Jean-Marc HOVASSE : Victor Hugo et Mme de Staël
Communication au Groupe Hugo du 27 septembre 2014
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Cette recherche m’a été inspirée par les nouvelles rencontres internationales de Coppet, qui ont commencé cette année, sous le signe du bicentenaire de De l’Allemagne (l’édition de Londres, en français, a été publiée à la fin de l’année 1813 ; les éditions de Genève et de Paris sont sorties au printemps de 1814). Martina Priebe, leur organisatrice, m’avait convié pour parler de Mme de Staël, de Victor Hugo et de l’exil. Je la remercie de m’avoir lancé sur cette piste, encore que le monde de Mme de Staël soit difficile et long à explorer, et que je sois encore très loin d’en avoir fait le tour… Je n’avais à vrai dire dès le départ aucune capacité particulière pour m’y aventurer, sinon d’avoir été l’élève très indigne, il y a déjà bien des années de cela, de Gérard Gengembre – et ce n’a pas été la moins agréable des surprises que de le retrouver à cette occasion, ce qui prouve qu’il ne faut jamais désespérer de l’enseignement. Je remercie aussi Claude Millet de m’avoir permis de poursuivre à vos risques et périls cette recherche sans fin : tenté à chaque relecture d’y ajouter quelque chose, il était temps que je m’arrête. J’ai hélas pris conscience que je m’étais déjà transformé depuis longtemps en l’un de ces Allemands, dont Mme de Staël dit que, contrairement aux Français toujours soucieux de leur public, « rarement ils s’arrêtent à temps, parce qu’un auteur, ne se lassant presque jamais de ses propres conceptions, ne peut être averti que par les autres du moment où elles cessent d’intéresser » (De l’Allemagne, II, 1). J’essaierai donc d’être particulièrement attentif à vos marques d’impatience, que je vous prie de ne pas chercher à dissimuler.
Il se trouve que les hasards des disponibilités et du calendrier avaient placé ma conférence à Coppet le jour même, à cent cinquante ans de distance, de la publication de William Shakespeare. Cette coïncidence avait fait apparaître pour ainsi dire par transitivité un troisième anniversaire qui m’avait échappé jusque-là, et que je voyais soudain plein de significations possibles : William Shakespeare avait paru pour le cinquantenaire de De l’Allemagne. Il était dès lors tentant de dessiner des rapprochements qui faisaient bien sur le papier (du programme) entre le crépuscule du matin du romantisme et son crépuscule du soir : « La romancière suisse exilée par Napoléon Ier avait publié chez un éditeur anglais un livre en français sur le génie de l’Allemagne ; le poète français exilé par Napoléon III publiait chez un éditeur belge un livre sur le génie de l’Angleterre. »
Presque à mi-chemin entre De l’Allemagne et William Shakespeare, il allait falloir sans doute s’arrêter sur Le Rhin, même si Mme de Staël y brille surtout par son absence – à moins que, visible nulle part, elle y soit présente partout. Du côté de son œuvre à elle, il allait aussi falloir regarder de près ses Dix Années d’exil, publiées pour la première fois après sa mort, en 1821. Ce livre étonnant, inclassable comme s’il était de Victor Hugo avant l’heure, car il contient à la fois un pamphlet, une autobiographie et un récit de voyage – sorte de synthèse anticipée de Napoléon le Petit, de Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie et du Rhin – a bénéficié en 1996 chez Fayard d’une magnifique édition critique, par Simone Balayé et Mariella Vianello Bonifacio. Comparable en cela au Victor Hugo raconté par Adèle Hugo d’Annie Ubersfeld et Guy Rosa, cette dernière édition a effacé les précédentes qui n’ont plus qu’une valeur historique. Mais depuis 1996 elle n’est jamais entrée à part entière, que je sache, pas davantage que l’édition de 1821 du reste, dans les œuvres que l’on prend en considération quand on évoque Mme de Staël et Victor Hugo.
Pourtant tous deux persécutés par la même dynastie des Bonaparte, à qui l’on doit peut-être pêle-mêle Corinne et Les Misérables, De l’Allemagne et William Shakespeare, et jusqu’au nom même de romantisme, les deux auteurs ont pour point commun d’avoir connu un long exil et de lui avoir survécu – plus ou moins longtemps il est vrai, et très différemment. Tous deux ont écrit des pages à la gloire de leur même Paris perdu, dans Corinne et dans Dix Années d’exil, dans Les Misérables et dans Paris-Guide, mais tous deux ont en même temps mis à profit leurs séjours forcés à l’étranger pour élargir dans les grandes dimensions leurs perspectives. Mme de Staël écrit de Londres à une amie, en 1814 : « L’exil m’a fait perdre les racines qui me liaient à Paris et je suis devenue européenne[1] » ; Victor Hugo écrit de Guernesey en 1862 à son traducteur et éditeur italien : « À mesure que j’avance dans la vie je me simplifie, et je deviens de plus en plus patriote de l’humanité. / Ceci est d’ailleurs la tendance de notre temps et la loi de rayonnement de la révolution française ; les livres, pour répondre à l’élargissement croissant de la civilisation, doivent cesser d’être exclusivement français, italiens, allemands, espagnols, anglais, et devenir européens ; je dis plus, humains[2]. » Mme de Staël, et Victor Hugo après elle, ont subi en retour ce que l’on pourrait appeler la punition nationaliste de cet effacement des frontières créatives : Mme de Staël publie dans la préface de De l’Allemagne la lettre du 3 octobre 1810 par laquelle le duc de Rovigo, nouveau ministre de la Police (qui sera à ce titre brièvement arrêté deux ans plus tard par Lahorie), lui signifie que son « dernier ouvrage n’est point français » ; à l’Assemblée de Bordeaux le 8 mars 1871, au moment où Victor Hugo donne sa démission, le vicomte de Lorgeril, poète breton et député d’extrême-droite, décrète que « l’Assemblée refuse la parole à M. Victor Hugo, parce qu’il ne parle pas français[3] ». Victor Hugo plongé dans l’année terrible n’aurait sans doute pas écrit, comme Mme de Staël en 1814, « C’est un misérable esprit que celui de ce pays et depuis que j’y suis, je regrette l’idée que je m’en faisais quand j’étais exilée[4] », mais il est certain que l’un et l’autre n’ont pas eu des retours faciles dans ce Paris dont ils avaient rêvé.
Comme dans certain roman, tout commence en 1817, qui est à la fois l’année de la mort à Paris, suivie de l’enterrement à Coppet, de Mme de Staël, et l’année qui marque officiellement l’entrée dans la carrière littéraire d’un jeune poète encore inconnu. On pourrait encore rapprocher les bornes, car en vérité à peine un mois sépare les funérailles de Mme de Staël à Coppet de la première mention publique, sous la coupole de l’Académie française puis dans Le Moniteur, du nom « Victor Hugo ». Ajoutons pour faire bonne mesure que, comme dans un miroir, l’une meurt à 51 ans, l’autre naît à 15 ans. Ils ne se sont pas croisés, mais Victor Hugo connaît Mme de Staël, assurément la plus illustre de ses contemporaines à cette date-là. Si l’on tenait vraiment, non sans artifice, à faire se rencontrer leurs vies parallèles, on pourrait relever qu’en 1805, à l’école de la rue du Mont-Blanc (aujourd’hui Chaussée d’Antin), Victor Hugo enfant joua dans un spectacle le rôle du fils de Geneviève de Brabant, et qu’en 1807 à Coppet, donc avec vue sur le mont Blanc, ou presque, Mme de Staël écrivit une Geneviève de Brabant dont elle joua le rôle titre avec ses propres enfants. Cela pourrait n’être qu’anecdotique, si cette histoire de mère exilée sans mari n’avait justement pas été remise à la mode par le romantisme allemand, et si on ne la retrouvait encore projetée par la lanterne magique du petit Marcel sur les murs de sa chambre de Combray. Mais cela risquerait de nous entraîner un peu loin… Avant d’en arriver à l’époque où Victor Hugo par l’expérience de l’exil rejoindra, pour ainsi dire, Mme de Staël, rappelons le plus brièvement possible les deux étapes essentielles de sa relation avec elle telle qu’elle apparaît 1) à travers ses textes théoriques des années 1820 2) en 1841 dans son discours de réception à l’Académie française.
Sauf erreur, la première fois que Victor Hugo parle de Mme de Staël, sans la citer et sous la forme d’une allusion plaisante où elle est pourtant bien reconnaissable, c’est dans un article de la quatrième livraison du Conservateur littéraire (29 janvier 1820) repris dans Littérature et philosophie mêlées « À propos d’un livre politique écrit par une femme » (Journal des idées, des opinions et des lectures d’un jeune Jacobite de 1819, Fragments de critique). Le livre en question s’intitule Réflexions morales et politiques sur les avantages de la monarchie, par Mme C. de M. – comprendre Mme Chambon de Montaux –, Didot l’aîné, 1819. Augustine Chambon de Montaux (son prénom importe, puisqu’elle l’a donné aux chaufferettes à eau bouillante de son invention destinées à tenir les pieds au chaud) était la femme de l’éphémère maire de Paris, le médecin Nicolas Chambon de Montaux (nommé le 3 décembre 1792 pour succéder à Pétion de Villeneuve, il démissionna le 2 février 1793 – période courte, mais riche en événements, à commencer par l’exécution de Louis XVI). Anthony R. W. James s’étonne à juste titre, dans son édition de Littérature et philosophie mêlées, que cet article du Conservateur littéraire soit le plus long de tous ceux que Victor Hugo a repris dans le recueil de 1834. Il se demande si « ses réflexions satiriques sur l’émancipation des femmes » auraient été ravivées par « le féminisme saint-simonien »[5]. C’est en tout cas bien à l’occasion de ces réflexions éminemment satiriques qu’apparaît Mme de Staël :
Et en effet, c’est une chose bien remarquable et bien peu remarquée, que la progression effrayante suivant laquelle l’esprit féminin s’est depuis quelque temps développé. Sous Louis XIV, on avait des amants, et l’on traduisait Homère ; sous Louis XV, on n’avait plus que des amis, et l’on commentait Newton ; sous Louis XVI, une femme s’est rencontrée qui corrigeait Montesquieu à un âge où l’on ne sait encore que faire des robes à une poupée. Je le demande, où en sommes-nous ? où allons-nous ? que nous annoncent ces prodiges ? quelles sont ces nouvelles révolutions qui se préparent[6] ?
Les trois femmes contemporaines de ces trois rois sont faciles à identifier : Mme Dacier (1651-1720, dont la traduction historique d’Homère sera souvent citée, mentionnée ou discutée par Victor Hugo, depuis la préface de Cromwell jusqu’aux Traducteurs – tandis que Mme de Staël n’en parle pas dans De l’esprit des traductions, article pourtant en partie consacré aux traductions d’Homère), Mme du Châtelet (1706-1749, « femme qui fut, suivant l’expression même de Voltaire, propre à toutes les sciences, excepté celle de la vie[7] »), et Mme de Staël enfin (1766-1817). C’est en vérité à l’âge de quinze ans, rapportent les biographies, que Mme de Staël a fait « des extraits de L’Esprit des lois avec des réflexions », mais elle écrivait déjà depuis « sa plus tendre jeunesse ». Il est vrai que Victor Hugo à peine plus âgé (dix-sept ans) ne dit pas qu’elle avait l’âge de jouer à la poupée (qui sera réservée « à l’ébahissement des passants de moins de dix ans[8] » dans Les Misérables), mais de lui faire des robes, ce qui n’est pas exactement la même chose.
Trois mois après cette entrée en scène spectaculairement allusive et très ostensiblement placée sous le signe de la biographie, Mme de Staël apparaît en toutes lettres dans un article de la huitième livraison du Conservateur littéraire (1er avril 1820) sur la Marie Stuart de Lebrun. Victor Hugo y cite pour la première fois Mme de Staël :
Mme de Staël attribue [encore] à une autre raison la prééminence des auteurs français sur les auteurs allemands, et elle a observé juste. Les grands hommes français étaient réunis dans le même foyer de lumières ; et les grands hommes allemands étaient disséminés comme dans des patries différentes. Il en est de deux hommes de génie[,] comme des deux fluides sur la batterie ; il faut les mettre en contact pour qu’ils vous donnent la foudre[9].
Comme le précédent, mais avec deux variantes minimes signalées entre crochets (la première en ajout, la seconde en suppression), ce passage a été repris dans Littérature et philosophie mêlées (Journal des idées, des opinions et des lectures d’un jeune Jacobite de 1819, Théâtre, VII). Les annotateurs n’ont pas jugé bon d’indiquer sa source, peut-être parce qu’il y en a plusieurs ; il peut s’agir d’une condensation du passage de l’un des premiers chapitres de De l’Allemagne, « Des mœurs et du caractère des Allemands » (I, 2) : « Comme il n’existe point de capitale où se rassemble la bonne compagnie de toute l’Allemagne, l’esprit de société y exerce peu de pouvoir ; […]. La plupart des écrivains et des penseurs travaillent dans la solitude, ou seulement entourés d’un petit cercle qu’ils dominent. » Il peut s’agir aussi de ce passage du chapitre sur la Saxe (I, 14) : « Les hommes distingués de l’Allemagne, n’étant point rassemblés dans une même ville, ne se voient presque pas, et ne communiquent entre eux que par leurs écrits ; chacun se fait sa route à soi-même […]. » Dans un cas comme dans l’autre, il n’est pas question de « prééminence des auteurs français », et la métaphore finale du Conservateur littéraire, où le lauréat du concours général de physique perce encore sous l’auteur de Bug Jargal, appartient en propre à Victor Hugo. Réécriture qui semble donc passer par la condensation, l’ajout d’une idée initiale puis d’une image finale proprement fulgurante : il semble que dès le départ l’auteur du Conservateur littéraire ait tenu à s’approprier à sa manière l’œuvre de Mme de Staël. L’article d’origine était du reste beaucoup plus important que cette seule citation, et contenait notamment la première apparition de l’adjectif romantique sous la plume de Victor Hugo, immédiatement suivi d’une autre citation directe de Mme de Staël, tirée de son analyse très détaillée de la Marie Stuart de Schiller (De l’Allemagne, II, 18). Quand on lit en parallèle les analyses théâtrales de Mme de Staël dans De l’Allemagne et celle du jeune Victor Hugo dans l’article d’origine du Conservateur littéraire, la parenté – qui va presque jusqu’au pastiche – saute aux yeux :
La différence qui existe entre la tragédie allemande et la tragédie française provient de ce que les auteurs allemands voulurent créer tout d’abord, tandis que les Français se contentèrent de corriger les anciens. […]
La tragédie allemande n’est autre chose que la tragédie des Grecs, avec les modifications qu’a dû y apporter la différence des époques. […]
Au contraire, les auteurs allemands, arrivant au milieu de toutes les inventions modernes, se servirent des moyens qui leur étaient présentés pour couvrir les défauts de leurs tragédies […][10].
Cette fugitive phase « d’imitation » ne se limite pas aux comparaisons générales entre les deux pays. Dans le développement, ce sont aussi les mêmes façons de raconter l’intrigue, d’amener de longues citations, de construire les paragraphes, et de prendre de temps à autre de la hauteur. Mais Victor Hugo ne s’y risque que sur des œuvres mineures – Lebrun n’est pas Schiller – et en efface consciencieusement les traces dans Littérature et philosophie mêlées. Dans William Shakespeare, ce sera bien pis : la méthode de Mme de Staël, que Guy Rosa appelle quelque part joliment « l’épluchage rechigné des chefs-d’œuvre », sera devenu un contre-modèle tacite, nous y reviendrons.
Dans La Muse française (juillet 1823 - juin 1824), qui succède en quelque sorte au Conservateur littéraire, mais où la place de Victor Hugo passe du centre à la périphérie, Mme de Staël est très présente. L’auteur de Han d’Islande se contente de lui emprunter cette année-là l’épigraphe du chapitre XI de son roman, qui apparaît sous cette forme :
Si l’homme pouvait conserver encore la chaleur de l’âme quand l’expérience l’éclaire ; s’il héritait du temps sans se courber sous son poids, il n’insulterait jamais aux vertus exaltées, dont le premier conseil est toujours le sacrifice de soi-même.
Mme de Staël, De l’Allemagne
Cette phrase est extraite de l’analyse du Don Carlos de Schiller (De l’Allemagne, II, 17). Victor Hugo s’est permis de la couper, de remplacer conséquemment un pronom par son antécédent, et de changer sa ponctuation. Elle n’est pas méconnaissable, mais témoigne de nouveau du peu de cas qu’il fait du style de Mme de Staël – je n’ai pas eu la possibilité de vérifier dans l’article d’Akio Ogata, mais je doute qu’il aurait pris les mêmes libertés avec Chateaubriand[11]. Il est vrai qu’entre ces deux figures tutélaires du siècle, la première avait l’avantage d’être morte, ce qui n’est pas négligeable.
Contrairement à ce qu’il fait en tête de ce chapitre de Han d’Islande, Victor Hugo ne cite pas Mme de Staël dans ses articles de La Muse française. Il l’annexe en revanche dans l’un de ses premiers grands textes critiques, la préface des Nouvelles Odes de 1824 (28 p. dans l’édition originale, ce qui en fait une étape significative vers la préface de Cromwell). Il tâche ainsi, dans un passage devenu célèbre, de prendre position dans la lutte des classiques et des romantiques :
Pour lui, il ignore profondément ce que c’est que le genre classique et que le genre romantique. Selon une femme de génie, qui, la première, a prononcé le mot de littérature romantique en France, cette division se rapporte aux deux grandes ères du monde, celle qui a précédé l’établissement du christianisme et celle qui l’a suivi*. D’après le sens littéral de cette explication, il semble que le Paradis perdu serait un poème classique, et la Henriade une œuvre romantique. Il ne paraît pas rigoureusement démontré que les deux mots importés par Mme de Staël soient aujourd’hui compris de cette façon.
En littérature, comme en toute chose, il n’y a que le bon et le mauvais, le beau et le difforme, le vrai et le faux[12].
Victor Hugo se pose dans cette préface en médiateur entre les deux écoles, et tente de démontrer que le romantisme n’est pas la conséquence de la Révolution française – une décadence de plus, selon les classiques. Au contraire, suivant le principe que « les plus grands poètes du monde sont venus après les grandes calamités publiques », c’est par contraste que la Révolution permettra l’émergence d’une grande littérature : « La littérature présente, telle que l’ont créée les Chateaubriand, les Staël, les La Mennais, n’appartient donc en rien à la révolution[13]. » Bref, cette littérature est le résultat de la Révolution, mais elle n’en est pas l’expression, nuance qui présente plus d’un écart avec Mme de Staël. Il n’en reste pas moins que, dans la préface des Nouvelles Odes, cette dernière apparaît finalement trois fois : la première fois dans une périphrase sans ambiguïté (« une femme de génie ») doublée d’une citation de De l’Allemagne, la deuxième fois sous son identité réelle, et la troisième fois comme second terme d’une trilogie ou plutôt d’une trinité doublement plurielle à l’origine de « la littérature présente » : Chateaubriand (le père), Mme de Staël (la fille) et Lamennais (le Saint-Esprit). On sait que l’histoire littéraire ultérieure retiendra davantage deux autres trinités : celle de la nouvelle génération poétique (Lamartine, Vigny, Hugo), ou celle de la vraie généalogie du génie littéraire et politique (Chateaubriand, Lamartine, Hugo), mais ce n’est pas une raison pour oublier la situation de 1824 selon Victor Hugo. Imprégnée des idées de Mme de Staël, entre autres, la fameuse préface de Cromwell de 1827 ne la citera plus nommément. Stéphanie Tribouillard, dans sa récente étude sur la postérité de Mme de Staël dans la première moitié du XIXe siècle, y voit sans doute avec raison le signe que « les idées staëliennes, assimilées, tombent, avec Hugo, dans le domaine public » :
il ne s’agit plus d’en discuter la pertinence, de rendre hommage ou de s’inscrire en faux, mais de penser personnellement à partir d’elles, conjointement avec l’apport d’autres pensées, proches ou éloignées, qui, amalgamées, mises en faisceau, donnent naissance à de nouvelles théories. Mme de Staël n’est plus qu’un point de départ, inavoué, parmi d’autres, pour un jeune théoricien capable de dresser une synthèse géniale comme tremplin à sa théorie complète du drame[14].
La précédente communication au Groupe Hugo, celle d’Yvette Parent sur « Victor Hugo et l’ironie romantique[15] », l’illustrait bien : l’absence du nom de Mme de Staël ne traduit en rien l’absence de ses idées – c’est toute la difficulté. Qu’on ne trouve nulle part chez lui de référence à De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800) n’interdit pas non plus de penser qu’il l’a lu et assimilé ; les rapprochements faits sur ce point par Sylvie Jeanneret il y a quinze ans au Groupe Hugo restent convaincants[16] – il n’en reste pas moins que l’on n’en trouve aucune trace directe, à la différence notable de De l’Allemagne.
Seulement ce qui paraît invraisemblable c’est l’absence de toute référence directe à De l’Allemagne dans Le Rhin, ni dans l’édition de 1842, ni dans celle de 1845 qui augmentée de la Suisse aurait pu corriger cette bizarrerie. La page liminaire que Mme de Staël avait consacrée au Rhin « génie tutélaire de l’Allemagne », à ce fleuve qui « raconte, en passant, les hauts faits des temps jadis » (De l’Allemagne, I, 1) était pourtant bien digne de servir de source avouée au Rhin. Certes, Victor Hugo est à bien des égards, dans sa façon de voyager, de voir et d’écrire l’Allemagne, aux antipodes de Mme de Staël, et l’on ne serait pas loin d’interpréter ce silence comme un signe d’hostilité si, justement, il ne lui avait pas rendu un hommage public important, l’année précédant sa première édition.
2) En effet, cet hommage attendu en vain dans Le Rhin, Victor Hugo l’avait rendu à Mme de Staël là où on ne l’attendait pas, c’est-à-dire dans son discours de réception à l’Académie française (3 juin 1841) – institution où les femmes, faut-il le rappeler, n’avaient alors pas leur place. Après les quatre échecs infligés à Victor Hugo par ses confrères, tout le monde attendait de sa part un discours littéraire, un chant vengeur à la gloire du romantisme triomphant. Il surprit en commençant l’éloge traditionnel de son prédécesseur, Népomucène Lemercier, par une longue et magnifique apologie de la France à l’époque de Napoléon :
Cet homme était prodigieux. Sa fortune, messieurs, avait tout surmonté. Comme je viens de vous le rappeler, les plus illustres princes sollicitaient son amitié, les plus anciennes races royales cherchaient son alliance, les plus vieux gentilshommes briguaient son service. Il n’y avait pas une tête, si haute ou si fière qu’elle fût, qui ne saluât ce front sur lequel la main de Dieu, presque visible, avait posé deux couronnes, l’une qui est faite d’or et qu’on appelle la royauté, l’autre qui est faite de lumière et qu’on appelle le génie. Tout dans le continent s’inclinait devant Napoléon, tout, – excepté six poètes, messieurs, – permettez-moi de le dire et d’en être fier dans cette enceinte, – excepté six penseurs restés seuls debout dans l’univers agenouillé ; et ces noms glorieux, j’ai hâte de les prononcer devant vous, les voici : DUCIS, DELILLE, MADAME DE STAËL, BENJAMIN CONSTANT, CHATEAUBRIAND, LEMERCIER.
Que signifiait cette résistance ? Au milieu de cette France qui avait la victoire, la force, la puissance, l’empire, la domination, la splendeur ; au milieu de cette Europe émerveillée et vaincue qui, devenue presque française, participait elle-même du rayonnement de la France, que représentaient ces six esprits révoltés contre un génie, ces six renommées indignées contre la gloire, ces six poètes irrités contre un héros ? Messieurs, ils représentaient en Europe la seule chose qui manquât alors à l’Europe, l’indépendance ; ils représentaient en France la seule chose qui manquât alors à la France, la liberté[17].
À défaut d’être tout à fait exacte, cette déclaration était habile : d’abord, parce qu’elle permettait de rendre un hommage appuyé à Chateaubriand, à la fois le seul survivant de cette pléiade, le premier appui de Victor Hugo dans cette assemblée, et le seul auteur auquel il aurait pu succéder sans démériter, ensuite parce qu’elle indiquait la tonalité du discours : Népomucène Lemercier serait loué avant tout pour son héroïque résistance à l’Empire, d’autant plus remarquable qu’il avait été l’ami de Bonaparte officier, puis consul. Mme de Staël et Benjamin Constant occupent le centre de ce groupe des six loué pour son exceptionnelle résistance, aux tentatives de corruption comme aux menaces : « Après les caresses, je l’ajoute à regret, vinrent les persécutions. Aucun ne céda. Grâce à ces six talents, grâce à ces six caractères, sous ce règne qui supprima tant de libertés et qui humilia tant de couronnes, la dignité royale de la pensée libre fut maintenue. » Mme de Staël est maintenant reconnue comme une grande figure de résistance à la tyrannie ; ce sera bientôt un modèle.
En attendant, il est vraisemblable que l’adorateur posthume déclaré de Mme de Staël, qui siégeait à l’académie, à savoir Lamartine, n’ait pas été très content de voir ainsi son égérie annexée par son illustre ami, alors même que ce dernier n’avait pas brillé jusque-là par un excès d’hommages publics. Nul ne s’est encore avisé, je crois, de lire son fameux « Ressouvenir du lac Léman », écrit dans la première quinzaine d’août 1841 et publié dès le 18 août dans La Presse d’Émile de Girardin, journal éminemment proche de Victor Hugo, comme une réponse circonstanciée au discours prononcé en juin à l’Académie française. Ce qui caractérise ce poème où l’auteur se met en scène allongé sur le quai d’Évian (« Puissè-je, comme hier, couché sur le pré sombre/Où les grands châtaigniers d’Évian penchent l’ombre »), c’est la prédominance absolue de Mme de Staël sur toutes les autres figures du Léman réunies, Rousseau, Voltaire et Byron. Prenant le contrepied de leurs échanges des années 1830, Lamartine répond en poète au discours académique de Victor Hugo. Car s’il commence par lui emboîter le pas, il ne s’arrête pas là :
Mais mon âme, ô Coppet, s’envole sur tes rives,
Où Corinne repose au bruit des eaux plaintives.
En voyant ce tombeau sur le bord du chemin,
Tout front noble s’incline au nom du genre humain.
Colombe de salut pour l’arche du génie,
Seule elle traversa la mer de tyrannie !
Pendant que sous ses fers l’univers avili
Du front césarien étudiait le pli,
Ce petit coin de terre, oasis de vengeance,
Protestait pour le siècle et pour l’intelligence :
Le poids du monde entier ne pouvait assoupir,
Liberté, dans ce cœur ton suprême soupir !
Ce soupir d’une femme alluma le tonnerre
Qui foudroya d’en bas le Titan de la guerre ;
Il tomba sur son roc par la haine emporté.
Vesta de la vengeance et de la liberté,
Sous les débris fumants de l’univers en flamme
On retrouva leurs feux immortels dans ton âme[18] !...
Lamartine corrige le discours de réception de Victor Hugo à la gloire de Mme de Staël : en faisant plus ou moins implicitement référence à l’auteur des Feuilles d’automne (quand il écrit « l’univers avili/Du front césarien étudiait le pli », chacun entend « Et du premier consul, déjà, par maint endroit/Le front de l’empereur brisait le masque étroit[19] »), il redonne à Mme de Staël sa singularité : « Seule elle traversa la mer de tyrannie ! » S’il rend hommage à un groupe, ce n’est pas à ce groupe des six un peu bien artificiellement composé par Victor Hugo pour les besoins ponctuels de son éloge de Lemercier, mais plutôt tacitement à celui de Coppet, dont Stendhal avait fait dès son Rome, Naples et Florence de 1817 « les états généraux de l’opinion européenne[20] », et que Victor Hugo ne cite jamais comme tel. Dans la suite du poème, et c’est là leur principale pomme de discorde, Lamartine s’oppose frontalement au tableau si glorieux de l’empire brossé par son illustre ami, de même qu’à toute nostalgie, dont les conséquences – le Second empire entrevu avec dix ans d’avance – sont clairement désignées : « D’autres tyrans naîtront de ces larmes d’esclaves:/Diviniser le fer, c’est forger ses entraves[21] ! » L’apostrophe de Lamartine à Mme de Staël se termine sur ces quatre vers par lesquels il semble prévoir aussi qu’il ne sera pas suivi dans cette voie :
Mais le temps est seul juge ; ami, laissons-les faire ;
Qu’ils pétrissent du sang à ce dieu du vulgaire ;
Que tout rampe à ses pieds de bronze… excepté moi !
Staël, à lui l’univers ! – mais cette larme, à toi[22] ! –
Lamartine en publiant cet hommage poétique appuyé à Mme de Staël avait aussi neuf ans d’avance sur le concours de l’Académie française. Alternaient à l’époque, une année sur deux, un concours d’éloquence et un de poésie. En 1773, par exemple, l’« Éloge de Colbert » avait été remporté par un certain Jacques Necker (prix d’éloquence) ; en 1817, Saintine et Lebrun s’étaient partagé le prix de poésie dont le sujet était « Le Bonheur que procure l’étude dans toutes les situations de la vie » ; en 1850, le sujet du concours d’éloquence fut l’« Éloge de Mme de Staël ». Dix ans tout juste après l’« Éloge de Mme de Sévigné » remporté par Mme Amable Tastu, c’était la deuxième fois seulement dans toute l’histoire académique qu’une femme était le sujet du concours. Sous la rubrique « Académie française », ce prix fait l’objet d’une note édifiante de Victor Hugo, à la date du 19 mars 1850, qui ressemble à un portrait de groupe – dans le genre sarcastique, car ce n’est pas le groupe de Coppet. On remarquera au passage que Lamartine est absent :
On juge le concours de prose. Voici comment :
M. de Barante lit une brochure, M. Mérimée écrit, MM. Salvandy et Vitet causent à voix haute, MM. Guizot et Pasquier causent à voix basse. M. de Ségur tient un journal. MM. Mignet, Lebrun et Sainte-Aulaire rient de je ne sais quels lazzis de M. Viennet. M. Scribe fait des dessins à la plume sur un couteau de bois. M. Flourens arrive et ôte son paletot. MM. Patin, de Vigny, Pongerville et Empis regardent le plafond ou le tapis. M. Sainte-Beuve s’exclame de temps en temps. M. Villemain lit le manuscrit en se plaignant du soleil qui entre par la fenêtre d’en face. M. de Noailles est absorbé dans une manière d’almanach qu’il tient entr’ouvert. M. Tissot dort. Moi j’écris ceci. Les autres académiciens sont absents.
(Le sujet du concours est l’éloge de Mme de Staël[23].)
Cette parenthèse finale a pu être analysée comme un témoignage de désaffection personnel de la part de l’auteur, mais c’est bien au contraire la marque d’une antithèse d’autant plus violente qu’elle est plus discrète. Tout le texte repose du reste sur l’idée que le lecteur n’a pas en tête le sujet de ce concours qui assomme des académiciens aussi prestigieux que Vigny, Mérimée ou Sainte-Beuve, dont le libéralisme doit beaucoup, sinon tout, à Mme de Staël… Six mois plus tard, une autre note confirme cette hypothèse. Elle met plus admirativement encore en évidence le décalage entre cette femme toujours trop moderne trente-trois ans après sa mort et l’Académie française engluée dans son conservatisme idéologique :
Aujourd’hui jeudi 12 septembre 1850, l’Académie travaillant au Dictionnaire, à propos du mot accroître, on a proposé cet exemple tiré de Mme de Staël :
La misère accroît l’ignorance et l’ignorance la misère.
Trois objections ont surgi immédiatement :
1° Antithèse.
2° Écrivain contemporain.
3° Chose dangereuse à dire.
L’Académie a rejeté l’exemple[24].
À l’époque où Victor Hugo a déjà commencé, composé une bonne part, puis interrompu la rédaction d’un grand roman encore intitulé Les Misères, on serait tenté de croire qu’il invente cette phrase de Mme de Staël, mais il n’en est rien. Elle est certes coupée, mais authentique, tirée du sixième chapitre des Considérations sur les principaux événements de la Révolution française publiées à si grand bruit en 1818, l’année qui a suivi la mort de Mme de Staël, que Sainte-Beuve a comparé leur parution à des funérailles nationales : « La misère accroît l’ignorance, l’ignorance accroît la misère ; et, quand on se demande pourquoi le peuple français a été si cruel dans la révolution, on ne peut en trouver la cause que dans l’absence de bonheur, qui conduit à l’absence de moralité. » Par ses interventions mêmes dans la citation de Mme de Staël, qui vont toutes dans le même sens (coupe de la phrase, suppression de la répétition du verbe, allègement de la ponctuation), la note de Victor Hugo, exactement au mitan du siècle qui est à bien des égards aussi un pivot pour lui dans son évolution politique, traduit dans sa spontanéité sa projection sur le personnage de Mme de Staël : car l’écrivain contemporain qui va être rejeté pour le danger de ses paroles et ses abus d’antithèses, surtout autour de ces questions cardinales de la misère et de l’ignorance, quel est-il sinon lui ? Et comment ne pas entendre résonner, dans cette association des termes ignorance et misère, la fin de la phrase si souvent citée qui servira justement de préface aux Misérables : « tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles » ?
***
Et voilà que, quinze mois plus tard, quelques jours après ce que Marx appellera « le 18 Brumaire de Louis Bonaparte », Victor Hugo est exilé par le neveu de celui qui avait tant persécuté Mme de Staël. Leurs attitudes sont dès lors radicalement différentes. Mme de Staël en 1803 multiplie les lettres, les démarches, les requêtes, les exclamations. Elle ne cesse jusqu’à la fin d’écrire directement et de faire écrire pour elle à l’empereur excédé – tout comme Henri Guillemin, plus tard –, et ce n’est qu’après dix ans, environ, qu’elle se met à composer un pamphlet contre lui (l’empereur, pas Henri Guillemin), lequel tombe finalement bien avant sa publication, posthume en 1821, on l’a dit (Dix Années d’exil). Tirant les leçons de cette conduite – et mesurant aussi mieux que personne (et surtout mieux que Lamartine) l’abîme séparant les deux empereurs – Victor Hugo fait exactement l’inverse : il n’a de cesse d’écrire et de publier un livre contre l’empereur, ce sera Napoléon le Petit, et refuse radicalement d’entrer en communication directe avec lui. Cette antithèse dans l’attitude est tout ce qu’il y a de plus conscient et de plus raisonné, ainsi qu’il apparaît dans un passage du Journal d’Adèle Hugo où l’on voit Victor Hugo, célébrant dans l’intimité le 25e anniversaire de la révolution de Juillet 1830, passer en revue quelques exilés célèbres avant lui :
De leur temps [du temps de Népomucène Lemercier et du peintre David, c’est-à-dire sous le Consulat et l’Empire], Mme de Staël, malgré sa conduite haute et fière vis-à-vis du premier Bonaparte, écrivait dans son exil (sans doute) constamment des lettres pour obtenir la grâce de rentrer à Paris. Pardonnons cette faiblesse à Mme de Staël. Ce n’en est pas moins un grand caractère[25].
Il en profite pour rappeler à la fois sa devise sur ce point (« Sévère pour soi, indulgent pour les autres »), et le poème par lequel il avait donné le ton, ses fameuses « Ultima Verba » de Châtiments. Cette déclaration nous autorise à les entendre comme une réponse à « cette faiblesse de Mme de Staël » : « Je ne fléchirai pas ! Sans plainte dans la bouche / […] / Je resterai proscrit, voulant rester debout // J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme ; / […]. » Après avoir accordé plusieurs amnisties conditionnelles qui divisèrent les exilés, Napoléon III décrétant en 1859 l’amnistie générale et sans condition semblait avoir médité les confidences que son oncle Napoléon aurait faites à son oncle Lucien : « J’ai eu tort, Mme de Staël m’a fait plus d’ennemis dans son exil qu’elle ne m’en aurait fait en France. » Beaucoup rentrèrent en France, mais Victor Hugo, on le sait, resta fidèle à ses « Ultima Verba » en les répétant en prose : « Fidèle à l’engagement que j’ai pris vis-à-vis de ma conscience, je partagerai jusqu’au bout l’exil de la liberté. Quand la liberté rentrera, je rentrerai[26]. » Cette inflexibilité, qui lui vaudra l’admiration inattendue de Baudelaire, était exceptionnelle : l’amnistie d’août 1859 fit le vide autour de lui ; ceux qui avaient déjà subi, à l’instar de Mme de Staël, leurs dix années d’exil, ne se firent pas prier plus longtemps. Abandonné par tous y compris par les siens, à l’exception notable de Juliette Drouet, Victor Hugo rouvrit enfin le manuscrit de son roman des Misères pour l’achever. C’est précisément sur la trilogie de la première moitié des années 1860 que je voudrais m’arrêter, en y explorant la place faite à Mme de Staël. Trilogie, car elle comporte trois volets : Les Misérables en 1862, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie en 1863, William Shakespeare en 1864. Même s’ils appartiennent à des genres résolument différents (un roman, une biographie autorisée, un essai), ils se succèdent chronologiquement et comportent tous trois une importante dimension autobiographique. Ils ont encore un autre point commun qui peut sembler étrange de prime abord : ils contiennent tous trois, sous trois modalités différentes, une référence au moins à Mme de Staël.
1) Au début des Misérables, nul ne sera certes étonné de retrouver Mme de Staël dans le fameux chapitre intitulé « L’année 1817 » (I, III, 1), ouverture du livre intitulé « En l’année 1817 », où son absence eût été inimaginable. L’année 1817, nous l’avons rappelé, est aussi celle qui marque les débuts littéraires de Victor Hugo. Ce chapitre des Misérables est resté célèbre car il consiste, très en avance sur la nouvelle histoire, en une longue énumération, concentrée en un seul et immense paragraphe, de faits ténus qui n’entretiennent aucun lien apparent entre eux, sous le prétexte que « ces détails, qu’on appelle à tort petits, – il n’y a ni petits faits dans l’humanité, ni petites feuilles dans la végétation, – sont utiles[27]. »
Cette avalanche de faits consciemment distordus fit écrire un livre entier de rectifications tatillonnes au critique Edmond Biré en 1895, L’Année 1817. Ce qu’il n’avait pas vu, ou pas voulu voir, c’est que nombre de ces informations disséminées, sinon toutes, ont une raison d’être d’ordre biographique, plus ou moins facile à décrypter. Par exemple, Victor Hugo rappelle incidemment : « L’académie française donnait pour sujet de prix : Le bonheur que procure l’étude. » Il ne rappelle pas, en revanche, qu’il avait concouru et obtenu une mention, au regard de son jeune âge qu’il s’était arrangé pour souligner dans des vers pourtant anonymes (« Moi, qui toujours fuyant les cités et les cours/De trois lustres à peine ai vu finir le cours »). Comment Mme de Staël aurait-elle pu manquer à cette énumération consacrée à l’année 1817, où se trouvent entre autres Chateaubriand et Paul-Louis Courier ? Elle apparaît dans un passage réservé, nul ne s’en étonnera, à la liberté de la presse et aux persécutions subies par les exilés :
On venait de marier à une princesse de Sicile M. le duc de Berry, déjà regardé du fond de l’ombre par Louvel. Il y avait un an que madame de Staël était morte. Les gardes du corps sifflaient mademoiselle Mars. Les grands journaux étaient tout petits. Le format était restreint, mais la liberté était grande. Le Constitutionnel était constitutionnel. La Minerve appelait Chateaubriand Chateaubriant. Ce t faisait beaucoup rire les bourgeois aux dépens du grand écrivain. Dans des journaux vendus, des journalistes prostitués insultaient les proscrits de 1815 ; David n’avait plus de talent, Arnault n’avait plus d’esprit, Carnot n’avait plus de probité ; Soult n’avait gagné aucune bataille ; il est vrai que Napoléon n’avait plus de génie. Personne n’ignore qu’il est assez rare que les lettres adressées par la poste à un exilé lui parviennent, les polices se faisant un religieux devoir de les intercepter. Le fait n’est point nouveau ; Descartes banni s’en plaignait. Or, David ayant, dans un journal belge, montré quelque humeur de ne pas recevoir les lettres qu’on lui écrivait, ceci paraissait plaisant aux feuilles royalistes qui bafouaient à cette occasion le proscrit. Dire : les régicides, ou dire : les votants, dire : les ennemis, ou dire : les alliés, dire : Napoléon, ou dire : Buonaparte, cela séparait deux hommes plus qu’un abîme. Tous les gens de bon sens convenaient que l’ère des révolutions était à jamais fermée par le roi Louis XVIII, surnommé « l’immortel auteur de la charte[28] ».
Cet extrait un peu large appelle au moins deux remarques. La première, c’est que Mme de Staël est clairement associée aux persécutions subies par les exilés – même s’il s’agit cette fois, par un renversement de perspective dû au propre exil de Victor Hugo, non de ceux qui sont rentrés en 1815, mais de ceux qui ont dû partir à cette date-là. À ce détail près, ses manifestations sont identiques : insultes des « journaux vendus » par le fait de « journalistes prostitués », et courrier surveillé. Victor Hugo se soucie au fond assez peu du peintre David, dont il condamne dans l’intimité le comportement erratique[29], mais il en fait ici un prête-nom ; car c’est lui qui se plaint de ne pas recevoir ses lettres, allant jusqu’à orner ses propres enveloppes de commentaires ou d’indications pour la police. Et l’on notera au passage que c’est toujours le comble de l’aberration pour lui d’affirmer que Napoléon n’avait pas de génie… Mme de Staël du moins n’était pas visée par cette remarque : « elle n’accabla pas le vaincu de la veille, l’homme qui l’avait persécutée, et elle resta fidèle à la liberté. Alors que tant d’anciens courtisans de l’Empire, de sénateurs grassement rentés, de maréchaux, de ministres, se distinguaient par l’ardeur de leurs palinodies, que les enragés de réaction niaient jusqu’au génie de Bonaparte, elle garda toujours une attitude pleine de dignité et n’insulta jamais bassement son ennemi à terre[30]. »
La seconde remarque est plus troublante : publier « Il y avait un an que madame de Staël était morte » au milieu de « L’année 1817 » – alors, rappelons-le, qu’elle avait rendu l’âme le 14 juillet 1817, date doublement facile à mémoriser, tant pour le jour (la prise de la Bastille) que pour l’année (les débuts littéraires officiels de Victor Hugo) – publier « Il y avait un an que madame de Staël était morte » pourrait passer pour une grossière erreur. Mais il n’en est rien : dans le carnet de travail publié par Jean-Bertrand Barrère, le brouillon de ce passage, au f° 96, donne tout d’abord, avant d’être barré : « Mme de Staël venait de mourir. M. le duc de Berry avait un an de mariage[31]. » Comme le duc de Berry avait épousé Marie-Caroline de Naples à Notre-Dame de Paris le 17 juin 1816, et comme Mme de Staël était morte le 14 juillet 1817, ces deux phrases reflétaient la stricte réalité, avant d’être rayées. Elles sont rayées au profit des deux phrases suivantes, toujours tirées du même carnet : « M. le duc de Berry venait de se marier. Il y avait un an que Mme de Staël était morte[32]. » Quand bien même on déplacerait le curseur sur l’année 1818 pour rendre la seconde phrase correcte, la première deviendrait doublement incorrecte, puisque le duc de Berry aurait alors deux ans de mariage. Dans le manuscrit des Misérables, la version définitive laisse intacte la phrase consacrée à Mme de Staël, et transforme la phrase consacrée au duc de Berry en enlevant à ce dernier tout pouvoir décisionnel ; il ne choisit pas son mariage, qui lui est imposé, de même qu’il ne voit pas venir son assassinat programmé : « On venait de marier à une princesse de Sicile M. le duc de Berry, déjà regardé du fond de l’ombre par Louvel. Il y avait un an que madame de Staël était morte. Les gardes du corps sifflaient mademoiselle Mars[33]. » Passons sur le déplacement, lisible lui aussi dans le carnet, de la cabale contre la pièce Germanicus d’Arnault, créée en mars 1817 par Mlle George, à la cabale contre Mlle Mars, organisée au début de la Restauration pour la même raison : l’amour de ces deux grandes actrices pour l’empereur tombé. Les trois phrases définitives, en mélangeant la chronologie, font se succéder la duchesse de Berry, c’est-à-dire une reine de France si le destin n’en avait pas décidé autrement, la baronne de Staël, c’est-à-dire une femme de génie si l’on veut bien se souvenir des premiers articles de Victor Hugo, et Mlle Mars, autre femme de génie dans son genre, mais simple actrice, ayant créé en 1830 le rôle de Dona Sol dans Hernani (et là aussi, l’ordre des temps s’inversait, puisqu’elle avait 51 ans et que Dona Sol était supposée en avoir 17).
Reprenons : le mariage du duc de Berry symbolise la continuité des temps par-delà la Révolution française, le Consulat et l’Empire, et donc le retour à l’Ancien Régime ; tout entière tournée du côté de la modernité et du nouveau monde, Mlle Mars est montrée sifflée par la Restauration naissante pour son bonapartisme, comme elle sera sifflée par la Restauration agonisante pour son romantisme (à la création d’Hernani). Entre ces deux mondes que tout oppose, la reine avortée et l’actrice de génie (l’alliance du trône et de l’église d’un côté, le théâtre où Victor Hugo cherchait à constituer le peuple de l’autre), la mort de Mme de Staël, appartenant par son titre et sa fortune à l’ancien monde, par son œuvre et par son génie au monde nouveau, est le pivot. À ce titre, et dans l’optique du romancier des Misérables qui veut saisir – et restituer – le moment 1817, inverser contre toute logique l’ordre entre le mariage du duc de Berry et la mort de Mme de Staël est une façon aussi magistrale que discrète d’en souligner la noirceur, de montrer le passage de la révolution, ou de l’évolution naturelle, à l’inquiétante involution qui marque cette période – et qui marque aussi, pour les lecteurs sachant lire entre les lignes, les années régressives du Second Empire pendant lesquelles il écrit à sa manière cette page d’histoire. Comme dans Hamlet, mais à petite échelle, et surtout avec toutes les apparences de la réalité, The time is out of joint.
Cependant, le ver est dans le fruit – si l’on veut bien admettre cette image hégélienne. En descendant encore d’un degré vers ce « calcul des profondeurs » cher à Jacques Seebacher, on remarque que l’auteur a ajouté à sa version définitive, et pas uniquement pour son assonance avec Mme de Staël, la figure de Louvel : c’est « M. le duc de Berry, déjà regardé du fond de l’ombre par Louvel » (ce n’était pas invraisemblable puisque le dit Louvel, rapporte le Grand Dictionnaire universel, avait juré dès 1814 « d’exterminer tous les Bourbons »). Cela signifie, naturellement, qu’il y a quelque chose de plus fort que l’entêtement du passé à se survivre. Et cela permet aussi de comprendre la projection en 1818 qu’opère l’assertion : « Il y avait un an que madame de Staël était morte. » Car 1818, on s’en souvient, c’est la date de la publication bruyante du premier livre posthume de Mme de Staël, ces Considérations sur les principaux événements de la Révolution française où se trouve, entre autres développements plus fournis, les réflexions sur la misère et l’ignorance du peuple français sous l’Ancien Régime. Ainsi, les Bourbons semblent se perpétuer, mais leur fin est proche ; ainsi, Mme de Staël est morte, mais son œuvre s’accomplit. La providence agit dans l’ombre de cette année 1817 ; l’apparence carnavalesque de l’ancien monde couvre une gestation secrète contre laquelle on ne peut rien – c’est la fameuse « force des choses » qui sera chantée dans Châtiments. La Révolution française, ainsi que le répétait Mme de Staël, n’était vraiment pas une péripétie parmi d’autres dans l’histoire.
Du reste, l’autre apparition – mais tacite, celle-ci – de Mme de Staël dans Les Misérables, se trouve dans la célèbre clausule du chapitre « Faut-il trouver bon Waterloo ? » :
Ne voyons dans Waterloo que ce qui est dans Waterloo. De liberté intentionnelle, point. La contre-révolution était involontairement libérale, de même que, par un phénomène correspondant, Napoléon était involontairement révolutionnaire. Le 18 juin 1815, Robespierre à cheval fut désarçonné[34].
La périphrase est désormais aussi souvent attribuée à Victor Hugo qu’à Mme de Staël, mais l’auteur des Misérables savait très bien d’où elle venait, comme ses lecteurs de l’époque. À preuve ces confidences faites à sa fille le 15 mars 1855 : « Il a établi l’égalité partout. Mme de Staël l’a admirablement qualifié en l’appelant Robespierre à cheval. En effet Napoléon a fait la démocratie. On lui doit l’égalité et la Révolution. Il a appris au monde qu’un roi n’était rien ; il a mis la chose en action[35]. » Le changement d’attribution n’est toutefois pas totalement immérité, car Victor Hugo en s’emparant de la périphrase ne conserve pas vraiment le contenu essentiellement négatif qu’elle avait chez Mme de Staël, où elle apparaissait comme une simple variante de « moderne Attila ».
2) Un an après Les Misérables, paraît anonymement Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, œuvre écrite par Mme Hugo et corrigée par son entourage, que les exécuteurs testamentaires de Victor Hugo ne dédaignèrent pas d’ajouter à ses œuvres complètes. C’était, en quelque sorte, une variante modernisée de la Notice sur le caractère et les écrits de Mme de Staël, la biographie familiale autorisée d’Albertine Necker de Saussure (cousine germaine de Germaine) qui ouvrait les œuvres complètes de 1820… En 1985, la publication de Victor Hugo raconté par Adèle Hugo révélait entre autres un épisode qui manquait encore dans le grand récit du voyage aux Alpes de 1825, entrepris par Victor Hugo en compagnie de Charles Nodier, avec femmes, filles (Léopoldine et Marie) et domestiques. On sait qu’après Genève, les voyageurs avaient remonté l’Arve jusqu’à Chamonix puis s’étaient séparés : les Nodier avaient continué par Argentière, Vallorcine et Martigny, tandis que les Hugo avaient rebroussé chemin jusqu’à Genève. Ils devaient se retrouver à Lausanne. Le 21 août 1825 au matin, par une journée magnifique, la famille Hugo avait donc quitté Genève pour aller assister à une grande fête donnée à Lausanne en l’honneur de Guillaume Tell, comme Mme de Staël était allée, pendant l’été de 1808, assister à la fameuse « fête [des bergers] d’Interlaken » donnée en l’honneur de Berthold, le fondateur de Berne (De l’Allemagne, I, 20). Ils avaient déjeuné à Rolle, dormi à Lausanne où ils avaient retrouvé les Nodier, puis étaient revenus ensemble le lendemain 22 août, toujours avec déjeuner à Rolle. Les Hugo avaient donc traversé deux fois Coppet, et les Nodier une seule ; Adèle ne distingue pas dans ses brouillons, mais comme elle semble associer Nodier à la visite, on peut raisonnablement penser qu’ils ne s’arrêtèrent qu’au retour, le 22 août 1825 en fin de journée :
On passa devant Coppet. Une grille rouillée scellée à un mur dégradé, laissait voir une grande pelouse entourée d’arbres. On n’apercevait du château, presque dissimulé dans les arbres, qu’une persienne peinte en gris. Les voyageurs, descendus de voiture, jetèrent un coup d’œil à travers la grille vers l’habitation, sans que l’envie leur vînt de pousser plus loin. Quand la mort a rendu un lieu solitaire, on n’y doit pénétrer qu’avec un sentiment d’amour ou d’enthousiasme. Charles Nodier, Victor Hugo surtout, d’une autre génération que Mme de Staël, n’avaient pas pour elle l’engouement de ses contemporains ; ils admiraient le caractère et le talent de l’illustre femme, mais n’avaient pas pour elle ce culte qui naît de l’admiration[36].
Inhabituellement empruntée ou gauche dans son écriture de cet épisode, Adèle semble avoir oublié que cette rencontre au sommet entre Mme de Staël, Nodier et Victor Hugo avait déjà été mise en scène, sous une autre forme, par son mari. C’était dans la seconde partie du vigoureux « Guerre aux démolisseurs ! », publié dans la Revue des deux mondes du 1er mars 1832 avant d’être repris dans Littérature et philosophie mêlées :
Car, il faut bien, nous le répétons, que les oreilles de toute grandeur s’habituent à l’entendre dire et redire, en même temps qu’une glorieuse révolution politique s’est accomplie dans la société une glorieuse révolution intellectuelle s’est accomplie dans l’art. Voilà vingt-cinq ans que Charles Nodier et madame de Staël l’ont annoncée en France ; et s’il était permis de citer un nom obscur après ces noms célèbres, nous ajouterions que voilà quatorze ans que nous luttons pour elle. Maintenant elle est faite. Le ridicule duel des classiques et des romantiques s’est arrangé de lui-même, tout le monde étant à la fin du même avis. Il n’y a plus de question. Tout ce qui a de l’avenir est pour l’avenir[37].
C’est bien dans ce texte qu’il fallait aller chercher le point final aux questions soulevées huit ans plus tôt dans la préface des Nouvelles Odes. L’écart se réduit entre Mme de Staël, Nodier et Victor Hugo : 11 ans tout au plus, alors qu’en réalité 36 et 22 ans les séparent. Victor Hugo fait bien commencer sa vie de lutte entre 1817 et 1818 ; celles de ses devanciers entre 1806 et 1807 (l’année de Corinne), ce qui est assez tardif. Mais dans sa lutte pour la sauvegarde du patrimoine comme pour la modernité littéraire, c’est ici la seule et unique fois où l’auteur de Cromwell et de sa préface pose en fils de Charles Nodier et de Mme de Staël, ce qui est assez convaincant. Trente ans plus tard, il ne tenait manifestement pas à raviver ce souvenir en s’appesantissant dans ses mémoires indirects sur cette visite rendue avec son père au tombeau de sa mère… On pourrait en voir un indice curieux dans le fait qu’Adèle préfère compléter son récit par une longue citation de la visite accomplie à Coppet la même année, 1832, par Chateaubriand et Mme Récamier (« tous deux amis et contemporains de Mme de Staël », précise-t-elle), rapportée dans les Mémoires d’outre-tombe. Il est vrai que la concurrence était écrasante – puisqu’il s’agit sans doute de l’une des plus belles pages de Chateaubriand –, et qu’il y avait amplement de quoi perdre ses moyens, même pour une auteur plus chevronnée qu’elle. Adèle reprend le récit de la visite du château et de ses « appartements déserts », puis du parc à l’automne, et du pèlerinage au fameux « bosquet funèbre » où reposent Mme de Staël et ses parents. Curieusement, elle s’arrête à la citation de l’épitaphe et supprime précisément les deux parties les plus sublimes du texte ; celle sur « les mondes isolés » qui séparent toujours les amants (« car où sont les personnes qui ont vécu assez longtemps les unes près des autres pour n’avoir pas des souvenirs séparés ? »), et la méditation solitaire finale de Chateaubriand resté seul :
Je ne suis point entré dans le bois ; madame Récamier a seule obtenu la permission d’y pénétrer. Resté assis sur un banc devant le mur d’enceinte, je tournais le dos à la France et j’avais les yeux attachés, tantôt sur la cime du mont Blanc, tantôt sur le lac de Genève : des nuages d’or couvraient l’horizon derrière la ligne sombre du Jura ; on eût dit d’une gloire qui s’élevait au-dessus d’un long cercueil. J’apercevais de l’autre côté du lac la maison de lord Byron, dont le faîte était touché d’un rayon du couchant ; Rousseau n’était plus là pour admirer ce spectacle, et Voltaire, aussi disparu, ne s’en était jamais soucié. C’était au pied du tombeau de madame de Staël que tant d’illustres absents sur le même rivage se présentaient à ma mémoire : ils semblaient venir chercher l’ombre leur égale pour s’envoler au ciel avec elle et lui faire cortège pendant la nuit. Dans ce moment, madame Récamier, pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre elle-même comme une ombre. Si j’ai jamais senti à la fois la vanité et la vérité de la gloire et de la vie, c’est à l’entrée du bois silencieux, obscur, inconnu, où dort celle qui eut tant d’éclat et de renom, et en voyant ce que c’est que d’être véritablement aimé[38].
Même si elle coupe ce paragraphe dans sa longue citation des Mémoires d’outre-tombe, la fin du récit d’Adèle présente un étrange contraste avec celui de Chateaubriand : « Pendant que nos voyageurs avaient mis pied à terre, un bateau à vapeur, chargé de monde et allant à Lausanne pour la fête, filait sur le lac. La vapeur, appliquée à la navigation, était récemment adoptée ; ce bateau, un des premiers qui fonctionnaient, devenait une curiosité[39]. »
Il s’agissait en effet de l’un des premiers bateaux à vapeur du monde, le Guillaume-Tell, qui faisait la navette entre Genève et Lausanne en moins de cinq heures. Les lecteurs des Travailleurs de la mer auront reconnu au passage La Durande, qui sera le premier steamer à « faire le service régulier de Guernesey à Saint-Malo[40] ». Peu sensibles à cette poésie futuriste bien à sa place pourtant devant ces eaux traversées par Frankenstein – Mary Shelley seule manquait au tableau de Chateaubriand –, les relecteurs d’Adèle (essentiellement Auguste Vacquerie et Charles Hugo) supprimèrent tout ce passage, l’aveu des réticences explicites de Victor Hugo sur Mme de Staël comme l’aveu implicite d’impuissance de la biographe devant Chateaubriand, pour réduire à sa plus simple expression, dans la version officielle de Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie publié en 1863, le château de Mme de Staël :
La calèche et la berline ne firent qu’une excursion, pour aller voir à Lausanne une fête publique en l’honneur de Guillaume Tell ; on vit Coppet en passant. Le lac était couvert de bateaux pavoisés ; son azur répétait celui du ciel. Lausanne était trop petite pour la foule joyeuse accourue de tous les cantons. Genève, au retour, parut encore plus maussade, et le départ fut résolu pour le lendemain[41].
Cet « On vit Coppet en passant », publié l’année où l’on pouvait fêter les cinquante ans de la publication de De l’Allemagne, pourrait laisser rêveur. Il ne faut y voir, je le crois, qu’un nouveau signe de la crainte, liée à la situation de 1863, d’assimiler les deux exils. Car si Victor Hugo passait pour la Mme de Staël de Napoléon III, cela reviendrait à faire de Napoléon III l’équivalent de son oncle – et ruinerait ainsi l’un des fondements de la lutte de Victor Hugo et des proscrits contre le Second Empire. Du reste, Victor Hugo avait fait passer le message dès Napoléon le Petit. Pour ceux qui n’avaient pas mesuré qu’il faisait exactement l’inverse de Mme de Staël (refus de la moindre communication avec le tyran, lutte immédiate par tous les moyens publics de l’imprimerie, journaux et pamphlets), il avait pris la peine de désigner publiquement George Sand comme la nouvelle Mme de Staël, qui semblait s’accommoder du régime, et continuait à fréquenter le tyran au lieu de lutter frontalement contre lui :
Empereur ? pourquoi pas ? Il a un Maury qui s’appelle Sibour ; il a un Fontanes, un Faciuntasinos, si vous l’aimez mieux, qui s’appelle Fortoul ; il a un Laplace qui répond au nom de Leverrier, mais qui n’a pas fait la Mécanique céleste. Il trouvera aisément des Esménard et des Luce de Lancival. Son Pie VII est à Rome dans la soutane de Pie IX. Son uniforme vert, on l’a vu à Strasbourg ; son aigle, on l’a vu à Boulogne ; sa redingote grise, ne la portait-il pas à Ham ? casaque ou redingote, c’est tout un. Madame de Staël sort de chez lui. Elle a écrit Lélia. Il lui sourit en attendant qu’il l’exile[42].
Il n’est pas indifférent que ce soit dans le volet ostensiblement biographique de la trilogie des années 1860 que soit marquée la plus grande distance avec Mme de Staël : il importe de ne pas confondre les exils, pour ne pas assimiler les tyrans.
3) Cette précaution vaut aussi en partie, l’année suivante, pour William Shakespeare. En remontant plus haut dans l’œuvre de Mme de Staël, on constate qu’elle avait comme théorisé, à la dernière page de son premier livre, consacré à Jean-Jacques Rousseau, les salutations entre « égaux » :
Quel est le grand homme qui pourrait dédaigner d’assurer la gloire d’un grand homme ? Qu’il serait beau de voir dans tous les siècles cette ligue du génie contre l’envie ! que les hommes supérieurs, qui prendraient la défense des hommes supérieurs qui les auraient précédés, donneraient un sublime exemple à leurs successeurs ! le monument qu’ils auraient élevé servirait un jour de piédestal à leur statue. Si la calomnie osait aussi les attaquer, ils auraient d’avance mis en défiance contre elle, émoussé ses traits odieux ; et la justice que leur rendrait la postérité acquitterait la reconnaissance de l’ombre abandonnée dont ils auraient protégé la gloire[43].
Shakespeare peut certes difficilement passer pour une « ombre abandonnée », mais la déclaration selon laquelle « le monument qu’ils auraient élevé servirait un jour de piédestal à leur statue » pourrait vraiment servir d’épigraphe à William Shakespeare. Mme de Staël n’avait-elle pas elle-même précédé, et de loin, Victor Hugo, dans son admiration pour Shakespeare ? Du côté biographique, la parenté entre les deux auteurs pour l’union du génie, de l’exil et de la famille reste pour le moins troublante : a-t-on jamais remarqué que Mme de Staël avait vécu son exil en compagnie du meilleur traducteur allemand de Shakespeare, August Wilhelm Schlegel, précepteur de ses enfants (il est cité dans William Shakespeare II, IV, 1 avec son frère Frédéric), comme Victor Hugo a vécu le sien en compagnie du meilleur traducteur français de Shakespeare, son fils François-Victor ? Dès lors, à l’image de cet œil de Glocester arraché puis écrasé sur la scène dans Le Roi Lear, qui répugne à Mme de Staël mais que Victor Hugo dit admirer[44], plus d’une remarque de détail de William Shakespeare semble pouvoir s’inscrire dans un dialogue posthume. Plus largement encore, on sait que Victor Hugo avait sciemment effacé toute présence de l’Allemagne dans William Shakespeare, et qu’il n’y était revenu que pour satisfaire à une récrimination de son éditeur – en circonscrivant presque exclusivement le génie germanique à la musique. En ce sens, comme dans le refus de toute critique de détail au profit d’une admirative et totale adhésion, William Shakespeare célèbre le cinquantenaire de De l’Allemagne par une opposition radicale. Dès lors, il devient particulièrement intéressant d’y étudier la présence « réelle » de Mme de Staël.
Elle apparaît à deux reprises en toutes lettres. Cela n’a l’air de rien, mais c’est beaucoup : rappelons que des auteurs aussi importants pour Victor Hugo que Chateaubriand ou Balzac n’y apparaissent qu’une seule fois, et encore noyés dans la liste interminable des « poètes » de l’humanité (95 noms) qui termine la seconde partie (II, VI, 5). L’absence dans cette dernière liste de Mme de Staël, qui semble avoir pourtant dicté la série allemande (« Klopstock, Lessing, Wieland, Schiller, Goethe, Hoffmann[45] »), ne peut s’expliquer que par une volonté expresse de l’auteur voulant rendre un éclatant hommage à George Sand, la seule et unique femme, à qui est réservée l’avant-dernière position juste avant Lamartine (manière aussi de faire oublier la pique contenue dans Napoléon le Petit).
Sous des apparences anodines, les deux occurrences directes de Mme de Staël dans William Shakespeare sont assez complexes à analyser. La seconde, qui se trouve vers la fin de la conclusion, semble jouer un rôle plutôt décoratif. Elle apparaît dans la description haute en couleurs des caprices des tyrans au cours des âges, très orientée vers la Russie. « Les suppliciés consentent au supplice », écrit Victor Hugo entre une énumération des tsars qui s’achève par Alexandre, et la citation suivante : « “Ce czar, moitié pourri, moitié gelé,” comme dit madame de Staël, vous l’avez fait vous-même[46]. » Difficile de trouver cette citation dans l’œuvre de Mme de Staël : Google résistant, elle doit appartenir à un opuscule rare, ce qui mettrait au crédit de Victor Hugo une connaissance pointue – pas impossible, mais à tout le moins étonnante et plutôt contradictoire avec ce que l’on a pu voir jusque-là. Cette citation avait en tout cas été mise en exergue quelques années plus tôt par Ivan Golovine, prince Hovna (1816-1890), intrigant écrivain russe francophone naturalisé anglais, dans une Histoire d’Alexandre Ierdont le 22e chapitre, intitulé « Caractère d’Alexandre », s’ouvrait ainsi : « Mme de Staël a dit qu’une moitié d’Alexandre était gelée et l’autre pourrie. Le mot de Voltaire disant que la Russie était pourrie avant d’avoir été mûre, nous paraît plus heureux, mais il n’y avait rien de vert dans l’empereur Alexandre, surtout après 1815[47]. » Victor Hugo aurait pu tenir sa citation de cette source, d’autant qu’il avait été en contact avec l’auteur[48], mais c’est encore plus indirect : si sa bibliothèque, dans le précieux inventaire de Jacques Cassier, ne garde pas trace de cet ouvrage de Golovine, elle contenait en revanche bien Le Livre de la nation polonaise et des pèlerins polonais d’Adam Mickiewicz, traduction nouvelle par Armand Lévy, avec introduction et commentaires de Ladislas Mickiewicz, publié chez Dentu en 1864. Au bas de la p. 144, un bref paragraphe signale : « Madame de Staël a dit qu’une moitié d’Alexandre Ier était gelée et l’autre pourrie. (Alexandre Ier, par Golovine.) » La présence attestée de ce livre aujourd’hui disparu dans la bibliothèque d’Hauteville House incite à en faire la source de cette citation – d’autant plus qu’elle apparaît, sur le folio 366 recto du manuscrit, en ajout dans la marge – ce qui est bien conforme à la date de 1864.
Réécriture de la citation d’une citation, cette apparition de Mme de Staël vaut surtout comme une illustration de sa lutte contre les tyrans dans l’histoire, et pour la liberté. Beaucoup plus complexe est son autre apparition en plein cœur de William Shakespeare, au milieu exactement de la deuxième partie, dans le chapitre intitulé « Zoïle aussi éternel qu’Homère ». Quand bien même Victor Hugo, contre son habitude de ne jamais parler de ses livres, ne l’aurait pas explicitement signalé à l’attention d’Auguste Vacquerie comme très important, on n’aurait pas manqué d’y relever un passage curieusement autobiographique. Victor Hugo y dresse une liste ahurissante d’injures proférées contre l’œuvre ou la vie de Shakespeare, d’Homère, de Voltaire (encore ce dernier n’a-t-il que ce qu’il mérite, car il avait lui-même insulté Shakespeare), contre les drames d’Eschyle par Sophocle, par Racine et par Fontenelle, contre l’œuvre et la vie de Molière, de Corneille, de Diderot, de Byron, etc. Dans un deuxième temps, il « ajout[e] un détail » sur les auteurs persécutés par le pouvoir. Sans faire autrement illusion, il s’amuse à souligner qu’il fait de l’histoire et ne parle donc pas pour son propre compte : « La persécution politique d’autrefois, c’est d’autrefois que nous parlons, s’assaisonnait volontiers d’une pointe de persécution littéraire. » Il en rajoute en signant ce développement par un indice toujours hautement significatif chez lui, auquel il convient donc de faire attention, l’introduction d’un personnage nommé Hugo :
Françoise d’Issembourg de Happoncourt, femme de François Hugo, chambellan de Lorraine, et fort célèbre sous le nom de Mme de Graffigny, écrit à M. Devaux, lecteur du roi Stanislas : « – Mon cher Pampan, Atys étant éloigné (lisez : Voltaire étant banni), la police fait pulluler contre lui quantité de petits écrits et pamphlets qu’on vend un sou dans les cafés et les théâtres. Cela déplairait à la marquise*, si cela ne plaisait au roi[49]. »
François-Antoine Devaux, dit Panpan (diminutif lorrain de François), avait été en effet le meilleur ami de Mme de Graffigny (qui en fit son légataire universel) ; comme plus tard Juliette Drouet et Victor Hugo, toutes proportions gardées, ils s’écrivirent tous les jours pendant un quart de siècle, et les lettres de Mme de Graffigny, qui remplissent des volumes, sont devenues une mine précieuse pour les chercheurs. Victor Hugo avait rendu compte, lors de leur publication en 1820, des lettres de Mme de Graffigny à Devaux sur son séjour à Cirey, près Nancy, chez Voltaire et Mme du Châtelet, pendant l’hiver 1738-1739 : Vie privée de Voltaire et de Mme du Châtelet, pendant un séjour de six mois à Cirey ; par l’auteur des “Lettres péruviennes” : Suivie de cinquante lettres inédites, en vers et en prose, de Voltaire (Paris, Treuttel et Würtz [éditeurs la même année des œuvres complètes de Mme de Staël], Pélicier [éditeur de Victor Hugo de 1820 à 1822], Delaunay, Mongie, 1820). Mais si Victor Hugo s’intéressait à cette Mme de Graffigny, ce n’est pas seulement parce qu’elle était l’arrière-petite-nièce du célèbre graveur Jacques Callot, c’est aussi, et sans doute surtout, parce qu’il avait pu s’en croire le cousin. Elle appartenait en effet à cette famille des Hugo de Lorraine dont il avait ironiquement revendiqué la parenté au début des Misérables, faisant de « Hugo, évêque de Ptolémaïs », sujet de méditation pour Monseigneur Bienvenu, l’« arrière-grand-oncle de celui qui écrit ce livre ». Sommé par un journaliste du Figaro de s’expliquer une bonne fois pour toutes sur ses parentés, et bien empêché de lui livrer une démonstration probante, il lui répondrait bientôt :
Personnellement, je n’attache aucune importance aux questions généalogiques. L’homme est ce qu’il est, il vaut ce qu’il a fait. Hors de là, tout ce qu’on lui ajoute et tout ce qu’on lui ôte est zéro. D’où mon absolu dédain pour les généalogies.
Les Hugo dont je descends sont, je crois, une branche cadette, et peut-être bâtarde, déchue par indigence et misère. Un Hugo était déchireur de bateaux sur la Moselle. Mme de Graffigny (Françoise Hugo, femme du chambellan de Lorraine) lui écrivait : mon cousin.
On ne saurait mieux botter en touche, et laisser planer le doute. On remarque toutefois que dans William Shakespeare, qui est à bien des égards la suite, le commentaire ou le couronnement des Misérables, Victor Hugo ne revendique pas cette parenté plus ou moins illustre : elle est juste sous-entendue par l’identité de son mari François Hugo – qui est entre parenthèses aussi celle de son fils, le traducteur de Shakespeare. Un tel rappel est naturellement symbolique, le François Hugo mari de Mme de Graffigny, joueur et buveur, étant resté dans l’histoire pour avoir tant battu sa femme qu’elle avait fait pleurer Voltaire et Mme du Châtelet en leur racontant ses malheurs, après avoir obtenu la séparation. Le lien de parenté, qui n’est plus revendiqué autrement que par la conformité des patronymes, permet avant tout de dessiner un lien de Hugo à Voltaire, de Jersey à Cirey, sinon de Guernesey à Ferney.
Et c’est à la fin de ce même développement autobiographique crypté, comme si souvent chez Victor Hugo, qu’apparaît enfin Mme de Staël :
Madame de Staël, exilée à quarante-cinq lieues de Paris, s’arrête aux quarante-cinq lieues juste, à Beaumont-sur-Loire, et de là écrit à ses amis. Voici un fragment d’une lettre adressée à madame Gay, mère de l’illustre madame de Girardin : « Ah ! chère madame, quelle persécution que ces exils !... » (Nous supprimons quelques lignes.) « … Vous faites un livre, défense d’en parler. Votre nom dans les journaux déplaît. Permission pourtant d’en dire du mal[50]. »
Ce paragraphe appelle plusieurs remarques, qui auraient dû alerter les annotateurs de William Shakespeare. La première, c’est ce Beaumont-sur-Loire, à « quarante-cinq lieues juste » de Paris. Il existe un Beaumont en Haute-Loire, à côté de Brioude, dont il ne saurait être ici question : même si la définition exacte de la lieue reste fluctuante, il faut rester aux environs de deux cents kilomètres de Paris… Il existe tant de Beaumont qu’il vaut mieux rechercher dans la vie de Mme de Staël que sur une carte : elle a séjourné aussi bien à Maffliers, près de Beaumont-sur-Oise, qu’à Chaumont-sur-Loire. Or on connaît la fameuse lettre de Bonaparte, furieux entre autres du succès de Delphine, à son ministre de la justice Régnier, datée du 3 octobre 1803 :
Je suis instruit, Citoyen Ministre, que madame de Staël est arrivée à Maffliers, près Beaumont-sur-Oise. Faites-lui connaître, par le moyen d’un de ses habitués et sans causer d’éclat, que si le 15 vendémiaire [8 octobre 1803], elle se trouve là, elle sera reconduite à la frontière par la gendarmerie. L’arrivée de cette femme, comme celle d’un oiseau de mauvais augure, a toujours été le signal de quelque trouble. Mon intention n’est pas qu’elle reste en France.
Mme de Staël ne se laissant pas immédiatement intimider, Bonaparte lui intime alors l’ordre, le 15 octobre 1803, de se tenir dans les vingt-quatre heures à quarante lieues au moins de Paris. Après avoir tout tenté auprès de Bonaparte lui-même et de son entourage, et rien obtenu de plus que quelques jours supplémentaires à Paris, Mme de Staël part pour l’Allemagne. Accompagnée de Benjamin Constant, elle fait une étape à quarante lieues de Paris le 25 octobre 1803 : « Enfin, nous nous arrêtâmes à Châlons, et M. Benjamin Constant, ranimant son esprit, souleva par son étonnante conversation au moins pendant quelques instants le poids qui m’accablait[51]. »
Quand bien même Victor Hugo aurait confondu Châlons (sur-Marne [aujourd’hui Châlons-en-Champagne]) et « Beaumont-sur-Loire », ce qui devient un peu difficile à imaginer, il est infiniment peu vraisemblable qu’il faille dater cette lettre supposée de ce jour-là, Sophie Gay n’étant entrée dans la carrière littéraire qu’en 1802, l’année de Delphine, qui lui inspira entre parenthèses le prénom de son illustre fille, Delphine Gay, alias Mme de Girardin. Doit-on plutôt penser que Victor Hugo, en écrivant « Beaumont-sur-Loire », pensait en réalité à Chaumont-sur-Loire, château aujourd’hui bien connu par son festival international des jardins ? La distance de 172 kms correspondrait assez bien aux « 45 lieues » annoncées. La lettre serait alors plus facile à dater, Mme de Staël y ayant passé la fin du printemps et une grande partie de l’été de 1810 (Chaumont-sur-Loire puis, non loin de là, Fossé), le temps de mettre la dernière main à De l’Allemagne. Cette hypothèse est confirmée par un extrait du début de ce voyage aux Pyrénées et en Espagne de 1843, qui devait faire pendant au Rhin, et qui ne fut jamais publié par Victor Hugo à cause de la mort de Léopoldine. Dans la première lettre, datée de Bordeaux le 20 juillet [1843], le voyageur racontait son départ rapide. Il critiquait, par un premier mouvement d’humeur, la Loire, puis faisait amende honorable de la manière suivante :
Pourtant la Loire a ses beautés. Mme de Staël, exilée par Napoléon à cinquante lieues de Paris, apprit qu'il y avait sur les bords de la Loire, exactement à cinquante lieues de Paris, un château appelé, je crois, Chaumont. Ce fut là qu'elle se rendit, ne voulant pas aggraver son exil d'un quart de lieue. Je ne la plains pas. Chaumont est une noble et seigneuriale demeure. Le château, qui doit être du seizième siècle, est d'un beau style ; les tours ont de la masse. Le village, au bas de la colline couverte d'arbres, présente précisément un aspect peut-être unique sur la Loire, l'aspect d'un village du Rhin, une longue façade développée au bord de l'eau[52].
À défaut d’être citée dans Le Rhin, l’auteur de De l’Allemagne apparaîtra donc ainsi, à la faveur de ce paysage rhénan transplanté, dans le volume posthume Alpes et Pyrénées – mais l’important est ici, à quelques lieues près, la conformité entre les deux anecdotes.
Victor Hugo étant quelquefois difficile à déchiffrer, on pouvait alors croire qu’il avait écrit Chaumont sur son manuscrit de William Shakespeare, et que les typographes avaient composé Beaumont. Mais le manuscrit de William Shakespeare étant maintenant, comme la plupart des autres, consultable en ligne, il était facile de vérifier : or la graphie de Beaumont y est impeccable, et presque soulignée comme pour témoigner d’un écart volontaire. Force est donc de constater que Victor Hugo a voulu synthétiser ainsi, de manière si réussie que personne n’y a rien vu pendant cent cinquante ans, deux lieux d’exils de Mme de Staël, et plus précisément les deux bornes de ce que l’on appelle quelquefois son premier exil : Beaumont-sur-Oise et Chaumont-sur-Loire, son point de départ pour l’Allemagne et l’endroit où elle fit ses dernières corrections sur épreuves, bref l’alpha et l’oméga de ce De l’Allemagne qui allait la chasser non plus à quarante lieues, mais tout à fait hors de France. La date présumée de cette lettre devient dès lors, avec de grandes chances, aussi symbolique que le lieu de l’exil…
En effet, la correspondance publiée de Mme de Staël ne donne pour cette période-là (ni pour les autres, je crois bien, ce qui ne laisse pas d’être inquiétant) aucune lettre à Sophie Gay.
Une note de l’Édition nationale des Œuvres complètes de Victor Hugo incite pourtant à revenir au manuscrit de William Shakespeare. Elle indique que le manuscrit contient un extrait plus long de la lettre en question, accompagné de deux commentaires de Victor Hugo, dont le premier est l’indication de régie suivante : « Ne pas citer toute la lettre. » Comme je n’ai tout d’abord pas trouvé cet extrait, j’ai fait appel à Guy Rosa, qui est en train de mettre en ligne sur le site du Groupe Hugo la première édition critique exhaustive de William Shakespeare. Il m’a signalé que le passage en question, qu’il avait déjà transcrit, se trouvait en réalité à quelques pages de distance vers le haut, au verso du folio 231 :
L’illustre madame de Girardin montrait, il y a dix ans, à des absents de France qu’elle était venue voir à Jersey, la remarquable lettre qu’on va lire, écrite à sa mère Madame Gay par une autre femme illustre, Madame de Staël. Madame de Staël, exilée à quarante-cinq lieues de Paris, s’était arrêtée à quarante-cinq lieues juste, à Beaumont-sur-Loire. C’est de là qu’elle écrivait : – « Ah ! chère madame, quelle persécution que ces exils ! ... [dans l’interligne : « (lacune ici) »] quelle aubaine pour vos ennemis littéraires, et autres ! Ils reçoivent d’en haut l’ordre agréable de vous injurier. Quiconque veut plaire aboie. Voici comment cela se passe. Malte-Brun voulait parler de mon livre, il avait fait un premier article, Et. est venu aux Débats dire de la part de la police que Malte-Brun eût à discontinuer. Vous publiez un écrit, un grand ouvrage. Injonction aux feuilles qui sont pour vous de se taire, invitation aux journaux qui sont contre vous de parler. Ils n’ont pas besoin qu’on les presse beaucoup. Ils s’en donnent à cœur joie. J’ai compté jusqu’à douze articles consécutifs de P... contre moi, l’auteur a eu une gratification. En outre la police fait pulluler pour vous dire des injures, des quantités de petits écrits et de petits pamphlets à deux sous qu’on vend le jour sur les boulevards et le soir dans les théâtres. Voilà ce que c’est que l’exil[53].
Comme s’il dialoguait avec la lettre, Victor Hugo ajoute à la suite de ce passage le commentaire suivant : « L’exil n’est pas que cela. D’ailleurs, absent ou présent, la haine sait où trouver le grand homme. Être chez soi ne l’empêche pas [var. sans choix : « ne le sauve pas »] d’être insulté[54]. »
Ce document mérite à tout le moins quelques commentaires.
Écrivain français d’origine danoise, géographe et critique, condamné par sa patrie d’origine à un exil perpétuel, Conrad Malte-Brun (1775-1826, père du géographe Malte-Brun popularisé notamment par Jules Verne), est rédacteur de la partie de la politique du Nord au Journal des Débats à partir de 1806. Le livre dont parle Mme de Staël dans la lettre pourrait donc être Corinne (1807), mais ce roman ne concernant pas précisément le Nord, et Malte-Brun n’ayant semble-t-il jamais écrit d’article sur Corinne, il s’agit bien plus vraisemblablement de De l’Allemagne. Du reste, Malte-Brun rend compte de De l’Allemagne non pas dans Les Débats, en effet, mais dans le deuxième tome de son ouvrage intitulé Le Spectateur, ou Variétés historiques, littéraires, critiques, politiques et morales, en mai 1814. Sa méthode est intéressante : pour évoquer la réception pour le moins contrastée du livre en France, il utilise la forme amusante et dialoguée d’une saynète, à peu près comme le fera plus tard Victor Hugo dans sa « Comédie à propos d’une tragédie », deuxième préface du Dernier Jour d’un condamné. En attendant, cette mention de Malte-Brun met en évidence un vrai problème : si l’origine de Chaumont-sur-Loire datait obligatoirement cette lettre du milieu de l’année 1810, la critique de Malte-Brun la fait tout aussi obligatoirement postérieure à la publication de De l’Allemagne, et antérieure à la chute de Napoléon, soit l’hiver 1813-1814, et même plus vraisemblablement encore, comme la lettre concerne la réception du livre, la fin de l’hiver ou le début du printemps. Or à cette date-là, bien loin d’être à « quarante » ou « quarante-cinq » lieues de Paris, Mme de Staël est installée à Londres. La conclusion s’impose : le contenu de cette lettre entre en contradiction avec sa présentation. D’autres indices témoignent de façon irréfutable en faveur d’un montage.
Le manuscrit tel qu’il apparaît contient déjà un certain nombre de ratures et de variantes, ce qui semble un peu contradictoire avec la copie d’un document existant ; il est vrai que la mention si réaliste « lacune ici » pourrait semer le doute, si elle n’avait pas été ajoutée en surcharge comme un pur effet de réel. Mais le style de la lettre étonne aussi. Si la formulation « Et. est venu aux Débats dire de la part de la police que Malte-Brun eût à discontinuer » sonne indéniablement grand siècle, voire siècle des Lumières, les deux phrases suivantes sont en revanche frappées au coin de la griffe hugolienne (prise à partie du lecteur ou du correspondant ; construction nominale, antithèse, etc.) : « Vous publiez un écrit, un grand ouvrage. Injonction aux feuilles qui sont pour vous de se taire, invitation aux journaux qui sont contre vous de parler. » L’indice le plus évident, toutefois, rejette ces premières remarques au rang de byzantinismes. La dernière phrase attribuée à Mme de Staël – « En outre la police fait pulluler pour vous dire des injures, des quantités de petits écrits et de petits pamphlets à deux sous qu’on vend le jour sur les boulevards et le soir dans les théâtres » – se retrouve dans William Shakespeare, trois paragraphes plus haut, dans la lettre supposée de Mme de Graffigny, femme de François Hugo, à François-Antoine Devaux, dit Panpan : « Mon cher Panpan, Atys étant éloigné […], la police fait pulluler contre lui quantité de petits écrits et pamphlets qu’on vend un sou dans les cafés et les théâtres. » En passant d’une femme et d’un siècle à l’autre (75 ans d’écart tout de même) avec une désinvolture qui le ferait sans doute condamner à la peine maximale par les women studies d’aujourd’hui (à moins de mettre à son crédit une conscience aiguisée du genre primant l’époque), Victor Hugo s’est contenté de diviser par deux le prix de vente des libelles.
Ajoutons une troisième femme illustre pour faire bonne mesure : la destinataire supposée de cette lettre est « madame Gay, mère de l’illustre madame de Girardin », c’est-à-dire Sophie Gay. Et l’on sait que Delphine de Girardin fut la première et tout d’abord la seule à braver le danger pour aller rendre visite à Victor Hugo exilé à Jersey, au début du mois de septembre 1853 – épisode resté célèbre dans l’histoire littéraire par l’importation des tables tournantes, ou parlantes. Nulle trace cependant de l’esprit de Mme de Staël dans les procès-verbaux conservés – ce qui n’empêche pas de rêver… L’épisode des tables a orienté dans un sens bien particulier l’écriture et la composition des Contemplations, où se trouve un hommage signalé à Mme de Girardin. En lui annonçant à l’occasion des vœux pour l’année 1855 la publication prochaine de son plus grand recueil de poèmes, Victor Hugo lui avait écrit une longue lettre – attestée, celle-ci, et connue, et splendide – en lui rappelant l’origine de son prénom : « Vous, votre nom est Mme de Staël en même temps que Mme de Girardin, vous n’êtes pas Delphine pour rien, et, avec une charmante indifférence d’astre, vous couvrez de rayonnements le cloaque[55]. » Paroles d’autant plus mémorables qu’elles sont testamentaires : Mme de Girardin meurt pendant que Victor Hugo corrige les épreuves des Contemplations, cette lettre est donc la dernière qu’il lui a écrite. Mais il y a mieux (ou pire) : il semble qu’en 1817 Mme de Staël, très malade, était allée mourir dans l’hôtel qu’habitait Sophie Gay, rue Neuve-des-Mathurins, à l’ouest de l’actuel Palais Garnier de Paris.
Par la mort et l’exil – et l’exil est comme la mort selon Ovide cité par Victor Hugo [« Exul sicut mortuus[56] »] et selon Bolingbroke cité par Mme de Staël[57] – par la mort et l’exil Mme de Girardin et sa mère établissaient donc un lien très étroit entre Mme de Staël et Victor Hugo. Relevons au passage cet autre point commun entre les biographies de ces deux auteurs, qui les prédisposait pour ainsi dire à ce voisinage funeste : la perte en leur absence, avant ou au début de leur exil, de l’être qu’ils aimaient le plus au monde. Image inversée du même amour entre un père et sa fille : M. Necker pour Mme de Staël, Léopoldine pour Victor Hugo – tous deux n’ayant eu de cesse par la suite, pendant leurs exils respectifs, d’ériger un tombeau littéraire à ce père et à cette fille adorés, Du caractère de M. Necker, et de sa vie privée d’un côté, Les Contemplations de l’autre.
Inutile de préciser qu’on chercherait en vain une trace de cette lettre supposée de Mme de Staël à Sophie Gay dans les Salons célèbres, ouvrage de Sophie Gay publié pour la première fois en 1837, qui consacre pourtant une place de choix (la première) au « Salon de la Baronne de Staël ». Comme leur ami Chateaubriand quand il était passé à Coppet en 1805 sur la route du Mont-Blanc, elle ne semblait même pas y prendre très au sérieux les plaintes de la châtelaine exilée. Le passage suivant, qui se termine par une belle rupture syntaxique, en porte le témoignage :
Un ordre d'exil vint condamner Mme de Staël à déposer le sceptre de la conversation parisienne. Sa vie brillante se concentra dans une intimité plus digne d'envie que les plaisirs du monde. Sous les yeux du père qu'elle adorait, entourée d'amis spirituels que l'exil lui attirait comme il en repousse ordinairement tant d'autres, occupée de l'éducation de sa fille, dont la beauté, l'esprit et les vertus devaient réaliser tous les vœux de son ambition maternelle, dominée par la création des ouvrages qui l'ont placée au premier rang de nos littérateurs, objet des hommages de tous les souverains et de tous les grands talents de l'Europe, nous ne saurions partager sa pitié pour son sort[58].
Difficile, pour conclure sur ce point, de déterminer le degré de réalité de cette lettre. Il est bien possible après tout, même si aucun document n’en porte un quelconque témoignage, que Mme de Girardin soit venue à Jersey en septembre 1853 avec une lettre de Mme de Staël sur l’exil – peut-être adressée à sa mère, ou peut-être pas. Cela pouvait entrer dans le dispositif mis en place par Mme de Girardin (de la part de son mari, le fondateur de La Presse, ou de plus haut encore) pour infléchir la position radicale de Victor Hugo : en faisant de lui l’autre exilé célèbre du siècle, ce qui était plutôt flatteur, elle lui montrait au passage ce que l’exil pouvait lui réserver comme souffrances à venir. C’est une mise en garde analogue que Victor Hugo met en scène en 1877 dans son Histoire d’un crime, à la fin de la visite rapportée que lui aurait rendue Jérôme Bonaparte en 1851, un mois avant le coup d’État. Cet autre neveu de l’empereur le mettait en garde, dans un dialogue homérique où se retrouve curieusement la même formule « ce que c’est que l’exil », contre le danger qui le menaçait s’il s’opposait à son oncle : « – Tenez, vous ne savez pas ce que c’est que l’exil. Je le sais, moi. C’est affreux. Certes, je ne recommencerais point. La mort est une chose d’où l’on ne revient pas, l’exil est une chose où l’on ne retourne pas. » À quoi Victor Hugo aurait répondu : « – S’il le faut[, lui dis-je,] j’irai, et j’y retournerai[59]. »
Quoi qu’il en soit, cette lettre aussi (ou aussi peu) authentique que ce dialogue était repartie avec sa propriétaire. Victor Hugo en avait peut-être fait prendre une copie par sa fille Adèle, qui tenait déjà le journal de l’exil, ou il en avait tout simplement retenu les grandes lignes. Dans un cas comme dans l’autre, il l’avait reconstituée, dix ans plus tard, pour les besoins de son William Shakespeare, et lui avait associé cette histoire de l’exil à quarante lieues de Paris (version historique de Napoléon Bonaparte), quarante-cinq lieues (version de William Shakespeare) ou cinquante lieues (version du voyage aux Pyrénées), pas une de moins dans tous les cas, qui l’avait autrefois tant marqué.
Reste sa phrase conclusive, « Voilà ce que c’est que l’exil », dont on aimerait vraiment savoir si elle est de lui ou de Mme de Staël. Le fait qu’il prenne la peine de la discuter in fine (« L’exil n’est pas que cela ») ferait pencher en faveur de Mme de Staël, si d’autres indices n’attestaient pas plutôt du contraire[60]. La question n’est pas mince, puisque si cette expression disparaît de la version publiée de William Shakespeare, elle servira en revanche de titre, en 1875, au plus grand texte de Victor Hugo sur la question, rédigé pour servir de préface au deuxième tome d’Actes et paroles (sous-titré Pendant l’exil, 1852-1870) et publié à part chez Michel Lévy frères : Ce que c’est que l’exil[61].
***
Il existe pour finir une autre trace, plus visible, de cette communauté d’inspiration, finalement profonde, entre les deux exils. On pourrait y voir, en quelque sorte, la métamorphose finale de Victor Hugo en Mme de Staël, au-delà même de ces écarts qui frappaient encore l’auteur des Châtiments à Jersey, quand il comparait devant sa fille Adèle son « exil sombre, exil abandonné » à « cet exil à Coppet de Mme de Staël, cet exil paré et consolé par les correspondances de toute la presse[62] ». Son fils Charles, qui est souvent l’écho de son père, s’amusait pourtant à confondre l’année suivante la mer et le lac : « Ma foi j’avoue que j’[en] ai assez de la solitude et du lac Léman et que Jersey finit par m’ennuyer[63]. » Comme autrefois s’imposait le parallèle entre Ferney et Coppet, fût-ce pour donner comme Stendhal en 1817 la palme à Coppet (« Voltaire n’a jamais rien eu de pareil[64] »), Victor Hugo à Jersey puis à Guernesey était régulièrement comparé par ses visiteurs ou son entourage à Voltaire à Ferney ; mais quand il s’agit pour lui de passer à la fiction romanesque, il semble revenir à Coppet. (Le château de Ferney, si Necker l’eût racheté à Voltaire comme il y avait songé quelques années avant d’acquérir Coppet, toute cette histoire aurait été simplifiée.) Car l’expression la plus littéraire de la métaphore maximale liant Coppet à Guernesey, il faut aller la chercher dans le dernier roman d’exil. Victor Hugo, qui avait été pair de France avant la révolution de 1848, dessine en effet dans L’homme qui rit un autoportrait assez transparent en lord Clancharlie, pair d’Angleterre devenu républicain et subissant un exil volontaire (son exil était bien « volontaire » depuis l’amnistie générale de 1859). Ce personnage de lord Clancharlie est lui-même composé à partir des figures historiques d’Edmond Ludlow et d’Andrew Broughton, républicains intransigeants opposés à Cromwell qui étaient venus mourir en exil et qui reposent pour l’éternité dans l’église de Vevey. Edmond Ludlow, surtout, qui apparaissait déjà dans la pièce Cromwell, avait pour devise « Ubi libertas, ibi patria » (là où est la liberté, là est la patrie), que les exilés de Coppet et de Guernesey auraient pu reprendre à leur compte, même si le second lui avait préféré une devise un peu plus métaphysique, Exilium vita est (l’exil est la vie, ou la vie est un exil). En tout cas, dans le roman (II, I, 1, I), la maison d’exil de lord Clancharlie, qui ressemble assez à celles que Victor Hugo occupa d’abord à Jersey, puis à Guernesey, est située au bord du lac Léman, « entre Lausanne et Vevey ». Plutôt qu’un transfert improbable de Ferney du côté de chez Jean-Jacques, c’est bien un mélange de Coppet, pour la situation, et d’Hauteville-House pour l’architecture :
Il s’était retiré en Suisse. Il habitait une espèce de haute masure au bord du lac de Genève. Il s’était choisi cette demeure dans le plus âpre recoin du lac, entre Chillon où est le cachot de Bonnivard, et Vevey où est le tombeau de Ludlow[65]. Les Alpes sévères, pleines de crépuscules, de souffles et de nuées, l’enveloppaient ; et il vivait là, perdu dans ces grandes ténèbres qui tombent des montagnes. Il était rare qu’un passant le rencontrât. Cet homme était hors de son pays, presque hors de son siècle[66].
Il suffit de prendre une carte du Léman pour remarquer que la maison d’exil de lord Clancharlie est exactement à la même distance de l’extrémité orientale du lac que le château de Coppet de son extrémité occidentale. De L’homme qui rit à Ce que c’est que l’exil, il apparaît bien que Mme de Staël compte pour beaucoup plus qu’on aurait tout d’abord pu le croire dans le rapport de Victor Hugo à son propre exil et, plus largement, à la question de l’exil. Comme en témoignait déjà sa présence en filigrane dans la trilogie des années 1860, son effacement relatif, même s’il peut apparaître, de la préface de Cromwell au Rhin, comme une vieille habitude, est à mettre avant tout sur le compte de leurs rapports respectifs à Napoléon. Tout s’explique peut-être par le fameux vers de Victor Hugo, cher à Franck Laurent, de la deuxième ode à la Colonne, datée du 9 octobre 1830 – soit du moment, précédant de peu la mort de Benjamin Constant[67], où le régime qui s’installait correspondait au mieux aux écrits et aux aspirations de Mme de Staël. Victor Hugo au nom de sa génération s’adressait alors aux mânes de Napoléon en établissant ce distinguo subtil : « Car nous t’avons pour dieu sans t’avoir eu pour maître[68] » – tout l’inverse de Mme de Staël, même si l’un comme l’autre ont eu Napoléon pour obsession constante. C’était explicable et fatal pour Mme de Staël ; cela restait malgré tout plus étonnant pour Victor Hugo, dont la manie amusait encore Péguy au siècle dernier[69]. Ne fallait-il pas tout simplement comprendre que, même s’il avait en quelque sorte revu et corrigé Mme de Staël pendant toute sa vie, la recherchant et la retrouvant toujours un peu derrière les grandes femmes de son temps – Delphine de Girardin puis George Sand – il aurait préféré s’opposer au vrai Napoléon ?
[1] Mme de Staël à Mme de Berg, Londres, 5 mai 1814 ; cité dans Dix années d’exil, édition critique par Simone Balayé et Mariella Vianello Bonifacio, Fayard, 1996, p. 7.
[2] Victor Hugo à M. Daelli, Guernesey, 18 octobre 1862 ; Romans II, Laffont, p. 1154.
[3] Politique, Laffont, p. 767.
[4] Lettre de Mme de Staël à sir James Mackintosh publiée par Norman King dans les Cahiers staëliens, n° 10, 1970, p. 92.
[5] Victor Hugo, Littérature et philosophie mêlées, éd. critique établie par A. R. W. James, Klincksieck, coll. « Bibliothèque du XIXe siècle », 1976, t. I, p. 380.
[6] Critique, Laffont, p. 72.
[7] « Sur Voltaire », Littérature et philosophie mêlées ; Critique, Laffont, p. 140.
[8] Les Misérables, II, III, 4.
[9] Critique, Laffont, p. 86.
[10] « Marie Stuart, Tragédie ; par M. Lebrun », Le Conservateur littéraire, 1er avril 1820 ; CFL, t. I, p. 605. Par comparaison : « La différence du théâtre français et du théâtre allemand peut s’expliquer par celle du caractère des deux nations ; mais il se joint à ces différences naturelles des oppositions systématiques dont il importe de connaître la cause. » (De l’Allemagne, II, 15.) « On ne peut nier, ce me semble, que les Français ne soient la nation du monde la plus habile dans la combinaison des effets du théâtre ; […]. » (Ibid.) « On raisonne en France sur un personnage tragique comme sur un ministre d’État, et l’on se plaint de ce qu’il fait ou de ce qu’il ne fait pas, comme si l’on tenait une gazette à la main pour les juger. Les inconséquences des passions sont permises sur le théâtre français, mais non pas les inconséquences des caractères. » (Ibid., II, 18.)
[11] Voir Akio Ogata, « Sur les épigraphes de Han d’Islande de Victor Hugo », Études de langue et littérature française, n° 40, Tokyo, 1982, p. 44-76.
* De l’Allemagne. [Note de l’édition de 1824.] La citation, plus fidèle que celle de Han d’Islande, est tirée du deuxième paragraphe du chapitre II, 11, intitulé « De la poésie classique et de la poésie romantique ».
[12] Poésie I, Laffont, p. 57. Dans la longue polémique qui va l’opposer au journaliste Hoffmann, qui signe Z. dans le Journal des débats, Victor Hugo se retranchera de nouveau derrière l’autorité de Mme de Staël pour botter en touche : « Permettez-moi de vous dire encore que je n’adopte point le mot de romantique avant qu’il ait été universellement défini. Mme de Staël lui a donné un fort beau sens et je déclare ne pas lui reconnaître d’autre acception. » (Lettre de Victor Hugo à Z… publiée dans le Journal des débats du 29 juillet 1824 ; CFL, t. II, p. 543.)
[13] Poésie I, Laffont, p. 60.
[14] Stéphanie Tribouillard, Le Tombeau de Mme de Staël, Les discours de la postérité staëlienne en France (1817-1850), Genève, Slatkine, 2007, p. 452.
[15] Yvette Parent, « Victor Hugo et l’ironie romantique I – Théorie », communication au Groupe Hugo du 14 juin 2014.
[16] Sylvie Jeanneret, « “Dire, c’est faire” : la parole dans l’œuvre romanesque de Victor Hugo », communication au Groupe Hugo du 20 novembre 1999.
[17] Actes et paroles I, « Discours de réception à l’Académie française », 3 juin 1841 ; Politique, Laffont, p. 89-91.
[18] Lamartine, « Ressouvenir du lac Léman », Œuvres poétiques complètes, éd. Marius-François Guyard, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 1181-1182.
[19] « Ce siècle avait deux ans… » ; Poésie I, Laffont, p. 565.
[20] Stendhal, Rome, Naples et Florence, texte établi et annoté par Daniel Muller, préface de Charles Maurras, Édouard Champion, 1919, t. II, p. 286 [note du 6 août 1817].
[21] Lamartine, « Ressouvenir du lac Léman », loc. cit., p. 1182.
[22] Ibid.
[23] Histoire, Laffont, p. 1220-1221.
[24] Ibid., p. 1226.
[25] Journal d’Adèle Hugo, 29 juillet 1855, t. IV, p. 314.
[26] Actes et paroles II, 1859, I.
[27] Les Misérables, I, III, 1.
[28] Les Misérables, I, III, 1 ; Romans II, Laffont, p. 94-95.
[29] Voir le Journal d’Adèle Hugo, t. IV, p. 314.
[30] Paul Gautier, Madame de Staël et Napoléon, Plon-Nourrit, 1921, p. 360.
[31] Victor Hugo, Un Carnet des “Misérables”, octobre-décembre 1860, notes et brouillons présentés, déchiffrés et annotés par Jean-Bertrand Barrère, Minard lettres modernes, 1965, p. 164.
[32] Ibid.
[33] Les Misérables, I, III, 1 ; Romans II, Laffont, p. 94.
[34] Les Misérables, II, I, 17 ; Romans II, Laffont, p. 277.
[35] Journal d’Adèle Hugo, 15 mars 1855, t. IV, p. 67.
[36] Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, éd. Annie Ubersfeld et Guy Rosa, Plon, coll. « Les Mémorables », 1985, p. 400. C’est apparemment vrai, du moins pour Victor Hugo, à l’époque où Mme Hugo rédige ce récit. Car Adèle notait peu de temps avant : « Mon père parlait de Mme de Staël, et lui reconnaît un talent modéré. » (Le Journal d’Adèle Hugo, 23 septembre 1852, t. I, p. 299.) Autre réserve à peu près concordante dans le Journal de ce que j’apprends chaque jour, à la date du 10 novembre 1846 : « Les mots de Madame de Staël valent souvent mieux que ses livres. En voici un qui est remarquable, quoique trop absolu : – Ôtez d’un espagnol ce qu’il a de bon, vous faites un portugais. » (Histoire, Laffont, p. 612.) Autre « mot » glissé dans L’Archipel de la Manche : « Madame de Staël entendant M. de Chateaubriand, qui avait les épaules un peu hautes, mal parler des Alpes, disait : jalousie de bossu. » Encore un mot, à l’inverse du ruisseau de la rue du Bac préféré au Léman, dont il est difficile de trouver l’origine : Yves Gohin lui consacre une longue note dans laquelle il rappelle le voyage au Mont-Blanc effectué par Chateaubriand en août 1805 (avec visite à Mme de Staël à Coppet). Il publie un brouillon préparatoire semblant attester une source, mais rapporte que « Mlle Simone Balayé », qu’il a interrogée sur ce point, le tient avec quelque semblant de raison pour apocryphe (note d’Yves Gohin à son édition des Travailleurs de la mer, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 1310).
[37] Critique, Laffont, p. 186.
[38] Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, XXXV, 21, édition critique par Jean-Claude Berchet, 2e éd. revue et corrigée, Le Livre de Poche/Classiques Garnier, coll. « La Pochothèque », t. II, 2004, p. 632.
[39] Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, éd. cit., p. 401.
[40] Les Travailleurs de la mer, I, III, 3 ; Romans III, Laffont, p. 82. Étonnante illustration de cet « esprit de Coppet », « berceau d’une société nouvelle » qui, selon son meilleur historien Pierre Kohler, eût semblé « un milieu vieillot » pour « le XIXe siècle du progrès mécanique, du pétrole et des chemins de fer, pour les lecteurs de Baudelaire et de Verhaeren ». (Mme de Staël au château de Coppet, Lausanne, Spes, 1943, p. 111.)
[41] Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, chapitre XLIV, « Genève » ; CFL, t. II, p. 1041.
[42] Napoléon le Petit, II, 8 ; Histoire, Laffont, p. 34-35.
[43] Mme de Staël, Lettres sur les écrits et le caractère de J.-J. Rousseau ; Œuvres complètes de Mme la baronne de Staël, publiées par son fils, précédées d’une notice sur le caractère et les écrits de Mme de Staël par Mme Necker de Saussure, Treuttel et Würtz, t. I, 1820, p. 104 [orthographe des verbes modernisée]. Ces lettres avaient été publiées pour la première fois en 1788, puis en 1798 (2e édition) ; nouvelle édition en 1814.
[44] Voir le chapitre « Du goût », De l’Allemagne, II, 14. À vrai dire, Victor Hugo parle uniquement de « l’œil arraché de Glocester » (William Shakespeare, II, IV, 3 ; Critique, Laffont, p. 382) et non pas de son œil piétiné, ce qui prouve qu’il a bien lu la note où François-Victor explique que les deux didascalies coupables (« Glocester est tenu renversé sur son fauteuil, tandis que Cornouailles lui arrache un œil et l’écrase sous son pied » ; « Cornouailles arrache l’autre œil de Glocester et l’écrase ») sont des « interpolations apocryphes » dues aux « éditeurs modernes » – dès lors, elles n’apparaissent pas dans sa propre traduction conforme aux éditions originales : « Le silence du texte sur ce point prouve évidemment que l’horrible exécution n’avait pas lieu sur la scène propre. » Il transcrit à l’appui de sa démonstration une page explicative de Tieck sur ce sujet. (François-Victor Hugo, Œuvres complètes de W. Shakespeare, t. IX, « La Famille », Pagnerre, 1861, p. 428-430.)
[45] William Shakespeare, II, VI, 5 ; Critique, Laffont, p. 410. L’ordre choisi suit à peu de chose près l’ordre des chapitres IV à VIII de la seconde partie de De l’Allemagne, Winckelmann en moins, qui n’avait rien d’un poète.
[46] William Shakespeare, III, III, 2 ; Critique, Laffont, p. 443.
[47] Ivan Golovine, Histoire d’Alexandre Ier empereur de Russie, Leipzig, Wolfgang Gerhard, Paris, E. Dentu, A. Franck, 1859, p. 220.
[48] Voir l’excellent article de Wiktoria Śliwowska, « Un émigré russe en France : Ivan Golovine, 1816-1890 », Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 11, n° 2, avril-juin 1970, p. 221-243. Elle publie p. 237 une lettre de l’auteur à Victor Hugo du 25 octobre 1852, conservée à la Maison de Victor Hugo à Paris, et en mentionne une autre conservée au même endroit. Elle rappelle aussi la grande hostilité d’Alexandre Herzen, autre correspondant de Victor Hugo dans ces années-là, à l’égard de Golovine. Le Grand Larousse universel signale dans son premier supplément un livre de Golovine sur Victor Hugo ou dédié à Victor Hugo en 1876, absolument introuvable, contrairement au passage intitulé « Soirée chez M. Victor Hugo » dans La Folie universelle et la science mentale, volume d’Ivan Golovine publié à Paris en 1881, dont il semble n’exister plus qu’un unique exemplaire à la Bibliothèque municipale de Lyon…
* Mme de Pompadour. [Note de Victor Hugo.]
[49] William Shakespeare, II, III, 2; Critique, Laffont, p. 370.
[50] Ibid.
[51] Ils burent même du champagne pour fêter l’anniversaire de Benjamin Constant, 36 ans ce jour-là, précise Simone Balayé : Dix années d’exil, éd. cit., p. 158, note 4.
[52] Voyages, Laffont, p. 452. Dans un cas comme dans l’autre, on peut exclure les brefs séjours faits par Mme de Staël à Chaumont-sur-Loire au début de l’été 1806, alors qu’elle résidait au château de Vincelles, à trois ou quatre lieues d’Auxerre : il ne peut s’agir que de 1810.
[53] William Shakespeare, transcription littérale du manuscrit [ici simplifiée] envoyée par Guy Rosa le 7 avril 2014.
[54] Ibid.
[55] Victor Hugo à Mme de Girardin, 4 janvier 1855 ; CFL, t. IX, p. 1086.
[56] Citation approximative, par Victor Hugo, du troisième chant des Tristes d’Ovide dans sa fameuse lettre publique à lord Palmerston (11 février 1854, l’année même du poème « Ce que c’est que la mort ») contre la condamnation à mort de Tapner : « Croyez-moi, ne jouez pas avec ces profondeurs-là ; n’y jetez rien de vous. C’est une imprudence. Ces profondeurs-là, je suis plus près que vous, je les vois. Prenez garde. Exul sicut mortuus. Je vous parle de dedans le tombeau. » (Actes et paroles II, 1854, II ; Politique, Laffont, p. 461.) Voir aussi la fin du discours prononcé à Jersey pour le 23e anniversaire de la révolution polonaise (29 novembre 1853), où Victor Hugo parle « de cette tombe qu’on appelle l’exil » (Actes et paroles II, 1853, III ; Politique, Laffont, p. 445).
[57] « On s’étonnera peut-être que je compare l’exil à la mort, mais Bolingbroke lui-même discute laquelle de ces deux peines est la plus cruelle. » (Dix années d’exil, éd. cit., p. 154.) Henry St John, vicomte Bolingbroke (1678-1751), exilé en France après la mort de la reine Anne, y rédigea ses Reflexions on exile.
[58] Sophie Gay, Salons célèbres, Michel-Lévy frères, 1864, p. 15-16.
[59] Histoire d’un crime, IV, 10. Histoire, Laffont, p. 410.
[60] Notamment la présence du même redoublement du pronom démonstratif dans sa forme affirmative (« Ce que c’est que »), variante de la forme interrogative plus courante et malgré tout plus légère (« Qu’est-ce que c’est ? ») – formulation a priori antipoétique au possible, programmatique, plus philosophique que littéraire – dans le titre d’un chapitre essentiel des Misérables (« Ce que c’est que d’avoir rencontré un marguillier » ; Les Misérables, III, III, 6) et surtout dans celui d’un poème essentiel des Contemplations (« Ce que c’est que la mort » ; Les Contemplations, VI, 22). Ajoutons que Mme de Staël, dans une lettre de 1812 encore, se disait « tentée de faire un ouvrage intitulé De l’exil, qui sera, je crois, rempli d’observations assez nouvelles sur le cœur humain ». (Dix années d’exil, éd. cit., p. 19.)
[61] Jamais réédité à part entre 1875 et 2008, où il est présenté par Guy Rosa aux éditions des Équateurs. Sa préface, « La Parole exilée », résume la communication « Ce que c’est que l’exil », présentée au Groupe Hugo le 20 octobre 2001. Notons aussi que Victor Hugo utilise encore « Ce que c’est que la mort » comme intertitre pour l’année 1865 du même volume d’Actes et paroles, année qui s’ouvre sur sa belle oraison funèbre d’Émilie Putron, la fiancée de son fils François-Victor.
[62] Journal d’Adèle Hugo, 5 mai 1854, t. III, p. 207. Jugement similaire, sur l’exil de Mme de Staël, à celui de Chateaubriand ou de Sophie Gay.
[63] Le Journal d’Adèle Hugo, 17 mars 1855, t. IV, p. 68.
[64] Stendhal, Rome, Naples et Florence, éd. cit., t. II, p. 286 [note du 6 août 1817].
[65] Plutôt qu’une allusion au Veytaux d’Edgar Quinet, que Victor Hugo n’admirait pas au point d’en faire un héros de roman, il s’agit d’une citation du Rhin : « C’est avec un grand sens, selon moi, que la Providence a rapproché la tombe de Ludlow du cachot de Bonnivard. Un fil mystérieux, qui traverse les événements de deux siècles, lie ces deux hommes. Bonnivard et Ludlow avaient la même pensée : l’émancipation de l’esprit et du peuple. La réforme de Luther, à laquelle coopérait Bonnivard, est devenue en cent trente ans la révolution de Cromwell, dans laquelle trempait Ludlow. Ce que Bonnivard voulait pour Genève, Ludlow le voulait pour Londres. Seulement, Bonnivard, c’est l’idée persécutée ; Ludlow, c’est l’idée persécutrice ; ce que le duc de Savoie avait fait à Bonnivard, Ludlow l’a rendu avec usure à Charles Ier. L’histoire de la pensée humaine est pleine de ces retours surprenants. Donc, et c’est ici que se clôt le magnifique syllogisme de la Providence, près de la prison de Bonnivard il fallait le sépulcre de Ludlow. » (Le Rhin, XXXIX ; Voyages, Laffont, p. 364.)
[66] L’homme qui rit, II, I, 1, I ; Romans III, Laffont, p. 473-474.
[67] Dans une énumération des Misérables, Victor Hugo se plaira à rappeler que « M. de Constant de Rebecque » (gratifié d’une particule en trop) se faisait appeler Benjamin Constant (Les Misérables, III, IV, 1 ; Romans II, Laffont, p. 518.) Quelques mois avant de mourir, ce dernier avait eu le temps d’assister à Hernani (voir sa belle lettre à Victor Hugo pour lui demander deux places dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, LV ; CFL, t. III, p. 1328-1329), et la non moins belle lettre de condoléances de Victor Hugo à sa veuve : « Votre malheur privé est une calamité publique. […] Je n’ai vu que trop peu de fois M. Benjamin Constant. Cependant, je crois pouvoir dire que je l’ai bien connu. […] Il laisse deux veuves, vous et la France. » (Victor Hugo à Mme Benjamin Constant, 11 décembre 1830 ; CFL, t. IV, p. 1013.) Victor Hugo assista le lendemain à ses funérailles grandioses, et laissa dans son « Journal des idées et des opinions d’un révolutionnaire de 1830 », à la date du 9 décembre 1830, la trace de son affliction (voir Littérature et philosophie mêlées ; Critique, Laffont, p. 129). Dans son discours à l’Assemblée constituante pour la liberté de la presse et contre l’état de siège (11 octobre 1848), Victor Hugo cita les lettres politiques de Benjamin Constant – manière de rendre hommage à celui qui avait donné ses lettres de noblesse à ce sujet (Actes et paroles I, Assemblée constituante, 1848, V ; Politique, Laffont, p. 184).
[68] Les Chants du crépuscule, II, 7. Voir Franck Laurent, « “Car nous t’avons pour Dieu sans t’avoir eu pour maître”, Le Napoléon de Victor Hugo dans l’œuvre d’avant l’exil », communication au Groupe Hugo du 16 septembre 2000.
[69] « Napoléon le tenait si bien. Il était si hanté de ce nom et de cette image de Napoléon que Napoléon lui sert de calendrier. » Charles Péguy, Notre Patrie [1905] ; Œuvres complètes, Œuvres de prose, t. II, Nouvelle Revue française, 1916, p. 336.