Aurélie Loiseleur : L'animal au jardin: ménagerie hugolienne
Communication au Groupe Hugo du 8
décembre 2007
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Au commencement est un Jardin. Le premier verbe du « Poëme du Jardin des Plantes » placé à la rime, cest « il créa » ; le sujet nen est pas Dieu mais le « comte de Buffon ». On retrouve, dans ce « paradis suave, orné de loups », entre 1874 et 1877, un autre créateur concurrent, Victor Hugo, flanqué de Georges et Jeanne, ses petits-enfants, autrement dit lauteur de LArt dêtre grand-père, dont « Le Poëme du Jardin des plantes » constitue la quatrième section. Car ce jardin a été créé pour eux : tout doit aboutir à lui, et il a lui-même été conçu pour accueillir la promenade insouciante de Georges et Jeanne sur les pas de leur aïeul. Dès les premières lignes, Hugo adopte avec humour cette lecture téléologique de la création :
Le comte de Buffon fut bonhomme, il créa
Ce jardin imité dÉvandre et de Rhéa
Et plein dours plus savants que ceux de la Sorbonne,
Afin que Jeanne y puisse aller avec sa bonne ;
Buffon avait prévu Jeanne, et je lui sais gré
De sêtre dit quun jour Paris un peu tigré,
Complétant ses bourgeois par une variante,
La bête, enchanterait cette âme souriante. (I)
Même principe finaliste dans un autre poème du Jardin :
Travaillez, dieux affreux ! Soyez illimités
Et féconds, nous tenons à vos difformités
Autant quà vos parfums, autant quà vos dictames,
Ô déserts, attendu que les hippopotames,
Que les rhinocéros et que les éléphants
Sont évidemment faits pour les petits enfants. (VII)
Cette ménagerie du Jardin des Plantes remplit diverses fonctions, parfois assez inattendues, dans lhistoire. Par exemple elle servit de garde-manger aux parisiens assiégés pendant lAnnée Terrible, comme en témoigne Hugo dans sa « Lettre à une femme (par ballon monté, 10 janvier[1], LAnnée terrible) » :
Nous mangeons du cheval, du rat, de lours, de lâne.
Paris est si bien pris, cerné, muré, noué,
Gardé, que notre ventre est larche de Noé ;
Dans nos flancs toute bête, honnête ou mal famée,
Pénètre, et chien et chat, le mammon, le pygmée,
Tout entre, et la souris rencontre léléphant.
On peut trouver ici une nouvelle preuve des extrémités auxquelles sont réduits les parisiens assiégés : dévorer les animaux dune ménagerie, cet acte sauvage pourrait bien marquer la dernière étape avant le cannibalisme. Car ils ne constituent pas une réserve de viande, comme il serait quasi sacrilège de le penser. Leur étrangeté, leur rareté les vouent à la contemplation exclusive et il ne faut pas moins que la tragédie de lhistoire pour faire ressouvenir quils sont comestibles. Dans le même temps, sans aller si loin que cette déviance de lAnnée Terrible, ils figurent en permanence dans leurs cages pour être, littéralement, mangés des yeux. Cest peut-être rappeler que par nature, tout spectacle est un peu carnivore.
Dans LArt dêtre grand-père, le passant, ce grand prédateur le plus souvent inoffensif, na pas faim. Il vient sinstruire, lui et sa progéniture. Sa promenade à travers cette collection vivante, ce musée à lair libre, devient labrégé dun voyage autour du monde.
Mon doux Georges, viens voir une ménagerie
Quelconque, chez Buffon, au cirque, nimporte où ;
Sans sortir de Lutèce allons en Assyrie,
Et sans quitter Paris partons pour Tombouctou. (IV)
En son dessin clos, le Jardin des Plantes constitue donc une utopie, au sens où il représente les quatre coins du monde et donne au passant, de facto, un don dubiquité. « Cest du vaste univers un raccourci complet » constate Hugo.
De même quil est la somme des espaces, le jardin des Plantes, qui comprend le muséum dhistoire naturelle, résume tous les temps dans un raccourci saisissant de lévolution. Le poème dHugo sinscrit ainsi dans la même logique quun siècle plus tard Le Jardin des Plantes[2] du romancier Claude Simon, lequel voit explicitement dans ce cadre bucolique ou son succédané la mémoire archéologique de tous les lieux, de tous les temps, à léchelle tant individuelle quuniverselle. Cest pourquoi il est, de façon emblématique, ce lieu qui permet la rencontre des générations, « grand âge et bas âge mêlés », pour reprendre le titre dune autre section de LArt dêtre grand-père.
Le Jardin comme le poème du Jardin ont le même but : faire linventaire de la création. Le Jardin des Plantes concentre les espaces et les temps. Sur sa surface exiguë, il redistribue lhistoire et la géographie. Il est létape intermédiaire entre la mappemonde et le monde : cest déjà du réel, mais réuni dune façon totalement irréaliste dans un étroit périmètre parisien.
[ ] Afrique aux plis infranchissables,
Ô gouffre dhorizons sinistres, mers des sables,
Sahara, Dahomey, lac Nagaïn, Darfour,
Toi lAmérique, et toi lInde, âpre carrefour
Où Zoroastre fait la rencontre dHomère,
Paysages de lune où rôde la chimère,
Où lorang-outang marche un bâton à la main,
Où la nature est folle et na plus rien dhumain (VII)
Létendue tout entière de la terre se trouve convoquée au cours dune vaste rêverie : lanimal tient de la « chimère » suivant cette évocation de contrées lointaines qui se fait sur le mode de linvocation (« toi, lAmérique, et toi, lInde »). De là, les pays se transforment en enclos. Le monde réapparaît ici sous la forme dune mosaïque et dune miniature. Les animaux sont des spécimens : chacun représente son espèce, ce qui fait quici ils sont toujours un peu plus queux-mêmes. Ils témoignent de leur existence, indéfiniment, sous les yeux incrédules des passants.
Car il y a un savoir à tirer de ce voyage presque sur place. La déambulation lente dans les allées de la ménagerie est loccasion dune initiation. Rien ne vaut la pédagogie du vivant :
Rien nest muet ni sourd ; voyons le plus de bêtes
Que nous pouvons ; tirons parti de leurs leçons.
Et plus loin, le poète confie dans une adresse à Jeanne :
Je ne te cache pas que jaime aussi les bêtes ;
Cela tamuse, et moi cela minstruis ; je sens
Que ce nest pas pour rien quen ces farouches têtes
Dieu met le clair-obscur des grands bois frémissants. (VI)
Lisotopie de linstruction donne une nouvelle portée à cette promenade : elle est loccasion daccumuler des connaissances, entre pur plaisir et scientificité, de constater la diversité des espèces dans leur variété et dans leur vérité. Le savoir ici entre en mouvement comme une quête heureuse, réceptive à lévidence de ce qui est.
En outre la juxtaposition artificielle des espèces rejoint lart du poète, qui prend le parti de lénumération. En effet, le lecteur ne rencontre pas de descriptions minutieuses, dignes dun poète animalier (comme on parle de peintre animalier), dun anatomiste ou dun taxidermiste. Ce que retient Hugo, cest plutôt leffet de nombre, qui se traduit par leffet de liste. Laccumulation enregistre le foisonnement des toisons qui ne fait que traduire dans la matière linventivité divine, cette potentialité du vivant « qui désigne lépouvantable fécondité de Dieu et son génie[3] ». Une telle conception induit une esthétique.
Le titre, « Le Poëme du Jardin des plantes », est déjà parlant en lui-même : il est question ici dun « poème » qui conserve quelque chose du grand Poème narratif de lépopée : quon pense à cette enclave, dans LArt dêtre grand-père, quest « LÉpopée du Lion ». Le singulier du titre, Poëme, invite à dépasser cest-à-dire chez Hugo à transcender la présentation fragmentaire du recueil en la plaçant sous le signe dune unité supérieure. De même que la surface restreinte du Jardin des Plantes représente idéalement et dans les faits la totalité de la terre, Hugo esquisse une nouvelle légende des siècles en ramassant lespace et le temps dans les proportions à la fois exiguës et cosmiques dune ménagerie principalement destinée à un public denfants.
Le poète se fait montreur. Que vient-on voir au Jardin, sinon lexotisme du vivant ? Il suffit de repenser à cette girafe, don du vice-roi dÉgypte à Charles X, qui débarqua à Marseille en avril 1827 et traversa la France escortée comme une reine, revêtue dun habit entièrement boutonné et frappé aux armes des deux souverains[4] : quand elle arriva à proximité de la capitale une foule de parisiens, parmi laquelle Stendhal, poussés par la curiosité, se porta à sa rencontre ils nen avaient jamais vu de vivante.
Et la nature, au fond très moqueuse, paraphe
Notre science avec le cou de la girafe.
Cette ménagerie est aussi un espace culturel et littéraire, lequel fonctionne par allusions et poncifs, et force lassociation didées en même temps que la satire :
Le tigre en cage a lair dun roi dans son palais,
Les pachydermes sont effroyablement laids ;
Et puis cest littéraire, on rêve à des idylles
De Viennet en voyant bâiller les crocodiles. (V)
Dans ce poème V intitulé « Encore Dieu, mais avec des restrictions », et qui est tout entier par oxymore dédié à loutrance et à inflation, la ménagerie est le prétexte tout trouvé pour réaffirmer haut et fort un art poétique : Hugo y fait la preuve par Dieu, « créateur flagrant ».
Car la nature ne se soumet pas à une norme étroite : « Dieu exagère »
.
Dieu, certes, a des écarts dimagination ;
il ne sait pas garder la mesure ; il abuse
De son esprit jusquà faire loie et la buse ;
Il ignore, auteur fauve et sans frein ni cordeau,
Ce point juste où Laharpe arrête Colardeau ;
Il se croit tout permis. Malheur à qui limite !
Il na pas de frontière, il na pas de limite.
[ ]
Il nous impose un tas dinventions cornues,
Le bouc, lauroch, lisard et le colimaçon ;
Il blesse le bon sens, il choque la raison ;
Le procès fictif de Dieu (« Je lai dit, Dieu prête à la critique ») ne peut que renforcer son éloge paradoxal : il na pas, comme les classiques, un souci scrupuleux des canons du beau ni de la bienséance. Cest un Dieu de loutrance, qui ne se donne des lois que pour les enfreindre : « Comme à lacadémie on lui dirait son fait ! » Ce grand-père quest Hugo importe massivement lart subversif des romantiques dans le Jardin à la française, son « parterre au cordeau » et ses « barreaux noirs », et raille le dieu Pan « passé au peigne de Lenôtre ».
Le patriarche voit Dieu à son image. Si Dieu fait des monstres, le poète de la création les recrée suivant la formule dun « tragique mélange » (V). Si Dieu fait des créatures qui mêlent le beau et le laid, il ne séparera pas, lui non plus, le sublime et le grotesque :
Moi, je nexige pas que Dieu toujours sobserve,
Il faut bien tolérer quelques excès de verve
Chez un si grand poète.
Dieu devient un mauvais exemple à suivre. Lanimal entraîne le poète du côté de loutrance, de la monstruosité, qui éveillent aussitôt des correspondances stylistiques, emphase, hyperbole, accumulation burlesque. Lécriture hugolienne se fait monstre au sens où elle tend à devenir le monde, à redoubler la création en lui donnant son pendant de papier. Cette tentation de lexhaustivité reflète lénergétique du démiurge dans son désir de tout nommer, de tout montrer. Hugo poète insiste au passage sur lidée dune viabilité du monstrueux, dune cohérence de la nature appuyée sur sa visibilité. Les bêtes, exhibées à vie dans leurs cages, deviennent les preuves irréfutables dune logique de la création qui justifie le poète dans son uvre : la métrique se fait domestication distante.
De connivence avec Dieu, le poète samuse : il est dans le secret de la fabrication, il jouit dune imagination débridée, il jubile de ces créations incroyables qui coïncident avec la réalité et permettent de polémiquer contre les tenants de la mesure, de la raison et de la retenue, qui manquent la part obscure et luxuriante du réel telle quelle déborde largement toute fiction. Cette ménagerie se transforme dans le poème en imagerie, succession de vignettes qui suscitent fascination et vague répulsion. Car la promenade bonhomme tourne vite au cauchemar apprivoisé. Le règne animal est dabord celui de la disgrâce : tout est trogne, distorsion de la forme, grimace, grotesque. Le divertissement prend un retentissement métaphysique et la vision ne tarde pas à dépasser le spectacle :
Quand ils ont devant eux le monstre face à face,
Les mages, les songeurs vertigineux des bois,
Les prophètes blêmis à qui parlent des voix,
Sentent on ne sait quoi dénorme dans la bête.
Disons dabord que la ménagerie du Jardin des Plantes permet de remonter à lorigine : « tous les bas âges sont épars sous ces grands arbres », écrit Hugo, aussi bien lenfance de lhomme que les bêtes qui sont le degré le plus bas de la conscience. Lharmonie irénique du paradis est retrouvée, mais à la seule condition que la cage désamorce la cruauté ou la dimension prédatrice des animaux, dans cette version moderne du Jardin conçu par lhomme à des fins de spectacle. « Cest un Eden où juin rayonne » écrit Hugo. Pourtant ce paradis contient lenfer :
Quelle est cette merveille effroyable et divine
Où, dans léden quon voit, cest lenfer quon devine
Lieu antithétique par excellence, la ménagerie circonscrit dans la capitale le lieu introuvable où la plus grande innocence rencontre le mal et latrocité de la souffrance sans sen trouver affectée. La cage met en abyme la clôture idéale du paradis terrestre et en exhibe les ambiguïtés.
En effet, les bêtes sont toutes proches des enfants : des comparaisons sétablissent dun côté et de lautre des cages, les regards sont réciproques. Le Jardin est le lieu où circulent « toutes sortes denfants, blonds, lumineux, vermeils » (X). Que font-ils ? « Ils regardent ». Lanimal apparaît à travers le regard de lenfant :
Regarde ce gros chat Ce gros chat cest le tigre. (VII)
Lenfant est celui qui ne connaît pas le nom de ces bêtes quil voit : il les ramène à la dimension familière du domestique, un « gros chat ». Dans cette difficulté à nommer, Adam renaît et la création entre en rapport sous le regard amusé de lancêtre. La curiosité des petits ne va pas jusquà la connaissance, pas plus que leur compassion pour les animaux captifs ne va jusquà tuer le plaisir de la visite. Il sagit ici de sexercer à létonnement (moteur socratique de la philosophie), voire à lextase : lenfant découvre la diversité du vivant, ce qui élargit dun coup les frontières de lesprit.
Les enfants étudient les animaux, le poète, lui, « ébahi par le monstre et le mioche » (qui se partagent un hémistiche en 3/3, fraternité de traitement et symétrie quaccentue encore, du point de vue sonore, la paronomase), les prend à son tour pour objet détude :
Jy vais étudier deux gouffres, Dieu, lenfance.
Les regards des enfants sont eux-mêmes regardés, par les bêtes et par le poète. Le poète les regarde regarder les bêtes et les bêtes regardent les hommes :
On ne sait quel noir monde étonné nous regarde
Et songe.
Le face à face des enfants et des animaux revient ainsi à un rapprochement sur léchelle des êtres, qui se donne à lire par exemple dans la succession de deux textes et de deux titres : « les bêtes, cela parle », et « ce que dit le public », qui revient à un recueil de mots denfants devant les cages. Ancêtre du poème-conversation, cette saynète saisie sur le vif rassemble des réactions, des mots denfants, mélange didées reçues et dimpressions fortes. Par exemple, de léléphant, un enfant de cinq ans dit : « il a des cornes dans la bouche ».
Jean-Bertrand Barrère[5] commente ce poème dans La Fantaisie de Victor Hugo : « Le genre nest pas nouveau et fleurissait dans les compliments récités aux anniversaires, dont le poète Louis Ratisbonne fournit un bon exemple dans les volumes de sa Comédie enfantine : Hugo les avait reçus à Guernesey. »
Ce parallèle entre les animaux et les enfants est repris plus loin et permet de développer leur rapport commun au langage[6] :
Lenfant regarde lombre où sont les lions roux.
La bête grince : à qui sadresse ce courroux ?
Lenfant jase : sait-on qui les enfants appellent ?
Les deux voix, la tragique et la douce, se mêlent ;
Lenfant est lespérance et la bête est la faim ;
Et tous deux sont lattente ; il gazouille sans fin
Et chante, lanimal écume sans relâche ;
Ils ont chacun en eux un mystère qui tâche
De dire ce quil sait et davoir ce quil veut ;
Leur langue est prise et cherche à dénouer le nud.
Face aux enfants qui ne parlent pas encore ou pas comme des adultes, mais dont le poète enregistre les premiers mots et les balbutiements avec ravissement, les animaux ne sont pas doués de parole. Significativement, on ne trouvera pas ici de prosopopée, alors que cest le cas ailleurs, par exemple dans un long poème de Hugo, LÂne :
Moi lignorant pensif, vaguement traversé
De lueurs en tondant les herbes du fossé[7].
Les animaux du Jardin des Plantes sont perçus de lextérieur. On peut remarquer que lanthropomorphisme intervient très peu, seulement dans des comparaisons stéréotypées (« le tigre en cage a lair dun roi dans son palais » (V)) ou en guise de rappel : le poème II (« Les bêtes, cela parle ») répertorie toutes les façons humaines de faire parler les animaux, conte, fable, prophétie. Mais « cela » (sujet du verbe parler, qui reprend « les bêtes ») ne constitue pas un sujet dénonciation personnel, plutôt un déictique indéterminé renvoyant à du bruissement vague. Dans ce texte, notons en outre quil sagit toujours dune parole prisonnière de lhomme et de ses formes littéraires. Ces animaux-là, ours, âne, dindon, oie, abeille, singent lhomme, ou plutôt lhomme se singe à travers eux : ils servent à merveille son intention satirique. De ce fait, ils ne parlent nullement de lanimalité mais renvoient aux hommes, dans leur langage, un miroir déformé de leur propre image, à savoir le plus souvent de leurs travers. Au contraire, en visitant la ménagerie, Hugo invite à se pencher sur « ces douleurs den bas, vaguement appelantes », et à écouter ces « cris hagards » (IV) qui restent incompréhensibles et nauront pas de réponse. Que le lecteur ne sattende donc pas à une polyphonie concertée : il nentendra que des « voix épouvantables » qui « crient » (X) du fond de ce jardin des plaintes ; « ce noir fourmillement » « mugit, hurle, dévore » (VII), renvoyant à un infra-langage dont il est le chaos. Élisabeth de Fontenay, dans Le Silence des Bêtes, la philosophie à lépreuve de lanimalité [8], évoque une lecture croisée de Hegel et de Michelet qui ont chacun tenté de penser « larticulation de lhistoire et de la nature, de lanimal et de lhomme ». Chez Michelet, écrit la philosophe, le moindre animal est traversé des « forces du conflit et de la réconciliation » qui travaille une pensée profondément vitaliste. Comme Hugo, sa méditation politique et sociale saccompagne du souci des plus petits, des opprimés, de la masse des « endormis » et des faibles qui sont les laissés pour compte du droit et de la commisération.
On peut ici poser la question : pourquoi donc le regard insistant, indiscret des adultes comme des enfants ne revient-il jamais à un voyeurisme pervers de la part dêtres libres, donc un peu bourreaux, venus observer des captifs condamnés pour leur plaisir à lexil, à la solitude, à lexiguïté de lespace et à lexposition de foire ? Le jardin, dans sa structure, montre les règnes végétal et animal sous le règne humain, qui ordonne et pacifie. Les badauds viennent regarder en eux-mêmes, contemplent les incarnations du caché au-dedans de leur âme (« ces stupides instincts menaçant nos pensées » (X) »). Ils viennent aussi constater leur différence, cette déformation de lautre de lhomme quest lanimal. Le choc visuel permet momentanément de désadhérer à lhumain, mais seulement pour mieux en mesurer les prérogatives. Lanimal représente tout ce qui sagite, gémit, grouille, grogne. Lhomme se sent regardé, épié, envié, mais dans ce rapport tel quil linstaure il se sent protégé en ses privilèges exclusifs dans la création. Les barreaux des cages sont là, inamovibles, pour marquer physiquement les limites de la réflexivité.
Lâme, lestée par le poids de la matière-mal, est tombée dans lanimal dit très clairement létiologie à laquelle procède la Bouche dombre dans Les Contemplations. Si lanimal nest pas déchu comme Satan cest pour une seule raison : pour déchoir, il faut dabord être monté très haut sur léchelle des êtres, et avoir resplendi de lumière et délection divines comme Lucifer. Lanimal, lui, nest encore quun magma qui se débat au fond de la matière, une ébauche qui nest pas encore suffisamment née. Loin de la description qui singularise, du portrait qui met en lumière, il est présenté prisonnier dans la masse anonyme dun « tas de forçats qui grince et gronde, aboie et beugle ». Il tend vers lhomme une « âme aveugle » et un « visage écumant » : il a du mal à émerger et il dit ce mal sans pouvoir lexprimer. Il est, le définit, ou plutôt lindéfinit Hugo,
On ne sait quel chaos blême, obscur, inclément,
Un essai dexister, une ébauche de vie
Doù sort le bégaiement furieux de lenvie.
Cest cela lanimal : et cest ce que lenfant
Regarde, admire et craint, vaguement triomphant ;
Cest de la nuit quil vient contempler, lui laurore. (VII)
Création en souffrance, lanimal nest donc ni le semblable ni le frère. Son regard de colère et de supplication le sous-humanise. « Au-dessous de l'homme qui contemple,/ [ ] Est l'animal courbé vers la terre » énonce la Bouche dOmbre des Contemplations. En ce sens, la ménagerie du Jardin des Plantes est un jardin des limbes.
On peut souligner le paradoxe de ce zoo créé par la Révolution française (en 1794) qui prend la bastille de la condition humaine et entoure de barreaux la condition animale. La fantaisie de Dieu se trouve évaluée en fonction de la norme humaine, créature la plus proche de la perfection, en ce sens aérienne et libre dévoluer dans tous les sens du terme. Lanimal, au contraire, est enfermé en lui-même :
On a devant soi lombre informe, laventure
Et le joug, lesclavage et la rébellion,
Quand on voit le visage effrayant du lion ;
Le monstre orageux, rauque, effréné, nest pas libre.
Les cages qui sont la condition extérieure des bêtes ne font que reproduire et rendre visible concrètement cette vérité. La bouche dombre décrit cette vision :
Nous voyons la pâleur de tous les fronts murés.
A travers la matière, affreux caveau sans portes,
L'ange est pour nous visible avec ses ailes mortes[9].
Lanimal est à jamais captif de lui-même avant dêtre captif de lhomme qui le domine. La bête a un autre nom, « la brute » (IX). Dès lors, quand lhomme sourit, la bête grimace et grince ; quand lhomme avance, la bête tourne sur elle-même.
Le dispositif du spectacle est donc intégralement respecté, avec cette séparation centrale, les barreaux, qui interdit le passage. La bête, elle, voudrait obscurément faire lhomme, pendant que les enfants font les anges, dune façon toute naturelle. Quand lange quest lenfant se penche vers la bête, cette impossible mise en miroir ne menace personne. Le spectacle des animaux, vision infernale, devient pédagogie sans drame car elle reste sans franchissement. Les créatures enchaînées regardent leurs spectateurs sans les entraîner dans leur souffrance ni leur tohu-bohu. La compassion enfantine ou grand-paternelle nest jamais dénuée dune saine distance.
Lanimal métaphysique est une vue plongeante sur labîme. Les définitions se succèdent : « Lanimal, cest de lombre errant dans les ténèbres » (IV). Ou encore :
Cest cet ensemble obscur de forces échappées
Où les éclairs font rage et rient leurs épées,
Où périrent Janus, lâge dor et Rhéa,
Qui, si nous en croyons les mages, procréa
Lanimal ; et la bête affreuse fut rugie
Et vomie au milieu des nuits par cette orgie.
Lanimal, ici en position de rejet, est issu de la grande nuit mythologique. La « convulsion du gouffre misérable » qui le met au monde équivaut à lexpulsion du ventre de la femme. La forme passive, « fut rugie », animalise le chaos (« cet ensemble obscur de forces échappées ») qui lengendre et lui confère ce même cri fauve.
Finalement, au fond du « gouffre affreux des forces sans clarté », cette ménagerie traversée par des promeneurs paisibles, enfants qui crient de joie, bourgeois au repos, se métamorphose à lil nu du fait de la vision hugolienne, puisquelle rend sensible une chute des damnés, « ces vivants dans la tombe animale engloutis ». Le registre est à présent celui de lhorrible, du macabre, qui ouvre une brèche dans le cadre serein du Jardin pour faire entrapercevoir le double fond cauchemardesque des tourments éternels, qui poussent les animaux à désirer la condition humaine sans jamais pouvoir latteindre : « la bête parmi nous, si cétait là Tantale ! » (X). Le jardin des délices tourne au jardin des supplices.
Ces suppliciés, ces torturés à linfini que sont les bêtes dans leurs cages le sont de leur propre fait, de par leur nature même. Car ils sont condamnés à leur apparence, qui les dégrade en « ces êtres affreux dont lombre est le repaire,/ Ces crânes aplatis de tigre et de vipère ». Les voici à présent comme des revenants, incarnations des « damnés » aux « rictus convulsifs » (X) qui, suivant la théorie de la métempsychose[10], reviennent expier leurs crimes sur terre cousus dans le costume trop court des bêtes :
Ciel bleu ! sil était vrai que cest là ce quon nomme
Les damnés, expiant danciens crimes chez lhomme,
Qui, sortis dune vie antérieure, ayant
Dans les yeux la terreur dun passé foudroyant
Viennent, balbutiant dépouvante et de haine
Dire au milieu de nous les mots de la géhenne.
Les animaux deviennent des témoins : ils sont faits pour la souffrance, torturés passivement par le souvenir des fautes. En effet seul lhomme, dit la Bouche dombre des Contemplations, est doué de la faculté doublier dune vie à lautre, ce qui lui donne sa liberté, la capacité dagir, capacité extatique au sens où elle implique une sortie de soi reposant dabord sur laffranchissement du passé.
Par un côté pourtant l'homme est illimité.
Le monstre a le carcan, l'homme a la liberté.
Songeur, retiens ceci: l'homme est un équilibre.
L'homme est une prison où l'âme reste libre.
L'âme, dans l'homme, agit, fait le bien, fait le mal,
Remonte vers l'esprit, retombe à l'animal[11];
Les animaux portent en eux lenfer dont ils reviennent sans sen être extraits encore. Ainsi que le dit la Bouche dombre, « Le monstre est enfermé dans son horreur vivante./ Il aurait beau vouloir dépouiller l'épouvante,/ Il faut qu'il reste horrible et reste châtié ;/ Car le monstre est tenu, sous le ciel qui l'éprouve,/ Dans l'expiation par la fatalité. »
Nous disions que lanthropomorphisme était très peu marqué dans le Poème du jardin. Or il y est omniprésent dune certaine façon, puisque les animaux ne sont que les matérialisations des esprits tombés, incarcérés dans lincarnation, dévorés par le remords. Dans Les Contemplations, la Bouche dombre ébauche la liste des « bêtes qui portèrent jadis des mitres sur leurs têtes » et nomme ces créatures hybrides qui dégradent lhomme dans lanimalité, devenue lépiphanie posthume de leur vérité, « lhyène Atrée et le chacal Timour » ou « Lours Henri Huit, pour qui Morus en vain pria,/ Le sanglier Selim et le porc Borgia ». La vision superpose deux identités dont lune révèle la dégradation de lautre sous la forme dune damnation : « Ce mulet fut sultan, ce cloporte était femme. » Lhomme et lanimal se trouvent ainsi mis en regard, puisque lanimal représente une vie antérieure de lhomme, lequel y échappe par sa vocation à linfini, et lui expose le destin du mal tel que le fige sa figure noire.
Cependant il ny a pas de rupture dans la chaîne des êtres, qui observe la continuité ascensionnelle du progrès, comme tension vers Dieu, puisque « la création », « lente et par degrés,/ S'élève à la lumière, et, dans sa marche entière/ Fait de plus de clarté luire moins de matière/ Et mêle plus d'instincts au monstre décroissant[12] ». Il faut concevoir lunivers hugolien comme un tout holique, un espace-temps inclusif dont les exclus même sont compris dans une logique de rédemption.
Mais vous n'êtes pas hors de Dieu complètement;
Dieu, soleil dans l'azur, dans la cendre étincelle,
N'est hors de rien, étant la fin universelle;
L'éclair est son regard, autant que le rayon;
Et tout, même le mal, est la création,
Car le dedans du masque est encor la figure.
Une telle dynamique anime les monstres même, ceux qui sont en bas et sans lumière : ceux que le « Poème du jardin » dépeint comme des « masques sombres, cachant dinvisibles démons » (X), ceux-là aussi on les verra, prophétise la « bouche dombre », « par des degrés devenant diaphanes », eux-mêmes un jour « sazurer ». La bête est la part dombre nécessaire à lunité cosmique, laquelle se construit sans cesse dans la coprésence et la force dattraction déchirante des contraires.
Cest seulement dans loptique de cette théologie hugolienne que lenfant nest pas le tortionnaire involontaire et voyeur de ces bêtes captives pour son divertissement. Il intervient au contraire comme la rédemption de lanimal - doù sa visitation, plus que sa visite, au Jardin des Plantes :
Quel rayon quun regard denfant, saintes étoiles !
[ ] Quoi ! le plafond difforme aurait une fenêtre !
On verrait limpossible espérance renaître !
Quoi ! lon pourrait ne plus mordre, ne plus grincer !
Dautre part lenfant ne peut pas être entraîné dans le gouffre, nétant pas de même nature que lanimal : ces deux univers se côtoient sans satteindre et le mal représente un spectacle instructif, non un danger.
Avoir dans son humble âme un si merveilleux ciel
Que lapparition indignée et sauvage
Des êtres de la nuit ny fasse aucun ravage,
Et se sentir si plein de lumière et si doux
Que leur souffle néteigne aucune étoile en vous ! (VIII)
Comme lange liberté, né dune plume de Satan, viendrait libérer le damné des damnés dans La Fin de Satan, seul lenfant, dans sa simplicité éblouissante et inentamable, peut jouer un rôle rédempteur. Cette idée apparaît de façon récurrente, ajoutant à la dimension horizontale de la promenade la dimension verticale quest lintervention dune transcendance :
La torsion du mal dans les brûlants abîmes
De lenfer misérable est soudain apaisée
Par dinnocents regards purs comme la rosée !
« Quoi ! lenfer finirait ! lombre entendrait raison ! Ô clémence ! ô lueur dans lénorme prison ! » (X) : Cette prison, on la dit, est une prison de nature, constitutive de la condition animale. La libération passe par lenfant, qui infuse dâme ce quil regarde. « Les enfants étant des êtres rédempteurs, écrit Pierre Albouy[13], dans la pièce V du « Poème du Jardin des Plantes », à la date du 25 décembre 1875, on retrouve tous les éléments de lapparition de lêtre candide et salvateur dans les sombres régions du mal. » Et Hugo pose, devant la candeur du regard enfantin et le dialogue céleste quil ébauche, léquivalence entre les fauves et les damnés, entamant un dialogue des antithèses qui contient la promesse dune dialectique, « quand lâme blanche vient parler aux âmes noires » (VIII). La prophétie hugolienne au futur de lindicatif, temps de ce qui doit advenir, présage le corps comme une chrysalide :
Transfiguration ! mystère ! gouffre et cime !
Lâme rejettera le corps, sombre haillon ;
La créature abjecte un jour sera sublime,
Lêtre quon hait chenille on laime papillon.
Les lois de lévolution du vivant se poursuivent sur le même schéma dans linvisible, insufflant à lanimal aveugle et sourd la foi dans son salut, suivant la perspective eschatologique du Poème.
Flâner dans une ménagerie, pour lespèce humaine en ses représentants, cest dabord asseoir et vérifier sa supériorité, conforter sa capacité à être libre, par laccès à soi, à la parole, à Dieu. Lhomme est par nature la créature délivrée, qui passe devant la cage sans avoir à la subir, en tous cas pas ici, dans le « Poème du Jardin des Plantes », où il est celui qui détient la liberté, comme réalité du mouvement physique (il arpente les allées entre les cages) autant que comme concept philosophique et idéal éthique. Jeanne et Georges, le couple quasi originel des petits-enfants, sont des animaux déjà rédimés, parce quils remplissent pleinement leur promesse dhumanité, laquelle sappelle encore, à ce stade, linnocence. Ils peuvent donc bien être perçus comme des anges, ces messagers légers. Ce sont des âmes qui sincarnent sans se laisser écrouer par le corps.
Lanimal, de son côté, de lautre côté, penche vers la matière, cest-à-dire ce stade à peine supérieur de linforme quest le difforme. Sujet au regard du curieux, qui le juge sans le condamner puisquil sen amuse, il remplit sa nature en restant monstre et la galerie des grotesques et des disgrâces à quoi revient la ménagerie du Jardin des Plantes multiplie les images de lexpiation : dispositif édénique, le jardin exhibe en même temps son envers, lenfer. A un tel jardin des délices, complètement anthropocentrique, qui juxtapose les espèces en désactivant tout danger, se superpose lenfermement sans recours des bêtes comme des esprits tombés dans la matière et torturés à proportion des crimes quils incarnent. Lanimal, à ce titre, offre le spectacle de la mauvaise conscience et se démultiplie en une collection dicônes morales. Jamais il nest sacralisé ni naccède au statut didole : sa grandeur tient dans sa souffrance muette dêtre moins quun homme et de flairer cette proximité sans pouvoir la franchir.
[1] Hugo, « Lettre à une femme (par ballon monté, 10 janvier), LAnnée terrible, Poésie/ Gallimard, Paris, 1985, p. 88.
[2] Claude Simon, Le Jardin des Plantes, Paris, Les Éditions de Minuit, 1997 : « accrochés aux grilles qui entourent la fosse aux ours, les promeneurs, les amoureux ou les enfants regardent les énormes bêtes se mouvoir dans leur prison pavée où un tronc darbre écorcé sélève auprès dun bassin rempli dune eau sale et jaune. [ ] Le Jardin zoologique abrite des loups, des biches, des bisons, des gazelles, des grands-ducs, des singes, des oiseaux rares, et dans un pavillon où règne une tiédeur fétide des caïmans, des tortues de mer, des boas et des pythons dont les écailles brunes et couleur de sable dessinent des motifs géométriques. » (p. 349-350).
[3] Claude Millet, Le Romantisme, Le Livre de Poche, Paris, Librairie générale française, p. 237 et sq.. « Sous le second Empire, Hugo comme Michelet dans La Mer (1861) développe une conception « essayiste » (Paule Petitier) de la création, dans le cadre dune philosophie de lhistoire que est en même temps une philosophie de la nature et une philosophie de lart ».
[4] Voir « Une girafe pour le roi », Orangerie du château de Sceaux, 19 avril-15 juillet 1984, Paris, Presses Artistiques, 1984.
[5] Jean-Bertrand Barrère, La Fantaisie de Victor Hugo, tome II, 1852-1885, Klincksieck, 1972, p. 448.
[6] Dans une autre section de LArt dêtre grand-père, « Les Griffonnages de lécolier », Hugo décrit le recouvrement de lécriture enfantine par « des taches dencre, ayant des aspects danimaux ».
[7] LÂne, uvres complètes de Victor Hugo, Poésies, XIV, Paris, Hetzel et Quantin, p. 261.
[8] Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, la philosophie à lépreuve de lanimalité, Fayard, 1998, p. 613.
[9] « Ce que dit la Bouche dOmbre », Les Contemplations.
[10] Louis Aguettant, dans Victor Hugo poète de la nature, souligne limportance de la métempsychose dans la pensée hugolienne, « non pas fantaisie de son imagination mais idée centrale de sa philosophie », dabord parce quelle « répond aux questions qui lobsèdent : mal physique, vie doutre-tombe, énigme du règne animal, mystère du génie » ; ensuite parce qu« elle unit, jusquà les confondre, ces deux thèmes de Hugo : mort et nature, qui deviennent en quelque sorte interchangeables ; la nature nest plus quune vaste cité des morts » ; de plus « elle lui plaît par son air dorientalisme antique et ésotérique, pensée de brahmane ou de pythagoricien ». Enfin « elle lui apparaît comme une extension du progrès à la vie doutre-tombe ; et par là, comme la suprême conciliation entre une vue pessimiste du monde présent et son optimisme foncier » (Louis Aguettant, Victor Hugo poète de la nature, LHarmattan, 2000, p. 239.)
[11] « Ce que dit la bouche dombre », Les Contemplations.
[12] « Ce que dit la bouche dombre », les Contemplations.
[13] Pierre Albouy, La Création mythologique chez Victor Hugo, Paris, Corti, 1985. Note 182, p. 296.