Chantal Brière : L'animal en territoire romanesque
Communication au Groupe Hugo du 17
mars 2007
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La présence de lanimal dans lensemble de luvre de Hugo a intéressé les champs dexploration que sont la psychanalyse et la mythocritique. Les études de Charles Mauron mais surtout de Pierre Albouy ont défini le creuset mythologique, antique et biblique, dans lequel limaginaire hugolien trouve tout à la fois son origine et son originalité. Lobservation limitée aux romans invite à constater que Hugo les peupla dune faune abondante, animaux sauvages et domestiques, exotiques et familiers, utiles et nuisibles, à poils et à plumes, multiplicité qui ne traduit pourtant en rien le nombre réel danimaux quil conviendrait de considérer comme personnages ou acteurs du récit mais quexplique la création analogique, invariablement liée à la représentation animalière, représentation qui pour être tributaire de limage forgée par la tradition nen est pas moins revisitée par lesthétique romanesque si tant est que ce singulier suffise à la cerner. Les romans, nous lavons dit, donnent existence à une faune que lon pourrait définir comme présence effective danimaux décrits et actifs au premier ou à larrière-plan du récit. Ils construisent surtout un réseau métaphorique dans lequel lanimal sestompe voire sefface totalement au profit de son image et de la capacité de celle-ci à représenter lhomme. Parler de tous les romans ne relève pas dune brève communication aussi faut-il considérer les remarques à venir comme le résultat dune attention portée à quelques motifs récurrents de lunivers romanesque hugolien et non comme une analyse exhaustive de la question. Pour cela il faudrait une arche solide et la sagesse de Noé.
1 La faune romanesque
En tant que spécimen répertorié de la faune et par son appartenance au règne du vivant, lanimal participe à la fois du système représentatif que construit le roman et des forces agissantes qui laniment. Il apparaît dabord comme figuration dun milieu, au sens géographique et écologique. Ce qui dans LArchipel de la Manche relève de lénumération des « particularités locales » conforme à linventaire monographique : les vaches illustres « à beurre jaune »[1], les génisses des herbages de Saint Pierre du Bois ou le cheval jersiais, « composé du cheval normand et du cheval cosaque »[2], adopte dans le discours romanesque la figure métonymique.
Aux romans exotiques, les espèces correspondantes : lours blanc, le chamois, le loup, lélan et le renne hantent les monts et les forêts de la Norvège de Han dIslande, contrée qui ressemble elle-même à « la grande arête dun poisson »[3] et dont les habitants, pour la plupart pêcheurs, vivent dans des huttes « en peau de poisson »[4], se nourrissent de stock-fish et dhuile de baleine. Parmi les oiseaux, « lautour, le gerfaut ou le faucon-pêcheur »[5], vole la mouette, qui donne encore son nom à la taverne du bourg de Loevig et à un personnage, Maase, évidemment femme de pêcheur. Si lon change de latitude, lîle tropicale de Saint-Domingue, décor de Bug-Jargal, héberge crocodile, grue, bigailles et maringouins. Au large de Guernesey, les récifs accueillent « des mouettes, des goëlands, des frégates, des cormorans, des mauves, une nuée doiseaux de mer »[6]. Ils dissimulent des oursins, « des éburnes, des strombes, des mitres, des casques, des pourpres, des buccins, des struthiolaires, des cérites turriculées »[7] et la pieuvre, familière aux pêcheurs de Serk, toute une faune locale que « les récits de long cours »[8] de mess Lethierry enrichissent de créatures extraordinaires qui élargissent lhorizon de lîle aux dimensions du monde et de la légende :
Il avait vu à Madacascar des plumes doiseau dont trois suffisaient à faire le toit dune maison. [ ] Il avait vu dans la Nouvelle-Hollande des troupeaux de dindons et doies menés et gardés par un chien de berger qui est un oiseau, et quon appelle lagami. Il avait vu des cimetières déléphants. Il avait vu en Afrique des gorilles, espèce dhommes-tigres, de sept pieds de haut. Il connaissait les murs de tous les singes, depuis le macaque sauvage quil appelait macao bravo jusquau macaque hurleur quil appelait macao barbado.[9]
La Vendée de Quatrevingt-Treize résonne quant à elle des cris des rainettes et du chant des jaquets, des mauves, des preux et des grolles et, dans la Tourgue en ruine, trouvent refuge « les hulottes, les têtes-chèvres, les bihoreaux et les crapauds-volants »[10].
La représentation animale saffiche comme une composante efficace de la couleur locale, du pittoresque, composante fantaisiste le plus souvent dans la mesure où lauthenticité recherchée se trouve contrecarrée par un florilège de comparaisons animales citant des lions, des tigres et des panthères en Norvège, transformant lanfractuosité dun récif anglo-normand en « lézarde à crocodiles » faut-il y voir un jeu de mots ? , lézarde « où, ironise le texte, les crocodiles, il est vrai, nétaient pas à craindre »[11].
Ces lieux communs du langage et leffet de décontextualisation quils produisent mettent en doute la valeur référentielle au même titre que le recours au lexique spécialisé du discours scientifique, en loccurrence zoologique ou entomologiste. La description de la pieuvre, si souvent commentée, joue de ce savoir exhibé, placé sous lautorité de Buffon et de Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, dont les théories saffrontèrent au cours de lannée 1830. Les listes des coquillages qui tapissent les parois des Douvres ou des insectes qui grouillent dans lherbe guernesiaise réjouissent « un entomologiste un peu songeur » ou « un poète en peu naturaliste »[12], les rapprochements entre espèces de loups destinés à classer Homo, créature inclassable, viennent douvrages savants. Lévidence des emprunts produit un décalage assez équivalent à celui de la caractérisation redondante des évocations « folkloriques » et la Norvège de Han dIslande, déclinée sous toutes les formes du poisson, dans sa topographie, son habitat ou ses productions, nétonne guère plus que létiquetage latin qui classifie les espèces au beau milieu dune fiction : ainsi la description dune barque dans la baie de Portland, la nuit de labandon de Gwynplaine, précise-t-elle lusage des harpons « destinés au seymnus glacialis, au squalus acanthias et au squalus spinax niger »[13], ainsi la mention du vautour bonapartiste dans la ménagerie de passage à Montfermeil, le Caracara Polyborus[14] et la comparaison du fringant lieutenant Ahlefeld avec le falco-fulvus[15]. Dans les deux cas le jeu de collection sénonce clairement.
Lanimal constitue encore une référence au milieu social et le roman hugolien fixe ou fige tant la récurrence est opérante dune uvre à lautre ce type de rapport analogique. Cest une autre distribution qui se met en place : pas de misérables qui ne vivent sans la promiscuité des animaux et insectes repoussants, rats, araignées et vermine ; pas denfants malheureux qui, comme Cosette, nait à redouter les « bêtes » : « Son enfance lui faisait leffet dun temps où il ny avait autour delle que des mille-pieds, des araignées et des serpents »[16] ; pas dinnocences enfantines qui ne soient auréolées de papillons, dabeilles et doiseaux. Les bourgeois du Paris de 1832 nourrissent les cygnes, plus chanceux que les orphelins, et lamateur de romans précieux quest le lieutenant Ahlefeld aime les perroquets et sa guenon baignée dans leau de rose, lui qui finira comme friandise dun ours.
Le chien a en général une fidélité sans bornes sociales, compagnon des maîtres et des gueux et, à la faveur de quelques travestissements, les classes sociales se mêlent pour assister aux combats danimaux. Lord David Dirry-Moir sy encanaille en Tim-Jim-Jack en même temps quil métamorphose son coq de combat en aigle, jeu des apparences trompeuses et des renversements qui préparent « à la vie politique »[17].
Nous le voyons, la représentativité des animaux procède plus du pittoresque ou de la construction analogique que dune volonté mimétique soucieuse dauthenticité, malgré le discours scientifique qui à sa manière cultive lartifice.
A la fonction plus ou moins emblématique de lanimal sajoute sa propension, puisquil sagit dun être vivant, à agir et à occuper un rôle dans le processus narratif, rôle qui lapparenterait à un personnage. Du personnage il possède ce que Philippe Hamon nomme « la qualification différentielle », cest-à-dire que lui sont attribués des « énoncés dêtre »[18], une identité romanesque octroyée par le nom et la description. Elle concerne un petit nombre danimaux : le dogue Rask dans Bug-Jargal, léphémère chien Drake dans Han dIslande et Friend, lours polaire, la chèvre Djali et Homo le loup. Lonomastique rend compte dune motivation : les sonorités rauques des noms de chien disent leur impressionnante apparence, une prononciation à langlaise privilégie lamicale fidélité de lours, à la française sa voracité, la chèvre dEsmeralda tire de son nom son mystère oriental et nommer un loup Homo autorise toutes les antiphrases et toutes les contestations. La liste ne serait pas complète sans la pieuvre des Douvres dont lanonymat est largement compensé par limportance que lui accorde le texte, voire les dessins contemporains des Travailleurs de la mer qui mêlent les redoutables tentacules aux initiales de lauteur.
La description distingue lanimal des représentants de son espèce et lui prête une identité que les rebondissements romanesques exploitent dans la mesure où le lecteur a les moyens de le reconnaître. Mais lanimal personnage a pour raison dêtre essentielle sa relation avec le personnage humain, qui le place en position de compagnon, de prédateur ou de victime, dadjuvant ou dopposant selon la terminologie consacrée. La dramatisation de ce rapport donne lieu à des scènes intenses de combat ou de sauvetage dans lesquelles lanimal, à défaut dobéir à un vouloir ou à un savoir qui lui accorderait pleinement le statut de personnage, incarne plutôt des valeurs ou des sentiments : le dévouement de lanimal na dégal que sa cruauté, il exerce lune et lautre au prix de sa vie. Lours permet à Han déchapper à ses poursuivants, Homo retrouve Gwynplaine et le sauve de la tentation du suicide comme le dogue Rask avait cherché à protéger Bug-Jargal lors de son exécution, ce dont témoigne sa patte blessée. Le leitmotiv de la dévoration lours croquant le lieutenant, la pieuvre absorbant Giliatt, les araignées se jetant sur les mouches unit dans la même violence le genre frénétique, cultivant lhorreur, et les mises en scène des lois naturelles de la manducation. Limplication des animaux dans le déroulement des faits sinscrit parfois clairement dans certains titres : « Du danger de confier son secret à une chèvre »[19] ou « Chien de garde peut être ange gardien »[20], dailleurs à Djali comme à Homo, que désignent ces titres de chapitres, revient presque le mot de la fin : Pierre Gringoire « parvint à sauver la chèvre et il obtint des succès en tragédie »[21], comme un enchaînement de cause à effet souligné avec humour par létymologie ; ce nest pas le chant du bouc qui clôt LHomme qui rit mais le hurlement déchirant du loup dans la nuit. Lanimal partage le sort de son maître ou le précipite. Les comparutions dEsmeralda et dUrsus devant la justice ne sont pas étrangères à la détention de leur animal, représentant deux formes de sédition : la sorcellerie et le vagabondage. Djali, « seconde accusée »[22], subit un interrogatoire, se retrouve garrottée et la menace de létranglement ou de la noyade plane sur Homo. Le roman nétant pas leur histoire, aucun de ces personnages animaux ne disparaît, en revanche la mort des animaux secondaires, détail anecdotique de lintrigue, croise, préfigure ou symbolise la destinée humaine : lhistoire du chien Drake, qui a sauvé la vie de son maître le lieutenant Lory, porte le nom dun amiral et sest noyé comme un chat dans le golfe de Drontheim, précède lannonce de la mort dAhlefeld, nouvelle qui suscite lincrédulité du même Lory en quête de précisions laissant peu de place à la compassion, lui qui pleurait sur son chien disparu : « A-t-il fait le déjeuner dun loup, le goûter dun buffle ou le souper dun ours ? »[23]. Dans Les Misérables, la mort devant le cabaret Bombarda dun cheval animal psychopompe marque le début de la descente aux enfers pour Fantine, le cheval et la charrette renversés sur Fauchelevent décident dune nouvelle étape du parcours de Jean Valjean tout autant que les chevaux qui le conduisent au tribunal dArras. La noyade des bufs transportés dans la Durande ou la mort des oiseaux brûlés au brasier des Casquets annoncent la fin de Clubin et le naufrage des comprachicos. Devant Jean Valjean entré en agonie, Cosette, cervelle doiseau, sémeut de la mort de son rouge-gorge mangé par un « horrible chat ». En mêlant le sort des animaux personnages à celui des hommes, le roman parachève une ressemblance constante qui oriente la lecture vers une perspective plus symbolique quest le déchiffrement dun bestiaire.
2 Le bestiaire romanesque
Il serait assez tentant de rapprocher un roman comme Notre-Dame de Paris des tapisseries médiévales dites « mille fleurs » dont le fond est saturé de motifs stylisés, végétaux et animaux en tous genres, se répétant à lidentique ou proposant des variations, tandis quau centre se distingue un couple formé dun personnage et dun animal, son attribut. Ici « La Dame à la licorne », là « la bohémienne à la chèvre ». Dans tous les cas, lanimal occupe une fonction symbolique qui dramatise son identité zoologique, ses comportements naturels ou ceux que lui confère la tradition culturelle pour définir lhumanité.
Codifiée à lextrême, la référence animale fournit les motifs héraldiques du roman : Han dIslande et LHomme qui rit, que rapprochent un contexte monarchique et aristocratique, offrent de telles allégories qui pérennisent en les rendant héréditaires les qualités dune élite sociale. Abolir les armoiries de Schumaker et son appartenance à lordre de Dannebrog et de lÉléphant, premier ordre de chevalerie créé par le roi de Danemark en 1478, cest anéantir lhomme avec ses titres. On connaît lambiguïté de Hugo au sujet des armoiries et ce symbolisme animal sassortit à loccasion de commentaires caustiques. Ainsi dans Notre-Dame de Paris, les animaux signes du pouvoir royal, rendus à leur nature biologique et au sens premier de leur dénomination, deviennent-ils sujets de plaisanterie, au moment de la représentation du mystère à la gloire du dauphin :
Le susdit dauphin donc était jeune, était beau, était fort, et surtout (magnifique origine de toutes les vertus royales !) il était fils du lion de France. Je déclare que cette métaphore hardie est admirable, et que lhistoire naturelle du théâtre, un jour dallégorie et dépithalame royal, ne seffarouche aucunement dun dauphin fils dun lion.[24]
La ménagerie que Louis XI entretient à grands frais ressemble à un blason vivant :
Il faut que les princes aient de ces animaux mirifiques. A nous autres rois, nos chiens doivent être des lions, et nos chats des tigres. Du temps des païens de Jupiter, quand le peuple offrait aux églises cent bufs et cent brebis, les empereurs donnaient cent lions et cent aigles. Cela était farouche et fort beau. Les rois de France ont toujours eu de ces rugissements autour de leur trône. Néanmoins on me rendra cette justice que jy dépense encore moins dargent queux, et que jai une plus grande modestie de lions, dours, déléphants et de léopards.[25]
LAngleterre de la reine Anne et des lords perpétue cette représentation, dénoncée par Ursus comme une dénaturation :
Les lords ont des bêtes féroces à eux quils mettent dans leurs armoiries. Comme Dieu nen a pas fait assez, ils en inventent. Ils ont créé le sanglier héraldique qui est autant au-dessus du sanglier que le sanglier est au-dessus du porc, et que le seigneur est au-dessus du prêtre. Ils ont créé le griffon qui est aigle aux lions et lion aux aigles, et qui fait peur aux lions par ses ailes et aux aigles par sa crinière. Ils ont la guivre, la licorne, la serpente, la salamandre, la tarasque, la drée, le dragon, lhippogriffe. Tout cela, terreur pour nous, leur est ornement et parure. Ils ont une ménagerie qui sappelle le blason, et où rugissent des monstres inconnus.[26]
Héritier des bestiaires antique et médiéval, le schématisme héraldique caractérise durablement les rapports de pouvoir et se prolonge dans le portrait des grandes figures révolutionnaires, volontiers clichés lexicaux, comme dans les monuments de lhistoire, le lion de Waterloo ou la victoire des monarchies coalisées, léléphant de la Bastille, « sorte de symbole de la force populaire »[27] sur fond de ciel étoilé.
En multipliant les images danimaux, le roman senrichit de formes et de discours quil agrège à son propre matériau : ce paradigme commun réunit les genres très codifiés que sont le conte, la fable, le proverbe et la chanson, genres qui puisent dans le fonds inépuisable de limagerie, lart des portraits aux traits aussi nets que définitifs et la caricature. Aucun animal nassiste à la représentation du mystère de Pierre Gringoire, or la grandsalle du Palais de justice ressemble à une ménagerie. Lentrée remarquée du cardinal, au moment précis où lacteur déclame son vers : « Onc ne vis dans les bois bête plus triomphante »[28], donne le ton et autorise les rapprochements entre les personnages et une figuration animale convenue : le cardinal déploie tous ses efforts pour « lécher ces ours flamands », ambassadeurs peu présentables qui, serrés dans les stalles, « sencaquaient, en vrais harengs flamands »[29]. Le portrait du bailli présent au spectacle, « espèce de magistrat amphibie, une sorte de chauve-souris de lordre judiciaire, tenant à la fois du rat et de loiseau, du juge et du soldat »[30] évoque lunivers des fables qui tire parti dune fixité des images dont la récurrence fait la vérité. Les gens de justice se voient assez systématiquement grimés par la caricature zoomorphique et lon songe aux illustrations de Grandville, métamorphosant Apollon en batracien pour parodier Lavater, ou aux planches de Charles Le Brun, rééditées au début du XIXe siècle, qui étudiaient le rapport entre les physionomies humaine et animale :
- Là, au-dessus deux, reprit Gringoire, quest-ce que cest que ce gros rouge qui sue ?
- Cest monsieur le président.
- Et ces moutons derrière lui ? poursuivit Gringoire, [ ].
- Ce sont messieurs les maîtres des requêtes de lHôtel du Roi.
- Et devant lui, ce sanglier ?
- Cest monsieur le greffier de la cour de parlement.
- Et à droite, ce crocodile ?
- Maître Philippe Lheulier, avocat du roi extraordinaire.
- Et à gauche, ce gros chat noir ?
- Maître Charmolue, procureur du roi en cour déglise, avec messieurs de lofficialité.[31]
A ce dialogue de Notre-Dame de Paris, où ne manquent que la belette et le petit lapin, fait écho le titre dun chapitre de LHomme qui rit, « La souris interrogée par les chats », dans lequel Ursus affronte trois juges comme les trois têtes de Cerbère.
Les noms de Phèdre et dÉsope sont cités dans Han dIslande, celui de La Fontaine dans Notre-Dame de Paris lorsque le capitaine de Chateaupers se trouve « [h]onteux comme un renard quune poule aurait pris »[32], vers du « Renard et la Cigogne » dûment attribué à son auteur ; il se devine dans « le coup de pied de lâne au lion mourant », manière dapprécier le travail de sape des architectes de lAcadémie, ou dans linterrogation de Gwynplaine parcourant sa demeure : « De quel lion ce palais était-il lantre ? »[33]. Hugo crée au sein même de la fiction romanesque des séquences narratives que résumeraient des titres à la manière des fabulistes. « Laraignée et la mouche », « Le hibou et la fauvette » conviendraient à nombre daffrontements entre loppresseur et lopprimé, le bourreau et la victime, lêtre de lobscurité et celui de la lumière. Les agissements de lenvieux Barkilphedro qui attend son heure pour frapper les grands sintituleraient « La puce du lion » et la morgue aristocratique à légard du peuple donne à Ursus matière à un apologue : « Lhippopotame et la taupinière »[34]. Il nest pas jusquà la prophétie de Notre-Dame de Paris, « le livre tuera lédifice », qui nait ses équivalents que la postérité a quelque peu estompés : « [l]e rat du Nil tue le crocodile, lespadon tue la baleine »[35].
Réécriture ou emprunt, la veine des fables comme celle des chansons exploite une imagerie vivace et intemporelle : « Mon père est oiseau / Ma mère est oiselle », chante Esmeralda, « Les enfants des Petits-Carreaux / Se font pendre comme des veaux » ou « Quand les rats mangeront des cats, / Le roi sera seigneur dArras » fredonne Jehan, frère en ritournelles de Gavroche : « Le roi Coupesabot / Sen allait à la chasse / A la chasse aux corbeaux » ou de Tom-Jim-Jack qui lance « ce refrain dune vieille chanson française : Trois petits gorets sur leur fumier / Juraient comme des porteurs de chaise. ». Ce matériau linguistique traditionnel paroles de chanson, proverbes dalmanach ou réminiscences de contes inspire à son tour une fabrique dimages qui, dun roman à lautre, construisent un maillage métaphorique propre à Hugo dont la constance témoigne de fait de celle des thématiques évoquées. Les rapports de force suscitent des références à la chasse, à la prédation en accord ou non avec le contexte romanesque : Frollo, en position de voyeur, observe les ébats de Phbus et dEsmeralda, telle « une face de tigre regardant du fond dune cage quelque chacal qui dévore une gazelle »[36], Quasimodo est accusé par diablerie davoir emporté lâme de son maître en lui brisant le corps, « comme les singes qui cassent la coquille pour manger la noix », il avait auparavant dépouillé son frère Jehan de ses armes, comme « un singe qui épluche une noix »[37] avant de le précipiter des tours de la cathédrale ; cest « avec la sagacité du renard flairant une compagnie de perdrix »[38] que Thénardier suit la piste de Jean Valjean et de Cosette. De Han dIslande à Quatrevingt-Treize, le filon des proverbes ne sépuise pas : « Si vous voulez flatter le vautour, ne lappelez pas pigeon »[39] se module, un demi-siècle plus tard, en : « Qui raccommode laile du vautour est responsable de sa griffe »[40].
Les attitudes et les postures des personnages fuite, surprise, affrontement trouvent un équivalent dans le monde animal. Le système comparatif réunit deux mondes, le second plus lisible que le premier sert de révélateur, mais de cette confrontation découle la plupart du temps un jeu insolite ou poétique. Le comparant retient lattention parce quil est en décalage avec la situation où évolue le comparé et trouble ainsi la transparence du discours narratif. Comment interpréter la comparaison, aux dimensions dune petite fable, qui traduit leffroi de Jehan face à Quasimodo, « comme cet homme qui, faisant la cour à la femme du gardien dune ménagerie, alla un soir à un rendez-vous damour, se trompa de mur dans son escalade, et se trouva brusquement tête à tête avec un ours blanc »[41] ? Comment ne pas sarrêter sur des détails que leur incongruité met en relief : Gringoire se plaint de lindifférence dEsmeralda qui ne fait pas plus attention à lui « quune poule à une église »[42], après avoir reçu réprimandes et bourse garnie de son frère, Jehan sen va « à la fois fâché et content, comme un chien quon lapiderait avec des os à moelle »[43] (278), Fauchelevent ignore la reconnaissance que le pape lui a témoignée pour son aide lors de lenterrement clandestin de la religieuse et qui lui vaut lhonneur dun rapprochement avec « un buf de Durham ou de Surrey dont le portrait est publié dans lIllustrated London News avec cette inscription : Buf qui a remporté le prix au concours des bêtes à cornes »[44].
Les exemples sont extrêmement nombreux, ils donnent la mesure dun irrépressible jeu linguistique que la forme romanesque admet et favorise, formant un ensemble qui frappe plus par la richesse de sa créativité que par sa cohérence idéologique.
À ce bestiaire appartiennent aussi les animaux dont nous avons signalé lidentité romanesque dans la mesure où leur présence se justifie comme miroir du personnage humain. Bestiaires médiévaux, fictions mythologiques et récits hagiographiques montraient le compagnonnage dun saint ou dun héros et dun animal. Aussi le couple homme-animal, devenu entité romanesque, peut-il être interprété comme avatar de cette image culturelle ; cest bien ainsi que nous sommes invités à lire le retour de Rask au début de Bug-Jargal et ses retrouvailles avec Léopold dAuverney, sous le regard ému du sergent Thadée, « contemplant en silence le dénouement de lOdyssée »[45]. Le modèle homérique cède la place au modèle évangélique dans Les Misérables puisque monseigneur Myriel choisit de vivre entre lâne et le buf, le premier lui sert de modeste monture épiscopale, le second en réalité deux vaches lui assure la chaleur et lévêque a installé dans létable son « salon dhiver »[46].
Lindividu se divise et lanimal expose sa part la plus instinctive, la plus naturelle, parfois la plus émouvante. Le roman joue de cette création hybride et de la dualité qui lui est afférente. Derrière des apparences trompeuses, le dogue féroce au grand cur et lesclave roi, Rask et Bug-Jargal, symbolisent la loyauté et lhéroïsme. Qui de Han ou de son ours fait preuve de la plus grande férocité et de la plus pure barbarie, lhomme qui pousse des cris « pareils aux grondements dun ours qui caresse son petit » et se déclare « une bête farouche »[47], lours qui a les raffinements de lhomme dans la volupté ? Lidentification dEsmeralda et de sa chèvre Djali relève de la fantaisie, version féerique et lumineuse de la sorcière et son bouc. Leurs portraits se complètent, la beauté animale de lÉgyptienne, tout à la fois guêpe, salamandre et rossignol, semble plus sauvage ou capricieuse que celle de la « jolie » chèvre, blanche et dorée qui ne sait garder un secret. Toutes deux incarnent la féminité, du moins dans lesprit de Pierre Gringoire : « deux fines, délicates et charmantes créatures, dont il admirait les petits pieds, les jolies formes, les gracieuses manières, les confondant presque dans sa contemplation ; pour lintelligence et la bonne amitié, les croyant toutes deux jeunes filles ; pour la légèreté, lagilité, la dextérité de la marche, les trouvant chèvres toutes deux »[48]. Dans la mesure où Esmeralda se refuse à Gringoire, il trouve la chèvre de plus en plus attirante, sensuelle et docile, une chèvre savante, « douce, intelligente, spirituelle » qui le couvre « de caresses et de poils blancs » et le quiproquo à la Molière qui suit ce portrait idéal entretient la confusion :
- Quest-ce que cette Djali ?
- Cest la chèvre.
Larchidiacre posa son menton sur sa main, et parût un moment rêveur. Tout à coup, il se retourna brusquement vers Gringoire.
- Et tu me jures que tu ne lui as pas touché ?
- À qui ? dit Gringoire, à la chèvre ?
- Non, à cette femme.[49]
Pas de tel couple dans Les Travailleurs de la mer, cependant lintertextualité réunit à distance deux créatures semblables. La pieuvre qui hante les doubles fonds de lécueil trouve son équivalent en la personne de la duchesse Josiane dans LHomme qui rit. Dun roman à lautre, les détails se répondent : même écrin raffiné et labyrinthique pour leur antre palais, chef-duvre de larchitecture baroque ou de la nature, même puissance destructrice et maléfique de ces êtres troubles et ondoyants.
Le couple le plus assorti et le plus abouti est celui que forment Ursus et Homo. La description du loup Homo sinscrit dans la caractérisation de lunivers cynique dUrsus placé sous le signe de linversion : une maison qui nen est pas une, un loup qui est un chien à moins que ce ne soit le contraire, un rire qui nest que haine et une misanthropie qui nest quamour. Au sein de ce système cohérent, humanité et animalité se confondent : Ursus a cinquante ans, nest pas très grand mais long, dune maigreur de prophète ; Homo a une taille de cinq pieds, de belle longueur, et une bonne maigreur de forêt[50]. Leurs talents se conjuguent pour interférer dans le règne du vivant qui nest pas le leur : Ursus imite les cris doiseaux, connaît les fables, se fait vétérinaire et porte une peau dours, signe de son identité. Homo appartient au merveilleux, voire au religieux : ami de lhomme, il accepte de le servir et de renoncer à sa nature. Loup lettré de la fable, clerc « instruit, grave et sagace »[51], il sait quand il le faut composer avec la civilisation, par exemple aboyer au lieu de hurler. Comme Adam dans le second récit de la Genèse, Ursus a nommé le loup, « baptisé »[52] dit le texte, et il a trouvé que cela était bon, mais pour ne pas se priver dun alter ego et que la nomination ne soit acte de domination, Ursus se désigne en même temps comme animal. De là, la fusion ou linversion des règnes : leur amitié étroite, leur savoir partagé, leur ressemblance. Homo est pour Ursus son « analogue », son « tome second », sa « copie conforme »[53]. Il la créé à son image et cet animal « secourable et charitable », traditionnellement lié au mal, est une hérésie vivante puisque sa patte gauche « ignore la bonne action qua faite sa patte droite »[54]. Par linversion, la parodie ou la similitude, le roman revisite le bestiaire et dramatise son discours allégorique.
Létape ultime de ce jeu spéculaire fait disparaître lanimal en tant que tel, laltérité sefface au bénéfice dune identité composite. Reste lanimalité, voire la bestialité, résurgence dune nature humaine primitive ou archaïque qui agit au gré des pulsions et des instincts. La frontière que dessinait nettement la confrontation de deux êtres différents bien que ressemblants sabolit dans des affrontements tout intérieurs. Notion négative qui dissocie le corps de lesprit, lanimalité traduit une régression de lindividu vers un maillon inférieur de la chaîne des êtres qui va de la pierre à Dieu, une exclusion des caractéristiques humaines : la raison, la morale et ce que lon pourrait appeler la civilisation.
Selon le registre des romans, la « bête intérieure »[55], comme lécrit Pierre Albouy, sincarne de manière différente. Plus lidentité du personnage cultive le composite et le monstrueux, sous la forme dun amalgame des animaux les plus menaçants, plus elle se coule dans le moule du genre fantastique et atteint au stéréotype. Han la brute est non seulement « vêtu de peaux de toutes sortes danimaux »[56], mais il pousse leurs cris, allie leurs caractéristiques nez daigle, regard de tigre, malice de singe quil transmettra à son fils Gill, bonifiés par lhérédité rapidité du chamois, force de lours, agilité de lécureuil. Les portraits dHabibrah et Quasimodo mêlent les références animales comme autant de signes de déconstruction du personnage, dimpossibilité à cerner sa nature et à la représenter au même titre que la pieuvre dont la description monstrueuse dépasse toute logique et épuise le savoir des données scientifiques. Cest encore cette agrégation animale que Hugo choisira pour évoquer le canon lâché de Quatrevingt-Treize.
Sans doute la monstruosité est-elle moins effrayante dans sa démesure que dans la justesse avec laquelle elle saisit le réel. Le détail des doigts griffus, qui nétonne pas dans le portrait de Han, « homme auquel il ne restait plus rien dhumain »[57], prend une tournure plus étrange lorsque ces griffes qualifient les ongles dune jeune fille courtisée jadis par Lethierry ou la jouissance perverse de Javert tenant sa proie. Tous les romans mettent en scène lanimalité de la foule ; là encore, le peuple vu « à vol doiseau » semble plus grotesque quavili ou menaçant, « à vol de hibou », il est tombé au dernier degré de lexistence : la ruche monstrueuse de la cour des Miracles réserve des rencontres qui peuvent encore passer pour des renversements de carnaval, « un chien qui ressemblait à un homme, un homme qui ressemblait à un chien » [58] ; si le « type bestial de la race truande »[59] participe en partie du folklore médiéval, la foule « glapissante »[60] du Dernier Jour, qui regarde passer le condamné à mort, annonce les bêtes fauves modelées par le bagne, la « bestialité buveuse de sang »[61] des Misérables et ce monde reptile accusant une société qui oublie une part delle-même et la réduit à un état sans nom. Le bestiaire se charge des idées sur la question sociale et rien détonnant à ce que lanalyse du rapport homme / animal sexprime dans deux romans dont léloignement chronologique natténue pas la proximité didées et de situations : de Claude Gueux aux Misérables, le ton est le même, lanimalité doit être combattue car si la bête nest pas perfectible Hugo se contredira dailleurs sur ce point lhomme est éducable. Lanimalité manifeste est un contre-exemple à méditer. Hugo ne définit pas des espèces sociales, telles quelles apparaissent dans l« Avant-Propos » de La Comédie humaine, mais donne à voir une proportion ou un dosage qui compose la nature humaine, explique ses agissements et se rattache aussi à la dimension sociale. La physiognomonie de Lavater sert peut-être dancrage scientifique à ce point de vue et inspire de nombreux portraits : ceux des condamnés, des galériens, masse confuse dhommes déchus ou de Thénardier et de Rantaine, artisans du mal que trahit lobservation de leur « angle facial »:
Examinez un à un ces damnés de la loi humaine. Calculez linclinaison de tous ces profils, tâtez tous ces crânes. Chacun de ces hommes tombés a au-dessous de lui son type bestial ; il semble que chacun deux soit le point dintersection de telle ou telle espèce animal avec lhumanité. Voici le loup-cervier, voici le chat, voici le singe, voici le vautour, voici lhyène.[62]
Dans notre conviction, si les âmes étaient visibles aux yeux, on verrait distinctement cette chose étrange que chacun des individus de lespèce humaine correspond à quelquune des espèces de la création animale ; et lon pourrait reconnaître aisément cette vérité à peine entrevue par le penseur, que, depuis lhuître jusquà laigle, depuis le porc jusquau tigre, tous les animaux sont dans lhomme et que chacun deux est dans un homme. Quelquefois même plusieurs dentre eux à la fois.[63]
Ressemblant à lanimal et livrant par la même la vérité de son caractère, le personnage vit aussi en animal, selon les lois de la chasse ou celle dune société où règne la loi du plus fort qui dévore le plus faible. Javert, le chien fils de louve, exerce son flair, son instinct d « homme-chien » lavertit de la présence de « lhomme-chat »[64], il pourchasse le gibier de potence et éprouve une jouissance à débusquer au gîte, à capturer dans les filets de la loi toutes les créatures traquées. Plus lâches que lui, Thénardier ou Barkilphedro se plaisent à ramper pour mieux attaquer, créatures parfaitement dénaturées puisque : « [j]amais parmi les animaux la créature née pour être une colombe ne se change en une orfraie. Cela ne se voit que parmi les hommes. »[65] Si lanimal ne dégénère pas, il névolue pas non plus à moins dêtre un symbole. Certains personnages tombent dans la bestialité, en contrepoint dautres sinspirent de lanimalité pour construire leur humanité : Quasimodo est fidèle à Frollo, laimant « comme jamais chien, jamais cheval, jamais éléphant na aimé son maître »[66], la gradation des comparants est à la mesure du sentiment. Parce que le roman se fait épopée de lâme humaine, la bête accède à lhumanité et au-delà : en allant du mal au bien, le parcours de Jean Valjean va « de la bestialité au devoir »[67], cest-à-dire de linstinct, savoir minimal privé de la raison, à la conscience de soi et au choix. Moins bien traité quun chien, il laisse agir en lui la bête puis la dompte ; la première étape de sa rédemption se lit sans doute dans le fait quavant de sauver les humains, il commence par respecter la vie des animaux, comme monseigneur Myriel dont lun des modèles est saint François dAssise. Devenu M. Madeleine, « [j]amais il ne tuait un animal inoffensif. Jamais il ne tirait un petit oiseau. »[68].
Lhomme qui ressent « la continuation occulte de la nature infinie »[69], comprend les animaux, les respecte comme créatures divines, les devine bien quinvisibles, entend leur langage, cest Gilliatt, admis sur lécueil accessible aux seuls oiseaux, devenue bête parmi les bêtes. Aux proches des animaux, aux simples semblent promis un destin de visionnaire et une révélation du divin : Mahomet nétait-il pas chamelier et Jeanne dArc chevrière ?[70]. Gilliatt accède aux songes et aux visions naturellement, par instinct, cette « puissance bestiale » qui, loin de toute idée de destruction et de sauvagerie, peut conduire au dépassement.
Cest enfin une femme animée dune telle force qui sengage dans la Via dolorosa pour retrouver ses enfants. A la différence de la Sachette ou de Fantine qui ont été trahies par leur instinct, trop violent pour la première qui hurle : « [j]e suis une lionne, je veux mon lionceau »[71] sans reconnaître sa fille ou trop peu développé pour la seconde qui, en toute confiance, livre Cosette aux monstres, Michelle Fléchard, femme de la nature qui écoute les nouvelles que colportent les oiseaux, suit son chemin pour sauver sa portée :
Ce qui fait quune mère est sublime, cest que cest une espèce de bête. Linstinct maternel est divinement animal. La mère nest plus une femme, elle est femelle.[72]
La mère ne régresse pas vers létat animal, elle atteint la partie divine de toute créature, diptyque troublant avec le portrait de lanimal sanctifié : Homo apparaît à Gwynplaine « dans de la lumière », le sauve de labîme, avec « le simple instinct de la bête aimante » [73] si proche de lintelligence. Le texte fait de lanimal un instrument divin :
Se faire guide apparaît vaguement à la bête comme une nécessité. [ ] On ne sait pas toutes les figures que peut prendre Dieu. Quelle est cette bête ? la providence.[74]
Le motif de lanimal se situe donc à la croisée des traditions orales et écrites et en tire son pouvoir dévocation symbolique. Sa présence dans les romans hugoliens garde partie liée avec un tel héritage culturel. Élément de la faune ou personnage du bestiaire, lanimal est plus représentatif que représenté même si la construction romanesque lui accorde une certaine autonomie à luvre dans les portraits ou dans les péripéties dont il lui arrive dêtre un actant. Il ne manque à ces animaux que la parole pour appartenir à lunivers des contes et de la fable. Ce que le roman explore spécifiquement cest le rapport homme / animal, un rapport entendu comme lien, mode de vie commun selon tous les degrés qui conduisent de lentente à la prédation[75], un rapport compris également comme une mise en relation où les espèces sévaluent à laune lune de lautre. Les idées de Hugo sur ce sujet parcourent son uvre, se contredisent quelquefois et ne forment pas stricto sensu un système ; reste ce rapport riche de promesses narratives et dexplorations entre réécriture et invention.
Lanimal est tout simplement léchelon le plus élevé, le dernier échelon ascendant de la création purement matérielle. [ ]
La création invisible a son premier échelon dans lhomme.
Lanimal est la fin du connu, lhomme est le commencement de linconnu.[76]
Ce quaffirme un extrait du Tas de pierres prend néanmoins forme et vie dans la spatialité et la temporalité romanesques qui sont à même de dramatiser la contiguïté et la coexistence des espèces frontière mouvante qui place lanimal face à lhomme, à coté de lui, hors de lui et en lui et dinscrire leur coprésence dans un processus évolutif ou involutif de la bête à lhomme ou de lhomme à la bête.
Une dernière image retiendra notre attention : en créant la pieuvre Hugo na-t-il pas inventé le seul animal romanesque ou lanimal romanesque par excellence ? À limage de lambition du roman, sa description mobilise tous les savoirs sans en privilégier aucun, la mythologie relayant la science, linterprétation fantastique ou philosophique dépassant lobservation naturaliste. Son existence épouse les modalités et les registres de lécriture romanesque : évocation allusive de sa présence ou hypertrophie de sa caractérisation, récit chronologique et progressif de son apparition à chaque lanière son paragraphe ou intensité épique du combat fatal avec Gilliatt. Enfin faut-il rappeler que la pieuvre des Travailleurs de la mer aura une descendance littéraire dans le roman daventures, marquant durablement limaginaire collectif et que son nom, emprunté à la langue locale, supplantera le terme poulpe dans le langage courant, comme le Roman de Renart a fait oublier le goupil ?
À propos de la pieuvre Hugo écrit : « Le Possible est une matrice formidable »[77]. Si cet animal le prouve, le roman hugolien en est une preuve non moins évidente.
[1] Les Travailleurs de la mer, I, I, 3, uvres complètes, R. Laffont, « Bouquins », 1985 et 2002, vol. « Roman III », p. 53. Toutes les références romanesques renvoient à cette édition.
[2] LArchipel de la Manche, vol. « Roman III », p. 24.
[3] Han dIslandep, vol. « Roman I », p. 154.
[4] Ibid., p. 155.
[5] Ibid.
[6] Les Travailleurs de la mer, II, I, 8, vol. « Roman III », p. 211.
[7] Ibid., II, I, 13, p. 222.
[8] Ibid., I, III, 10, p. 92.
[9] Ibid., p. 93.
[10] Quatrevingt-Treize, III, II, 9, vol. « Roman III », p. 955.
[11] Les Travailleurs de la mer, II, I, 11, vol. « Roman III », p. 220.
[12] « [ ] les longicornes, les longinases, les calandres, les foumis occupées à traire les pucerons leurs vaches, les sauterelles baveuses, la coccinelle, bête du bon Dieu, et le taupin, bête du diable ; sur lherbe, dans lair, la libellule, lichneumon, la guêpe, les cétoines dor, les bourdons de velours, les hémérobes de dentelle, les chrysis au ventre rouge, les volucelles tapageuses [ ]. », LArchipel de la Manche, vol. « Roman III », p. 6.
[13] LHomme qui rit, I, I, 1, vol. « Roman III », p. 378.
[14] Les Misérables, II, III, 1, vol. « Roman II », p. 298.
[15] Han dIslandep, vol. « Roman I », p. 43.
[16] Les Misérables, IV, III, vol. « Roman II », 4, p. 705.
[17] LHomme qui rit, II, I, 1,vol. « Roman III », p. 476. Cette allusion au coq transformé en aigle et celle du vautour apicide des Misérables font explicitement référence au coup dÉtat du 2 décembre, comme le rappelle Guy Rosa.
[18] Voir larticle « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Poétique du récit, Seuil, 1977.
[19] Notre-Dame de Paris, VII, 1, vol. « Roman I », p. 663.
[20] LHomme qui rit, Conclusion, I, vol. « Roman III », p. 767.
[21] Notre-Dame de Paris, XI, 3, vol. « Roman I », p. 858.
[22] Ibid., VIII, 1, p. 716.
[23]Han dIslande, vol. « Roman I », p. 172.
[24] Notre-Dame de Paris, I, 2, vol. « Roman I », p. 513.
[25] Ibid., X, 5, p. 807-8.
[26] LHomme qui rit, II, II, 11, vol. « Roman III », p. 563.
[27] Les Misérables, IV, VI, 2, vol. « Roman II », p. 755.
[28] Notre-Dame de Paris, I, 2, vol. « Roman I », p. 514.
[29] Ibid., I, 4, 519, 520.
[30] Ibid., p. 522.
[31] Ibid., VIII, 1, p. 712-3.
[32] Ibid., VIII, 6, p. 737.
[33] LHomme qui rit, II, V, 3, vol. « Roman III », p. 651.
[34] Ibid., II, II, 11, p. 561.
[35] Notre-Dame de Paris, V, 1, vol. « Roman I », p. 617.
[36] Ibid., VII, 8, p. 708.
[37] Ibid., XI, 3, p. 858 ; X, 4, p. 802.
[38] Les Misérables, II, III, 10, vol. « Roman II », p. 335.
[39]Han dIslandep, vol. « Roman I », p. 74.
[40] Quatrevingt-Treize, III, II, 6, vol. « Roman III », p. 946.
[41] Notre-Dame de Paris, X, 4, vol. « Roman I », p. 801.
[42] Ibid., VII, 2, p. 679.
[43] Ibid., X, 2, p. 784.
[44] Les Misérables, II, VIII, 8, vol. « Roman II », p. 448.
[45]Bug-Jargal, vol. « Roman I », p. 279.
[46] Les Misérables, I, I, 6, vol. « Roman II », p. 19.
[47] Han dIslandep, vol. « Roman I », p. 35 et 143.
[48] Notre-Dame de Paris, II, 4, vol. « Roman I », p. 545.
[49] Ibid., VII, 2, p. 678 ; XI, 1, p. 830 ; VII, 2, p. 679.
[50] LHomme qui rit, I, I, 1-2, vol. « Roman III », p. 355.
[51] « La Providence a probablement eu un moment lidée den faire un docteur duniversité ; mais il faut pour cela être un peu bête, et il ne lest pas. », Ibid., II, III, 2, p. 571.
[52] Ibid., I, I, 1, p. 351.
[53] Ibid., I, I, 2, p. 356.
[54] Ibid., II, III, 2, p. 571.
[55] Pierre Albouy, La Création mythologique chez Victor Hugo, Paris, José Corti, 1963, rééd. 1985, p.197.
[56]Han dIslandep, vol. « Roman I », p. 34.
[57] Ibid., p. 167.
[58] Notre-Dame de Paris, II, 6, vol. « Roman I », p. 551-2.
[59] Ibid., p. 556.
[60] Le Dernier Jour dun condamné, vol. « Roman I », p. 484.
[61] Les Misérables, IV, VIII, 5, vol. « Roman II », p. 807.
[62] Claude Gueux, vol. « Roman I », p. 878.
[63] Les Misérables, I, V, 5, vol. « Roman II », p. 135. Françoise Chenet met en évidence le rôle du Magasin pittoresque dans linspiration de Hugo.
[64] Ibid., I, V, 5, p. 135.
[65] Ibid., III, VIII, 4, p. 586.
[66] Notre-Dame de Paris, IV, 4, vol. « Roman I », p. 605.
[67] Les Misérables, V, I, 20, vol. « Roman II », p. 980.
[68] Ibid., I, V, 3, p. 131.
[69] Les Travailleurs de la mer, I, I, 7, vol. « Roman III », p. 67.
[70] Ibid., p. 66.
[71] Notre-Dame de Paris, VIII, 5, vol. « Roman I », p. 734.
[72]Quatrevingt-Treizep, III, II, 6, vol. « Roman III », p. 947. Bernard Leuilliot précise que Michelle Fléchard est qualifiée de « louve » dans le manuscrit de Quatrevingt-Treize.
[73] LHomme qui rit, Conclusion, 1, vol. « Roman III », p. 767
[74] Ibid., p. 768.
[75] Anne Ubersfeld fait remarquer que les liens véritablement affectifs entre lhomme et lanimel et les gestes qui les traduisent sont absents ou presque de lunivers romanesque.
[76] Le Tas de pierres, O.C., édition Massin, tome V, p. 996-7.
[77] Les Travailleurs de la mer, II, IV, 2, vol. « Roman III », p. 282.