nos fils.
Où est le Moi? Il est éclipsé de l'Histoire, mais il est rémanent dans la double expression nos pères/nos fils. Cela pour dire que le problème de l'identité du Moi dans ce texte du Droit et la Loi est particulièrement complexe.
Ce que dit ce texte, c'est la naissance, non plus physique, comme dans "Ce siècle avait deux ans ", mais intellectuelle et morale d'un jeune enfant. Aussi bien il est impossible de ne pas lire ce texte dans la référence au poème de juin 1830, et plus généralement dans la relation qu'il entretient avec les poèmes lyriques des années 30-40 où le Moi poétique évoquait au fil des recueils les souvenirs de son père, de sa mère, des Feuillantines etc. Il y a cependant au centre de ce paragraphe du Droit et la Loi un personnage qu'on chercherait en vain dans les quatre recueils lyriques d'avant l'exil : Lahorie, le parrain de Hugo. Tout d'abord, il s'est accompli une substitution du parrain au père : le père est absent presque complètement du texte, et c'est le parrain, autre père et père autre, qui prend sa place. De fait, le parrain est celui qui, à défaut d'engendrer l'enfant, lui donne son prénom, et par là une part capitale de son identité :
Nous les enfants, nous ne savions rien de lui, sinon qu'il était mon parrain. Il m'avait vu naître ; il avait dit à mon père : Hugo est un mot du nord, il faut l'adoucir par un mot du midi, et compléter le germain par le romain. Et il me donna le nom de Victor, qui du reste était le sien.
Baptême non pas religieux, mais, à strictement parler, laïc, qui fait accéder le jeune enfant aux valeurs de la République. La scène pour ainsi dire primitive qui est racontée (Bonaparte plus grand que Napoléon) et qui a été mise en texte dans l'arrière-salle du café Musain des Misérables, est censée se passer en 1809. Elle est "inoubliable" pour Hugo, et la mémoire qu'il en garde est d'autant plus grande qu'il a occulté un autre souvenir d'enfance se passant lui aussi en 1809, alors qu'il avait sept ans. Il s'agit du récit Souvenir d'enfance des Feuilles d'automne, dont voici les premiers vers :
Dans une grande fête, un jour, au Panthéon,
J'avais sept ans, je vis passer Napoléon
C'est la première rencontre de l'enfant avec l'Histoire, et cela suppose la rupture partielle des liens maternels et, du même coup, une conversion vers le père. Celui-ci en l'occurrence dit l'énormité titanesque de la conquête napoléonienne. Je poserais donc que c'est en référence à ce poème des Feuilles d'automne, placé sous les auspices du père, que doit se comprendre ce passage du Droit et la Loi, inspiré par la présence du Parrain. Hugo de la sorte récrit "Ce siècle avait deux ans...", et écrit aussi un nouveau chapitre des Misérables, "Comment de fils on devient filleul". De fait, pour exalter le Droit contre la Loi, il était nécessaire d'effacer la référence napoléonienne et, avec elle, la figure y adhérant, celle du Père. C'est à ce moment-là que surgit le parrain, adversaire de Napoléon et modèle emblématique du proscrit.
A la fin du mois de mai 1875, Hugo a donc effectué un retour vers son enfance, un retour vers lui-même et sur lui-même, tout en se donnant les moyens de fonder une nouvelle poétique. Et de ce point de vue ce qui me semble essentiel, c'est le changement de la figure référentielle parentale : pour que le poète devienne un grand-père, ou l'inverse, peut-être était-il nécessaire qu'il repense sa relation de filiation à son père, quitte à élaborer, plus ou moins consciemment, un avatar de substitution, en la personne du parrain.
Car ce n'est pas un hasard si à cette époque de juin 1875 à janvier 1876, Hugo se met à écrire toute une masse de poèmes lyriques, dont la plupart entreront dans L'Art d'être grand-père. En quoi ces poèmes sont-ils lyriques? Tout d'abord en ce qu'ils ont pour objet poétique majeur le poète lui-même sous le masque d'un grand-père et que le sujet de cette écriture est précisément ce grand-père. "Je suis Moi" : telle est la formule de la poésie lyrique de Hugo depuis 1830, et elle trouve dans ces poèmes du futur Art d'être grand-père une application exemplaire. Lyriques aussi ces poèmes le sont, dans le sens que cet adjectif avait dans les années 30-40 pour définir la manière et la matière des quatre recueils d'avant l'exil : une poésie de la maison, du foyer, de la famille, une poésie de l'intimité qui faisait une très large place à l'enfant, aux enfants, à la joie que donnent ces oiseaux envolés. Et plus généralement il y aura dans L'Art d'être grand-père tout un côté Feuilles d'automne si j'ose dire, qui ne doit pas être négligé. Ces poèmes de 1875-1876 vont, en effet, s'attacher à construire une nouvelle figure du poète, tout comme Les Feuilles d'automne en 1830-1831 se donnaient pour enjeu la constitution d'un Moi poétique à partir d'un Je biographique.
Très remarquable à cet égard le poème Les Enfants gâtés, datant vraisemblablement du 6 juin 1875, où d'entrée Olympio définit sa nouvelle identité :
Un grand-père échappé passant toutes les bornes,
C'est moi. Triste, infini dans la paternité,
Je ne suis rien qu'un bon vieux sourire entêté.
Ces chers petits! Je suis grand-père sans mesure ;
Je suis l'ancêtre aimant ces nains que l'aube azure[.]
"C'est moi". Depuis que cette formule est entrée dans le discours poétique de Hugo, en1830, elle est devenue constitutive de la part lyrique de ce discours. Or, c'est moins ici l'âge du poète qui importe que sa très singulière paternité, illimitée, infinie, à la différence de la paternité des pères, à laquelle manque cette démesure du grand-âge. Sur quoi se fonde donc la paternité du grand-père, pour qu'elle soit si différente de la paternité des pères? Ce qui la fonde, c'est la relation totalement utopique qu'elle entretient au pouvoir. Car c'est bien en termes de pouvoir que le grand-père pense son autorité. Alors que le régime mis en place le 4 septembre 1870 est en train de se donner, enfin, des lois constitutionnelles (février-juillet 1875), l'emploi des mots peuple, popularité, républiques, régner, etc. dans ce poème de juin 1875 ne saurait être rhétorique :
Pas raisonnable enfin. C'est terrible. Je règne
Mal, et je ne veux pas que mon peuple me craigne ;
Or, mon peuple, c'est Jeanne et George ; et moi, barbon,
Aïeul sans frein, ayant cette rage, être bon,
Je leur fais enjamber toutes tes lois, et j'ose
Pousser aux attentats leur république rose ;
La popularité malsaine me séduit ;
Certe, on passe au vieillard, qu'attend la froide nuit,
Son amour pour la grâce et le rire et l'aurore ;
Mais des petits qui n'ont pas fait de crime encore,
Je vous demande un peu si le grand-père doit
Etre anarchique au point de leur montrer du doigt,
Comme pouvant dans l'ombre avoir des aventures,
L'auguste armoire où sont les pots de confiture!
En quelques vers c'est un royaume d'utopie enfantine, une république de Gavroche qui reçoit ses lois fondamentales. Plus exactement sa loi d'organisation des pouvoirs publics, qui installe un principe d'anarchie constitutif en la personne du grand-père, au centre, ou dans les marges, de cette "république rose", et qui fait de la subversion des lois essentielles.
Hugo n'est jamais plus sérieux que lorsqu'il s'amuse. C'est ce qu'assez brutalement il fait comprendre au lecteur, quand il se propose de jeter le masque (v. 34), c'est-à-dire de légitimer le pouvoir anarchique et utopique qu'il exerce sur les enfants. Face à ce pouvoir en liberté, dont le mot d'ordre est "Soyez illimités!", Hugo oppose le pouvoir raisonnable des hommes qui, brimant et matant l'enfant, maîtrise toutes les forfaitures :
Je ris quand nous enflons notre colère d'homme
Pour empêcher l'enfant de cueillir une pomme,
Et quand nous permettons un faux serment aux rois.
Défends moins tes pommiers et défends mieux tes droits,
Paysan.
Jusqu'où doit aller la liberté qu'on accorde à l'enfant? Fausse question, puisque cette liberté qu'on accorde à l'enfant n'ira jamais aussi loin que la licence de mal faire que les adultes s'octroient si libéralement. En outre, l'anarchie que fait régner le grand-père dans la république enfantine est infiniment moins grave que l'état de déliquescence politique qui règne dans les affaires. Bien plus, la "république rose" peut apparaître sans trop de mal, cependant qu'elle sert de refuge au scandaleux grand-père, comme le modèle théorique d'une autre praxis du pouvoir et du politique :
Alors dans les berceaux, moi, je me réfugie,
Je m'enfuis dans la douce aurore, et j'aime mieux
Cet essaim d'innocents, petits démons joyeux
Faisant tout ce qui peut leur passer par la tête,
Que la foule acceptant le crime en pleine fête
Et tout ce Bas-Empire infâme dans Paris ;
Et les enfant gâtés que les pères pourris.
Faut-il voir dans ce dernier vers une espèce de formulation de logique du pire en matière politique? Quoi qu'il en soit, le jeu de mots sur "gâtés" et "pourris" semble avoir mené Hugo un peu plus loin qu'il ne voulait, car tout conduit à penser que ces enfants déjà gâtés risquent à 1'âge adulte d'être entièrement pourris. Et pourtant le texte ne dit pas cela, c' est évident. Une chose est sûre : la génération qui prend place entre celle du grand-père et celle des petits-enfants, la génération des pères, est irrécupérable, irrécupérablement pourrie. Il ne s'agit pas dès lors de se demander si les enfants à leur tour seront pourris : mieux vaut considérer que ce sont les pères pourris qui accusant le grand-père de gâter ses petits-enfants. Venant de tels hommes une telle accusation est sans fondement. Et il ne reste en fin de compte qu'une évidence : c'est du côté du grand-père et des petits-enfants, c'est dans l'alliance du grand-père et des petits-enfants, qu'est l'absence du Mal, qu'est, au sans propre, l'innocence.
Il n'est pas possible dans le cadre limité de cette étude d'examiner dans leur détail tous les poèmes de cette période. C'est pourquoi je m'en tiendrai à 1'établissement de quelques grands axes de lecture, à une espèce de mise en ordre idéologique de quelques motifs politiques et thématiques à mon avis essentiels. Ainsi dans les textes de l'été 1875 (juin-septembre) je vois se constituer une triple relation entre Dieu, le grand-père et les petits-enfants, cela à trois niveaux d'association : Dieu et l'enfance, Dieu et le grand-père, le grand-père et les petits-enfants, chacune de ces relations se contrefortant mutuellement et réciproquement aux deux autres. Cette triple alliance, si j'ose dire, est établie par Hugo pour lutter contre une réalité politique ignoble et dégénérée. C'est tout à fait visible dans le poème daté du 8 juin 1875, où Hugo prend le parti des enfants et de l'Histoire contre la génération des pères :
Que voulez-vous ? L'enfant me tient en sa puissance ;
Je finis par ne plus aimer que l'innocence ;
Tous les hommes sont cuivre et plomb, l'enfance est or.
J'adore Astyanax et je gourmande Hector.
Astyanax contre Hector, et plus loin les myrmidons (v. 36) contre Achille, peut-on supposer. C'est là toute la dialectique poétique et politique de L'Art d'être grand-père : la petitesse infinitésimale des enfants est chargée virtuellement de toute la grandeur héroïque qu'il faudra assumer plus tard. Dans le même ordre d'idées il se produit un rapprochement historique entre les enfants et les ancêtres :
Nos aïeux ont été des héros outrageants
Pour le vieux monde infâme ; il reste de la place
Dans l'avenir ; soyez peuple et non populace ;
Soyez comme eux géants! Je n'ai pas de raisons
Pour ne point souhaiter les mêmes horizons,
Les mêmes nations en chantant délivrées,
Le même arrachement des fers et des livrées,
Et la même grandeur sans tache et sans remords
A nos enfants vivants qu'à nos ancêtres morts!
Aïeux et petits-enfants : "grand âge et bas âge mêlés". Mais surtout le rapprochement des générations à ceci de remarquable, qu'il exclut la génération intermédiaire, celle des pères, c'est-à-dire la génération des fils. De la sorte la notion de paternité doit être complètement redéfinie. C'est précisément à quoi s'emploie Hugo dans ce poème de nouveau, mais cette fois en son nom propre. Il ne se cache plus sous le masque espagnol du Jayme ou de l'Alonze de La Paternité, mais fait coïncider le Je avec le Moi :
Je suis vieux, vous passez, et moi, triste ou content,
J'ai la paternité du siècle sur l'instant.
Trouvez-moi quelque chose, et quoi que ce puisse être
D'extrême, appartenant à mon emploi d'ancêtre,
Blâme aux uns ou secours aux autres, je le fais.
Un jour, je fus parmi les vainqueurs, j'étouffais ;
Je sentais à quel point vaincre est impitoyable ;
Je pris la fuite. Un roc, une plage de sable
M'accueillirent. La Mort vint me parler. - Proscrit,
Me dit-elle, salut! - Et quelqu'un me sourit,
Quelqu'un de grand qui rêve en moi, ma conscience.
Et j'aimai les enfants, ne voyant que l'enfance,
O ciel mystérieux, qui valût mieux que moi.
L'enfant, c'est de l'amour et de la bonne foi.
Le seul être qui soit dans cette sombre vie
Petit avec grandeur puisqu'il l'est sans envie,
C'est l'enfant.
Extraordinaire fidélité poétique de Hugo à lui-même : derrière chaque vers de cette citation se profilent des références intratextuelles multiples aux recueils lyriques des années 30-40, à Châtiments, aux Contemplations, etc. Mais c'est encore avec Les Feuilles d'automne que ce poème entretient le plus de relations : il n'est pas jusqu' à l'enjambement "C'est l'enfant" qui ne rappelle le mouvement de "C'est moi', inaugural de 1830. Surtout, ce qui est bouleversant ici, c'est le bilan lyrique que le Moi poétique fait de sa vie politique entre 1840 et 1870, dont il avait fait le récit dans Le Droit et la Loi. Plus profondément, ce poème de 1875 démarque le premier et le dernier poèmes des Feuilles d'automne, en adoptant la même perspective lyrique, à ceci près que l'enfant nouveau-né est devenu un vieillard ("Je suis vieux"). Cela produit du même coup un renversement historique et poétique complet. En effet, en 1830-1831, le Moi se définissait comme fils, de ses parents, et à travers eux, de son siècle aussi :
Oui, je suis jeune encore, et quoique sur mon front,
Où tant de passions et d'uvres germeront,
Une ride de plus chaque jour soit tracée,
Comme un sillon qu'y fait le soc de ma pensée,
Dans le cours incertain du temps qui m'est donné,
L'été n'a pas encor trente fois rayonné.
Je suis fils de ce siècle! Une erreur, chaque année,
S'en va de mon esprit, d'elle-même étonnée,
Et, détrompé de tout, mon culte n'est resté
Qu'à vous, sainte patrie et sainte liberté!
Comment ne pas être sensible à la justesse politique et psychologique de ces vers où l'appréhension de son siècle par le Moi hugolien présuppose le vieillissement comme condition précisément de cette appréhension historique?
C'est pourquoi près de cinquante ans plus tard Hugo peut transformer sa relation de filiation au siècle en relation de paternité, où l'Histoire de tout le siècle se résume dans le Moi d'un vieillard. Car, et c'est peut-être ce qui est le plus remarquable dans ce poème de L'Art d'être grand-père, c'est autour du poète que s'organise l'Histoire : aux ancêtres le passé héroïque, aux petits-enfants le futur lui aussi héroïque, au Moi la totalité du temps présent, de 1802 à 1875. A lui seul le Poète est la preuve lyrique vivante que le XIXeme siècle a une cohérence historique et a été fidèle jusqu'au bout à ses origines révolutionnaires et poétiques.
A ce mouvement d'intimisation, si je puis dire, du Moi résumant son siècle correspond le mouvement inverse d'extériorisation, de dilatation que provoquent les petits-enfants. Magnitudo parvulorum : c'est la sous-titre que l'on pourrait donner en particulier au poème daté du 23 juin 1875, où le Moi positionne sa situation de grand-père par rapport à ses petits petits-enfants, puis, par leur intermédiaire, par rapport à Dieu lui-même, comme cela apparaît à la fin du texte :
Oui, parfois,
En songeant à quel point, c'est grand, l'âme innocente,
Quand ma Pensée au fond de l'infini s'absente,
Je me dis, dans l'extase et dans l'effroi sacré,
Que peut-être, là-haut, il est, dans l'Ignoré,
Un dieu supérieur aux dieux que nous rêvâmes,
Capable de donner des astres à des âmes.
Nouvelle version de l'argument ontologique de Saint Anselme? En un sens, peut-être. Donner la lune à l'enfant qui la réclame, nul grand-père, même Hugo, ne le peut, et il n'y a qu'un être qui le puisse, l'Etre. De là, deux jours après ce poème, le 25 et le 26 juin 1875, la promotion de Dieu au statut de Père absolu, puis de grand-père générique. Ainsi dans le texte L'Immaculée Conception, qui n'est que d'un certain côté anticlérical, en même temps qu'il stigmatise, comme il se doit, les prêtres, le Poète dit en fin de compte ce qui s'appelle depuis Lux la "Paternité de Dieu" :
O la profonde insulte! Ils jettent l'anathème
Sur l'il qui dit : je vois! sur le cur qui dit : j'aime!
Sur l' âme en fête et l'arbre en fleur et l'aube en feu,
Et sur l'immense joie éternelle de Dieu
Criant : Je suis le Père! et sans borne et sans voile
Semant l'enfant sur terre et dans le ciel l'étoile!
L'anticléricalisme dans ces vers n'est plus seulement d'ordre idéologique, mais il est aussi d'ordre métaphysique, ontologique, c'est-à-dire poétique. A contrario, c'est une adéquation remarquable qui est établie entre le Moi de Dieu et la Paternité : Dieu est celui qui est, on le sait ; Dieu est le Père, cette vérité évangélique, Hugo la rappelle aux chrétiens, ou plutôt à leurs prêtres qui semblent l'avoir oubliée. De fait, on notera que le dogme de l'Immaculée Conception, contre lequel vitupère Hugo dans ce poème, est la dénégation même de la Paternité de Dieu, ce qui est absurde.
Le lendemain, Dieu devient grand-père, plus exactement le grand-père devient Dieu dans le poème "Tout pardonner, c'est trop...". C'est un poème hallucinant, tellement délirant qu'il en est génial, et Hugo admet sans hésiter (v. 25) qu'il est fou. Reprenant peut-être une idée esquissée dans une pièce des Feuilles d'automne, Hugo se prête une identité hypothétique et hyperbolique : il s'identifie à Dieu lui-même, mieux encore il accorde à Dieu l'identité qui est la sienne, celle d'un grand-père. C'est ainsi qu'il imagine la plaisante conversation suivante :
Quoi! si vous étiez Dieu, vous n'auriez pas d'enfer ?
Presque pas. Vous croyez que je serais bien aise
De voir mes enfants cuire au fond d'une fournaise?
Eh bien! non. Ma foi non! J'en fais mea culpa ;
Plutôt que Sabaoth je serais Grand-papa.
Cette hypothèse est reprise à son compte par Hugo lui-même tout à la fin du poème :
Un Jéhovah trouvant que le peuple à genoux
Ne vaut pas l'homme droit et debout, tête haute,
Ce serait moi. J'aurais un pardon pour la faute,
Mais je dirais : Tachez de rester innocents.
Et je demanderais aux prêtres , non 1'encens,
Mais la vertu. J'aurais de la raison. En somme,
Si j'étais le bon Dieu, je serais bon homme.
Il n'y a qu'un pas entre "c'est moi" et "ce serait moi" et la poésie permet presque de le franchir. Mais en réalité à quoi riment ces identifications amusantes, mais absurdes, du grand-père à Dieu? L'interrogation doit être formulée, puisque, en un autre endroit du poème (vv. 26-30), Hugo répond raisonnablement à la question touchant son identité :
Tenez, messieurs les forts et messieurs les puissants,
Défiez-vous de moi, je manque de vengeance.
Qui suis-je? Le premier venu, plein d'indulgence
Préférant la jeune aube à l'hiver pluvieux,
Homme ayant fait des lois, mais repentant et vieux.
Cette affirmation d'identité, modeste et mesurée, étonne, quand on a présentes à l'esprit les apothéoses du grand-père qui occupent presque tout le poème. En fait, il n'y a pas de contradiction, dans la mesure où, en se définissant comme un Dieu bonhomme ou comme un passant anonyme, Hugo dans les deux cas cherche à légitimer son attitude - politique - de grand-père doucement insensé, pardonnant tout. Il s'agit, en effet, pour lui de ruiner, à travers un système d'éducation répressif, une fausse conception de la paternité :
Tout pardonner, c'est trop ; tout donner, c'est beaucoup!
Eh bien, je donne tout et je pardonne tout
Aux petits ; et votre oeil sévère me contemple.
Toute cette clémence est de mauvais exemple.
Faire de l'amnistie en chambre est périlleux.
Absoudre des forfaits commis par des yeux bleus
Et par des doigts vermeils et purs, c'est effroyable.
Si cela devenait contagieux, que diable!
Il faut un peu songer à la société.
La férocité sied à la paternité [.]
Fausse conception de la fraternité, et, partant, fausse conception de la société, comme invite à le comprendre le couple rimé paternité/société. Et 1'on avancera que c'est précisément une nouvelle conception de la paternité, s'autorisant de la référence à Dieu comme modèle emblématique du grand-père, qui fonde une nouvelle poétique.
Cela apparaît en toute lumière dans trois poèmes de l'été 1875 (juillet-août 1875) : A propos de la loi dite liberté de l'enseignement, Patrie, et Voix basses dans les ténèbres. Ce sont des textes qui ont un enjeu, éminemment politique, mais en dernière analyse ils dérivent de la poétique du grand-père anarchiste. Exemplaire à cet égard le texte du 22 août 1875, Encore l'Immaculée Conception, où les deux aspects, politique et poétique, sont intimement mêlés : alors que les Veuillot voient à l'uvre dans les enfants le péché originel, c'est, au contraire, le Verbe originel, principe de toute poésie, que Hugo décèle chez les chérubins :
Le babil des marmots est ma bibliothèque ;
J'ouvre chacun des mots qu'ils disent, comme on prend
Un livre, et j'y découvre un sens profond et grand [.]
Une semaine plus tard, le 29 août 1875, l'art poétique du grand-père est définitivement mis en place sous l'égide de Dieu :
[ ]
Une profonde paix toute faite d'étoiles ;
C'est à cela que Dieu songeait quand il a mis
Les poètes auprès des berceaux endormis.
Après avoir posé si parfaitement sa voix, le poète prend un peu de recul par rapport à la Création, c'est-à-dire, glissement tout hugolien, sa Création. C'est du moins ainsi que je lirais le poème assez impressionnant A l'homme. Le changement de ton est remarquable : Hugo s'adresse à un "fils quelconque d'Ève" et lui dit la vérité de Dieu et la vérité des fausses religions humaines. Sans entrer dans le détail même de ce poème complexe, on notera que Hugo ne se place plus d'un point de vue humain, mais fait parler à travers sa personne la transcendance, dont il procède, mais dont ses semblables, eux, ne paraissent pas procéder :
Quoi qu'affirme 1'autel, quoi que chante le prêtre,
Jamais le dernier mot, le grand mot, ne peut être
Dit, dans cette ombre énorme où le ciel se défend,
Par la religion, toujours en mal d'enfant.
Qu'est-ce qui autorise Hugo à adopter un tel ton, qui confine au terrorisme verbal? Qu'est-ce qui a rendu sa parole si solennelle? La réponse est donnée dans la deuxième partie du poème ; mais cette trentaine de vers n'est écrite qu'un mois plus tard, le 11 octobre 1875. Car il aura fallu auparavant que Hugo mette en texte sa propre mort en rédigeant le 21 septembre Paroles de géant.
Apparemment le géant exalte de manière provocatrice son extraordinaire identité :
[ ]
Que Jupiter, joyeux, tonnant, infatué,
Démuselle les vents imbéciles, dérègle
L'éclair et l'aquilon, et déchaîne son aigle,
Cela m'est bien égal à moi qui suis trois fois
Plus haut que n'est profond l'océan plein de voix.
Belles paroles que prononce là ce titan trismégiste ; mais il ne faut pas s'y tromper : cette identité souveraine est celle d'un vaincu. C 'est ce que reconnaît d'ailleurs sans équivoque le géant lorsqu'il prend la parole :
Je suis votre vaincu, mais regardez ma taille,
Dieux, je reste montagne après votre bataille,
Et moi qui suis pour vous un sombre encombrement,
A peine je vous vois au fond du firmament [.]
Autrement dit, victus sed victor : la boucle est bouclée et le rapport de soi aux autres a été exploré dans tous les sens. De la sorte la permanence du Moi est la trace résiduelle du caractère inaliénable de l'identité : quoi qu'il advienne au géant, qu'il soit vainqueur ou vaincu, quelque chose lui demeure : le fait qu'il soit lui-même. Rien ni personne ne peut lui contester cela. Il peut désormais mourir. C'est peut-être cela qui autorise deux jours après ce poème, le 23 septembre 1875, la rédaction de son testament littéraire par Hugo. A partir de cette date, tout ce que dira ou écrira Hugo viendra littéralement d'outre-tombe. Car une fois écrit ce testament, il n'est plus tout à fait au monde. Il n'est pas encore mort certes, mais il n'est plus parmi les vivants. Il est ailleurs.
Cet ailleurs de la vie en l'occurrence s'appelle l'exil. Ce n'est pas parce que Victor Hugo est revenu de Guernesey en France le 5 septembre 1870, qu'il est pour autant revenu d'exil. L'exil est devenu, au bout de dix-neuf ans d'éloignement, ce lieu de l'imaginaire poétique et scriptural d'où la parole prend son essor. L'exil, en effet, s'est révélé la seul lieu où le poète se manifeste en tant que tel :
Je fuis, et je préfère à toute cette fête
La rive du torrent farouche, où le prophète
Vient boire dans le creux de sa main en été,
Pendant que le lion boit de l'autre côté.
Mais plus encore qu'un lieu, l'exil est la substance même du poète, son être véritable, comme le dit explicitement le mouvement rhétorique du texte :
C'est parce que je roule en moi ces choses sombres,
C'est parce que je vois l'aube dans les décombres,
Sur les trônes le mal, sur les autels la nuit,
C'est parce que, sondant ce qui s'évanouit,
Bravant tout ce qui règne, aimant tout ce qui souffre,
J'interroge l'abîme, étant moi-même gouffre ;
[ ]
C'est parce que mon cur, qui cherche son chemin,
N'accepte le divin qu'autant qu'il est humain ;
C'est à cause de tous ces songes formidables
Que je m'en vais, sinistre, aux lieux inabordables,
Au bord des mers, au haut des monts, au fond des bois.
Remarquable l'anaphore (si bien nommée ici) qui ramène en exil le poète faisant retour sur lui-même, sur son propre abîme. Aussi bien la mouvement réflexif sur soi et le départ pour l'exil (intérieur ou étranger) contribuent pareillement à définir l'identité ontologique du poète et à autoriser sa parole en lui donnant sa légitimité supra-humaine.
Tout est donc parfait : Hugo est mort ; il est parti pour l'ailleurs de l'exil. Il ne lui reste plus qu'à transformer cet exil imaginaire en exil réel, c'est-à-dire historique et scriptural. C'est ce qu'il fait au mois d'octobre en achevant Pendant l'exil et en écrivant Ce que c'est que l'exil. Dans ce grand texte Hugo se livre pour ainsi dira à une auto-aliénation. L'exil lui permet en quelque sorte de faire le bilan de sa propre vie, mais comme s'il s'agissait de celle d'un autre : c'est assez dire qu'il atteint par là sa vérité. Il faudrait à ce lieu relire l'admirable paragraphe XIV de Ce que c'est que l'exil ; mais l'on se contentera de quelques lignes :
Il remercie Dieu. Pendant tout le temps qu'il faut à un front de quarante ans pour devenir un front de soixante ans, il a vécu de cette vie hautaine. Il a été l'expulsé, le traqué, le chassé. Il a été abandonné de tous et n'a abandonné personne. Il a connu l'excellence du désert ; c'est au désert qu'est l'écho. Là on entend la clameur des peuples. Pendant que les oppresseurs travaillaient au mal sous la fixité de son regard, il a tâché de travailler au bien. Il a laissé tous les tyrans manier toutes les foudres au-dessus de sa tête, n'ayant, lui, d'autre souci que la calamité publique. Il a habité un écueil, Il a rêvé, médité, songé, tranquille sous une nuée de colère et de menaces ; et il se déclare satisfait ; car de quoi peut-on se plaindra quand on a eu vingt ans auprès de soi et avec soi, la justice, la raison, la conscience, la vérité, le droit, et la mer aux bruits immenses!
Une vie se résume ici, saisie, une fois vécue, dans sa totalité. Mais l'essentiel est encore à venir, et c'est là-dessus que se ferme le texte :
[...] Il a eu autour de lui d'intrépides compagnons d'épreuve, obstinés au devoir, opiniâtres au juste et au vrai, combattants indignés et souriants ; cet illustre Vacquerie, cet admirable Paul Meurice, ce stoïque Schoelcher, et Ribeyrolles, et Dulac, et Kesler, ces vaillants hommes, et toi, mon Charles, et toi, mon Victor.. Je m'arrête. Laissez-moi me souvenir.
Le Moi ressurgit, ressuscite si j'ose dire, dès lors que les fils sont évoqués, et une dernière fois la relation de paternité/filiation apparaît comme la principe et la fin de toute identité.
A la fin de l'année 1875 l'étonnant poème Le Pape réaffirme par l'absurde, ou plutôt a contrario l'enjeu de la paternité hugolienne. Le temps d'un rêve, ou d'un cauchemar, le pape se met à parler comme Victor Hugo. Il dit en particulier :
Je suis l'aïeul du père et l'enfant des petits ;
J'ai tous les âges ; fils, j'ai tous les appétits [.]
Et de fait, le pape est tout à la fois un fils et un père (vv. 1425-1426), mais tout rentre in extremis dans l'ordre : Hugo reste Hugo et la pape le pape. Du même coup est suggéré, en creux malheureusement, ce qu'aurait pu être la paternité du Père par excellence ; mais se dessine aussi une nouvelle fois ce qu'est la paternité paradoxale du Poète.
En 1876 le rythme de travail de Hugo se ralentit considérablement. Certes il continue de "dorer quelques étoiles" au ciel de L'Art d'être grand-père, mais il n'y a rien là de comparable à ce qui a été fait l'année précédente. L'activité de Hugo en 1876 est principalement politique. Il prononce de nombreux discours, et notamment le 22 mai 1876 est lue au Sénat une proposition en faveur de l'amnistie. Mais c'est une illusion de séparer politique et poétique. En effet, dans le discours du 22 mai 1876, Hugo ne fait pas autre chose que tirer les conséquences politiques de la poétique qu'il a élaborée en 1874 et en 1875. Et quelques mois plus tard, dans la dernière préface à Actes et Paroles, Paris et Rome, il mettra en évidence le lien consubstantiel entre politique et poétique, dans un passage consacré au "meuble qu'on appelle la tribune" :
[...] à une certaine heure, le 22 mai 1876, un passant, le premier venu, n'importe qui, - mais n'importe qui, c'est l'histoire, - a mis le pied sur cette chose qui n'avait encore servi qu'à l'empire, et ce passant, a délié la langue des faits ; il a employé ce sommet de la gloire impériale à pilorier César ; sur la tribune même où avait été chanté le te deum pour le crime, il a dit à ce Te deum le démenti de la conscience humaine, et, insistons-y, c'est là l'inattendu de l'histoire, du haut de ce piédestal du mensonge, la vérité a parlé.
Le Je qui assumait le discours du 22 mai est devenu un Il anonyme, c'est-à-dire exemplaire.
La mise à mort du Moi est presque achevée et, de façon générale, tous les textes écrits en 1876, poussent nécessairement le Poète vers la sortie. Ainsi peut-on comprendre des poèmes comme L'Aigle du casque ou Petit Paul. Avec Question sociale (écrit en novembre 1875) où Jeanne se transforme en une effrayante Cosette, ces poèmes constituent l'envers impensable du futur Art d'être grand-père : Ils mettent en scène des enfants non pas triomphants comme Georges et Jeanne, mais des victimes, des martyrs enfantins, des résidus terribles de la misère que nul poète, si grand politique soit-il, ne peut assimiler. Mais surtout ces poèmes-là, L'Aigle du casque et Petit Paul tout spécialement, sont fondés sur une même absence, celle du grand-père : c'est la mort du grand-père qui cause, plus ou moins directement la mort des petits-enfants, Angus et Petit Paul qui n'ont pas d'autre famille, leurs pères et mères ayant disparu ou les ayant reniés. Faut-il voir là quelques unes des préoccupations familiales du grand-père Hugo s'interrogeant sur le sort à venir de Georges et Jeanne après sa mort? Rien ne l'interdit, et l'on sait qu'il y a eu des scènes violentes à propos des enfants de Charles entre Hugo, Alice et Lockroy. Mais j'y verrais aussi la trace, à peine lisible, mais cependant écrite, de l'impensé de la poétique hugolienne de la paternité. Revers idéologique en quelque sorte de cette poétique.
Quoi qu'il en soit, Hugo s'est résigné à mourir. Il n'est plus désormais personne, rien qu'une voix, celle de "quelqu'un [qui] met le holà". Mais ce "quelqu'un", ce n'est plus le Poète, c'est Dieu : le Moi poétique a été totalement absorbé par le Moi de l'infini :
Vous êtes les lions, moi je suis Dieu. Crinières,
Ne vous hérissez-pas, je vous tiens prisonnières.
Toutes vos griffes sont, devant mon doigt levé,
Ce qu'est sous une meule un grain de sénevé ;
Je tolère les rois comme je vous tolère ;
La grande patience et la grande colère,
C'est moi. J'ai mes desseins. Brutes et rois, tyrans,
Tremblez, eux les mangeurs et vous les dévorants ;
Sachez que je suis là. J'abaisse et j'humilie ;
Je tiens, je tords, je courbe, et je lie et délie
La vague adriatique et le vent syrien ;
Je suis celui qui prouve à tous qu'ils ne sont rien ;
Je suis toute l'aurore et je suis toute l'ombre ;
Je suis celui qui sème au hasard et sans nombre,
Et qui, lorsqu'il lui plait, donne des millions
D'astres aux firmaments et de poux aux lions.
Le poète s'est donc effacé devant Dieu et la question de l'identité est dès lors réglée. Que faire encore? Une ultime mise en ordre de l'uvre poétique. Cela passe par une espèce de normalisation textuelle avec l'écriture, hâtive, de poèmes comme Le poète au ver de terre ou Le poète à Welf, qui imposent une interprétation unilatérale à des textes pouvant passer pour problématiques, et qui effectivement l'étaient (que l'on pense à L'Epopée du ver). Lors de cette liquidation se détache cependant la très belle pièce consacrée à Jean Chouan (14 décembre 1876) où un point final est mis à Quatrevingt-treize et à "Ce siècle avait deux ans..." : le fils Hugo est maintenant réconcilié avec son père vieux soldat et sa mère vendéenne. Il peut donc enfin mettre la dernière main à son tombeau, en y ciselant les médaillons des Idylles, autant d'images miniatures de la figure poétique. Le tombeau lui-même, c'est L'Art d'être grand-père, que Hugo à cette époque organise. Le dernier recueil fait pendant au premier recueil lyrique, Les feuilles d'automne, et, en même temps, reflète en abîme toutes les facettes du génie hugolien, avec des références aux recueils lyriques d'avant l'exil, à Châtiments, aux Contemplations, à La Légende des siècles, aux Chansons des rues et des bois et à L'Année terrible.
C'est ainsi que le 14 mai 1877 Hugo sort de son siècle pour entrer dans l'Histoire.