Christine Moulin : La liste dans les fragments de Hugo: une "machine faite d'esprit"[1].

Communication au Groupe Hugo du 18 juin 2011
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« Tout est la même chose »[2].

 

 

1 Introduction et problématique

J ai fait le choix de vous parler de la liste dans les fragments de Victor Hugo parce que c'est une forme scripturale qu'on associe souvent à son nom, principalement sur le mode de la déploration ou de l'admiration. Deuxième raison : à mes yeux, la liste constitue une des espèces de l'écriture fragmentaire[3]. J'ai donc souhaité l'examiner dans ce qui me paraissait son milieu « naturel » : les fragments de Victor Hugo. J'ai choisi le recueil Océan, plus nettement détaché de l'œuvre que les « chantiers », sans m'interdire toutefois de puiser quelques confirmations dans ceux-ci.

Je me suis vite rendu compte de la difficulté à distinguer liste, énumération et accumulation. Au colloque de Metz sur « L'effet-liste » (février 2011), Alain Rabatel a fait le point sur la question. Selon lui, quand on définit ce qu'est une liste, certains critères sont surévalués : une liste n'est pas forcément formée d'unités inférieures à la phrase. Ce que confirme un exemple dans Chantiers :

 

O chars mystérieux ! Où roulez-vous, prophètes ?

Ils n'ont point détourné leurs orageuses têtes ;

Elie a répondu : nous allons, nous allons.

Moïse ne s'est pas arrêté. Jean, sublime,

A dit : laissez passer les vivants de l'abîme

Et Job a dit : j'entends l'immensité pleurer. [...]

Chantiers, après le 3 septembre (?) 1856, p.562, Laffont

 

Elle n'est pas non plus forcément mise en colonne. La liste se reconnaît bien plutôt à sa « régularité formelle morpho-syntaxique », mais aussi à son « unité sémantique explicite, en raison des commentaires ouvrants et fermants ». Ainsi,

 

[...] dès qu'on est en capacité de dégager des principes d'organisation (de listage), on est dans une énumération ordonnée, et donc dans une liste. Participe de l'expression et/ou de l'impression d'ordre la présence de répétitions paradigmatiques, d'une unité sémantique[4] et d'une intention pragmatique.

 

Cela dit, dans mon corpus, constitué de fragments, force est de reconnaître qu'il va souvent manquer l'intention pragmatique, ce qui tout compte fait, est caractéristique de l'écriture fragmentaire en général, mais il va aussi manquer parfois ce qu'on pourrait appeler « l'ancrage » (terme plutôt associé au texte descriptif dont les liens avec liste ont été étudiés depuis longtemps par Philippe Hamon), autrement dit « l'unité sémantique explicite[5] » qu'il va falloir souvent tenter de reconstituer. Alain Rabatel ajoute un autre critère : « Ce qui est capital, c'est la répétition à la même place des mêmes sons, mots, structures syntaxiques ou structures rythmiques dans la liste d'items ou dans la liste des propositions ou des phrases ».

Finalement, il en arrive à la conclusion qu'il y a une « méta-activité d'énumération », qui tend parfois vers la confection de listes désordonnées, ou « chaotiques » (on est alors plutôt du côté de l'accumulation) ou parfois vers la confection de listes ordonnées (on est alors plutôt du côté de l'inventaire)[6]. Par ailleurs, d'une manière générale, les auteurs semblent s'entendre sur le fait que la liste au sens strict se situe du côté de la fermeture, de l'ensemble fini et relativement peu étendu. Ainsi, quand je parlerai de liste, il faudra plutôt entendre « fragment énumératif ». Quoi qu'il en soit, ce n'est pas l'aspect formel ni même définitoire qui m'intéresse. C'est  bien la fonction des listes dans les fragments non publiés de Hugo qui sera au cœur de mon propos.

Ceux qui se sont intéressés aux énumérations chez Hugo les ont souvent considérées comme des marques de délire verbal, que ce soit en mauvaise part comme Claudel (« Lettre au P. de Tonquedec », in Œuvres complètes, Gallimard, s. d., t. 18, p. 271 ; cité par J. Gaudon, 1971, p.85 : « Les poèmes de Victor Hugo, dans la seconde partie de sa vie, ne sont plus que des énumérations, un pêle-mêle inouï et rebutant de mots péchés au hasard de tous les dictionnaires et privés de toute espèce de sens ») ou au contraire, pour admirer la puissance panique du poète (c'est ainsi que Charles Renouvier dans Hugo le philosophe a pu parler d' « éjaculation triomphante »[7] et plus près de nous, Jean Gaudon (1971, p.83) de « passages flamboyants où Hugo cherche à figurer la démesure »[8][9]). Umberto Eco, dans son récent livre sur Le Vertige de la liste (2009) s'inscrit dans cette tradition : « [...] c'est par goût de l'excès que Victor Hugo, pour suggérer la grandeur gigantesque de la Convention républicaine, remplit des pages et des pages de noms, si bien que ce qui aurait pu être un résumé d'archive devient l'expérience d'un vertige » (p.253). Il faut l'admettre, certains fragments semblent bien attester cette lecture :

 

[...] Les mondes, les mondes, les mondes, les étoiles au-delà des étoiles, les créations par-dessus les créations, l'illimité sidéral, c'est Dieu visible.

Océan, p.105, 1868, Laffont

 

Mais d'autres pistes ont été proposées, au Colloque de Metz sur « l'effet liste », notamment par Marceline Laparra[10] et par Judith Wulf[11] qui ont pris, en quelque sorte, les listes de Hugo au sérieux sans les considérer comme des excroissances monstrueuses[12]. C'est bien plutôt dans cette mouvance que j'aimerais me situer. Ce qui m'a amenée à me demander quelle fonction remplit l'écriture énumérative, telle qu'elle apparaît dans les fragments non publiés, et à faire deux hypothèses.

La première est la suivante : à mes yeux, les fragments, en général, constituent une forme de laboratoire où Hugo expérimente les diverses potentialités de son écriture. L'écriture énumérative ne fait pas exception : elle servirait à Hugo à élaborer sa pensée, ce qui rejoindrait, par ailleurs, les études anthropologiques sur la liste, souvent citées, telles celles de Jack Goody. J'aimerais ainsi tenter de déterminer ce que les spécificités de la liste permettent à Hugo. C'est pourquoi je transposerais volontiers le continuum décrit par Alain Rabatel sur le plan fonctionnel : l'énumération, quand elle est accumulation, me semble argumentative ; quand elle est inventaire, plutôt descriptive. Outil pour convaincre, elle peut être aussi outil pour nommer ou montrer d'une part, pour penser d'autre part. Je laisserai ainsi de côté certains emplois de la liste davantage tournés vers l'argumentation, comme par exemple, la liste d'invectives, proche de celles que l'on peut trouver dans Châtiments. Je laisserai de côté aussi l'aspect purement descriptif de la liste, tel qu'on peut le trouver dans certains fragments impressionnistes, voire pointillistes, qui rappellent l'écriture du poème « Fenêtres ouvertes » (L'Art d'être grand-père) :

 

Ô fleurs, jardin, ville, chaumière,

Voiles sur l'eau, ciel bleu, gazon,

Fenêtre pleine de lumière,

Vaste gaîté de l'horizon.

Océan, p.433, 1854, Laffont

 

C'est bien l'aspect en quelque sorte cognitif de la liste qui m'intéresse.

Deuxième hypothèse : si la liste est bien un outil scriptural pour Hugo, il devrait en avoir fait la théorie, sous une forme à la fois explicite et métaphorique, comme il a pu le faire pour les autres formes d'écriture qu'il a pratiquées.

Donc, il s'agit pour moi maintenant de montrer que la liste pour Hugo est une « machine faite d'esprit » ou ce qu'on pourrait appeler également, à la suite de Paul Ricoeur, une « configuration réflexive »[13].

 

2 Les listes de travail

Il s'agit des listes qui facilitent le travail d'écrivain. Je ne parlerai pas des listes de rimes parce que leur rôle a déjà été éclairé par l'étude de Jean-Marc Hovasse, « Hugo créateur par la rime » (2005), mais je ne résiste pas au plaisir de citer un exemple loufoque de liste de rimes, qui montre bien la liberté ludique que s'accorde Hugo dans ses fragments :

 

forum decorum verre de rhum

Océan, p.435, 1854, Laffont

 

Je m'arrêterai sur les listes de matériaux car elles permettent, je crois, d'entrapercevoir la façon dont Hugo insère la documentation dans son œuvre et la rend en quelque sort « utilisable »[14].

 

2.1 La liste : lieu de poétisation du réel

2.1.1 De la liste au portrait

Un exemple m'a paru particulièrement révélateur car on peut, je crois, y pressentir la façon dont Hugo poétise la documentation[15], à travers diverses modalités de listage : les notes documentaires sont disposées de façon verticale, ce qui les apparente à une prise de notes, mais elles comportent déjà des comparaisons : « comme une barbe mal faite », « insecte arlequin ». Finalement, elles donnent naissance à un portrait, linéaire, lui, bien sûr, qui fait sonner le mot « forficule » à la clausule et attend, comme bien d'autres fragments, une possible utilisation dans une œuvre constituée.

 

La hispe - rousse, épineuse, hérissée comme une barbe mal faite
La sagre – bleue et brillante
La forficule ­ ailes vertes, corselet noir, liserés blancs ­ insecte arlequin
une vieille plus insecte que femme, mais quel affreux insecte ! hideuse comme une hispe, agile comme une sagre, bizarre et bariolée comme une forficule.

Océan, p.216, vers 1846, Laffont

 

Cet exemple ouvre sur une constatation : dans les fragments de Hugo, il est en fait très difficile de faire la distinction entre ce que Bernard Sève (2010, p.40-41) appelle les listes « onomastiques » où

 

les mots sont pris dans leur valeur référentielle, en tant qu'ils désignent des objets du monde réel (quel que soit le sens que l'on donne à « réalité », où l'on peut compter si l'on veut les anges, les sirènes ou les dragons chinois)

 

et les « listes lexicales » où « les mots sont pris en tant que mots, [...] chosifiés dans leur statut matériel (phonique ou graphique) ou grammatical ». Bien sûr, certaines listes sont clairement lexicales et vérifient au carré l'affirmation de Bernard Sève (2010, p.120) selon laquelle

 

il existe un cratylisme naturel à la liste, comme s'il suffisait aux mots d'être inscrits en colonne ou à la file pour que la portion du monde dont chacun d'eux a la garde nous soit enfin transparente. [...] chaque mot peut sembler démentir l'arbitraire du signe et jouer un rôle « évocatoire ».

 

[...] Il est remarquable que presque tous les mots qui expriment l'idée de lumière contiennent des a ou des i et quelquefois les deux lettres. Ainsi :

 

lumière
briller
scintiller
étinceler
étincelle
pierreries
étoile
Sirius
soleil
ciel
resplendit
œil
luire




Dieu

astre
ardre
ange
éclat
éclater
aube
aurore
flamme
flambeau
enflammer
allumer
auréole
chandelle
candélabre
lampe
lampion
charbon
escarboucle
regard
lanterne
matin
planète
Aldebarran

rayon
rayonner
éclair
éclairer
diamant
braise
fournaise
constellation
arc-en-ciel

[...]

Océan, p.210, 1846-1847, Laffont[16]

 

D'autres sont à peu près clairement onomastiques (on a affaire à un catalogue de créatures et de plantes fantastiques) :

 

Danses de la nuit

Spectres. – Djinns. – Stryges. – Lamies. – Guivres. – Hydres. – Vampires. – Larves. – Brucolaques. – Grées. – Gargouilles. – Masques. – Gnomes. – Satyres. – Faunes.

Cyclopes. – Femmes-cygnes. – Nixes. – Willis. – Walkyries. – Fées. – Elfes. – Sylphes. – Ondins. – Nymphes  – Lémures. – Napées. – Oegypans.

Myosotis – Nénuphars – Glaïeuls – Sagittaires – Joncs – Mandragores – Gobloblins – Poulpiquets – Corrigans – Bisclavarets

Océan, p.453, 1850-1852, Laffont

 

Mais dans beaucoup de cas, il semble difficile de trancher ; comment ne pas soupçonner que les mots choisis dans la liste suivante ne l'ont pas été aussi et peut-être même surtout pour leurs sonorités ?

 

La nature mêle ses œuvres par les bords et passe insensiblement d'un ordre d'êtres créés à l'autre ; les cryptogrammes touchent aux zoophytes ; les conferves, les byssus, les tremelles sont presque des polypiers. La matière verte de Priestley continent les cyclidies de Müller[17].

Océan, p.46, vers 1830, Laffont

 

Si bien que l'on se retrouve souvent, devant les listes de Hugo, à se demander quelle en est la logique (et dans les fragments, aucune aide contextuelle ne nous est apportée) pour constater qu'elles sont le lieu d'une tension entre les exigences du signifiant et du signifié.

C'est d'ailleurs ce qu'avoue Hugo, sur le mode de l'autodérision, dans le passage suivant :

 

il faut des noms faciles
D'une syllabe ou deux ou tout au plus de trois,
Pour qu'en ses cabanons solides mais étroits,
Le vers puisse enfermer leur honte prisonnière.
La longueur de son nom sauve Lagueronnière.

Chantiers, p.87, 1848, Laffont

 

Finalement, la liste, étroitement liée au savoir, vérifie ce qu'affirme Nathalie Piégay-Gros (2009, p.14) :

Le plaisir pris à l'énumération, le détournement de la « source » au profit de la fantaisie poétique contrastent fortement avec un usage savant et respectueux de la documentation érudite et annoncent l'effacement des seuils entre documentation et fiction que le XXe siècle va systématiser

 

2.1.2 Exemplification

Le rôle que joue la liste dans la transmutation d'une idée en fragment déjà prêt à être inséré dans une œuvre passe également par son pouvoir d'exemplification :

 

[Texte 1 :] Certains hommes marchent dans la justice comme les voleurs dans le grand chemin.

[Texte 2 :] ou : Certains hommes, législateurs, juges, philosophes, honnêtes gens, disent : nous marchons dans la justice.

‑ Oui, comme les voleurs dans le grand chemin.

Océan, p.6, 2ème semestre 1846, Laffont

 

Dans ce cas, la liste du texte 2 sert à exemplifier le terme générique « certains hommes » mais, en introduisant le particulier, elle permet à la fois de passer de la maxime[18] au fragment et en même temps de faire entendre la voix des hommes mis en cause ; on assiste alors à un rapide procès où se fait entendre une autre voix. Ce pourrait être encore celle de l'énonciateur du texte 1 mais rien n'est moins sûr. En tout cas, le texte 2 semble plus facilement insérable dans une œuvre puisqu'il est déjà sous la forme de dialogue et qu'il fait apparaître des personnages là où l'on n'avait qu'une abstraction et un conflit là où on n'avait qu'une constatation. La liste semble donc bien, au moins dans ce cas précis, le lieu où se prépare la possible insertion d'un matériau préparatoire dans une œuvre éventuelle : en cela, elle a la même fonction que le fragment mais étant doublement fragmentaire, elle en redouble l'efficacité. Plus que le fragment non énumératif, qui peut rester dans l'indéterminé[19], par son apparente rigueur, elle permet, à l'idée de prendre une forme déjà quasiment utilisable, des « contours » comme dirait Hugo.

 

2.2 La liste est un « moule », une forme préconstruite

Mais c'est surtout en tant que forme préconstruite que la liste est utile.

 

2.2.1 Un exemple de moule

 

On me dit : en présence
de
de (énumérer les mauvais signes)
de

vous n'êtes pas inquiet ?
‑ Est-ce que je m'inquiète d'autre chose que de ma conscience ?

Océan, p.292, 1876, Laffont

 

2.2.2 La liste avec des « blancs »

On a une même structure d'attente dans…

 

Le bourreau, bras nus sur un échafaud au milieu de la place publique, a attaché sur des roues         qui était un apôtre,                 qui était un poëte,             qui était un savant,          

qui était un philosophe et leur a brisé les membres avec une barre de fer. Aujourd'hui, Vérité, ton char roule sur ces roues.

Océan, p.118, début de l'exil, Laffont

 

Ici, le nombre 4 (et c'est assez fréquent) informe la pensée et limite le nombre d'items de la liste[20]. Les noms des hommes représentant la religion, l'art, la science et la philosophie ne seront choisis qu'après pour remplir les blancs. On peut donc les supposer interchangeables, ce que confirme une note dans la cote 106 du « chantier » de Dieu : « Noms à revoir au besoin » (p.473, date incertaine de l'exil, Laffont). Comme l'a indiqué Michel Butor, mais en limitant sa remarque à l'alexandrin dont il étudie l'emploi particulier chez Hugo (1968, p.XXIII) :

 

Lorsque ces personnages ou lieux nous sont connus, nous constatons qu'il les met tous sur le même plan, que ce sont des mots égaux, et nous sentons bien qu'il en est de même si l'un d'eux nous est inconnu [...], chacun des individus évoqués n'est pas considéré en lui-même, mais comme point de repère [...]. ;

 

La liste que nous avons sous les yeux, incomplète, appelle, sur le plan paradigmatique, quatre autres listes, virtuelles : celles dans lesquelles Hugo peut puiser les noms qui lui manquent encore. C'est qu'au fond, c'est la chute, pour l'instant, qui occupe sa pensée et c'est vers elle que tend son écriture. On retrouve ici, à l'état embryonnaire, la logique de composition de « Et nox facta est » dans La Fin de Satan :

 

Satan dressa la tête et dit, levant le bras :

‑ Tu mens! Ce mot plus tard fut l'âme de Judas.

 

2.2.3 La liste alphabétique

Mais il est une liste encore plus contrainte que les autres : c'est la liste alphabétique.

 

Femmes élégantes d'alors –

A. Elle avait de très belles jupes. B. était bien chaussée. C. ne brûlait pas que de la bougie. D. payait bien sa femme de chambre. E. n'avait que du linge uni, mais était jolie. F. n'avait que des robes d'étamine du Lude, mais était belle.

Océan, p.225, vers 1860, Laffont

 

Ici, sous une forme burlesque, est utilisé l'alphabet, qui est souvent au cœur de la réflexion de Hugo dans ses fragments[21], ce qui rejoint l'analyse, faite à propos de son œuvre publié par Henri Meschonnic (1979, p.67-68). Celui-ci souligne en effet les liens que l'on peut établir entre méditation métaphysique et alphabet : « La métaphysique du langage, étant fascinée par la totalité-unité, est alphabétique. L'alphabet y conserve son ancien rôle d'ordination, d'ordonnance du monde, emblème du tout, de A à Z. [...] ». Ne trouve-t-on pas d'ailleurs, dans un fragment de l'exil, un projet d' « Epître aux vingt cinq lettres de l'alphabet[22] » (Océan, p.486, 1858-1860 ?, Laffont) et dans la cote 106 le fragment suivant ?

 

Comment comprendre (Hélas ! quel gouffre ! que penser !)

Comment lettre par lettre en son esprit classer

Tout ce sombre alphabet qui jaillit du mystère,

Depuis l'A, premier cri de l'homme sur la terre,

Cieux profonds ! jusqu'au Z effrayant de l'éclair ?

Chantiers, cote 106, p.393, Laffont

 

2.3 Les modules

Jusqu'à présent, nous avons pu constater que la liste était une structure, vide, appelée à être remplie. Mais la liste peut également apporter du matériau préorganisé, « en kit », si j'ose dire, sous forme de « modules ». C'est le nom que je donne aux listes dont les items sont prévisibles tellement ils sont fréquemment utilisés et rassemblés, avec des variantes, il est vrai. On a alors affaire à une série d'emblèmes dont la fréquence semble presque dispenser Hugo de réflexion. Plus qu'ils ne désignent, ces emblèmes signifient car, comme le note Bruno Clément à propos de William Shakespeare (1999, p.120), « les génies ce sont d'abord des noms, et il s'agit d'abord d'en dresser la liste ». C'est ainsi que l'on retrouve très souvent les mêmes suites de génies sous la plume de Hugo, ceux-là mêmes, évidemment, qui sont le sujet de William Shakespeare :

 

 

Sauf indications contraires, les extraits proviennent du recueil Océan, Laffont.

1840-1842, p.152

[…] Racine n'a pas d'imagination. Je me reprends, Racine, et c'est pour cela qu'il est divin, a juste la quantité d'imagination que peuvent admettre « les esprits bourgeois ». C'est le poëte tempéré et moyen. Homère, Eschyle, Isaïe, Dante, Shakspeare, Molière, extravaguent. Vagant extra

1840-1845, p.212

Après Pavie                  La Pléiade
Après Malplaquet qu'est-il resté ? Corneille, Racine, Molière
Après Rosbach                   Voltaire

1844-1845, p.148

[…] voilà bientôt trois mille ans qu'en présence d'Homère et de Virgile, de Dante, de Pétrarque, de Shakspeare, de Racine, de Voltaire et de Lamartine, elle [cette école de critique qui […] « Huait la métaphore et la métonymie »] s'efforce d'ôter par toutes sortes de bonnes raisons, la forme à la beauté et les images à l'imagination.

vers 1854 ? p.186

et l'on [mot oublié] sur les rois, sur les pharaons, sur les césars, sur les tyrans, le mépris d'Isaïe, de Juvénal, de Dante, d'Agrippa d'Aubigné, comme ces fientes d'aigles sur les sommets.

20 février 1854, p.270

Qu'est-ce que font Homère, Eschyle, Aristophane, Plaute, Dante, Cervantes, Shakspeare, Molière ? des enfants. Le génie est un ventre.

1854, p.354

[Oh ! qui me rendra…]
[...] poètes, Pétrarque, André Chénier, Horace,
Vos livres par l'amour usés, [...]

1856, Chantiers, p.496

Dieu, quand il fit Platon, savait ce qu'il faisait
Il a prémédité tous les esprits ; et c'est
Dans une volonté, terrible, énorme, ardente
Que furent créés Job, Shakspeare, Eschyle et Dante.

1856-1857, Chantiers, p.662

Ces chutes d'astres sur la terre
Se nomment Shakspeare, Milton,
Homère, Eschyle, Cervantès
etc.

après le 13/04/1857, Chantiers, p.423

socle
Sophocle
Pindare, aigle lyrique, effaré dans l'éther
Homère, et l'âpre Eschyle, athée à Jupiter
Job Dante Lucrèce Cervantes Shakspeare  Isaïe Ezéchiel
Molière Rabelais

1859, p.167

Essayez de dire : Homère, Isaïe, Eschyle, Lucrèce, Juvénal, Dante, Rabelais, Cervantès, Shakspeare, Racine… ‑ vous sentez une note fausse.

Racine est le premier des seconds.

1859 ?, p.168

[…] D'une certaine hauteur, on ne voit que Job, Homère, Eschyle, Lucrèce, Dante, Rabelais, Shakspeare, Molière, les astres.

1862, p.424

Poètes de la farce ! ô vous, bouffons divins,
Masques du rire errant dans la foule profane,
Sages de la marotte, ô Plaute, Aristophane,
Ô Poquelin, terreur des marquis chevelus,
Cratinus, Eupolis, Térence, Evangelus,
Ô Rabelais ! venez, rieurs ! je vous invoque !

vers 1862-1864, p.187

La vraie ambition n'est pas d'être poëte d'un siècle : mais poëte des siècles. Voltaire est un siècle. Homère, Eschyle, Job, Dante, Shakespeare, sont les siècles. De quels temps sont-ils ? De tous. Sont-ils datés ? Oui. Comment ? les Eternels.

 

« Module » dix-neuvième siècle

1862, p.171

Cette ville où nous avons laissé en partant tant de beaux et nobles esprits parmi les vivants, Lamartine, le grand poëte et parmi les morts, Béranger et Musset, les poëtes charmants […]

Laissant derrière nous Béranger   , Lamartine, le grand poëte, Alfred de Musset, le poëte charmant.

1867, p.168-169,

Le dix-neuvième siècle, époque qui au premier rang de ses penseurs, de ses talents et de ses esprits, a Byron, Chateaubriand, Lamennais, Lamartine, Béranger, Musset, Louis Blanc, Balzac, Michelet, George Sand, (Dumas ?), et qui parmi ses hommes secondaires cite des noms tels que Lemercier, Casimir Delavigne, Frédéric Soulié, Eugène Sue, Proudhon, etc.

qui au théâtre a Dumas, dans l'histoire Michelet, dans la poésie Lamartine, Musset, Béranger, Barbier, […]

Fin de l'exil, p.174

La poésie du dix-neuvième siècle a abordé toutes les plus profondes questions sociales et humaines, l'éducation, la pénalité, la misère, le droit de la femme, le droit de l'enfant, l'enseignement gratuit et obligatoire, le droit humain opposé au droit divin, la libération des Polognes et des Hongries, l'esclavage, etc.

Par Byron, elle a secouru la Grèce ; par Chateaubriand, elle a ébranlé Napoléon ; par Béranger elle a sapé les Bourbons, par Lamartine elle a renversé Louis-Philippe.

 

De ces exemples, je retiendrai plus particulièrement celui de la liste des génies où Sophocle rima evec socle, qui éclaire le rôle de la liste comme instrument de pensée ; la liste permet, en effet, de mettre à l'épreuve un classement préalable et d'en éprouver la cohérence. Ecriture sur un catalogue prétendument établi par la doxa, elle permet d'en dénoncer l'inconséquence.

La portée critique de la liste est aussi l'occasion pour Hugo de faire preuve, encore une fois, d'humour et d'autodérision. En effet, il établit la liste des écrivains à qui on a reproché leurs antithèses ou leurs métaphores :

 

Job, Eschyle, Homère, Juvénal, Shakspeare, Pascal, Voltaire, Robespierre

pour finir par:

Le nom [antithèse], on le voit, est de bonne qualité. Nous n'oserions pas jurer que de nos jours il ne serve pas encore quelquefois.

Océan, p.166, 1863 ?, Laffont

 

Cette pointe n'est pas étrangère à la forme même de la liste puisqu'une liste, comme on le sait, ne demande qu'à être continuée[23] et désigne, quand elle s'arrête, la place vacante qu'elle aurait pu combler, ce que confirme une phrase de William Shakespeare, qui clôture la liste des quatorze génies du livre II[24] : « Ces suprêmes génies ne sont pas une série fermée. L'auteur de Tout y ajoute un nom quand les besoins du progrès l'exigent ». Le choix de  la liste, qui met tous ses items sur le même plan, confirme ce qu'avait déjà affirmé Franck Laurent (1988) : « Le génie est un sujet qui perd en individualité ce qu'il gagne en infini ».

On pourrait, de la même manière, examiner d'autres « modules », tel celui des éléments naturels que Hugo cite souvent ensemble et qui forment un décor intangible et idyllique, au double sens du terme :

 

Ô poètes ! ô penseurs ! Attachez-vous à ce qui est durable, solide, vivant et profond, à l'éternel Dieu, à l'éternelle nature, à l'éternelle humanité ! le ciel, les arbres, les flots, les étoiles, la contemplation, l'extase, le chant des oiseaux, le bruit du vent, le champ, le foyer, la famille, l'amour, voilà le fond de l'âme ; et le fond de l'âme étant le fond de la pensée, c'est le fond de la poésie.

Océan, p.183, 1844-1850, Laffont

 

On pourrait alors essayer de prendre la mesure des échos intertextuels qui résonnent dans ces listes (en allant chercher du côté de la tradition du locus amoenus et de Virgile, bien sûr), échos qui font de la liste, encore une fois, une forme d'emblème : c'est ce à quoi nous invite Madeleine Jeay (2009, p.15) quand elle remarque le « phénomène de récurrence topique » à l'œuvre dans la liste : « Les auteurs ont à leur disposition un inventaire d'objets qui semblent avoir toujours déjà été prédécoupés pour dire la richesse du monde et la diversité des activités humaines ». Mais il serait surtout intéressant de voir comment Hugo s'empare de certains topoï pour les gauchir et les détourner, avec comme instruments les deux questions qui gravitent toujours autour de n'importe quelle liste : quel est l'intrus ? quel est l'absent ?

 

3 La liste sert à songer ou faire songer

En effet, s'il est bien une fonction que remplit la liste, c'est celle de faire réfléchir ou pour mieux dire, en termes hugoliens, « songer ». C'est d'ailleurs la fonction de la liste qu'Alain Rabatel a soulignée lors du colloque de Metz (2011) : selon lui, « l'ambition cachée des listes », c'est « [...] la possibilité d'une compréhension plus fine du cours des choses, et donc comme la marque d'une possible intervention sur le déroulement des événements à venir ». Hugo s'est, pour ce faire, construit deux outils : la liste régulière et la liste « à anomalies » qui servent, me semble-t-il, l'une à « lire » le réel, l'autre à l'interroger.

 

3.1 La liste « régulière », un instrument pour mieux lire le réel

3.1.1 Par l'opposition

Hugo joue avec toute la gamme de listes : il oppose parfois une liste à un terme ; il développe deux listes successives ; il construit deux listes parallèles ; il emboîte des listes dans des listes. Mais j'ai choisi de privilégier une forme fréquente et féconde, les listes entrelacées[25]. Certaines favorisent la pensée analogique[26]. Mais l'entrelacement sert plus souvent, me semble-t-il, à opposer[27], qu'à rapprocher. C'est ainsi que dans le manuscrit 24 790 d'Océan-prose, on a affaire à deux listes embrassées :

 

il sait le latin, elle sait l'italien, il sait le grec, elle sait l'anglais, il sait l'hébreu, elle sait l'allemand.

Océan, p.24, Laffont

 

Le principe organisateur n'est pas donné mais on peut le deviner car ce fragment est une expansion d'une phrase du fragment, plus long, qui précède et qui est consacré à l'éducation de la femme :

 

il sait le latin, elle sait l'anglais (Il a la science des chiffres et des textes : elle a la science des fleurs, des insectes, des oiseaux, des étoiles).

 

A la femme les langues modernes, les langues vivantes qui permettent de communiquer et de fonder l'Europe ; à l'homme les langues anciennes qui permettent de prolonger l'héritage des génies. On voit que la liste, ici, sert encore une fois à tester une hypothèse, à vérifier la validité d'une argumentation en l'élargissant par le phénomène d'expansion que provoque l'énumération (avec en filigrane, l'idée que la multiplication des exemples vaut pour preuve) : alors que dans la première version (n°34), on peut entrapercevoir, peut-être, un écho autobiographique (Hugo, semble-t-il, ne s'est jamais mis à l'anglais : il faudrait savoir si Adèle ou Juliette se sont montrées plus douées …), dans la deuxième, la forme de la liste permet de « tricoter » langues modernes et langues anciennes en augmentant le nombre de ces dernières et en déplaçant l'italien pour le juxtaposer au latin, dont il est la version moderne. L'anecdote s'efface devant le systématique.

Cet « entrelacement » peut prendre la forme matérielle d'une double colonne :

 

Nul n'a un mérite préexistant.
Il n'y a donc pas de raison
pour que l'un naisse beau et l'autre laid,
pour que l'un naisse riche et l'autre pauvre,
pour que l'un naisse sain et l'autre rachitique,
pour que l'un naisse prince et l'autre paria,
pour que l'un naisse homme de génie et l'autre crétin.
Évidemment, l'équilibre doit se rétablir autrement et ailleurs.

Océan, p.59 (1840-1842), Laffont

 

Ici, la liste, au sens strict dessine deux définitions antithétiques et hiérarchisées du bonheur et du malheur en les mettant en espace, en appelant une lecture verticale tout autant qu'une simple lecture au fil de la phrase. L'équilibre que Hugo appelle de ses vœux se réalise matériellement dans la disposition du texte et l'on est obligé de remarquer que le point culminant en serait « l'homme de génie », s'il n'était suivi immédiatement par sa roche tarpéienne, le « crétin ». Bref, il s'en est fallu de peu : le « crétin » aurait pu être un génie, à moins que ce ne soit l'inverse, les deux seuls mots « et l'autre » (quel autre ?) séparant les deux termes. En donnant sens à la matérialité du texte, la liste ici fait entendre un des thèmes récurrents de l'œuvre hugolienne : celui du jumeau caché, obscur, sacrifié[28] mais le met en pleine lumière, à la fin de l'énumération, pour pouvoir le rétablir dans ses droits (« ailleurs », il est vrai…) dans la phrase de conclusion. La réflexion ici se fait plus souterraine et plus secrète mais permet, comme dans l'exemple précédent de mêler écho personnel et généralisation, la liste opérant le passage de l'un à l'autre.

 

3.1.2 Par le jeu entre le général et le particulier

C'est que la liste est un des lieux privilégiés où se joue la tension entre le général et le particulier, tension qui habite à la fois la pensée romantique[29] mais aussi l'ensemble de l'œuvre de Hugo.

 
3.1.2.1 Mouvement déductif

Un des processus qui permet d'inscrire cette tension dans l'écriture est ce que l'on pourrait appeler un mouvement déductif, qui permet à la pensée de jaillir, sous la forme d'une maxime[30], la liste, plus ou moins complète, ayant pour rôle d'étayer cette maxime par des « faits » :

 

Vivre, c'est tuer.
_____
nourriture – viandes, etc.
marche – écrasements
respiration – avalement d'infusoires

Océan, p.50, vers 1860, Laffont

 

Dans ce fragment, par exemple, l'énoncé paradoxal qui lance la réflexion précède, en une formule lapidaire, la déclinaison des exemples, présentée matériellement comme une liste. Alors que le principe est exprimé grâce à des verbes (à l'infinitif, il est vrai, ce qui est déjà une forme de décontextualisation), les exemples sont des noms de concepts biologiques : nourriture, marche, respiration[31]. Les exemples sont eux-mêmes exemplifiés par des noms d'action : écrasements, avalement (« viandes » fait exception). Au milieu de ce processus contradictoire d'abstraction (par l'emploi de concepts) et d'exemplification, se détache un exemple plus « concret » que les autres et donc, plus frappant : ce que nous avalons, ce sont des « infusoires ». Mais nous reviendrons sur cet infusoire…

 

3.1.2.2 Mouvement inductif

A l'inverse, le mouvement de pensée peut se faire inductif :

 

Cromwell – Danton – Robespierre – etc.

(jamais Dieu n'est à court d'hommes)

Océan, p.473, 1856-1858, Laffont

 

Il semblerait ici que la liste soit plutôt un pense-bête pour ne pas oublier certains exemples qui vérifient un principe déjà élaboré et qu'il ne s'agit que de rappeler dans une parenthèse.

 
3.1.2.3 Par le jeu entre l'élément et le tout

Ces mouvements inductif et déductif sont, nous l'avons dit, des espèces de l'opposition entre le particulier et le général, dont une autre variante est l'opposition entre l'élément et le tout. Voici deux fragments dans lesquels on trouve le mot « tout », justement, dans des emplois, toutefois, sensiblement différents :

 

Synagogue, mosquée, temple, pagode, wigwam, tout cela est identique. Les églises sont dirigées vers Dieu.[32]

Océan, p.105, 1865 ?, Laffont

 

En amour, colères, jalousies, querelles, amertumes, griefs longuement accumulés, tout s'oublie et s'efface en un instant, et n'a jamais existé. [...] [33]

Océan, p.329, vers 1840, Laffont

Dans le premier cas, « tout » fait partie d'une expression anaphorique (« tout cela »), telle qu'elle a pu être analysée par Philippe Hamon (1990) :

 

C'est en ces termes qu'on peut décrire l'usage, exceptionnel, que font nos textes[34] du mot « tout » employé en pantonyme. Le pantonyme d'une description existe toujours, c'est le terme qui désigne le paradigme même dont la description va ou vient d'explorer la déclinaison. Elle laisse filer le lexique mais elle exige récapitulation et s'y arrête. Ici, au lieu que le pantonyme renvoie à une réalité effective ou fictive, il désigne le texte lui-même par combinaison du déictique et de l'anaphorique: « Tout cela ». Privée de référent concret, la description se referme sur elle-même en une sorte de tourniquet vertigineux.

 

Dans le second cas, l'expression anaphorique est tournée vers le monde, s'ouvre à lui et interpelle le lecteur, presque invité à remplir ce « tout » de sa propre expérience. La liste peut donc obéir à deux mouvements de pensée opposés : soit, comme dans la liste 40, elle récapitule pour mieux relancer la réflexion et appeler à la compléter ; soit, comme dans la liste 39 elle vérifie le principe qui la fonde. Elle ressortit moins alors à la rhétorique de la persuasion, elle est plutôt l'indice d'une recherche, d'une tentative de compréhension et même plus profondément, d'une tentative d'unification comme on peut le voir aussi dans le fragment suivant (dans ce cas, l'expression anaphorique est « même ») :

 

Osiris dans Misraïm ; Prométhée en Grèce ; Eboserpas aux bords de l'Euxis : même figure, même symbole, même pensée.

Océan, p.203, 1840-1845 ?, Laffont

 

Et quelquefois, elle révèle la volonté d'intégrer une expérience pénible (réelle ou fictive, impossible de le savoir), de la rendre sinon acceptable, du moins intelligible à soi-même, malgré la difficulté de l'entreprise :

 

Quoi ! toute cette toilette adorable et charmante,
Ce frais chapeau de paille aux rubans dénoués,
etc. énumérer
tout cela a couru au-devant de quelqu'un qui n'était pas moi [...]

Océan, p.359, fin de l'exil, Laffont

 
3.1.2.4 La définition en extension

Induction et déduction se rassemblent en un même mouvement dans la définition en extension que Hugo pratique dans divers domaines.

 
3.1.2.4.1 Dans le domaine moral

Dans un fragment de 1840, Hugo fait la liste des apparentes vertus d'un homme, liste qui contient, cache une seconde liste, celle des vrais vices, que Victor Hugo s'applique à détailler :

 

A  coup sûr, on pouvait en faire un grand éloge. Il était sobre, grave, chaste, prudent, austère, dévot, rangé, exemplaire ; mais au fond de sa sobriété, il y avait une gastrite chronique, au fond de sa gravité la tristesse d'une mauvaise conscience, au fond de sa chasteté la haine de la beauté et de la femme, au fond de sa prudence la lâcheté, au fond de son austérité le dépit d'être laid et grisonnant, au fond de sa dévotion l'hypocrisie : il était rangé par [hygiène] égoïsme et exemplaire par orgueil. L'intérieur de chacun de ses mérites était un vice. En somme, c'était un méchant homme. Figurez-vous le diable orné d'une foule de vertus.

Océan, p.154, vers 1840, Laffont

 

Quelques années plus tard, on rencontrera ce même thème, mais avec un élargissement métaphysique qu'il n'avait pas précédemment :

 

Les hypocrisies, la sécheresse de cœur, la dévotion malveillante, la religion des pratiques et des momeries, la chasteté des vieilles, l'impeccabilité des laides, la pureté sans charité, la sobriété des rassasiés, la pudicité des difformes, la tempérance des impuissants, l'innocence sans indulgence, la vertu sans bonté ne sont autre chose que les innombrables masques de la laideur morale.

Or, réfléchissez à ceci :

A la mort, le masque tombe du visage de l'homme, et le voile tombe du visage de Dieu.

ou : la mort fait tomber le masque du visage de l'homme et le voile du visage de Dieu.

Océan, p.108, 1846-1848, Laffont

 

Alors que dans le premier fragment, ce que Philippe Hamon appelle le pantonyme est introduit par « en somme, c'était » et par « figurez-vous », dans le second fragment, il l'est par une formule très hugolienne, « ne sont autre chose que » (ici, les innombrables masques de) : au lieu de l'imparfait qui prépare le portrait à s'intégrer dans un possible récit, on a le présent gnomique. Alors que dans le fragment 43, le pantonyme reste concret (« un méchant homme », « le diable »), il devient abstrait dans le fragment 44 (« la laideur morale »), ce que confirme la composition même des deux listes : des adjectifs qui qualifient un individu d'un côté, des noms de vertus de l'autre. Mais surtout, au lieu de deux listes, en 43, on n'en a qu'une en 44 grâce à l'emploi de GN expansés à la place de phrases. C'est un peu comme si de fragment à fragment, Victor Hugo affûtait ses armes, en l'occurrence ici, la liste, ce qui lui permet de cesser de n'être que La Bruyère pour devenir encore plus lui-même, c'est-à-dire un poète qui dévoile le monde tel qu'il est en rendant quasiment concret l'abstrait, notamment par l'emploi de curieux pluriels et d'adjectifs substantivés (les hypocrisies, les rassasiés). Général et particulier s'entremêlent dans l'espace de la liste.

 
3.1.2.4.2 Sur le plan politique

Dans un autre domaine, ce même outil peut aider à la définition en extension du Progrès. On retrouve la formule de dévoilement : … qu'on appelle …, formule rendant compte du travail du poète qui, au-delà du miroitement de la réalité, en révèle le sens ultime ; la liste, au sens premier du terme, explique alors le monde, le déplie en petites unités, que l'esprit du lecteur peut appréhender :

 

Qu'êtes-vous donc pour faire obstacle à la civilisation, à la philosophie, à l'adoucissement des mœurs, à la fraternité des esprits, à cet immense courant d'idées, d'inventions, d'intelligences, de forces mystérieuses, de faits providentiels mêlés aux faits humains [?] qu'on appelle le progrès, courant qui soutient ceux qui le suivent mais qui brise ceux qui lui résistent, entendez-vous bien !

Océan, p.63, début exil, Laffont

 

On peut noter, par ailleurs, que la liste permet de faire éprouver l'attente du Progrès et d'en mimer la lente éclosion. Elle comporte un jeu sur le signifiant : les trois premiers mots de l'énumération ont la lettre « i » à l'initiale (certes, sur le plan phonique, il n'y a pas répétition mais on sait que Hugo ne prenait en compte, parfois, que la dimension graphique dans l'attention qu'il portait aux lettres des mots et ignorait les différences de phonèmes) et les trois mots suivants la lettre « f », avec, toutefois, une distorsion, puisque le dernier terme n'est pas juxtaposé aux autres mais lié à celui qui le précède par « mêlés aux ». Ce léger décalage affecte souvent le dernier terme d'une énumération mais on peut aussi l'interpréter en disant que, quand l'homme apparaît, le bel ordonnancement de la Providence trébuche. Tant il est vrai que ce qui est intéressant dans les listes, ce sont souvent les intrus.

 

3.2 La liste à anomalies = un instrument pour interroger le réel

Ce principe est particulièrement vrai (mais comment s'en étonner ?) en ce qui concerne les listes hugoliennes. Dans divers domaines, il s'agit à chaque fois de casser le bel ordonnancement de la doxa au profit d'une réflexion en gestation.

 

3.2.1 Quelques exemples

 

3.2.1.1 L'anomalie en forme de paradoxe

Depuis une quinzaine de jours, il semble que tout prenne sa course autour de moi et s'enfuie. Dans ma maison Catherine a été remplacée par Marie ; le pauvre chien athsmatique [sic] Dech est mort l'autre semaine ; le bateau Wave Queen qu'on bâtissait au hâvre-des-pas a été lancé à la mer mercredi et s'en est allé ; deux vieux êtres qui se détestaient et se battaient, les Collet, se sont séparés, la femme est partie : je lui ai dit : avez-vous regret de quitter cet homme après trente ans de ménage ? Elle m'a dit : non. Je lui ai demandé : reviendrez-vous ici le voir ? Elle m'a répondu : je crains trop la mer pour cela. Suzanne, la vieille bonne, s'est embarquée ce matin pour la France ; hier on a enterré un homme qui est mort et qui me haïssait. Tous ces départs me rendent triste.

Océan, p. 269, 17 juin 1854, Laffont

 

On retrouve ici l'écriture fragmentaire des « choses vues » mais on voit combien l'écriture d'une liste permet ici de donner cohérence à l'éparpillement du réel : c'est bien un moi, et même très précisément celui de Hugo (ce qui est relativement rare dans les fragments, où il apparaît peu), qui rassemble des faits épars en les regroupant sous un terme générique (« tous ces départs ») et en les associant à une même émotion, la tristesse. Mais c'est bien parce qu'il s'agit d'une liste que le dernier item est paradoxal et frappant : comment peut-on être triste de perdre un ennemi ?

 
3.2.1.2 L'anomalie qui problématise

On voit donc que Hugo préfère souvent utiliser la liste pour déconstruire les évidences, tout en ayant l'air, dans un premier temps, de les conforter :

 

Dans ce monde je suis pour les femmes contre les hommes, pour la perdrix contre le chasseur, pour le chien contre le maitre, pour l'écolier contre le pédant, pour le cheval contre le cavalier, pour la grammaire contre la rhétorique, pour la poésie contre l'industrie, pour le dévouement contre l'égoïsme, pour la France contre l'Angleterre, pour les idées contre les intérêts, pour les étoiles contre les chandelles, pour le grand, le noble et le beau, contre le petit, le laid et l'utile. Voilà.

Océan p.84-85 (été 1841), Laffont

 

Ces deux séries semblent fonctionner de façon très lisse et pourtant, elles dérapent sans cesse. Au début, on croit avoir compris : Hugo oppose les dominateurs (hommes, chasseur, maître, pédant, cavalier, rhétorique) aux dominés (femmes, perdrix, chien, écolier, grammaire) mais survient alors une autre discrète anomalie : pourquoi opposer la grammaire à la rhétorique ? Si la rhétorique asservit quelque chose, n'est-ce pas la poésie, le langage, plutôt que la grammaire qui substitue ses propres règles, plus naturelles, plus respectueuses de la langue, à celles de la rhétorique[35] ? Ce faux pas semble avoir déréglé la belle machine car les oppositions qui suivent n'obéissent pas à la même logique que précédemment ; elles s'expliquent bien plutôt par l'opposition finale, elle-même sous forme de deux listes à trois items qui s'opposent terme à terme. Enfin, presque… car grand s'oppose à petit mais noble, beau, laid et utile sont organisés en chiasme. Peut-on y voir l'écho très anticipé d'une recherche très embryonnaire autour de « l'utilité du beau » ?

 
3.2.1.3 L'anomalie qui dessine en filigrane un système

Même phénomène, mais dans le domaine métaphysique, cette fois :

 

Les cris viennent des instincts ; la parole vient de l'âme. La matière organisée, passive et vivante, peut hennir, aboyer, mugir, glapir, gémir et chanter, le moi seul peut parler.

Océan, p. 97 (1846-1848), Laffont

 

Alors que tout semble à première vue lisse et convaincant, on peut toutefois s'interroger. Il semblerait que derrière chaque verbe se cache un animal : le cheval derrière hennir, le chien derrière aboyer, la vache derrière mugir, le petit chien ou le renard derrière glapir : se produit alors une rupture avec gémir et chanter (chanter peut se rapporter aux oiseaux mais il n'y a pas d'animal dont le cri caractéristique soit le gémissement). Autre anomalie : tous ces animaux s'opposent logiquement à l'homme, dont le propre est de parler. Mais c'est le moi qui occupe la place. La liste oblige donc à revenir au début du fragment :

 

cris

parole

instinct

âme

matière

moi

animaux

homme

 

Le gémissement, l'intrus de notre liste, était bien signifiant en tant qu'intrus : le gémissement mène aussi bien au cri qu'à la parole et fait donc le lien entre l'animal et l'homme, attiré de ce fait dans la sphère de la matière, à moins qu'il ne devienne un sujet (un « moi ») doué de parole.

 

3.2.2 Pourquoi ces anomalies ?

Ainsi, ce que j'ai appelé les anomalies, les failles sont des zones sensibles, qui témoignent d'une réflexion en devenir, d'une préoccupation. Ces préoccupations sont en quelque sorte mises en lumière par la forme rationnelle, figée de la liste dont le « déraillement » interpelle. Les listes seraient en quelque sorte les Javert de la poétique hugolienne : faites pour mettre en ordre le monde, elles provoquent, par leur rigidité même, l'émergence de ce qui n'est pas encore, du non dit qui reste sous forme de « linéaments », pour employer un terme hugolien ; comme Javert, ces listes préfèrent parfois s'interrompre : c'est d'ailleurs le cas, finalement, de toutes celles de notre corpus, inutilisées. Je ne peux que l'affirmer ici mais cela tient, à mon sens, à leur caractère éminemment fragmentaire car on retrouve ici les caractéristiques générales du fragment hugolien, potentialisées en quelque sorte par une forme plus contrainte. Ainsi, on pourrait dire de la liste ce que Claude Millet (2006) disait du rythme chez Hugo : « La dérégulation du rythme dans la cadence imprévisible permet ainsi de réconcilier la discontinuité et l'euphonie dans une harmonie dont la révélation est en devenir » (p.22).

 

3.3 La liste comme instrument pédagogique

La liste peut donc être utile à Hugo quand il songe. Mais elle peut, tout aussi bien, devenir une arme que fourbit Hugo pour provoquer la réflexion du lecteur (même si celui-ci, dans les fragments non publiés, est encore totalement indéterminé). Comme les fragments, en effet, la liste nécessite la coopération de ce dernier pour qu'il en perçoive l'unité, d'autant que dans les fragments non publiés, le principe de la liste n'est pas souvent exprimé (puisqu'en fait, il est l'objet même de la recherche). La « pédagogie » de Hugo prend plusieurs aspects et vérifie souvent le principe exprimé par Bernard Sève (2010, p.193) selon lequel (chez Montaigne, mais de façon plus générale aussi) « la liste doit provoquer à la fois l'étonnement et la réflexion ».

 

3.3.1 Le lecteur éclairé : les nuances

Elle provoque la réflexion, surtout, quand elle oblige à s'arrêter sur le fait que, selon l'expression de Hugo lui-même, « les mots qui se ressemblent ne sont pas identiques » (Océan, p.60, 1846-1848, Laffont). Je passerai sur les simples accumulations, nombreuses, de synonymes (même si je ne veux pas omettre de signaler une curieuse liste d'adjectifs qualificatifs[36] où se mêlent exploration phonique, association d'idées motivées par la recherche de synonymes ou d'antonymes et réflexion autour d'un champ lexical, le tout chapeauté par un titre plutôt énigmatique) :

 

Mythologie
pâle blême funeste livide tragique hagard blafard lugubre énorme sinistre immense hideux surprenant étrange vaste informe difforme stupide féroce atroce mauvais funèbre fauve torve truculent farouche sauvage inouï terrible
horrible affreux ténébreux noir âpre spectral astral sidéral solaire lunaire stellaire zodiacal sépulcral blanc

douteux brumeux injuste louche sceptique optique épileptique monstrueux brutal

cistre sinistre

œil prunelle pupile [sic] cristallin paupière cil sourcil regard larme lumière douleur

cette densité
cette épaisseur

Chantiers, p.587, 1856, Laffont

 

Je vais privilégier les cas où les nuances entre les synonymes sont le ferment même de la pensée. En voici un exemple :

Le mal  a trois formes :
L'absence de bien,
La négation du bien,
La destruction du bien.
L'absence de bien, c'est-à-dire le défaut ; la négation du bien, c'est-à-dire la faute ; la destruction du bien, c'est-à-dire le crime.
Ces trois formes du mal sont en même temps ses trois degrés.
L'une mène à l'autre.
Ce sont trois compartiments qui se communiquent ; dans le premier le crépuscule, dans le second la nuit, dans le troisième le gouffre.

Océan, p.21, 1853 ?, Laffont

 

Nous avons affaire ici à un système de trois listes. La première liste se caractérise par la disposition en colonne et introduit une première gradation : absence, négation, destruction. La deuxième liste pose un système d'équivalences qui permet de commencer à comprendre la deuxième gradation, confirmée par l'emploi de l'expression « trois degrés » : défaut, faute, crime. La troisième liste, par le biais de métaphores, réalise le passage dans une autre dimension, cosmique, et mène à l'assertion d'une loi qui implique une lecture analogique du réel, à travers les « trois compartiments qui communiquent ». Ainsi, le défaut est crépuscule, la faute nuit et le crime gouffre. Mais le lecteur doit arriver à cette conclusion lui-même et c'est le système des trois listes qui le guide. Ici, Hugo fait plutôt appel au raisonnement du lecteur, même s'il ne néglige pas l'effet que peut provoquer le mot « gouffre » à la clausule.

 

3.3.2 Le lecteur brutalisé[37]

Il lui arrive aussi souvent de tabler plutôt sur l'étonnement, sur la dimension dérangeante, sinon étouffante, de l'énumération, qui n'est pas étrangère à sa dimension agonistique, qu'a soulignée Madeleine Jeay (2006). Son écriture recourt alors à deux procédés : la litanie et la chute.

 
3.3.2.1 L'étourdissement

Ô hommes, vous vivez goutte à goutte. Il n'y a que des fragments dans votre esprit ; vous faites votre sagesse de petits morceaux. Vous voyez toujours la minute, jamais l'heure ; toujours l'heure, jamais la journée ; toujours la journée, jamais la semaine ; toujours la semaine, jamais le mois ; toujours le mois, jamais l'année ; toujours l'année, jamais le siècle ; toujours le siècle, jamais le temps ; toujours le temps, jamais l'éternité.

Océan, p.241, 1861-1862, Laffont

 

J'ai choisi ce fragment pour son aspect incantatoire mais également pour le lien qu'il permet d'établir entre liste et fragmentation : la liste sans terme générique pour la synthétiser n'est que dispersion, à l'image de l'illusoire raison humaine. Se déployant dans l'espace, le remplissant de répétitions qui font faire du surplace au texte et même le ramènent sans cesse en arrière, elle est pourtant ce qui matérialise le mieux possible l'histoire, telle qu'elle peut également bégayer, si personne n'est là pour la remettre en mouvement.

 
3.3.2.2 La chute

C'est dans les fragments qui composent le chantier de Dieu que l'on peut percevoir assez nettement le lien entre liste et chute. En effet, en 1855-1856, Hugo écrit :

 

Tremble !
Non. Je crains Dieu
Tu t'es mépris. Je crois.

Chantiers, cote 106, p.397, 1855-1856, Laffont

 

Puis, en 1856-1858, il écrit :

 

         et je lui dis : j'irai
Crois-tu donc que je crains etc.
…..non, je crains Dieu.
Je crois que l'ignorer, c'est l'outrager. [...]

Chantiers, cote 106, p.405, 1856-1858, Laffont

 

Et enfin, un peu en-dessous :

 

……. crins

écrins

Et j'ai dit à l'esprit : ‑ Crois-tu donc que je crains

La flamme qui pâlit devant les fronts sereins,

L'océan effaré, pauvre bête hagarde ?

Ou l'éclair qui s'enfuit sitôt qu'on le regarde,

Ou l'écueil qui ne sait ce qu'il fait sous les eaux ?

Ou que je crains les vents, cette troupe d'oiseaux ?

Ou que je crains la vague, ou que je crains l'écume ?

Ou que je crains la nuit, spectre assis dans la brume,

Mêlant dans son néant l'être, le temps, le lieu ?

Ou que je crains la mort pâle ? Non, je crains Dieu.

Je crois en lui ; croyant, je le cherche.

Chantiers, cote 106, p.405, 1856-1858, Laffont

 

On voit très bien, dans cet exemple, que c'est ce qui sera la chute qui surgit d'abord, qu'ensuite se fait jour la nécessité d'opposer ce fragment à une liste encore virtuelle (évoquée par le etc.), liste qui ne viendra opposer sa masse à ce qui devient, grâce à elle, une chute, qu'en dernier lieu.

 

3.3.3 Le lecteur invoqué : la dévolution de l'interprétation

Mais le lecteur peut ne pas être seulement un destinataire plus ou moins bousculé car l'action pédagogique de l'écriture hugolienne peut le constituer en sujet interprétant, posture que favorise le genre de la liste. Alain Rabatel, en effet, a rappelé au colloque de Metz (2011) que « la liste, comme tout texte, mais plus encore que d'autres textes, requiert l'active participation du destinataire ou du lecteur sur-destinataire (Rabatel 2010b) ». Le lecteur doit en effet « parfaire le processus d'actualisation du texte, sous son versant interprétatif ». Je voudrais en donner un exemple, en me fondant sur les analyses de Claire Montanari :

 

Le génie humain poursuit son œuvre à travers les siècles et passe le flambeau d'un homme à l'autre, les hommes se continuent et se font écho.

Et les mêmes esprits sous d'autres noms revivent

Callinique revit dans Congrève, Porta

Dans Daguerre ; et le Dieu, mort sur le Golgotha,

Qui veut briser les fers, l'esclavage et la force,

Met l'âme de Las Case au cœur de Whilberforce.

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Callinique, feu grégeois,
Porta, chambre obscure.

Océan, p.469, 1853, Laffont

 

Bien sûr, ici, la liste est la forme la plus adéquate pour évoquer la chaîne des grands hommes. Mais il y a peut-être une raison supplémentaire à son émergence : on constate que par le retour du même, elle appelle la versification alors que le principe qui la régit est énoncé en prose. Je serais tentée de rattacher ces quelques lignes à ce que Claire Montanari a appelé la « prose programme » (2005). Selon ce qu'elle suggère, il serait alors tout à fait possible que Hugo, s'il avait utilisé la liste, ait laissé de côté cet ancrage en prose :

Hugo semble jouer sur l'implicite et faire de son amorce de poème une forme d'énigme. Le plan pose des noms que le poème sous-entend et se charge de faire deviner. Il n'est plus seulement projet initial, il se fait procédé d'écriture. Il inscrit sur la page ce qui ne sera pas dit dans le poème. En ce sens, le texte en vers se fait plus énigmatique que les notes qui président à sa construction, il a pour but de provoquer l'interrogation chez le lecteur.

Instrument de réflexion pour soi, la liste devient ou peut devenir instrument pédagogique. Ce que semble confirmer une note dans les Chantiers :

 

Je vis là les docteurs du gouffre, les voyants,

Les immenses songeurs aux sourcils flamboyants,

Les fauves inspirés, les orageux prophètes,

Qui ne changent jamais de place, dont les têtes

Rêvent, et qui, penchés sur l'infini sans bords,

Font encore à présent ce qu'ils faisaient alors.

(peut-être les nommer et mêler les devins payens aux prophètes juifs et aux pères chrétiens, Tirésias, Ezéchiel, Jérôme. [en marge du v.6]

Chantiers, p.585, 1856, Laffont

 

Dans cet exemple, Hugo énonce explicitement mais pour son usage propre, dans une note en prose inscrite dans les marges du poème, le principe que devra deviner le lecteur, amené ainsi à conclure par lui-même que toutes les religions sont sur un pied d'égalité. On pourrait alors à propos de la liste relire le passage de Claude Gueux sur lequel Myriam Roman a déjà attiré l'attention :

 

Je dis les choses comme elles sont, laissant le lecteur ramasser les moralités à mesure que les faits les sèment sur leur chemin.

Claude Gueux, p.876, cité par Myriam Roman, 1999, p.37

 

4 La théorisation d'une pratique

Il reste toutefois, pour accréditer davantage mon hypothèse selon laquelle la liste est une forme scripturale dédiée à des mouvements de pensée spécifiques, à examiner si l'activité de listage a été thématisée et théorisée par Hugo.

 

4.1 Le laboratoire

Victor Hugo emploie souvent le terme « énumérer » dans ses projets. J'ai retenu, entre tous, un exemple qui m'a paru révélateur car il montre, selon moi, que Hugo conçoit l'énumération comme une forme préconstruite dont il choisit sciemment telle ou telle variante, comme il choisirait, parmi des outils, le plus adéquat à son propos :

 

cabales – médecins, magies
Sciences du reflet des alambics rougies
logarithmes
énumération des sciences et des systèmes
et des doctrines (sans épithètes)
anatomie
chimie
    puis

Jusqu'où pousserez-vous ces excavations ?

Chantiers, p.479, 1856, Laffont

 

En effet, la mention « sans épithètes » me semble indiquer que Hugo choisit une espèce de liste (celle « sans épithètes ») parmi d'autres qu'il a, en toute conscience, à sa disposition.

 

4.2 La mise en scène de listes

Mais la seule présence du verbe « énumérer » dans les régies ne suffit pas à établir que Hugo a réfléchi à la liste comme outil d'écriture. Plus convaincante me semble l'existence de fragments où l'activité de listage est mise en scène et ses fonctions mises en lumière.

 

4.2.1 La liste pour convaincre

Une des fonctions de la liste abordées par Hugo est la fonction argumentative, dans un contexte quasi juridique, comme dans le fragment suivant, où le verbe « attester » semble devoir être pris dans le sens de « appeler comme témoin » :

 

L'homme, rempli de vers et plein de pourriture,

Dit : « J'affirme que rien ne vit dans la nature,

« Rien dans le firmament ;

« Que je ne vois en rien l'éternel apparaître,

« Et que s'il est un Dieu, c'est moi centre de l'être. »

Mais ce cadavre ment.

N'est-ce pas arbres, monts, astres, bêtes farouches,
etc. etc.                                                

  ailes de mouches
           voix, bruits, clairons
                     (attester toute la création)

Chantiers, p.451, 1854-1855, Laffont

 

On retrouve aussi un procès, dont l'ampleur n'est pas moindre, dans le fragment suivant :

 

Satan contre Dieu
Il énumère les désastres – naufrages, pestes, tremblements de terre, guerres, crimes, tyrans, etc.

C'est Dieu le responsable et c'est Dieu le coupable.

Je l'accuse, cet être immuable et subi !

Maintenant, que ton Dieu prétexte l'alibi !

Océan, p.383, voyage 1861, Laffont

 

On a bien affaire ici à une mise en scène, la plus grandiose qui soit, étant donnée la dimension des protagonistes, de la portée agonistique de la liste. Celle-ci sert à apporter les pièces à conviction de l'accusation et à confondre dans un cas, la vanité de l'homme et dans l'autre, la duplicité de Dieu. Ce qui permet de penser que la liste n'a pas en soi de valeur qui lui soit propre : elle n'est que ce qu'en fait le listeur. Instrument au service de la bonne foi (la création a raison contre l'homme), elle peut tout aussi bien être une arme dans les mains de Satan. C'est que le multiple, sans principe directeur explicite, peut servir aussi bien à obscurcir qu'à éclairer la pensée.

 

4.2.2 Lecture de listes

Je viens de dire que la liste est ce qu'en fait le listeur. Mais on pourrait tout aussi bien affirmer, symétriquement, qu'elle est ce qu'en fait le lecteur. Hugo a mis en scène une lecture de liste fort intéressante :

 

En voyage, à défaut d'autre livre, prenez votre livre de poste. C'est une lecture sérieuse et utile. Les routes de postes sont les routes de la civilisation. Partout où passe la poste, cette fille de Louis XI, chemine la civilisation moderne, cette autre fille de Louis XI. Rien n'est étrange et mélancolique comme la recherche des noms qui manquent dans ce registre des lieux civilisés ou civilisables. On n'y trouve ni Corinthe, ni Sparte, ni Thèbes ni [une ligne en blanc]

La civilisation va à la Paillasse, aux Poux, à Prez-sous-la-Fauche, à Nyckjöbing, à Pachapalanka, et ne va pas à Athènes.

Océan, p.124, 1838-1840, Laffont

 

En effet, la lecture la plus ennuyeuse qui soit (proche de celle de l'annuaire) peut, pour qui sait lire, s'avérer « utile ». L'histoire peut se révéler dans ses documents les plus triviaux et plus encore, dans leurs silences et dans leurs manques. Hugo fait très finement remarquer, à ce sujet, que le lecteur de listes s'intéresse autant, sinon plus, à ce qu'elles omettent qu'à ce qu'elles déclinent et nous suggère en quelque sorte un mode d'emploi : le sens est à chercher dans ce qui n'est pas là.

Si bien que souvent, l'énumération, pour Hugo, implique à la fois une exigence d'exhaustivité et la volonté de ne pas souscrire à cette exigence (ce qui ne l'empêche pas, au fond, par prétérition, d'y souscrire !). Ainsi, dans un passage du Rhin, où il fait la liste qui correspond à l'amorce suivante : « Voici de quelle façon était constituée l'Europe dans la première moitié du dix-septième siècle, il y a un peu plus de deux cents ans », il prend soin de préciser :

 

Dans cette énumération des républiques nous omettons les infiniment petits du monde politique ; nous ne citons ni Andorre, ni San-Marion. L'histoire n'est pas un microscope.

Lettres à un ami, Le Rhin, p.413, 1842, Laffont

 

De même, vingt-deux ans plus tard, dans William Shakespeare, il fait la liste des « intelligences [qui] attaquent un génie » : mais dans cette énumération, prévient-il, « nous omettons Zoïle. Les négateurs ne sont pas des critiques » (p.352).

La raison de cette ambivalence est peut-être à chercher dans Paris (1867) :

 

Si à tous les noms dont il offre la pléiade, il réunissait tous les autres noms lumineux qui, pour des raisons diverses, lui manquent, ce livre, ce serait Paris même.

Politique, p.34, Laffont

 

Il est clair que toute liste a pour ambition non avouée de dire le monde mais il est tout aussi clair qu'il suffit de s'être attelé à la tâche pour y renoncer.

 

4.2.3 La liste débouche sur le silence

 

22 9bre 1834

Toto me disait ce matin :

Je t'adore dix cent mille, combien il y a de maisons sur la terre, combien il y a de tableaux sur la terre, combien il y a de crayons sur la terre, combien il y a de cailloux sur la terre, combien il y a de fleurs sur la terre, combien il y a de cahiers sur la terre, combien… il y a…

Et il a levé les yeux au ciel pour y chercher le reste de sa phrase qui a expiré sur ses lèvres.

Océan, p. 145, 1834, Laffont

 

On comprend, grâce à ce fragment, que la liste est une pratique vieille comme l'humanité (l'enfant s'y adonne « naturellement »), qu'elle a quelque lien avec l'adoration, avec le sacré, mais aussi avec le recensement du monde, avec l'écriture (s'y glissent des crayons et des cahiers), même si elle est d'abord manifestation de l'oralité, du souffle. Mais on comprend, surtout, qu'elle ne peut que déboucher sur l'incomplétude et le silence. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne faille pas faire de listes, puisque Hugo a bien pris soin de garder trace de celle qu'a conçue Toto.

 

4.3 Les jugements de valeur sur l'activité de « listage »

Les listes, donc, peuvent être précieuses, même si Hugo porte, à leur égard, les mêmes jugements ambivalents qu'à l'égard des fragments. Ainsi, dans le long fragment consacré aux éducations comparées de l'homme et de la femme dont nous avons déjà parlé, Hugo reproche à l'homme de ne pas savoir, à l'instar de la femme, classer le monde, l'ordonner, le faire exister en le nommant, bref, de ne pas savoir faire des listes ou du moins des nomenclatures, concernant les choses naturelles :

 

[...] il cueille une plante et ne peut la cataloguer, il voit une mouche et ne peut la classer,  il aperçoit une constellation et ne peut la nommer ; il entend un chant dans un arbre, il ne peut dire quel est l'oiseau.

Océan, p.24, 1860-1865, Laffont

 

La femme fait donc en quelque sorte contrepoids à l'homme, l'ancre dans la Terre, dans la nature, dans le réel, qu'elle sait décliner et désigner. A lui alors d'interpréter les faits en les poétisant : « [...] l'homme explique les abeilles de Virgile à la femme qui lui explique les abeilles de la ruche ». On peut donc se demander si les listes ne jouent pas pour Hugo, parfois, ce rôle d'ancrage dans le réel, de substrat absolument nécessaire à l'inspiration si on ne veut pas qu'elle dégénère en folie ou en délire verbal. Elles joueraient donc le rôle inverse de celui qu'on leur reconnaît parfois.

Mais, comme rien n'est simple, il faut aussi signaler que Hugo peut montrer son mépris face aux nomenclatures de la science (Préface de mes œuvres et post-scriptum de ma vie, p. 699 et p.707, cité par Myriam Roman ‑ 1999, p.207-208 ‑) :

 

notre compréhension, étant successive, a besoin de division. Tout à la fois ne nous est pas possible. [...]

Les vues partielles n'ont qu'une exactitude de petitesse. Le microscope est grand parce qu'il cherche le germe. Le télescope est grand parce qu'il cherche le centre. Tout ce qui n'est pas cela est nomenclature, curiosité vaine, art chétif, science naine, poussière. Tendons toujours à la synthèse.

Pour bien voir l'homme, il faut regarder la nature ; pour bien voir la nature et l'homme, il faut contempler l'infini.

Rien n'est le détail, tout est l'ensemble. A qui n'interroge pas tout, rien ne se révèle.

 

En fait, Hugo fait preuve à l'égard de la liste de la même méfiance qu'à l'égard des « faits », selon qu'il en voit le vain fourmillement ou l'exactitude révélatrice. J'en veux pour preuve un passage de Dieu, où sont rapprochés dans une même énumération dysphorique les faits et les classements :

 

Que crois-tu ? Que sais-tu ? Tu n'as dans ta science

Pas même un parti pris d'ombre ou de confiance.

Tu sais au hasard. Lois que ton œil calcula

Faits, chiffres, procédés, classements, tout cela

Contient-il Dieu ? réponds. Ta science est l'ânesse

Qui va, portant sa charge au moulin de Gonesse,

Sans savoir, en marchant front bas et l'œil troublé,

Si c'est un sac de cendre ou bien un sac de blé.

Dieu, « L'océan d'en haut », VII

 

Comme le montre le dernier vers, la liste est par essence ambivalente car elle est le résultat d'une destruction, elle est dispersion mais elle peut finalement se révéler fertile, à condition bien sûr que cette fécondité fasse l'objet d'une révélation et d'une publication. La dispersion devient alors diffusion :

 

Prenez une feuille de timbres-poste. Ils adhèrent l'un à l'autre. Quelle identité ! même couleur, même figure, même valeur. Tous sont le même. En apparence, c'est l'unité. En réalité, c'est la dispersion.

Aux quatre vents ! voilà leur destinée.

Océan, p.75 (fin de l'exil)

 

Comme le fragment, dont elle n'est qu'une variante, elle est tentative pour atteindre à l'unité à travers la diversité, ou pour mieux dire, en reprenant la formule de Jacques Seebacher (1985, p.31-32), pour réaliser « l'ambition de totalité fondée sur la reconnaissance analytique mais vivante de la singularité de chaque objet ». C'est ce que confirme une note des Chantiers :

 

Toute l'architecture est un symbole sombre ;

Chaque édifice parle au songeur sérieux

Er laisse déchiffrer un sens mystérieux.

le temple – le théâtre – le Panthéon – le Colysée – le Mausolée – le Phare – (dire leurs significations spéciales)

Chantiers, après le 22 mai 1856, p.579, Laffont

 

Ecriture sur une écriture déjà là, elle en révèle le sens et devient un outil pour le « songeur sérieux », qui est capable à la fois d'avoir une vision de « toute l'architecture » comme symbole et de dire (même si dans ce cas précis, ce n'est encore qu'un projet) les « significations spéciales » de chaque édifice. La liste est donc tentative, forcément déçue, pour concilier par l'écriture les vertus de la science et de la poésie. Discontinue, rationnelle, figée comme l'une, elle peut se faire unifiante, symbolique, dynamique et ouverte comme l'autre.

 

5 Bilan

Aux hypothèses premières, il me faut ajouter plusieurs constatations.

La liste, parce qu'elle est forme préconstruite, avant d'être un contenu, accentue la tendance que peut avoir parfois Hugo à faire jouer un rôle majeur au signifiant ou à la matérialité graphique de l'écriture dans l'élaboration de ses textes. Dans la liste, plus encore qu'ailleurs, la forme, c'est le sens.

Deuxième « constatation » : Hugo fait avec la liste ce qu'il fait avec presque toutes les formes préconstruites qu'il adopte. Il la tord, il la fait à sa main et l'utilise, très souvent, non pour figer sa pensée mais au contraire, pour en travailler les zones de fragilité et donc, de créativité.

Troisième « constatation », liée à la deuxième : la liste peut jouer le rôle de révélateur si l'on établit un pont entre les fragments non publiés et l'œuvre constituée. Il est temps de revenir à l'infusoire : nous l'avions déniché dans une liste, au début de cet exposé, curieusement mis en valeur à la fin de l'énumération, lié au thème de la dévoration et de l'écrasement. J'ai donc essayé de le traquer ailleurs : et il était là ! On le trouve, en effet, dans la description du jardin du Luxembourg, dans Les Misérables : « la mouche trouvait des infusoires » juste à côté de « on se mangeait bien un peu les uns les autres ». Version légère de ce qui était beaucoup plus sombre dans Dieu, L'Océan d'en haut, où l'infusoire est, encore, associé à l'idée de dévoration mutuelle et universelle :

 

[...] l'infusoire, effroyable chimère,
Grince [...]

Le moindre grain de sable est un globe qui roule

Traînant comme la terre une lugubre foule

Qui s'abhorre et s'acharne est s'exècre, et sans fin

Se dévore ; la haine est au fond de la faim.

[...]

Toute gueule est un gouffre, et qui mange assassine.

 

On le retrouvera enfin, lié, cette fois, à l'écrasement (qui figurait dans la liste retenue au départ), dans L'Homme qui rit (deuxième partie, par ordre du roi, livre troisième, Commencement de la félure, IX, abyssus abyssum vocat) :

 

Plus sûrement que l'aigle n'échappe à la flèche, l'infusoire échappe à l'écrasement.

( L'Homme qui rit, II, III, IX)

 

Il serait, donc, peut-être, intéressant, de traquer les éléments dissonants des listes de Hugo, dans ses fragments, en faisant l'hypothèse qu'ils renvoient à des configurations de sens et de symboles utiles pour la compréhension de l'œuvre constituée. C'est ce que me laissent espérer des fragments tels que celui-ci :

 

Araignée monstre – toile palais -  plafond de filets – voûtes de dentelles sinistres – diaphragmes de gaze effrayante – hamacs de mousseline tamisant un jour livide à travers la poussière – câbles, fils, réseaux, nasses, treillis, embûches – entonnoirs – couloirs – antres – mouches mortes çà et là.
Les cadavres des deux maris de l'araignée aux deux derniers printemps pendus l'un à l'entrée, l'autre au fond de la caverne – vides, horribles.

Océan, p.501, printemps 1860, Laffont

 

Comment ne pas voir, en effet, une préfiguration de la célèbre description de Josiane dans la liste qui précède et dans l'irruption des deux maris l'écho anticipé de la rivalité Gwynplaine et Lord Clancharlie.

 

6 Conclusion

Ainsi, grâce à l'absence fréquente de tout ancrage, du moins dans les fragments non publiés, grâce à son caractère elliptique mais aussi parce qu'elle sert souvent de pense-bête à usage plus ou moins personnel, la liste, c'est du moins notre provisoire conclusion, est une forme vide qui sert de réceptacle à ce que Riffaterre a nommé peu aimablement les « tics » de Hugo, c'est-à-dire ses « constellations verbales »[38], ses associations d'idées, ses « obsessions ». Elle permet ainsi de repérer ce qui n'est pas tout à fait sur le même plan que le reste, ce qui fait signe.

Loin d'être le symptôme d'une ivresse du signifiant, l'énumération, même si elle lui accorde un rôle majeur, me semble l'un des outils privilégiés de la pensée hugolienne. Elle est le lieu où Hugo pense le discontinu, consent au détour par l'élément pour accéder au Tout. Elle est donc à la fois le signe et l'instrument du travail du rationnel dans l'imaginaire, de la science dans la poésie, si l'on se rappelle que

 

Le réel disparaît de l'œuvre des savants qui se fait par accumulation : le beau persiste dans l'œuvre des poètes qui se fait par isolement.

Océan, 1863, p.191, Laffont

 

si bien que, comme on peut le lire dans Les Misérables (IV, « L'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint-Denis, III, « La maison de la rue Plumet », III, « Foliis ac frondibus, 1862), (73.) « le contemplateur tombe dans des extases sans fond à cause de toutes ces décompositions de forces aboutissant à l'unité ».

Pourtant, rien de « pythique », rien de creux, au contraire, dans l'énumération. Disons que c'est un effort, contrôlé mais forcément asymptotique, rigoureux mais heuristique, pour dire le monde et pour dire ce qui n'est pas encore, pour trouver le « mot caché », le « mot suprême »[39] et mieux encore, pour amener les lecteurs à le chercher eux-mêmes.

 

 

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[1] Les Misérables, IV, III, III

[2] Océan, p.191, Laffont.

[3] Ce que confirme, par exemple, un récent article de Jean-Claude Mülhethaler (2009, p.68) : « Marquée du sceau du fragmentaire, l'énumération – même « longue » ou « interminable » ‑ n'offre qu'une partie des éléments constitutifs d'une liste virtuelle qui l'englobe et la dépasse… » ou par Bernard Sève (2010, p.66) : « Il y a allure de liste quand une sorte d'émiettement et de fragmentation du monde des objets familiers se produit ».

[4] C'est peu ou prou ce critère qu'Umberto Eco retient, pour sa part, comme caractéristique de l'accumulation : « En général, les diverses formes de listes participent de l'accumulation c'est-à-dire le rapprochement de termes linguistiques appartenant à la même sphère conceptuelle » (2009, p.133). Il précise également : « Une autre forme d'accumulation est la congeries (le fatras), une séquence de mots ou de phrases signifiant la même chose, et reproduisant la même pensée sous divers aspects » (2009, p.134). Enfin, il indique que l' « incrementum ou climax ou gradatio sont quelque peu différents : on se réfère au même domaine conceptuel, mais à chaque pas on ajoute une chose ou un degré d'intensité [...] »  (2009, p.134).

[5] C'est moi qui souligne.

[6] Adrien Paschoud et Jean-Claude Mühlethaler, dans l'introduction du n°56 de la revue Versants ont un parti pris terminologique inverse : « Les écrivains recourent volontiers à des formes hybrides où se conjuguent les principes d'ouverture (l'énumération) et de clôture (la liste). Nous proposons de réserver à cette configuration le terme d'accumulation, considérant que ‑ dans le sillage de sa définition en rhétorique ‑, il suggère bien l'idée d'un ordre dans le désordre, ce qui distingue l'accumulation à la fois de la rigidité de la liste pure et du foisonnement en apparence incontrôlé de l'énumération "chaotique" ». (p.8)

[7] Victor Hugo le philosophe, chapitre VI, « Les mages », p.124.

[8] Max Milner, également, s'écrie (2007) : « [...] comment ne pas voir que Victor Hugo est fasciné ici [dans les « interminables descriptions de châteaux et de jardins] par une poétique de l'excès ? Qu'il ne s'agit plus de stigmatiser une injustice, mais d'enregistrer une sorte de désordre structurel qui fait du monde contemporain de l'action, par l'accumulation, l'arbitraire du détail, une sorte de poème surréaliste ? » (p.295)[8]

[9] C'est aussi la vision de Lionel Ray dans son article « Le tas de vers » (1985) où il parle de « phrases-forêts », de « strophes-gouffres », de « maelstroms engloutissants » (p.9).

[10] Marceline Laparra a centré sa communication autour des listes dans L'Homme qui rit, que leur nature « littératienne » range du côté de l'oppression, face au pouvoir populaire de l'oralité représentée par Gwynplaine.

[11] Judith Wulf a étudié, dans Quatrevingt-treize, l'insertion d'une forme épique (le catalogue) dans la trame romanesque, qui « induit une participation du lecteur dans un jeu d'articulation complexe entre local et global » et a pour rôle de « conserver la part vive de la parole collective » (programme du colloque « L'effet liste », 2011).

[12] Au fond, il arrive à la liste ce qui est arrivé aux digressions hugoliennes : longtemps objets de moqueries, elles sont maintenant interrogées et interprétées.

[13] Formule de Paul Ricœur à propos du récit citée par Myriam Roman (1999, p.234)

[14] Sur le sujet, voir l'article de Jean Gaudon, « Savoir et effets de savoir : L'Homme qui rit » (1987).

[15] L'histoire des animaux sans vertèbres, de Lamarck (tome II, Bruxelles : Méline, Cans et cie, 1839) cite à la p.168 la sagre juste après la hispe. Cet ouvrage ne semble pas la source de Hugo mais prouve au moins que dans les documents scientifiques de l'époque, les deux insectes étaient rapprochés.

[16] On pourrait tout aussi bien citer la liste qui a pour titre « Génération des idées marquée dans la génération des lettres », Océan, p. 231, fin de l'exil, Laffont.

[17] Spécialiste des infusoires (voir la note 6, p.528 de l'édition Laffont).

[18] Pour la définition des « formules sentencieuses » et la distinction entre maxime et sentence, voir Roukhomovsky (2001).

[19] Mais qui a d'autres vertus, notamment, celle de permettre à la réflexion de se modifier au cours du temps.

[20] C'est ce que Philippe Hamon (1993, p.55) appelle une liste « à saturation prévisible », si ce n'est que l e lecteur doit attendre la fin de la liste pour comprendre qu'elle ne pouvait comporter que quatre éléments.

[21] cf. aussi William Shakespeare : « La société humaine, le monde, l'homme tout entier est dans l'alphabet » ?

[22] C'est le « w » qui manque à l'appel. (Le W est « la dernière venue » selon Grevisse et Goosse, Bon Usage, 13e édition, 1993, § 84, p. 85 : indication trouvée sur le site http://www.langue-fr.net/spip.php?article55 , dernière consultation le 26 mai 2011).

[23] C'est ce que Bernard Sève appelle la « pulsion de collection » (2010, p.54).

[24] Voir à ce sujet Clément, B. (1999, p.104-120).

[25] Que Bernard Sève (2010, p.118) nomme listes « alternées », quand il étudie la description de la pieuvre dans Les Travailleurs de la mer.

[26] C'est le cas, par exemple, dans un fragment de 1848-1850. La mise en parallèle de termes abstraits et de comparants permet la construction d'une métaphore filée qui ne demande qu'à naître sans pour autant être arrivée à son terme : « La vie, montagne et forêt ; la passion, précipice ; les vices, bandes de voleurs. » (Océan, p.68, 1848-1850, Laffont).

[27] Il ne faut pas, toutefois, négliger l'avertissement que l'on trouve dans les « chantiers » de Dieu :

espères-tu créer l'antagonisme
Entre l'âme et le corps, la lumière et le prisme,
L'aube et le soir, la flamme et l'eau, la terre et l'air,
La brume et le rayon, le cadavre et le ver ?
Et ne vois-tu donc pas qu'ils font cause commune ?
Homme ! Ils s'entendent tous pour nommer Dieu. La lune
Continue en montant sur l'horizon vermeil
L'argument que n'a pu terminer le soleil.

Chantiers, p.673, 1856, Laffont

[28] Celui qu'a mis en lumière Anne Ubersfeld, dans Paroles de Hugo, p.87 : « Cette histoire ne s'achève ni à l'internement ni à la mort d'Eugène. Elle poursuit son cours et l'on peut en retrouver les traces à travers toute l'œuvre de Hugo, comme s'il avait avalé son frère, comme si l'Autre poursuivait à travers l'œuvre fraternelle une sorte de vie souterraine »

[29] Voir, entre autres, les travaux de Myriam Roman (1999).

[30]« Une convention terminologique assez répandue consiste à distinguer entre sentence et maxime non sur la base de leurs distinctions formelles (indiscernables), mais en désignant comme sentence une formule insérée dans un texte continu […] et comme maxime une unité de discours autonome à l'intérieur d'un ouvrage discontinu. (B.Roukhomovsky, 2001, p.72) ».

[31] Voir M. Roman (1999) : « Plutôt que le verbe qui varie en temps, en nombre et en personne, Hugo choisit le substantif, qui ne connaît ni la flexion du temps, ni celle de la personne. (p. 720) (Pour les noms qui expriment un processus : « Ces substantifs occupent une place charnière entre le concret et l'abstrait, la chose sensible et la notion conceptuelle ». p. 721).

[32] Cette liste avait commencé à émerger, « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre », en 1856 : « temples, wigwams, dolmens, pagodes, mosquées
……
Et le prêtre et le bonze et le scalde et le mage
Répandent leurs appels, leurs hymnes, leurs serments,
Dans la férocité de ces noirs monuments.

Chantiers, p.636, 1856, Laffont

[33] « Tout » au lieu de reprendre les termes de la liste peut figurer en début de phrase (les éléments de la liste en déclinent alors le détail) :

Et tout, douleur, amour, pleurs, épouvante, angoisse
Tout ce qui dans notre âme aima, pensa, souffrit,
S'envole en sombre espoir vers le suprême esprit.
[...]

Deuxième version :

Et tout douleur, amour, pleurs, angoisse, épouvante,
L'instinct inconscient, la volonté vivante,
Tout ce qui dans notre cœur aima, pria, souffrit,
S'envole en sombre espoir, vers toi, Centre, Ame, Esprit.

[34] [Textes de référence: Le Titan (La Légende, nouvelle série), La vision de Dante (La Légende, dernière série), La vision d'où est sorti ce livre, (La Légende, nouvelle série), La pente de la rêverie (Les Feuilles d'Automne), L'égout de Rome (Châtiments)].

[35] cf. William Shakespeare : « [...] Ces prétendues difficultés [dont celles de la syntaxe] sont les formes nécessaires du langage, soit en vers, soit en prose, s'engendrant d'elles-mêmes, et sans combinaison préalable » (Critique, p.622, Laffont).

[36] On en trouve du même genre dans le dossier des Misérables (Chantiers, p.866) : René Journet émet les deux hypothèses suivantes : « Il peut s'agir d'un répertoire d'épithètes d'ambiance ou d'un relevé de termes employés ».

[37] Myriam Roman (1999, p.631) parle de « la brusquerie du style hugolien ».

[38] Expression attribuée par Elsa Dehennin, « La stylistique en marche », Revue belge de philologie et d'histoire n°42 (1964) à A. Henry, Langage et poésie chez Paul Valéry, Paris, 1952.

[39] Dont il est question dans Les Rayons et les Ombres (cf. idiolecte, Wulf)