Chantal Brière : Mourir dans Les Misérables

Communication au Groupe Hugo du 26 novembre 2005
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« De l’inénarrable absolu, il n’y a rien à raconter »[1] : telle est l’aporie à laquelle aboutit la réflexion de Vladimir Jankélévitch, constat douloureux de l’impuissance de la pensée et du langage à concevoir et à formuler « ce que personne n’a jamais éprouvé »[2] qui condamne donc par avance tout récit de mort à l’incomplétude et tout discours sur la mort à une stratégie de détournement ou d’extrapolation. « Faute de penser la mort, ajoute le philosophe, il ne nous reste, semble-t-il, que deux solutions ; ou bien penser sur la mort, autour de la mort, à propos de la mort ; ou bien penser à autre chose qu’à la mort, et par exemple à la vie »[3]. La pensée de l’impensable est reléguée en marge du sujet et, pour dire l’indicible, le langage a recours à l’euphémisme et à la périphrase, autant de voies obliques et de « zigzags de la conversation »[4] dont se méfie la philosophie qui y voit une manière d’esquiver « le mouvement rectiligne qui désignerait, d’une désignation transitive, le complément direct appelé mort »[5]. Cet « art de bavarder à côté du sujet »[6] impuissant à dire la mort réelle perd de sa vacuité et se charge de sens quand la mort devient fictive, c’est-à-dire inscrite dans un discours littéraire et, puisqu’il s’agit ici des Misérables, décrite, narrée, dramatisée dans la construction romanesque.

Les morts sont nombreux dans Les Misérables – tout aussi nombreuses les analyses magistrales qui en ont rendu compte – et le discours sur la mort y est omniprésent. Comment composer une fresque historique, « un drame dont le premier personnage est l’infini »[7], l’histoire d’une rédemption individuelle et de la marche au Progrès sans évoquer l’expérience des limites ? 

Si l’impossibilité de parler de la mort conduit à parler de la vie pour mieux la comprendre, le constat de Jankélévitch appliqué à l’objet littéraire n’est plus un échec mais un principe de structure et de vitalité du récit. La mort clôt la biographie du héros ou de tout autre personnage et, à l’inverse du récit de naissance qui ouvre des possibles, celui des derniers instants résume et conclut, fige de manière stylisée ce qui a été l’essentiel de l’être qui disparaît. Conclusion qui se double souvent d’une position finale du récit, clausule d’un livre éponyme, voire du roman (« Fantine », « Jean Valjean »), fin du deuxième et dernier acte du drame intitulé « Le drapeau » pour le père Mabeuf ; Eponine rend son dernier souffle au dernier mot du chapitre « L’agonie de la mort après l’agonie de la vie », l’âme de Gavroche s’envole au point final et, dans l’isolement d’un livre au chapitre unique, Javert se donne la mort, geste atypique et réprouvé. Le texte s’amuït ou s’interrompt au moment de la rupture fatale.

L’agonie et la disparition des personnages tendent un miroir aux événements antérieurs et l’ultime biographème qu’est la mort construit une épure de la vie. De chaque personnage, il serait presque possible de dire : « il est mort comme il a vécu ». Mais il est clair aussi qu’à l’occasion d’une mort individuelle la fiction s’ouvre sur une réalité : les causes de la mort, l’appareil funéraire, les manifestations du deuil confèrent à chaque disparition une valeur historique et sociologique. La représentation de la mort stylise la vie du personnage en même temps qu’elle représente les conditions de vie d’une société, sans qu’il soit pour autant question de considérer la littérature comme un document puisque nous verrons que le récit de mort n’est que pur langage.

 

1 - La mort dans le récit

 Le lecteur des Misérables est confronté à la mortalité, comme il l’est à la criminalité, autre phénomène social à même de caractériser la France des premières décennies du XIXe siècle et de donner au roman son ancrage sociologique. De 1815 à 1833, bornes chronologiques de la fiction, n’intervient aucun récit de naissance : Cosette a déjà deux ans lorsqu’il est fait mention de son existence, le cri que pousse Gavroche « au tome II » n’annonce pas sa venue au monde, ses frères, présence surnuméraire, apparaissent plus qu’ils ne naissent et les enfants viennent à M. Gillenormand dans des bourriches d’huîtres et s’en retournent contre espèces sonnantes et trébuchantes. En revanche, à l’exclusion de Marius et Cosette, M. Gillenormand, Thénardier et d’Azelma enfuis aux Amériques, la mort emporte personnages et figurants.

L’Histoire et ses assauts balaient les soldats de Waterloo et leurs chefs, dûment cités au champ d’honneur. Bien malgré eux et en dépit de paroles qui se voulaient les dernières, Ney et Cambronne ont survécu : le premier « réservé à des balles françaises »[8], le second excusé pour avoir échappé à la mitraille répondant à l’insulte. La mort collective et anonyme se traduit de la manière la plus concrète par des chiffres, des bilans et des pourcentages :

 

On a fait ce calcul et établit cette proportion : Perte d’hommes : - A Austerlitz, français, quatorze pour cent ; russes, trente pour cent ; autrichiens, quarante-quatre pour cent. A Wagram, français, treize pour cent ; autrichiens, quatorze. A la Moskowa, français, trente-sept pour cent ; russes, quarante-quatre. A Bautzen, français, treize pour cent ; russes et prussiens, quatorze. A Waterloo, français cinquante-six pour cent ; alliés, trente et un. Total pour Waterloo, quarante et un pour cent. Cent quarante-quatre mille combattants ; soixante mille morts.[9]

 

Revenu vivant des cimetières que furent les grandes batailles napoléoniennes, le colonel Pontmercy, victime d’une fièvre cérébrale, s’éteint quant à lui dans la solitude. Son visage de gisant révèle l’homme qu’il a été : l’ingratitude de la nation pour ce demi-solde et l’abandon des siens se lisent dans une larme que la mort n’a pas tarie ; « son visage vénérable et mâle » exprime la bonté et la dignité de l’homme ; sa carrière de soldat de l’Empire lui a laissé des stigmates, ses seules décorations : « lignes brunes » des coups de sabre, « étoiles rouges » des balles, « gigantesque balafre ». Évincé par le retour de la monarchie, exilé à Vernon, c’est dans l’oubli que l’homme s’est éteint après « un accès de délire »[10] et sa mort confirme ce rendez-vous manqué avec l’Histoire comme avec la vie :

 

On avait appelé le médecin et le curé. Le médecin était arrivé trop tard, le curé était arrivé trop tard. Le fils aussi était arrivé trop tard.[11]

 

L’autre guerre, la guerre civile, déchaîne une violence d’autant plus redoutable que, comme les mers fermées produisent les plus fortes tempêtes, elle se déroule « entre quatre murs » ; espace fatal pour l’assassin Le Cabuc condamné par Enjolras, le père Mabeuf mitraillé sur la barricade, Prouvaire exécuté comme prisonnier, Eponine soupirant et expirant pour Marius, Gavroche moineau foudroyé, les amis de l’A B C : « Bossuet fut tué ; Feuilly fut tué ; Courfeyrac fut tué ; Joly fut tué ; Combeferre, traversé de trois coups de bayonnette dans la poitrine au moment où il relevait un soldat blessé, n’eut que le temps de regarder le ciel, et expira »[12], enfin pour Enjolras et Grantaire fusillés ensemble. Les uns et les autres trouvent une fin qui leur ressemble ou les dépasse : pour l’obscur Le Cabuc-Claquesous, « [s]a vie avait été ténèbres, sa fin fut nuit »[13] ; Mabeuf qui « n’était ni royaliste, ni bonapartiste, ni chartiste, ni orléaniste, ni anarchiste »[14] devient, au sens propre et figuré, porte drapeau de l’insurrection et sa mort interprétée justement ou non donne une fin « magnifique » à une existence qui ne le fut pas toujours ; l’agonie d’Eponine prolonge celle de sa vie comme l’indique le titre du chapitre : elle meurt en femme, amoureuse et malade, en enfant qui ne veut pas être grondé, déguisée en garçon. Protectrice ou prédatrice, être réel ou surnaturel, elle tient à Marius des propos à double sens et ses actes contredisent ses paroles puisqu’elle se réjouit d’avoir conduit Marius à la barricade et à une mort certaine au moment même où elle vient de lui sauver la vie. Aussi la représentation de sa mort semble-t-elle équivoque : sa souffrance, sa quête d’amour, son adieu à la vie et son espoir en l’autre vie relèvent du pathétique et contrastent avec la représentation réaliste et triviale de son corps agonisant réifié (« Cela rampait sur le pavé. C’était cela qui lui parlait. »[15], « Elle appuyait en parlant sa main percée sur sa poitrine où il y avait un autre trou, et d’où sortait par instant un flot de sang comme le jet de vin d’une bonde ouverte. »[16]). La vie comme la mort refusent à Eponine l’accès au sublime, elle a de la paille dans les cheveux, « non comme Ophélia pour être devenue folle à la contagion de la folie d’Hamlet », mais pour avoir « couché dans quelque grenier d’écurie »[17]. Gavroche, qui chante pendant que meurt sa sœur, chante au moment de mourir comme il est apparu dans la vie en criant. Jacques Seebacher a montré le caractère spectaculaire du personnage et le pathétique de sa fin qui arrête « cette féerie » à travers laquelle se dessinait l’espoir, « l’ingénuité d’une rouerie qui créait sans cesse la nature de la socialité »[18]. Messager, amateur de théâtre et de bons mots, atome de la grande ville, gamin et lutin, Gavroche joue son dernier rôle en mêlant tous les autres. C’est enfin en chef et en martyr que meurt Enjolras : sa beauté lumineuse et préservée n’a d’égale que son courage, une image pieuse que la mort crucifie alors que Grantaire « qui réalisait, dans toute son énergie, la vieille métaphore : ivre mort »[19] demande à figurer au calvaire comme un larron qui ne sera plus jamais entre deux vins.

 

D’autres combats souvent perdus d’avance inscrivent leur date fatale dans la temporalité du roman : 1832 et l’épidémie de choléra, ou encore « il y a trente cinq ans » - soit aux environs de 1825-1826 -, « la grande épidémie de croup qui désola, les quartiers riverains de la Seine à Paris, et dont la science profita pour expérimenter sur une large échelle l’efficacité des insufflations d’alun, si utilement remplacés aujourd’hui par la teinture externe d’iode »[20]. Il faut se rappeler qu’au moment où Hugo reprend le manuscrit des Misérables il souffre de problèmes laryngés qui l’inquiètent comme en témoigne cette note du 24 janvier 1861 :

 

Depuis le 13 décembre dernier, je me crois, quoi qu’en disent les médecins, atteint d’une laryngite chronique dont le dénouement sera une phtisie laryngée. Je cache ma pensée et je n’inquiète personne autour de moi. Il faut porter avec sérénité le poids d’une idée sombre.

J’aurais voulu achever ce que j’ai commencé. Je prie Dieu d’ordonner à mon corps de patienter et d’attendre que mon esprit ait fini. [21]

 

Qu’il choisisse alors de faire mourir les enfants de la Magnon de cette maladie, sorte d’angine qui provoque un développement de membranes dans les voies respiratoires, entraînant une aphonie puis une suffocation, n’est peut-être pas pour nous étonner. L’inquiétude de Hugo le 1er janvier 1861, constatant que « [s]a voix est toujours éteinte »[22], a trouvé à s’exprimer dans ce détail narratif.

Pour soutirer toujours plus d’argent à Fantine, Thénardier invente une maladie qui menacerait à court terme la vie de Cosette : la fièvre miliaire, « maladie qui est dans le pays » et pour laquelle il « faut des drogues chères »[23]. Larousse explique qu’en 1821 l’épidémie de cette fièvre éruptive avait été meurtrière et s’était répandue depuis des villages entourés d’eaux stagnantes – « la question de l’eau à Montfermeil » est bien réelle puisque les étangs alimentent le village en eau potable. Aux enfants et aux femmes la maladie : la mère de Jean Valjean succombe à une fièvre de lait mal soignée, la femme de celui qui n’est pas encore Monseigneur Myriel meurt « une maladie de poitrine »[24], Fantine d’une phtisie ou tuberculose dont le récit marque l’inéluctable évolution, maladie symboliquement associée à la maternité : « Fantine avait nourri sa fille ; cela lui avait fatigué la poitrine et elle toussait un peu »[25] ; la polysémie du mot poitrine facilite le rapprochement aux dépens de l’exactitude scientifique. Le mal finit par se déclarer après l’agression de Bamatabois, occasion pour l’auteur de rappeler une réalité : Fantine souffre de la maladie du siècle, étudiée par Laënnec[26], qui est surtout le tribut à payer de la misère : « La phtisie sociale s’appelle misère »[27]. Sans la barricade qui a décidé de son sacrifice, Eponine serait morte de la même manière et les symptômes qu’elle présente, « toux sèche », « râle » sorti de « sa poitrine étroite et débile »[28], maigreur effrayante, reproduisent la déchéance physique de Fantine. La « descente » de Fantine se poursuit jusqu’à la tombe ; malade et incurable, elle meurt de frayeur en voyant le visage de Javert, masque impassible de l’autorité répressive. C’est un corps et un esprit martyrisés qui connaissent en ce monde les affres de la damnation : « elle ouvrit la bouche comme pour parler, un râle sortit du fond de sa gorge, ses dents claquèrent, elle étendit les bras avec angoisse, ouvrant convulsivement les mains comme quelqu’un qui se noie », scène de torture qui anticipe peut-être les tourbillons de la Seine et les « convulsions » qui effaceront son bourreau. La fosse publique reçoit la fille publique, elle n’y repose pas mais on l’y « coucha dans les ténèbres parmi les premiers os venus », elle qui avait dû coucher avec le premier venu et que les hommes et un curé peu charitable condamnent à jamais : « Sa tombe ressembla à son lit »[29], « tombeau convenable » au sens strict du terme. Quant à Javert, il meurt contre lui-même, « déraillé », il attente à sa vie après avoir enfreint la loi qui était sa raison d’être. Jean-Pierre Richard en a fait une très grande « petite lecture »[30].

La mort emporte les figurants du récit : la fille de Champmathieu, blanchisseuse à la rivière puis au lavoir des Enfants-Rouges, qui se tue à la tâche dans le froid ou la buée intense et subit en rentrant les coups de son mari ; les femmes assassinées dans des quartiers déserts, comme la bergère d’Ivry ; les hommes victimes d’accidents de travail : le père de Jean Valjean tombe d’un arbre, le fossoyeur creuse sa tombe en fréquentant trop assidûment, c’est-à-dire à chaque enterrement, le cabaret et « le cruchon du Suresne »[31], l’égoutier Blaise Poutrain, frère d’un fossoyeur, s’enlise dans un fontis. Elle efface les familles sans histoire ni identité vouées à l’oubli et surtout les « feuilles tombées de toutes ces branches sans racines, et roulées sur la terre par le vent »[32], les enfants sans famille, abandonnés donc perdus, comme l’orphelin de Necker qu’a vu mourir Combeferre :

 

Ce pauvre môme, je me le rappelle, il me semble que je le vois, quand il a été nu sur la table d’anatomie, ses côtes faisaient saillie sous sa peau comme les fosses sous l’herbe d’un cimetière. On lui a trouvé une espèce de boue dans l’estomac. Il avait de la cendre sous les dents. Les statistiques constatent que la mortalité des enfants abandonnés est de cinquante-cinq pour cent.[33]

 

A ces images d’angoisse s’oppose l’agonie sereine des personnages entourés et accompagnés, au chevet de qui se penchent la religion et/ou la médecine et qui s’éteignent de leur « belle mort » : le conventionnel dans sa retraite, l’évêque aveugle et aimé, passant d’un paradis à un autre et « trépassé en odeur de sainteté à l’âge de quatrevingt-deux ans »[34], selon l’expression consacrée employée par les journalistes qui ne manquent ni de lyrisme ni d’imagination, la mère Crucifixion morte en bienheureuse. « Il y a eu du paradis dans cette mort-là »[35] affirme la supérieure du couvent qui ne s’étonnerait pas de la survenue de miracles après la mort de celle qui couchait dans son cercueil depuis vingt ans et doit donc rester dans la communauté malgré la loi. Cet épisode, dont nous aborderons ultérieurement le côté profondément comique, met le récit en prises directes avec le réel car souvent la nécrologie des Misérables s’accompagne de l’évocation des rites sociaux, culturels et religieux qui entourent le décès. Au couvent du Petit-Picpus, « la cérémonie de mourir »[36] est parfaitement codifiée, au rythme des sonneries. Les explications concrètes et volontiers métaphoriques de Fauchelevent donnent pour ainsi dire la marche à suivre :

 

Quand le médecin a visé le passe-port pour le paradis, les pompes funèbres envoient une bière. Si c’est une mère, les mères l’ensevelissent ; si c’est une sœur, les sœurs l’ensevelissent. Après quoi, je cloue. Cela fait partie de mon jardinage. Un jardinier est un peu fossoyeur. On la met dans une salle basse de l’église qui communique à la rue et où pas un homme ne peut entrer que le médecin des morts. Je ne compte pas pour des hommes les croque-morts et moi. C’est dans cette salle que je cloue la bière. Les croque-morts viennent la prendre, et fouette cocher ! c’est comme cela qu’on s’en va au ciel. On apporte une boîte où il n’y a rien, on la remporte avec quelque chose dedans. Voilà ce que c’est qu’un enterrement. De profundis.[37]

 

Marius va sur la tombe de son père porter des fleurs et y conduira Cosette. Chargé de l’espionner, Théodule, le fringant lancier, est impressionné de cette visite et doublement respectueux devant la dernière demeure d’un colonel : « La mort lui apparut avec de grosses épaulettes, et il lui fit presque le salut militaire »[38]. Les morts laissent un testament, un héritage, des objets que sacralise l’absence et, en mémoire du disparu, les vivants portent le deuil. Ainsi Jean Valjean le prend-il à la mort de l’évêque, ainsi habille-t-il Cosette de vêtements noirs en mémoire d’une mère sans nom et garde-t-il ces vêtements de deuil embaumés dans l’inséparable, la petite valise noire, véritable cercueil de l’enfance de Cosette, ainsi Marius arbore-t-il un traditionnel crêpe noir à son chapeau, puis, suspendue à son cou par un ruban noir, une boîte de chagrin enfermant le testament de son père et désirant « toujours être en deuil », ne sort-il que la nuit afin que son seul habit, malheureusement vert, paraisse noir.

 Les travaux de Philippe Ariès permettent de mesurer le souci d’exactitude qui chez Hugo préside à l’agencement de certains matériaux romanesques. L’interdiction d’inhumer les corps à l’intérieur des églises par mesure de salubrité recueille tout le mépris de la supérieure du couvent qui voit là « une invention révolutionnaire ; Dieu subordonné au commissaire de police »[39]. C’est en effet le décret du 23 prairial an II (12 juin 1804) qui interdit définitivement par mesure d’hygiène collective les enterrements dans les églises et dans les villes ; il pose aussi le principe que dans les fosses les corps ne seront plus superposés mais juxtaposés, ce qui augmentait la surface nécessaire pour les cimetières éloignés de la ville (au moins 35 à 40 mètres). Au début du XIXe siècle s’instaurent aussi les pratiques de la concession perpétuelle, proposée en particulier dans le tout nouveau et luxueux cimetière du Père-Lachaise, et de la pierre tombale dont les épitaphes sont alors, selon Philippe Ariès, « longues, bavardes et personnelles »[40].

Le rituel sera détourné en secret par la communauté des religieuses et permettra la renaissance de Jean Valjean comme « la pompe militaire officielle »[41] déployée pour le convoi funèbre du général Lamarque cédera la place à l’émeute populaire. De l’agonie au sépulcre, des signes distinctifs continuent d’opérer : les misérables finissent à la fosse commune, les soldats dans le fossé d’Ohain devenu tragiquement « fosse », les religieuses sont transportées dans « un corbillard vieux modèle, orné de têtes de mort, de tibias et de larmes » au cimetière de Vaugirard, lieu qui va disparaître, et elles sont inhumées à l’écart, le soir, dans un endroit ayant appartenu au couvent.

Jean Valjean repose lui aussi à l’écart, non loin de la fosse commune qu’il aurait pu rejoindre, et « loin du quartier élégant de cette ville des sépulcres, loin de tous ces tombeaux de fantaisie qui étalent en présence de l’éternité les hideuses modes de la mort »[42]. La description du cimetière du Père-Lachaise, ouvert le 21 mai 1804 et aménagé par l’architecte Brongniart, suscite à plusieurs reprises l’ironie de Hugo, y compris par l’intermédiaire de Thénardier[43], et correspond à celle qu’en donne Pierre Larousse :

 

Ce n’est pas un cimetière : c’est une véritable ville, avec ses quartiers opulents et ses quartiers pauvres. A côté de monuments magnifiques, ombragés d’arbustes et de fleurs, apparaît la fosse commune, formée par deux immenses tranchées pratiquées dans les flancs d’une terre stérile. Là, rien que la solitude ingrate et nue, tandis qu’à quelques pas se dressent chapelles gothiques, sarcophages, pyramides, obélisques, génies de la mort plus ou moins corrects, symboles et attributs divers, monuments d’orgueil pour la plupart. Les distinctions sociales y sont rappelées avec une ostentation qui attriste : titres, armoiries, blasons s’étalent sur la pierre. 

 

C’est dans un entre-deux que se trouve la dépouille de Jean Valjean, à l’image d’une sa vie qui n’a été qu’une douloureuse et perpétuelle alternative. Précédées d’une réduction de l’espace, de la nourriture et de l’espérance, son agonie et sa mort mettent un terme à ce que Guy Rosa a défini comme « les étapes d’un progrès tout entier déceptif et soustractif »[44]. Autour de lui, des objets reliques – les chandeliers, le trousseau de Cosette, le miroir indiscret –, en lui, des souvenirs qui remontent à la scène initiale de la rencontre à Montfermeil, point fixe des méandres de la mémoire et du délire, une mise en ordre de sa conscience qui n’en a pas besoin, hors de lui, le flot de paroles d’un taciturne.

Grâce à l’étude des variantes et des additions du manuscrit, Jacques Seebacher a montré la composition et le symbolisme de cette scène. A propos des souvenirs qui affluent à la mémoire du personnage et dont la forme plurielle invite à reconnaître, avant l’épitaphe, un résumé du roman, il se demande si l’agonie de Jean Valjean correspond à « l’adaptation littéraire » de l’idée répandue qui veut « qu’au seuil de la mort, l’homme revoit toute sa vie ».[45] Pas totalement affirmative, sa réponse montre qu’à travers cette évocation le passé est bien isolé pour que la conscience se prépare à s’en détacher. Quoi qu’il en soit, il faut souligner qu’au moment où Hugo prête à son personnage les gestes de l’agonisant – une soif inextinguible, la perte de conscience, les mains creusant l’étoffe des vêtements – un commentaire nous renvoie aux stratégies de fuite et de survie qui ont été monnaie courante dans l’existence de Jean Valjean qui sait « [l]es zigzags de la stratégie »  et a connu « [l]es tâtonnements de l’évasion »[46] :

 

On pourrait dire que l’agonie serpente. Elle va, vient, s’avance vers le sépulcre, et se retourne vers la vie. Il y a du tâtonnement dans l’action de mourir. [47]

 

C’est un saint que l’ange attend dans l’ombre, mais peut-être a-t-il encore les manières du bagnard qui s’évade de la vie ?

 

En arrière-plan se dessine une réalité historique qui agonise à sa manière : l’Empire s’effondre à Waterloo et malgré le dernier sursaut du dernier carré, « Ulm, Wagram, Iéna, Friedland mouraient en eux »[48]. Dans sa chute, il entraîne la Révolution mise à mort par une Europe monarchique coalisée et le monument de Waterloo, qui se dresse sur des « brouettées de terre pleines d’ossements »[49], commémore la fin d’un monde et la naissance d’un mythe. La Restauration s’installe sur un vide et sur des cadavres. D’ailleurs, le salon ultra de madame de T. que Marius fréquente est peuplé de fantômes :

 

Tout cela avait l’air d’avoir vécu il y a très longtemps, et de s »obstiner contre le sépulcre. Conserver, Conservation, Conservateur, c’était là à peu près tout le dictionnaire. Être en bonne odeur était la question. Il y avait en effet des aromates dans les opinions de ces groupes vénérables, et leurs idées sentaient le vétyver. C’était un monde momie. Les maîtres étaient embaumés, les valets étaient empaillés.[50]

 

A leur tour les Bourbons s’effacent sans majesté particulière : « leur descente dans la nuit ne fut pas une de ces disparitions solennelles qui laissent une sombre émotion à l’histoire »[51] et, en 1832,  les « lézardes » menacent déjà le règne de Louis-Philippe. L’histoire comme l’égout charrie les dépouilles, abrite les assassinats, révèle la vérité par le résidu, prouve par les abîmes.

 

Si la représentation littéraire donne un sens à la mort du personnage dans son destin individuel comme dans son cheminement socio-historique, elle instaure également une relation signifiante entre les différentes morts. En conclusion de son article « Évêques et conventionnels », Jacques Seebacher met en évidence que mission et transmission construisent, d’une mort à l’autre, la leçon des Misérables, voire de l’œuvre romanesque dans sa totalité. Toutes les morts conduisent à celle de Jean Valjean, sacrifice et renoncement suprêmes du moi et Les Misérables, « enfermés entre la mort d’un criminel et d’un conventionnel au début et celle du forçat racheté à la fin »[52], ravivent les discours des romans antérieurs sur la peine de mort et annoncent la quête de ceux à venir.

Le système des personnages trouve cohérence et cohésion dans la mort. Nous ne reviendrons pas sur le sacrifice. Agnès Spiquel a parlé d’Eponine, Nicole Savy de Cosette vivant de la mort des autres, non pas à la manière de Thénardier personnage nécrophage, mais en toute innocence : prédatrice de Fantine, rivale triomphante d’Eponine, jeune fille « papillon » abandonnant sa « chrysalide » Jean Valjean[53]. La mort fictive n’est pas compensée par une naissance, comme dans la vie réelle, mais par la renaissance de l’autre. Beaucoup de commentaires l’ont souligné.

Dans le dialogisme qu’entretient la fiction avec le symbolique, dialogisme étudié par Pierre Laforgue à propos des Misérables, un motif récurrent structure la relation entre les morts et les vivants : il s’agit de la promesse. Le titre du livre III de la deuxième partie, « Accomplissement de la promesse faite à la morte », pourrait ouvrir nombre d’épisodes. Si les paroles murmurées à l’oreille de Fantine morte par Jean Valjean annoncent les actes à venir et l’adoption de Cosette, elles prolongent aussi une précédente promesse jamais formulée mais effective lorsque l’évêque sauve Jean Valjean de l’arrestation et de la récidive, le contraignant à un pacte jusqu’à sa mort :

 

- N’oubliez pas, n’oubliez jamais que vous m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnête homme.[54]

 

Ainsi les vivants sont-ils les obligés des morts. Pour convaincre son jardinier d’enfreindre la loi de salubrité, Mère Innocente impose le même argument sans appel : « Père Fauvent, il faut faire ce que veulent les morts »[55]. C’est bien ce que fait Marius en découvrant et respectant à la lettre les dernières volontés de son père, notifiées sur un chiffon de papier, qui lui demandent de porter son titre contesté par la restauration et de faire le bien à son sauveur Thénardier. La mue de Marius s’accomplit progressivement et irrémédiablement. Devenu baron de Pontmercy, il se dépouille de « son ancienne peau de bourbonien et d’ultra »[56], se passionne pour l’épopée napoléonienne et, la conscience torturée face aux activités du sauveur de son père, il se retrouve au centre d’un débat plus mélodramatique que cornélien :

 

Son père lui ordonnait du fond de son cercueil de faire tout le bien possible à Thénardier, depuis quatre ans Marius n’avait pas eu d’autre idée que d’acquitter cette dette de son père, et, au moment où il allait faire saisir par la justice un brigand au milieu d’un crime, la destinée lui criait : C’est Thénardier ! La vie de son père, sauvée dans une grêle de mitraille sur le champ héroïque de Waterloo, il allait enfin la payer à cet homme et la payer de l’échafaud ! […] Son père lui disait : Secours Thénardier ! et il répondait à cette voix adorée et sainte en écrasant Thénardier ! Donner pour spectacle à son père dans son tombeau l’homme qui l’avait arraché à la mort au péril de sa vie, exécuté place Saint-Jacques par le fait de son fils, de ce Marius à qui il avait légué cet homme ! et quelle dérision que d’avoir porté sur sa poitrine les dernières volontés de son père écrites de sa main pour faire affreusement le contraire ! [57]

 

L’infâme enseigne de la gargote, sacralisée par le regard de Marius qui la découvre alors, produit un miracle en rendant la vie au colonel : « c’était une résurrection, une tombe s’y entr’ouvrait, un fantôme s’y dressait »[58]. Tout est quiproquo dans cette promesse : le sauveur est un voleur, le nom de Pontmercy réduit à ses deux dernières syllabes n’a pas été compris, un père mort attend son fils qui va mourir pour des reproches infondés. En jouant de ces malentendus, la dynamique n’en est que plus féconde. Jusqu’au moment où Marius chasse Thénardier, venu involontairement lui révéler la vérité, il gardera le souci du contrat à remplir même si les termes ont changé ; en passant du singulier au pluriel, la dette a quitté l’honneur pour la réalité économique et mille cinq cents francs sont désormais nécessaires et suffisants pour apaiser la conscience du fils :

 

Il allait donc enfin délivrer de ce créancier indigne l’ombre du colonel, et il lui semblait qu’il allait retirer de la prison pour dettes la mémoire de son père.[59]

 

A la mort d’Eponine, Marius découvre une seconde promesse qu’il avait contractée sans en connaître la nature et qu’il accomplira pour la morte. En échange de l’adresse de Cosette, Marius avait promis à Eponine de lui donner tout ce qu’elle voudrait. Autour du verbe « donner » se construit un nouveau quiproquo qui superpose la récompense financière et le geste véritablement attendu : Eponine rejette l’argent et seule la mort lui donnera le courage de réclamer son dû :

 

– Maintenant pour ma peine, promettez-moi… Et elle s’arrêta. – Quoi ? demanda Marius.- Promettez-moi ! – Je vous promets. – Promettez-moi de me donner un baiser sur le front quand je serai morte. – Je le sentirai.[60]

 

Elle le sentira comme Fantine a entendu les paroles de Jean Valjean murmurées à son oreille, dans un au-delà des apparences et dans la véritable promesse qui est celle des retrouvailles.

La société tout entière entend la promesse aux morts quand elle s’inscrit dans le discours idéologique et politique : au-dessus des cendres du passé, des massacres de 93, des victimes à venir, les prophètes décrivent un monde meilleur et un avenir lumineux. Au moment de mourir, le conventionnel justifie la violence révolutionnaire, la fin du tyran et la mort du vieux monde ; Enjolras, inspiré par l’approche de sa fin, s’engage devant l’avenir en annonçant la fin du Mal, visible à l’horizon de la barricade :

 

On pourrait presque dire : il n’y aura plus d’événements. On sera heureux. Le genre humain accomplira sa loi comme le globe terrestre accomplit la sienne ; l’harmonie se rétablira entre l’âme et l’astre ; l’âme gravitera autour de la vérité comme l’astre autour de la lumière. Amis, l’heure où nous sommes et où je vous parle est une heure sombre ; mais ce sont là les achats terribles de l’avenir. Une révolution est un péage. Oh ! le genre humain sera délivré, relevé et consolé ! Nous le lui affirmons sur cette barricade. […] Frère, qui meurt ici meurt dans le rayonnement de l’avenir, et nous entrons dans une tombe toute pénétrée d’aurore.[61]

 

La responsabilité individuelle et l’engagement politique prennent pour origine le don à autrui et au nom des morts s’accomplit une forme de dépassement. À son tour, le lecteur s’engage sur la tombe du plus misérable afin que le livre qu’il vient d’achever ne soit pas « inutile ».

 

Dans un mouvement rétrospectif, la mort romanesque parle de la vie du disparu et, dans un mouvement prospectif, elle engage les actes à venir, point charnière de l’en deçà et de l’au delà, point de jonction également tant la vie des misérables ressemble à la mort. Le misérable est un mort vivant, la vie l’oublie et sa disparition n’est que substitution : Jean Valjean prend la place laissée vide par son père ou le mari de sa sœur et « cela se fit simplement », la Magnon remplace ses enfants morts par ceux des Thénardier « le plus simplement du monde »[62]. Cette expression sert de faire-part de naissance comme de décès : Fantine est « venue dans la vie comme cela », Gavroche « sans savoir pourquoi », variations autour de l’épitaphe de Jean Valjean : « La chose simplement d’elle-même arriva ».

Outre le peu de prix accordé aux limites de la vie des misérables, les événements qui la remplissent sont mortifères : la pénalité autant que la guerre compte des victimes, la première abandonne l’être à un irrémédiable naufrage social et moral, « cette affreuse mort vivante, cette mort à ciel ouvert, qu’on appelle le bagne ! »[63], « cette persécution sépulcrale »[64] qui resurgit au passage de la cadène, la seconde s’achève dans le carnage qui assassine les vaincus. La nuit menace Cosette contrainte d’aller chercher l’eau ; odieuse exploitation de l’enfant qui figure parmi les « choses qui font ouvrir les yeux aux mortes dans leur tombeau »[65] ; avilissement des filles « pareilles à ces fleurs tombées dans la rue que toutes les boues flétrissent en attendant qu’une roue les écrase »[66]. Les misérables sont voués aux limbes : « séparés de tous par des murs de tombe »[67], Jean Valjean et Cosette sont les figures tragiques du Veuf et de l’Orpheline, les Jondrette habitent « en dehors du monde des vivants », partie tout juste émergée des bas-fonds, la fosse infernale où rôdent les spectres et les larves. Deux titres disent l’équivalence : « L’agonie de la mort après l’agonie de la vie » et « Les morts ont raison et les vivants n’ont pas tort ». Si la mère Crucifixion couchait dans son cercueil, les misérables logent dans des tombeaux, galetas exigu, masure environnée de souvenirs et d’ombres sinistres, recoins abritant des grouillements d’insectes ou monument désaffecté partagé avec les rats :

 

Le galetas, la cave, la basse fosse où de certains indigents rampent au plus bas de l’échelle sociale, n’est pas tout à fait le sépulcre, c’en est l’antichambre ; mais, comme ces riches qui étalent leurs plus grandes magnificences à l’entrée de leur palais, il semble que la mort, qui est tout à côté, mette ses plus grandes misères dans ce vestibule. [68]

 

 Il faut adjoindre à ce constat morbide la présence de personnages qui ont commerce la mort. Nature heureuse, M. Gillenormand n’en finit pas de bien vivre, « aspirant centenaire » plutôt qu’expirant, non à la manière des octogénaires « qui, comme M de Voltaire, ont été mourants toute leur vie »[69] ; cependant, privé de Marius puis le retrouvant entre la vie et la mort, il s’insurge d’une voix d’outre-tombe contre l’ordre absurde des choses : « Tué ! mort avant moi ! »[70]. Marius sauvé des barricades et sorti de l’égout « fait l’effet d’un mort à quelqu’un qui s’y connaît », en l’occurrence Javert qui vient d’échapper à une exécution sommaire. Quant aux religieuses, elles vivent leur foi en mourant au monde, « un suicide payé d’éternité »[71]. Aux couvents du passé morbidité et mortification, aux silhouettes agenouillées l’intervalle infime « où le rayon affaibli de la vie se mêle au rayon vague de la mort »[72].

Comme tous les autres misérables, plus que tous les autres, Jean Valjean est l’incarnation de la mort. Revenu de l’enfer du bagne, racheté au mal, au plus fort de son abnégation, il ne peut vivre avec les autres : « Ainsi, moi, un mort, je me serais imposé à vous qui êtes des vivants. […] Je suis hors de la vie, monsieur. »[73]

Il a vécu toutes les morts, le naufrage social, la mort en rêve, les changements de matricule et d’identité, les fausses morts en mer, en terre, ankylosé « entre quatre planches », la mort imminente et ignoble dans l’égout, « épouvantable enterrement long, infaillible, implacable, impossible à retarder ni à hâter, […] Sinistre effacement d’un homme »[74]. Il a également vécu comme un mort : à Montreuil-sur-Mer, sa chambre a la réputation d’une grotte, doublet étymologique de la crypte, qui après constatation des plus curieuses ne contient ni tibias ni têtes de mort mais demeure « une caverne d’ermite, un rêvoir, un trou, un tombeau »[75]. Hanter la mort est une habitude du maire :

 

Quand il voyait la porte d’une église tendue de noir, il entrait ; il recherchait un enterrement comme d’autres recherchent un baptême. Le veuvage et le malheur d’autrui l’attiraient à cause de sa grande douceur ; il se mêlait aux amis en deuil, aux familles vêtues de noir, aux prêtres gémissant autour d’un cercueil. Il semblait donner volontiers pour texte à sers pensées ces psalmodies funèbres pleines de la vision d’un autre monde. L’œil au ciel, il écoutait, avec une sorte d’aspiration vers tous les abîmes de l’infini, ces voix tristes qui chantent sur le bord de l’abîme obscur de la mort.[76]

 

Sur la voie douloureuse, Jean Valjean sauve son âme en sauvant la vie des autres, marche vers sa résurrection en acceptant la mort. La barricade le reconnaît comme « un homme qui sauve les autres »[77], mais si longue soit la liste de ces « autres », elle ne compense jamais le vol de Petit-Gervais : les enfants du capitaine de gendarmerie de Montreuil-sur-Mer sauvés d’un incendie, la ville tout entière tirée de la misère qui périclitera après son départ, Fauchelevent qui le lui rendra, Champmathieu, le gabier de l’Orion, Cosette dont l’amour le fait renaître et dont la perte lui sera fatale, Marius dont il souhaite la mort et qu’il rend à la vie.

La mort reste bien cet «inénarrable absolu » mais sa présence, voire son omniprésence, dans Les Misérables semble un principe fécond de la narration. « La vie n’est bien regardée que du seuil de la tombe »[78], écrit Hugo dans Philosophie - Commencement d’un livre, s’expliquant sur la nature spiritualiste du livre de la misère. La mort est un surplomb nécessaire du récit pour entrevoir un autre mystère : la misère.

La mort ne se raconte pas, les morts n’ont rien à dire. Le seul équivalent de l’absence serait le silence, ce silence qu’égrène une ligne de pointillés à la date du 4 septembre 1843, mais le récit ne joue pas le jeu et propose une suppléance.

 

2 - Le récit de la mort

 

Lorsqu’un personnage décède, le texte se tait dans le blanc narratif qu’est l’ellipse. L’évêque s’agenouille devant le conventionnel pour recevoir sa bénédiction : « Quand, l’évêque releva la tête, la face du conventionnel était devenue auguste. Il venait d’expirer. »[79]. La même expression annonce la mort du colonel Pontmercy mais la proximité accuse ici le retard du fils ; après la description des ultimes tourments de Fantine, la phrase s’achève, le point final et le retour à la ligne l’éloignent de la suivante : « Elle était morte »[80] ; les points de suspension arrêtent la chanson et la vie de Gavroche, Jean Valjean s’évanouit au moment où il entend tomber les pelletées de terre sur son cercueil, la rupture du chapitre ajourne ainsi la possibilité de l’analyse des pensées d’un mort. Ces traductions de la rupture mettent en jeu la typographie plus que le langage qui avoue son impuissance. Dire la mort, c’est dire un avant ou un après ; aucun temps verbal ne saurait donner la parole à la mort : un personnage songe à mourir, va ou vient de mourir, si le conventionnel passe d’un « Je mourrai dans trois heures » à « je me meurs »[81], il ne fait que ponctuer son agonie ; en écho, la réponse d’Eponine à Marius, privée du pronom réfléchi : « Comment êtes-vous ici ? Que faites-vous là ? – Je meurs, lui dit-elle. »[82], fait passer la mort de soi à un phénomène naturel. Quand il s’écrit : « tout à l’heure, j’étais un vivant ! »[83], le soldat inconnu de Waterloo, broyé dans le fossé d’Ohain, décrit son martyr et non sa mort ; l’équivalence des deux actes de Marius consignés dans son message à Cosette est un leurre : « Je meurs. Je t’aime. »[84]  puisque l’un a valeur performative, l’autre pas. Le locuteur qui emploie le verbe mourir au passé n’échappe pas à une forme de comique, Cosette exprime ainsi en badinant son inquiétude : « Pendant quatre mois, j’ai été morte. »[85].

Aussi le texte cherche-t-il à inscrire la mort plus qu’à la transcrire en multipliant les effets de mises en abyme de l’écriture. Les articles de journaux, cités dans leur intégralité ou en partie, annoncent la disparition de l’évêque, celle du bagnard et de Javert. Ces « documents » insérés au récit produisent les discours stéréotypés de l’éloge et du fait divers, auxquels il faudrait ajouter l’oraison funèbre parodique de Blondeau par Bossuet, autant de formes cadrées dans l’espace du texte qui les signale comme des mentions, codifiées donc partagées. Autre discours rapporté et délimité dans l’espace textuel, le testament confère à l’écriture le pouvoir de faire entendre la voix qui s’est tue, de conjurer l’irréfragable silence. Sa valeur scripturale est inversement proportionnelle aux biens matériels qu’il peut léguer. Ainsi les « espérances » – argent, titre ou pairie qu’attendent les jeunes gens parents éloignés de monseigneur Myriel – poussent à espérer la mort de l’autre, alors que Marius souffre de la disparition du testament son père, « le papier, cette relique sacrée, tout cela était dans son cœur »[86]. L’écriture seule est dépositaire de l’être.

 

Au silence le texte oppose également des formules mémorables, à l’absence des inscriptions gravées dans la pierre. Les dernières paroles prêtées au mourant, ces ultima verba sacralisés, comme les épitaphes sont une manière de refuser la dépossession et l’effacement de soi. Trouver le mot de la fin ou composer un texte pour la postérité entrent en résonance avec le dessein littéraire. Prononcer : « Ce moi de l’infini, c’est Dieu. », « Vive la République ! », « Vive la France ! vive l’avenir ! », « Je meurs heureux » ou même avouer dans un dernier souffle « je crois que j’étais un peu amoureuse de vous » entre dans la représentation de la « belle mort », celle qui fait advenir le héros en référence à un système de valeurs. Le mot est encore un acte qui conclut, met en ordre la vie et témoigne de la grandeur d’âme de celui qui est alors prêt au passage. La parole a valeur d’inscription dans le pathos de l’instant fatal. Si l’on excepte la pierre tombale de Monsieur Bernard Debrye dont l’épitaphe mentionne la nature et la date de l’accident qui lui a coûté la vie sur le chemin de Braine-L’Alleud à Ohain, détail annonciateur de la catastrophe de Waterloo, et celle énigmatique et diabolique du moine Tryphon à l’abbaye Saint-Georges de Bocherville, les tombeaux de deux figures paternelles parlent des morts : « une croix de bois noir avec ce nom en lettres blanches : COLONEL BARON POMMERCY » et le quatrain sur la tombe de Jean Valjean. La pierre rend au père de Marius son titre, comme le tombeau de Schumacker lui restituait les siens à la fin de Han d’Islande, comme Hugo édifie « A l’Arc de Triomphe » pour honorer son père oublié, comme il demandera à son ami Charles Robelin de faire exécuter des travaux dans le caveau familial du Père-Lachaise et de modifier l’épitaphe paternelle en y ajoutant les campagnes du général.

Nous ne commenterons pas l’épitaphe de Jean Valjean sur laquelle s’achève le roman et dans laquelle il se reflète, si ce n’est pour remarquer, en regard de la précédente, sa valeur de récit qui met en évidence un enchaînement d’événements biographiques à travers une temporalité et le recours à la pronominalisation :  

 

Il dort. Quoique le sort fût pour lui bien étrange,

Il vivait. Il mourut quand il n’eut plus son ange ;

La chose simplement d’elle-même arriva,

Comme la nuit se fait lorsque le jour s’en va.

 

L’absence de nomination, voulue par le personnage et symbolique de son abnégation totale, le renvoie aussi à ce qu’il est, un être de récit, c’est également la mort du récit qu’annonce le quatrain, récit qui livre au lecteur ses ultima verba à méditer.

 

En s’agrégeant les formes du discours funèbre réel, le roman expose la surdétermination du langage de la mort et en cautionne la représentation littéraire qui crée l’émotion esthétique. « Les représentations de la mort sont un théâtre de la mort et elles en remplissent les fonctions : loin de nous confronter à la réalité tragique de la mort, elles en font un objet d’art, lui confèrent une sorte de séduction fascinante. […] Les représentations de la mort tiennent lieu d’une impossible rencontre, mais en vidant cette rencontre de l’épouvante par l’évocation poétique de la mort »[87]. A la croisée des genres et des registres littéraires, Les Misérables donnent à la réflexion de Lucien Guirlinger une portée extrêmement large et la mort y apparaît bien comme sujet et enjeu du discours. L’épopée et le drame conjuguent leurs poétiques pour raconter Waterloo et les barricades, décrire l’anéantissement d’individus exemplaires de leur groupe social et la démesure désespérée et héroïque d’une geste isolée, comme celle du père Mabeuf, de Gavroche et d’Enjolras. Même si Hugo dit renoncer à peindre les « scènes successives et simultanées de cette tuerie grandiose » et ajoute que « [l’]épopée seule a le droit de remplir douze mille vers avec une bataille »[88], il use de la rhétorique du genre, les douze mille vers en moins.  Le récit de la mort s’impose le plus souvent comme la scène à faire, moment le plus intense du drame : « moment du roman qui échappe à la narration, écrit Stéphane Lojkine, moment hors normes, espace exceptionnel où la machine romanesque s’arrête, ou tout du moins change de régime. De l’efficacité narrative, on passe à l’efficacité scénique »[89].

Il semblerait que le langage s’y montre à défaut de pouvoir montrer. Beaucoup d’articles se sont intéressés au travail de composition de ces scènes où les mots comptent, où symboles et métaphores cernent l’indicible (ombre, nuit sans étoiles, repos, entrée dans la lumière, chute ou envol, présence d’un ange), où le canevas des modèles culturels et littéraires transparaît derrière le texte, rappelons entre autres le rapprochement que fait Jacques Seebacher entre la mort de Jean Valjean et celle du père Goriot, celui de Bernard Leuilliot entre la mort du conventionnel et celle de Socrate. L’imitation doit être entendue là dans toutes ses acceptions.

Deux exemples nous semblent à même de rendre compte de l’extraordinaire vitalité du jeu et de la création littéraire : il s’agit d’une part des titres de livres et de chapitres qui font référence à la mort, d’autre part du chapitre « Les cimetières prennent ce qu’on leur donne » dont le registre essentiellement comique souligne tout particulièrement le travail du langage à propos de la mort. La table des matières des Misérables compte un grand nombre d’intitulés liés à la mort mais plus que la fréquence de ces occurrences, c’est la diversité des registres et le mélange des genres qui ne peuvent manquer d’arrêter la lecture. Les titres les plus réalistes se concentrent au début du roman (« Mort d’un cheval », « M. Madeleine en deuil », « Accomplissement de la promesse faite à la morte », « Entre quatre planches ») alors que les derniers livres de la cinquième partie jalonnent l’éviction de Jean Valjean puis son agonie d’images et de symboles qui mêlent l’ombre et la lumière, le terme et le commencement (« La dernière gorgée du calice », « La décroissance crépusculaire », « Suprême ombre, suprême lumière », « L’attraction et l’extinction », « Dernières palpitations de la lampe sans huile », « Nuit derrière laquelle il y a le jour », « L’herbe cache et la pluie efface »). Outre le livre « Les cimetières prennent ce qu’on leur donne » qui révèle explicitement la farce macabre, d’autres titres jouent en contrepoint : « Requiescant » annonce la liturgie de la messe des défunts pour les salons ultras moribonds, l’« Oraison funèbre de Blondeau, par Bossuet » n’est qu’une plaisanterie de potache, en revanche l’anodine formulation « Mort d’un cheval » suivie de la redondance « Fin joyeuse de la joie » masquent le début de la lente agonie de Fantine tout comme « Tombeau convenable » définit par antiphrase sa sordide inhumation, « Un cœur sous une pierre » pourrait parler de mort mais ne chante que l’amour, « Fin des vers de Jean Prouvaire » n’a rien d’une chute poétique. Les titres narratifs autant que ceux nés de rapprochements oxymoriques imposent une dynamique, la nécessité d’une élucidation en distillant une ambiguïté parfois ludique autour d’un sujet qui ne l’est pas et ne peut l’être : « Un enterrement : occasion de renaître », « Mortuus pater filium moriturum expectat », « Les morts ont raison et les vivants n’ont pas tort » ou « Marius fait l’effet d’un mort à quelqu’un qui s’y connaît ». Les effets de langage, les jeux linguistiques se multiplient et de fait instaurent une distance qui déréalise la mort.

De ce point de vue, l’épisode du faux enterrement de Jean Valjean autorise, sous couvert de mascarade, une libération du langage que signalent d’emblée les nombreux titres jeux de mots. Fauchelevent le répète : « En voilà une farce ! », farce macabre avec des cadavres à dissimuler, un fossoyeur à soudoyer, un intarissable dialogue de taciturnes, une Mère Innocente qui ne l’est pas totalement. Le bavardage de Fauchelevent comme celui de la mère supérieure placent la mort au centre d’un faisceau de représentations convenues mais en décalage. La manière d’inhumer seule importe au jardinier fossoyeur et les précisions techniques émaillent son discours explicatif dénué de toute émotion. L’évocation du fossoyeur ivrogne appartient au même registre réaliste, motif présent dans la littérature comme dans la peinture contemporaines et sans doute inspiré par le fait que le transport des morts était assuré autrefois à Paris par la corporation des jurés-crieurs de corps et de vin[90]. Au réalisme et à la trivialité qui conjurent par des images la peur de la mort répond la harangue d’histoire sainte de la religieuse tout aussi codée, nourrie d’exempla édifiants dont le sens exact échappe à l’interlocuteur mais dont la tonalité lui suggère le mot de la fin : Amen. Par ailleurs, le topos de l’enterré vivant réunit le modèle littéraire du roman noir à la peur encore vivace au XIXe siècle de la mort apparente et de l’enterrement prématuré, de même qu’il est possible de lire dans le ton cynique du nouveau fossoyeur, écrivain public, une version édulcorée du couple Éros-Thanatos :

 

Toutes les cuisinières de la Croix-Rouge s’adressent à moi. Je leur bâcle leurs déclarations aux tourlourous. Le matin j’écris des billets doux, le soir je creuse des fosses. Telle est la vie, campagnard. […]

- Pourtant, continua le fossoyeur, on ne peut pas servir deux maîtresses. Il faudra que je choisisse de la plume ou de la pioche. La pioche me gâte la main.[91]

 

Dans cette comédie de la mort, parenthèse transgressive dans la tragédie de la vie des misérables, la mise en scène des rituels et des discours dénonce l’artifice du langage autant qu’elle tente d’exorciser par son outrance la peur de l’irréversible. Des scènes édifiantes et pathétiques à la farce de Vaugirard, c’est le même effort pour circonscrire le dit de la mort que mettent en œuvre les codes du discours littéraires.

Reste à entendre la voix de l’auteur dont l’identité s’affiche autant qu’elle s’estompe derrière la portée généralisante du discours et les masques de l’écriture fictionnelle. Le combat de Hugo contre la peine de mort, son respect absolu de la vie et sa foi en l’immortalité des âmes trouvent dans la polyphonie des Misérables des porte-parole. L’émotion de l’évêque confronté à la guillotine est à l’origine d’une nouvelle attaque contre le monstre anthropophage et d’un rappel du caractère sacré de la vie : « La mort n’appartient qu’à Dieu. De quel droit les hommes touchent-ils à cette chose inconnue ? »[92]. Néanmoins la violence exercée sur l’individu comme sur la société trouve une justification dans l’idéologie qu’elle sert et qui est porteuse d’avenir. Enjolras peut exécuter Le Cabuc pour l’avènement d’un temps dans lequel son geste ne sera plus : « Mort, je me sers de toi, mais je te hais. Citoyens, il n’y aura dans l’avenir ni ténèbres, ni coups de foudre, ni ignorance féroce, ni talion sanglant. Comme il n’y aura plus de Satan, il n’y aura plus de Michel. »[93] ; le corps social tout entier subit un mal nécessaire pour sa résurrection : « Des maladies de peuple ne tuent pas l’homme »[94]. Juste ou justifiée, la mort ne saurait être un suicide, geste de désespoir de l’individu ou sacrifice irrationnel des révoltés qui crient le scabreux « Vive la mort ! »[95]. Dans un cas comme dans l’autre il y a « voie de fait sur l’inconnu », mort de l’âme ou meurtre des proches, femmes et enfants laissés à l’abandon et au péril social : « Mourrez, soit, mais ne faites pas mourir »[96]. Pour Hugo, la mortalité n’impose un terme ni à l’homme ni à l’Histoire. Non seulement la pensée de la mort perpétue la tradition philosophique du sage : « nous croyons qu’un perpétuel souvenir du tombeau convient aux vivants »[97], mais la croyance en la mort sublime la vie et l’action. Celui qui ne croit en rien si ce n’est au néant, comme le sénateur, tue le moi.

Dans la seconde rédaction des Misérables affleure la situation de l’exil et « l’auteur de ce livre, forcé, à regret, de parler de lui »[98] confie à l’écriture une autre expérience du tombeau, après et avec celle des Contemplations. L’hommage rendu à Louis-Philippe tisse les liens entre le roi mort en exil et l’exilé :

 

une épitaphe écrite par un mort est sincère ; une ombre peut consoler une autre ombre ; le partage des mêmes ténèbres donne le droit de louange ; et il est peu à craindre qu’on dise jamais de deux tombeaux dans l’exil : Celui-ci a flatté l’autre.[99]

 

L’exil a ravivé le deuil et a placé Hugo au bord du tombeau ; l’expérience des tables tournantes a eu son rôle à jouer, les inscriptions de Hauteville House qui précèdent la reprise des Misérables ont bien souvent l’allure d’épitaphes et contreviennent au refus de l’anthologie prouvant par là même une forme d’urgence à rassembler autour de soi l’essentiel de ce qui a été et restera. Ce tombeau, il le partage avec les disparus et le roman accueille leur présence. Les deux tombes du colonel de Pontmercy et de Jean Valjean donnent à lire la douleur d’un fils et celle d’un père, le nom d’un père et la perte d’un ange donnent à lire deux pages de la vie de Hugo. A travers la douleur de Marius séparé de Cosette et celle de Jean Valjean, « père qui aimait Cosette et qui l’adorait, et qui avait cette enfant pour lumière »[100], la fiction jette un voile bien transparent sur la disparition de l’être aimé qui est « l’épreuve suprême, disons mieux, l’épreuve unique »[101]. Les vêtements de Cosette embaumés dans leur reliquaire sont-ils si différents du morceau de robe placé sous le portrait de Léopoldine lisant, peint par sa mère en 1837 et à côté duquel Hugo écrivit après sa disparition : Robe de Didine, 1834, V.H. et deux vers des Contemplations : « Oh ! la belle petite robe / Qu’elle avait, vous rappelez-vous ? » ? Que doivent-ils à la « robe que portait Léopoldine le jour de sa mort (4 septembre 1843) et contenue dans une housse à gants qui porte cette mention de la main de Victor Hugo : “ Costume avec lequel ma fille est morte : relique sacrée” »[102] ainsi que la décrit le catalogue de la Maison Victor Hugo ? Comment ne pas interpréter le troublant rapprochement entre une tombe et une jeune fille dans l’épisode où Marius se rend à Vernon, espionné par Théodule. « Au point du jour », il achète des fleurs, se dirige vers le but de son voyage, sans regarder personne. « Il semblait ne rien voir autour de lui » puis Théodule le découvre « le front dans ses deux mains », sanglotant après avoir déposé son bouquet. « La fillette était une tombe »[103] ? Comment ne pas lire dans l’ambiguïté qui mêle le rendez-vous amoureux et la visite au cimetière une variation de « Demain dès l’aube » ? C’est une douleur bien vivante que le roman inscrit en creux et sa permanente résurgence, d’une forme à l’autre, en dit l’acuité.

 

Je meurs, vous entendez, je veux dire que je meurs, je n’arrive pas à le dire, je ne fais que de la littérature.[104]

 

Le roi mourant de Ionesco crie son impuissance à dire la mort et son échec à ne produire que de la littérature, synonyme d’une hypertrophie du langage et d’une imposture. Pas plus que la philosophie, elle n’apporte en effet la connaissance de l’instant mortel. Pourtant, dans Les Misérables, littérature et philosophie se relaient, de la « vision » à « l’autopsie », et se mêlent pour dire le refus du néant et la marche de l’âme. Ce qu’énonce la préface dite philosophique : « Le fil humain entre dans la tombe et ne se casse pas ; on l’y sent flotter avec une mystérieuse ondulation d’infini. Le moi libre sur la terre sent au delà de la terre le moi responsable, et s’en inquiète. L’homme moral survit à l’homme matériel, et s’en va dans l’ultérieur sans sa chair et avec ses actions »[105], le roman en montre l’accomplissement. En constituant l’acte de mourir en principe de récit, en profession de foi qui conduit le plus misérable de la pourriture à la vie, du néant à Dieu, en lui ouvrant tous les possibles du langage, de l’argot « manger des pissenlits par la racine »[106] à l’image poétique « l’entrée dans la grande lueur »[107], de la tragédie au mélodrame, Les Misérables ne circonscrivent pas la mort mais la placent dans la chaîne ininterrompue de l’existence. « Va, âme ! » : la même exhortation des vivants à ceux qui partent image le discours philosophique, fonde toute l’énergie du roman comme elle accompagne le départ de la fiancée de François Victor, Emily de Putron, sur la tombe de qui Hugo fit graver une partie du discours qu’il prononça lors de l’enterrement et qui s’achève ainsi. Dans l’œuvre comme dans la vie, les mots pour Hugo sont des passeurs d’éternité.


[1] Vladimir Jankélévitch, La Mort, Flammarion, coll. « Champs », 1977, p. 89.

[2] Ibid., p. 88.

[3] Ibid., p. 44.

[4] Ibid., p. 62

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 41.

[7] Les Misérables, II, VII, I, p. 403. Toutes les références du roman renvoient au volume Roman II des Ouvres Complètes, édition Robert Laffont, [1985], 2002.

[8] Ibid., II, I, XII, p. 368

[9] Ibid., II, I, XVI, p. 275.

[10] Ibid., III, III, IV, p. 496.

[11] Ibid.

[12] Ibid., V, I, XXI, p. 982.

[13] Ibid., IV, XII, VIII, p. 880.

[14] Ibid., III, V, IV, p. 544.

[15] Ibid., IV, XIV, VI, p. 900.

[16] Ibid., p. 901.

[17] Ibid., IV, II, IV, p. 692.

[18] Jacques Seebacher, « Le tombeau de Gavroche ou Magnitudo parvuli », dans Lire Les Misérables, textes réunis et présentés par Anne Ubersfeld et Guy Rosa, Librairie José Corti, 1985, p. 193.

[19] Les Misérables, V, 1, XXIII, p. 986.

[20] Ibid., IV, V, I, p. 745.

[21] Autres carnets, albums, journaux, Ouvres Complètes, édition dirigée par Jean Massin, Le Club français du Livre, t. XII, p. 1532.

[22] Agendas de Guernesey, Quatrième agenda, Ibid., t . XII, p. 1354.

[23] Les Misérables, I, V, X, p. 146.

[24] Ibid., I, I, I, p. 5.

[25] Ibid., I, IV, I, p. 120.

[26] Ibid., I, VI, I, p. 161.

[27] Ibid., p. 790.

[28] Ibid., IV, VIII, IV, p. 805.

[29] Ibid., I, VIII, V, p. 237.

[30] Jean-Pierre Richard, « Petite lecture de Javert », dans Hugo /Les Misérables, présenté par Guy Rosa, Klincksieck, coll. « Parcours critique », 1995, p. 143-155.

[31] Ibid., II, VIII, V, p. 436.

[32] Ibid., V, I, XVI, p. 962.

[33] Ibid., V, I, IV, p. 937.

[34] Ibid., I, V, IV, p. 133.

[35] Ibid., II, VIII, III, p. 424.

[36] Ibid., II, VIII, I, p. 419.

[37] Ibid.

[38] Ibid., III, III, VIII, p. 507.

[39] Ibid., II, VIII, III, p. 427.

[40] Philippe Ariès, L'Homme devant la mort, 2. La mort ensauvagée, éditions du Seuil, 1977, p. 237.

[41] Ibid., IV, X, III, p. 835.

[42] Ibid., V, IX, VI, p. 1150.

[43] « Le Père-Lachaise, à la bonne heure ! Être enterré au Père-Lachaise, c'est comme avoir des meubles en acajou. L'élégance se reconnaît là. », Ibid., II, VIII, V, p. 435 ; « Dire qu'il n'y a pas d'égalité, même quand on est mort ! Voyez un peu le Père-Lachaise ! Les grands, ceux qui sont riches, sont en haut, dans l'allée des acacias, qui est pavée. Ils peuvent y arriver en voiture. Les petits, les pauvres gens, les malheureux, quoi ! on les met dans le bas, où il y a de la boue jusqu'aux genoux, dans les trous, dans l'humidité. On les met là pour qu'ils soient plus vite gâtés ! On ne peut pas aller les voir sans s'enfoncer dans la terre. », Ibid., III, VIII, VII, p. 592.

[44] Les Misérables, préface de Vercors, commentaires de Nicole Savy, notes de Guy Rosa, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche », 1985, 3 vol., notes p. 578.

[45] Jacques Seebacher, « La mort de Jean Valjean »,  dans Victor Hugo ou le calcul des profondeurs, PUF, 1993, p. 114.

[46] Deuxième partie, Livre IV, titres des chapitres I et IV.

[47] Les Misérables, V, IX, V, p. 1148.

[48] Ibid., II, I, XIV, p. 270.

[49] Ibid., II, 1, XVII, p. 277.

[50] Ibid., III, III, III, p. 492, 493.

[51] Ibid., IV, I, I, p. 653.

[52] Jacques Seebacher, « Évêques et conventionnels  ou La critique en présence d'une lumière inconnue », dans Europe, février-mars 1962, p. 91.

[53] Voir Nicole Savy, « Cosette : un personnage qui n'existe pas », dans Lire Les Misérables, Librairie José Corti, 1985.

[54] Ibid., I, II, XII, p. 86.

[55] Ibid., II, VIII, III, p. 424.

[56] Ibid., III, III, VII, p. 502.

[57] Ibid., III, VIII, XX, p. 627, 628.

[58] Ibid., p. 631.

[59] Ibid., V, IX, IV, p. 1137.

[60] Ibid., IV, XIV, VI, p. 902.

[61] Ibid., V, I, V, p. 941.

[62] Ibid., IV, VI, II, p. 746.

[63] Ibid., I, VII, III, p. 180.

[64] Ibid., IV, III, VIII, p. 720.

[65] Ibid., II, III, V, p. 309.

[66] Ibid., III, VIII, IV, p. 585.

[67] Ibid., II, IV, III, p. 346.

[68] Ibid., III, VIII, 593.

[69] Ibid., III, II, I, p. 473.

[70] Ibid., V, III, XII, p. 1037.

[71] Ibid., II, VII, VII, p. 411.

[72] Ibid., II, VII, VIII, p. 413.

[73] Ibid., V, VII, I, p. 1098

[74] Ibid., V, III, V, p. 1019, 1020.

[75] Ibid., I, 5, III, p. 132.

[76] Ibid.

[77] Ibid., V, I, IV, p. 939.

[78] Philosophie, Commencement d'un livre, Ouvres Complètes, édition Massin, t. XII, p. 71.

[79] Les Misérables, I, I, X, p. 38.

[80] Ibid., I, VIII, IV, p. 232.

[81] Ibid., I, I, X, p. 32, 37.

[82] Ibid., IV, XIV, VI, p. 900.

[83] Ibid., II, I, XIX, p. 282.

[84] Ibid., IV, XIV, VII, p. 904.

[85] Ibid., V, V, IV, p. 1058.

[86] Ibid., III, III, VIII, p. 511.

[87] Lucien Guirlinger, « La mort ou la représentation de l'irreprésentable », dans Les représentations de la mort, actes du colloque organisé par le CRELLIC, Université de Bretagne-Sud, Lorient, 8-10 novembre 2000, PUR, 2002, p. 30.

[88] Ibid., V, I, XXI, p. 982.

[89] Stéphane Lojkine, La scène de roman, Armand Colin, Coll. U, 2002, p. 4.

[90] Voir Philippe Ariès, L'Homme devant la mort, 2. La mort ensauvagée, op. cit., p. 206.

[91] Les Misérables, II, VIII, V, p. 438.

[92] Ibid., I, I, IV, p. 16.

[93] Ibid., IV, XII, VIII, p. 880.

[94] Ibid., IV, VII, IV, p. 792.

[95] Ibid., V, I, IV, p. 934.

[96] Ibid., V, I, IV, p. 935.

[97] Ibid., II, VII, VIII, p. 412.

[98] Ibid., II, V, I, p. 353.

[99] Ibid., IV, I, IV, p. 662.

[100] Ibid., IV, XV, I, p. 911.

[101] Ibid.

[102] Jean Sergent, Maison de Victor Hugo, Catalogue, référence n° 915, 1934.

[103] Les Misérables, III, III, VIII, p. 507.

[104] Eugène Ionesco, Le Roi se meurt, 1962, Larousse, Nouveaux classiques, p. 103.

[105] Philosophie - Commencement d'un livre, op. cit., t. XII, p. 53.

[106] Ibid., III, I, II, p. 458.

[107] Ibid., I, VIII, IV, p. 233.