Claude Millet : Figures du rythme
Communication au Groupe Hugo du 22
octobre 2005
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Toutes les théories et figurations du rythme chez Hugo (je naborderai pas ici sa pratique, ni « sa » théorie, le discours hugolien sur le rythme nétant pas unifié en un système) participent à lavatar romantique dune conception musicale du monde, se réclamant de la tradition pythagoricienne, infléchie souvent par linfluence de Swedenborg et de Bernardin de Saint-Pierre. Cette conception fait du monde une harmonie, avec pour horizon un Dieu « archimusicien » (lexpression vient de Saint Augustin), et pour centre la caisse de résonance, « lécho sonore » du Je poétique (FA, 567)[1]. Dans « lorchestre divin » dont le poète est « lhabitué » (Cont., 295), les voix consonnent et prennent le rythme. Le rythme nappartient donc pas exclusivement à la sphère de lidéal artistique : il appartient aussi à lunivers. Or cet univers est non seulement pensé, mais intimement éprouvé comme infini, si bien que le rythme est moins, comme il lest dans la tradition pythagoricienne, larithmétique dun monde en ordre (rythmos et arithmos), que la dynamique dun univers infiniment en devenir. Le rythme, dit Hugo dans une page de William Shakespeare, «est le battement de cur de linfini » (WS, 293). De cette inscription du rythme dans un univers infini résulte, pour Hugo comme pour la génération de Chateaubriand, Staël, Senancour et Joubert, dont Nicolas Perot[2] a étudié les théories musicales, une valorisation dans le musical de son « pouvoir dévanouissement » (Jean-Pierre Richard[3]), ou encore de sa fluidité vague, et comme inachevée, émanation sonore dun monde sans bornes, dun cosmos dont lordre est en quelque sorte en fuite, et non plus calé par la mesure des nombres. Pour aller vite, on peut dire que lépreuve de linfini tend à parasiter le modèle explicitement convoqué, le modèle pythagoricien du monde et de son rythme (modèle statique et numérique, qui mesure le monde, la phrase, le vers) par un modèle héraclitéen (au regard duquel le rythme est dynamisme, mouvement continu, flux énergique)[4], et/ou démocritéen (au regard duquel le rythme est la forme évanescente des combinaisons toujours transitoires de la matière en sa fluidité)[5]. Hugo cumule ces modèles, sans proposer de synthèse à leur opposition. Il les cumule pour des raisons qui tiennent à sa métaphysique, mais aussi, sans doute, à son expérience empirique de la pratique du vers, qui lui dicte la double évidence de la force dimpression du vers « carré », et du dynamisme en mouvement de son flux, doù naît le vers à « césure mobile ». Et il ramène ces manières différentes de comprendre le rythme à la même certitude horrible et exaltante : Tout est incommensurable.
Le flux rythmique
Le paradigme musical semble chez lui réactiver létymologie longtemps admise du mot rythme (et lon sait lintérêt que Hugo portait à lorigine des mots), qui lui a donné pour étymon un verbe grec signifiant « couler », en le renvoyant aux mouvements réguliers des flots. Si je nai pas trouvé chez Hugo de référence explicite à létymon qui rattache le rythme à laction de « couler », en revanche, les métaphores qui associent la musique à un écoulement ou à un roulement, en tout cas à un flux, un mouvement fluide et continu sont remarquablement nombreuses. Un « hymne confus des morts que nous aimons » « roule » « sur les forêts » (FA, 653), un autre, l« hymne de la nature et de lhumanité » « des hauts lieux ruisselle dans labîme », et « Comme une onde en brouillard, remonte dans les cieux » (CC, 774). Ailleurs, dans « Que la musique date du XVIe siècle », la lyre « verse à tous un son » (RO, 1020), « le crescendo gonfle ses flots mouvants », « les notes dégouttent » de larchet (1016), et « Les gammes, chastes surs dans la vapeur cachées, / Vid[e]nt et rempliss[e]nt leurs amphores penchées. » Tout dans lart du « puissant Palestrina », ce fondateur de « lart du mystère et du vague » (1019) quest la musique, est liquide ou aérien, comme lest la nature, « lurne du monde entier » qui « sépanch[e] dans son âme » (ibid.). Etrange figuration du rythme donc, que celle que ces métaphores aériennes et aquatiques induisent, à lhorizon où celui-ci se dissipe dans un continuum sans césure. « Ce quon entend sur la montagne », cest une musique « fluide », qui « roul[e] élargissant ses orbes infinis / Jusquau fond où son flux [se va] perdre dans lombre » (FA, 578). Musique qui roule, et qui fait entendre deux voix, « Comme on voit deux courants qui se croisent sous londe » (ibid.). « Fort comme un choc darmure » (577), le flux sonore quon entend sur la montagne nest pas rythmé à intervalles, réguliers ou non, par des coupures pareilles à des chocs darmures : le singulier du choc dit lintensité continue du flux, non sa segmentation.
Lévanouissement du rythme cependant nest quà lhorizon de lhymne de la nature et du « murmure des hommes » (578). Leur fluidité nest pas « pure », mais accueille en elle une discontinuité qui réintroduit dans son mouvement le rythme comme différenciation, et avec le rythme, le temps et lespace : le « flot tournoyant de lhumaine rumeur » (ibid.), et de manière moins indécise et moins confuse, lélan et le ressac des flots qui lun après lautre se lève pour chanter. Benveniste a parfaitement raison de noter lincohérence de létymologie traditionnelle, avant de démontrer sa fausseté au niveau strictement linguistique : la mer ne coule pas[6]. Mais létymologie, même fausse, a toujours raison : le rythme est un continuum que ne brisent pas ses scansions, de même que dans la continuité indivisible de leau, le ressac du flot donne le mouvement sans faire coupure. Car « Lindivisible ne se met pas dans des compartiments. Il ny a pas de cloison entre un flot et un autre. [ ] Les vagues couvrent la mer dune sorte de peau de poisson. » (TM, 258). Dans le passage dune vague à lautre, cest la discontinuité elle-même qui fait soudure, maintient ou révèle la continuité, donne le mouvement, lénergie de loscillation des flots produisant le roulement en expansion de la musique cosmique :
Cétait une musique ineffable et profonde,
Qui, fluide, oscillait sans cesse autour du monde,
Et, dans les vastes cieux, par ses flots rajeunis,
Roulait élargissant ses orbes infinis [.] (FA, 577-578)
« Lécoulement rythmique », pour reprendre une expression de Hegel[7] sans doute marquée par la même fantasmagorie étymologique que les métaphores hugoliennes, invite ainsi à penser le continuum sonore que construit la dialectique rythmique de la continuité et de la discontinuité sur le modèle de lémission du son par flots, vagues, ondes. Le rythme, à travers les métaphores du « courant » et des « flots », est une énergie de transmission ondulatoire du son, et non un principe dordonnancement segmenté de lespace-temps sonore. Il impulse, il ne mesure pas. Le fluide musical obéit au même principe que ces autres fluides que sont le vent et lélectricité : accumulation dénergie, de vitesse / explosion, «décharges de tonnerre » (WS, 257). La discontinuité qui vient rythmer le continuum sonore nest pas de lordre de la coupure, de la césure comme frappe ou interruption du mouvement dans la pause réitérée, mais de lamplification du mouvement dune onde jusquau choc. La formule du rythme nest pas « pan (rien) pan (rien) » comme le voudra Claudel[8], mais un crescendo jusquà la déflagration, de plus en plus fort, de plus en plus fort pan . Ainsi du vent, quune des Proses philosophiques de 1860-1865, « La Mer et le vent », définit comme une vitesse croissante dont larrêt brutal se solde par une combustion, « lélan produi[sant] la percussion » (692). Ainsi de la musique :
La musique, quon nous passe le mot, est la vapeur de lart. Elle est à la poésie ce que la rêverie est à la pensée, ce que le fluide est au liquide, ce que locéan des nuées est à locéan des ondes. Si lon veut un autre rapport, elle est lindéfini de cet infini. La même insufflation la pousse, lemporte, lenlève, la bouleverse, lemplit de trouble et de lueur et dun bruit ineffable, la sature délectricité et lui fait faire tout à coup des décharges de tonnerre. (WS, 287).
Analogue au phénomène électrique (et au vent, et à la lumière), la musique est donc essentiellement ondulatoire, ce que dit aussi la métaphore des flots, et celle de la vibration. Le spectateur triste se glisse au théâtre, «vibrant au souffle de la foule », pour jeter son âme « Dans lorchestre où frissonne une musique ailée »; « du maître qui palpite, / Sur tous les violons larchet se précipite / Lorchestre tressaillant rit dans son antre noir » (RO, 1016). La lyre que lègue Palestrina à Mozart est « Plus tremblante que lherbe au souffle des aurores » (1017). La main de lorganiste « press[e] le clavier palpitant, /Plein de notes sonores », et les fait « ruisseler le long des grands tubes dairain / Comme leau dune éponge » (CC, 777). Lesprit de « Madame Marie M. » (Menessier-Nodier) « Séparpille en notes sonores » « sur le clavier, qui frémit sous [ses] chants » (FA, 639). Le « corps » et la « vie » du poète des Chants du crépuscule « résonnent » au « souffle » de laimée, « comme un tremblant clavier qui vibre à tout moment. » (CC, 765). A Bièvres, le piano de « Louise B. » (Bertin) fait « le bruit dune lyre » (FA, 647) (bruit roulant, non segmenté, comme le suggèrent le singulier et lallitération). La même Louise B. fait échapper de son âme (et du piano) une musique « Qui palpite, et fait vibrer comme des lyres / Les fibres de notre cur » (CC, 791). Le piano ne semble pas un instrument à cordes frappées, dont les notes se détachent des touches (à moins que celles-ci ne « séparpillent »), mais une caisse de résonance qui fait entendre un « bruit », une émission sonore. Sa musique ressemble ainsi au « vaste roulis » de la cloche (CC,772), qui vibre au mouvement que lui imprime le sonneur ou le vent, et « sépand[] » (773) pour faire à son tour vibrer lespace qui lentoure.
Associée au tremblement, à la palpitation, au frémissement, la vibration confère au son une structure rythmique ténue et « dégressive », « à la limite de lêtre et du non-être » comme lest le son de la harpe et de la cloche dans luvre de Chateaubriand tel que le décrit Jean-Pierre Richard[9]. Cette structure, comme celle des flots, obéit au mouvement de loscillation, mais dune oscillation plus rapide et de plus faible amplitude que ne le sont lavancée et le ressac des vagues : à peine visible, à peine audible, le vibrato fait trembler la matière sonore plus quelle ne la segmente, ne la délimite. Le rythme de la vibration est à peine un rythme. Comme le son dont il est la courroie de transmission, il relève dune intensité en voie de perdition, dun mouvement sans mesure qui nirait que vers son propre évanouissement, sil ne rencontrait dans léglise de Quasimodo les mains puissantes du sonneur qui relancent les cloches, dans le vers la rime, et dans la nature lécho (car «lécho est la rime de la nature » (PP, 622)). Lécho en ce sens délimite dans la vibration une unité rythmique. Il est comme la barre de mesure du chant de la nature, il le segmente rythmiquement, lui donne un contour en introduisant le principe de la répétition. Ainsi de l« hymne de la nature et de lhumanité », « Hymne par tout écho sans cesse répété » (CC, 774). Mais cette barre de mesure est elle-même prise dans le mouvement indéfini de la vibration. Lécho nest au fond quune variante de la vibration, comme continuation inachevée du son après la percussion, continuation dans laquelle on peut voir avec Burke le modèle de linfini musical[10].
Roulement, écoulement, oscillation, vibration, le rythme construit un espace lisse, et le remplit comme « ces chars dorés quemplissent de leur bruit / Les grelots des mules sonores » (FA, 606). Si « Euclide trouve le mètre », si « Le rythme sort dAmphion, » (CRB, 1006), cest dabord du fait que le rythme structure autant voire plus lespace que le temps, lespace dont lécho est comme la limite indéfinie, elle-même prise dans lindétermination du vibrato. Lunivers-chambre déchos est un réseau de sons dont le rythme résulte dune mesure non pas interne mais externe, ou plutôt dune butée frémissante et réfléchissante, écho ou rime, dune rencontre entre le son et un autre élément de lespace qui le répète. Ou encore, le rythme, comme la poésie, « cest tout ce quil y a dintime dans tout » (O, 54) au point de rencontre de lintériorité et de lextériorité. Ainsi la danse dEsmeralda ne trouve-t-elle son rythme ni dans le « bourdonnement » du tambourin qui pourrait en frapper la mesure, ni dans le pied levé puis posé qui lui donnerait sa cadence, ni dans le « tourbillon[] » non segmenté du corps et des épées « quelle [fait] tourner dans un sens tandis quelle tourn[e] dans lautre » (ND, 537), mais dans les instants où la jupe se relève pour découvrir ses jambes fines, et surtout dans léclair de la rencontre entre ses yeux et les regards « fixes » des spectateurs : « et chaque fois quen tournoyant sa rayonnante figure passait devant vous, ses grands yeux noirs vous jetaient un éclair » (ibid.).
Le rythme construit ainsi un espace-temps fait de rencontres, de croisements, ou plutôt ce sont ces rencontres ou échos qui structurent dans la forme du rythme le monde, « réseau de vagues mélodies » (Cont., 359). En particulier lorsquil se décline en vibration, le rythme est un medium qui fait communiquer le son et son écho, linstrument et lespace quil remplit de sa matière sonore. « La trompette du jugement », au jour de son réveil « communiqu[era] » sa « vibration » « aux tombes » (LS1, 827). « La vieille église [de Notre-Dame de Paris], toute vibrante et toute sonore, [est] dans une perpétuelle joie de cloche » (ND, 680). « Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal, / Fait reluire ou vibrer mon âme de cristal », dit le poète des Feuilles dautomne ( ). Le rythme est une interaction entre le son et lespace, dans la rencontre qui leur fait communiquer lun à lautre un mouvement indéfini. Il est un principe de fusion, bien plus que de distinction. « Le printemps, / Laurore, le jour bleu du paradis paisible / [ ] Se fondent, en un rythme obscur, dans lhumble chant / De lâme chancelante et du cur trébuchant » (NS, 452). « Battement de cur de linfini », il construit un espace de résonances où tout, à moins de sévaporer dans lombre, prend la consistance labile du ressac et de lécho, ou du bégaiement enfantin. En ce sens, il ne rend pas manifestes les discontinuités qui segmentent, dénombrent et ordonnent lharmonie universelle, mais révèle sa vaste, mouvante et insécable unité.
Cette unité confère bien un ordre à lespace que construit le rythme, mais un ordre vertigineux, un ordre dont le dynamisme est tel quil semble comme frôler, ou tendre vers la catastrophe de son écroulement, au point où lordre cosmique nest plus que lénergie des forces chaotiques. Ainsi de la musique de Palestrina dans Les Rayons et les ombres. Ainsi du rythme frissonnant des drames de Shakespeare :
Le drame de Shakespeare marche avec une sorte de rythme éperdu ; il est si vaste quil chancelle ; il a et donne le vertige ; mais rien nest plus solide que cette grandeur émue. Shakespeare, frissonnant, a en lui les vents, les esprits, les philtres, les vibrations, les balancements du souffle qui passent, lobscure pénétration des effluves, la grande sève inconnue. [ ] Shakespeare, le condor seul donne quelque idée de ces larges allures, part, arrive, repart, monte, descend, plane, senfonce, plonge, sengloutit en bas, sengloutit en haut. (WS, 352)
Ainsi de la «musique», « plus vague que le vent dans les arbres touffus », « quon entend sur la montagne », dont lénergie chaotique se lit demblée dans lexpansion de la comparaison de sa force à « un choc darmures / Quand la sourde mêlée étreint les escadrons / Et souffle, furieuse, aux bouches des clairons » (FA, 776). Surtout, la nature chaotique de cette musique se manifeste dans lorientation de son « flux », allant se « perdre dans lombre / Avec le temps, lespace, et la forme et le nombre. » (ibid.). Ce « flux » sonore « quon entend sur la montagne » tend ainsi vers un point où se dissout la structure rythmique du monde, que celle-ci soit pensée en terme de temps, despace, de forme ou de nombre, comme « La pente de la rêverie » (de la rêverie dont on a vu quelle était à la pensée ce que la musique est à la poésie) aboutit à la vision, « à travers lombre, / Comme dun océan les flots noirs et pressés/ Dans lespace et le temps [d]es nombres entassés ! » (FA, 634). « Rien nest plus solide », mais rien aussi nest plus vertigineusement appelé vers les gouffres sans mesures que ces flux rythmiques que font entendre les grands génies et les grands monts. Avec la fluidité pure, le temps disparaît. Et non seulement le temps, mais Tout, hors le négatif de lombre où les nombres ne sont plus, sinon en tas.
Percussion, cadence
Mais la fluidité, nous lavons entrevu, nest jamais tout à faire pure. Concurremment au mouvement de perte dans lombre, la musique « quon entend sur la montagne » « oscill[e] », « par ses flots rajeunies », puis laisse distinguer en elle deux courants qui « se croisent sous londe ». La voie pour échapper à lindistinction négative est bien la réintroduction dun rythme non pas comme « écoulement », mais comme impression de la discontinuité dans la continuité[11]. Or très remarquable est lhomogénéité du flux sonore et des discontinuités qui le rythment. Nous lavons vu avec la figure de lécho, vibration de vibration, mais on peut faire la même remarque à propos du ressac des flots (non que ceux-ci soient forcément réguliers, mais précisément homogènes), ou du croisement (les regards dEsmeralda croisent ceux du spectateur, le courant de la musique naturelle croise celui de la musique humaine). Pensé en terme de flux, le rythme peut être violent : il nest jamais coupé par quelque chose qui lui serait étranger comme un silence ou une percussion. Le tambourin dEsmerada, nous lavons vu, ne mesure ni ne scande sa danse : il « bourdonne[] », ramené à la fluidité dun son vibratile. Quand, dans LArt dêtre grand-père, George « bat du pied » et Jeanne des mains, cela fait un « divin vacarme », non une cadence (728).
Ce nest pas quil est inutile de donner des coups dépées dans leau de la musique. Cest que la musique se défait au choc des percussions. Celui-ci ne sintègre quà lordre chaotique de la musique guerrière dans la ruée des combattants et le concours objectif des armes et des instruments de percussion à luvre de destruction : « De votre long sommeil éveillez-vous là-bas, / Fusils français ! et vous, musique des combats, / Bombes, canons, grêles cymbales !» (Or., 441)[12]. Mais lorsque les instruments de percussion ne se font plus entendre dans la musique des combats, lorsquils apparaissent dans la fluide musique du concert[13], alors tout semble sécrouler une première fois dans la dissonance difforme, ou plutôt y bondir à lappel éclatant du clairon :
Ciel ! voilà le clairon qui sonne. A cette voix,
Tout séveille en sursaut, tout bondit à la fois.
La caisse aux mille échos, battant ses flancs énormes,
Fait hurler le troupeau des instruments difformes,
Et lair semplit daccords furieux et sifflants
Que les serpents de cuivre ont tordus dans leurs flancs.(RO, 1016)
La percussion entre ici encore dans le régime de la vibration (« la caisse au mille échos »), comme la sonnerie des cuivres qui la suscite et quelle suscite, mais dans une énormité anomique associée à la dissonance. Le rythme battu, le rythme comme frappe fait ainsi entrer dans lharmonie musicale, dès sa date de naissance (le XVIe siècle) lénormité qui défait les formes et « emplit » lespace daccords dysphoniques. Ce quintroduit la caisse dans la symphonie de Palestrina, cest lénergie chaotique de la laideur, désaccordée de « notre organisation », de ce que notre oreille peut percevoir comme harmonieux, et qui pointe vers « un grand ensemble qui nous échappe, et sharmonise non pas avec lhomme, mais avec la création tout entière » (PC, 13). Le rythme percutant dit que le monde nest pas à mesure de lHomme. Précisément, par son hétérogénéité, son énormité, il introduit la démesure dune harmonie infinie qui intègre en elle le hurlement, le sifflement, les bruits difformes. Comme le laid, il défait lharmonie morale et esthétique qui unit lhomme à la création en ramenant la seconde à la mesure du premier, soit le Beau. Il révèle la face bestiale et satanique de la création, son versant grotesque. En tant que tel, le rythme percutant, comme le laid, est pour lart lépreuve nécessaire du négatif par laquelle il peut accéder bestialement à la plénitude idéale de la totalité infinie.
A la différence du laid cependant, tel que celui-ci est présenté dans la Préface de Cromwell, le rythme percutant nest pas défini comme un « détail », un fragment « incomplet » (13), opposé à la complétude de lharmonie à la mesure de lhomme, celle du Beau symétrique. Il « emplit lair » sans reste de ses accords furieux, sature lespace de ses dissonances « aux mille échos ». Son rapport au fragmentaire est autre. Le rythme percutant se réconcilie en effet avec la belle harmonie, celle qui est à la mesure de lhomme, non pas en épousant « la forme considérée dans son rapport le plus simple, dans sa symétrie la plus absolue » (12), mais précisément en inscrivant son irrégularité énorme dans cette harmonie au moment où celle-ci se fragmente, cesse dêtre une forme totalisante. Cest seulement lorsque la musique se fait « strette », lorsque de la « symphonie » ou de « lhymne » elle passe à cette partie de la fugue « dans laquelle on ne rencontre plus que des fragments du sujet, et qui est comme un dialogue pressé et véhément », dit le Littré, que la discontinuité rythmique saccorde à lharmonie humaine. Et dans « Que la musique date du XVIe siècle » la strette « retombe » en « grappes étoilées » dans lombre où se dissipe « la symphonie en un hymne appar[ue] » (RO, 1016), là où la caisse faisait « hurler le troupeau des instruments difformes » (ibid.). La strette, dans son caractère fragmentaire, réconcilie le flux évanouissant (elle « retombe » dans « lombre ») et la segmentation (les « grappes étoilées ») dans une beauté à la mesure à la fois de lhomme et du ciel. Et de même le chant « bizarre » dEsmeralda, chant cadencé et harmonieux, réconcilie la coupe rythmique et la consonance dans lirrégularité de ses caprices et le contraste des fragments qui composent son aérienne unité :
Cétait indéfinissable et charmant ; quelque chose de pur, et de sonore, daérien, dailé, pour ainsi dire. Cétaient de continuels épanouissements, des mélodies, des cadences inattendues, puis des phrases simples semées de notes acérées et sifflantes, puis des sauts de gammes qui eussent dérouté un rossignol, mais où lharmonie se retrouvait toujours ; puis de molles ondulations doctaves qui sélevaient et sabaissaient comme le sein de la jeune chanteuse. Son beau visage suivait avec une mobilité singulière tous les caprices de sa chanson, depuis linspiration la plus échevelée jusquà la plus chaste dignité. On eût dit tantôt une folle, tantôt une reine.
(ND, 540).
Les « cadences inattendues » strient lespace sonore du chant dEsmeralda sans interrompre son vol aérien : le chant de la bohémienne suscite, dans la fragmentation de ses « continuels épanouissements » et de « ses caprices », le bonheur hérétique et érotique dune musique cadencée sans mesure, sinon celle dun jeune sein qui sélève et sabaisse. Et de même que la langue du XIXe siècle, « remaniée dans le vers par le mètre [nouveau], dans la strophe par le rythme », acquièrent « une harmonie toute neuve, plus riche que lancienne, plus compliquée, plus profonde, et qui gagnent tous les jours de nouvelles octaves » (LPM, 55), de même cest à une révélation de nouvelles octaves par « sauts » ou « ondulations » que les « cadences inattendues » du chant dEsmeralda sont associées. La dérégulation du rythme dans la cadence imprévisible permet ainsi de réconcilier la discontinuité et leuphonie dans une harmonie dont la révélation est en devenir. Reculer les bornes des possibles harmoniques demande lexploration de rythmes irréguliers, accordés à la seule mesure instable de la respiration et cest la joie que « respir[e] » le chant dEsmeralda, dans laccord du rythme de son sein et des cadences dun chant où lharmonie « se retrouv[e] toujours » figure idéale de la réconciliation intime de « notre organisation » et de celle du « grand ensemble » de la création, au delà des simplifications de la symétrie.
Vers brisé, vers démesuré
Associée, dans la Préface de Cromwell, au Beau cest-à-dire à un art des proportions qui exclut et le sublime, et le grotesque, la symétrie pour loreille comme pour lil est un instrument de mesure ambivalent dans sa simplicité. La Beauté symétrique est « la forme considérée dans son rapport le plus simple, [ ] dans son harmonie la plus intime avec notre organisation » (12-13), mais cette évidence physique, simposant au plus intime du corps la condamne à la limitation du connu. Le vers « carré », et en particulier lalexandrin symétriquement coupé en deux hémistiches par la césure, reste, en pratique comme en théorie, la base de la métrique hugolienne. Mais la preuve à faire est lharmonie de la dissymétrie, et des effets pervers de la fétichisation des équilibres binaires. Car lévidence du rythme symétrique porte en elle-même la menace de sa dégradation en ornement rhétorique stéréotypé dun délire de commande, qui ramène à une mesure médiocre et sans mystère les grands flots du rythme cosmique. Telle la poésie des
Colporteurs deaux claires en barriques ;
Rimeurs pastoraux ou lubriques,
Qui ramassez les ornements
De vos délires symétriques,
Dans le ruisseau des rhétoriques,
Au coin de tous les rudiments ;[14]
La rhétorique enseigne la mesure, un art des proportions qui est un rapetissement et une limitation des grands flots du rythme, une métrique simpliste qui les met dans des barriques où ils se transforment en eaux claires : sans mouvement, sans profondeur, sans mystère. La rhétorique voit dans le rythme une mesure qui est une mise au pas. Elle aime « les bataillons dalexandrins carrés » (Cont., 265), et les vers qui « march[ent] derrière les modèles /Comme après les doyens marchent les petits clercs » (). Elle veut le pas compté, non la danse tournoyante, ni le flot. Elle compte sur ses doigts les syllabes, croit que la loi du vers est dans le calcul syllabique, le chiffre et non le mouvement, veut que le vers porte toujours sur son front « douze plumes en rond » (Cont.,267). Or le rythme nest pas affaire daddition. Le tambourin dEsmeralda ne fait compter que la chèvre Djali, quand sa maîtresse cesse de danser. Lancienne prosodie a fait de lalexandrin le « vers noble » parce que des deux grands vers césurés, il est, à la différence du décasyllabe, le seul a être symétrique, porté par la « balance hémistiche », léquilibre régulier de ses deux groupes rythmiques homogènes. Or lalexandrin nest pas un douze-syllabes coupé symétriquement en deux, au milieu, par la césure, 6+6, ou il nest cela quen fonction du mouvement requis par la voix. Le vers est fondamentalement mouvement, non proportion symétrique de quantités supposées homogènes. Et le poète des Contemplations fait souffler « un vent révolutionnaire » sur les « bataillons dalexandrins carrés », ou prend le volant à douze plumes du vers pour, dun déséquilibre des hémistiches, le faire senvoler oiseau :
Nous faisons basculer la balance hémistiche.
Cest vrai, maudissez-nous. Le vers, qui sur son front
Jadis portait toujours douze plumes en rond,
Et sans cesse sautait sur la double raquette
Quon nomme prosodie et quon nomme étiquette,
Rompt désormais la règle et trompe le ciseau,
Et séchappe, volant qui se change en oiseau,
De la cage césure, et fuit vers la ravine,
Et vole dans les cieux, alouette divine.(Cont., 267).
On aura entendu laccent à la césure, et particulièrement sur les mots « césure » et « volant ». Le discours pratique ici lironie, pour tourner en dérision la réduction de lalexandrin aux règles de calcul binaire, au nom du mouvement, dans une logique dopposition frontale de la liberté à un ordre prosodique défini comme normatif (létiquette). Le vers quant à lui fait de sa régularité inattendue un trait dhumour, en suggérant linanité dune telle logique dopposition, à la fois parce que le discours satirique contre lancienne prosodie risque, du fait du fonctionnement axiologique de lironie satirique, dériger une nouvelle norme, et parce démonstration est faite de la capacité qua le « volant » à « douze plumes » de sélancer en prenant appui sur la césure. Le discours oppose liberté et ordre, dynamisme et régularité, envol et décompte, rythme et prosodie. Le vers réalise leur fusion idéale.
Reste que lerreur qui a perdu lancien régime prosodique a été de croire quon peut mesurer et policer le Verbe en le comptant, en le décomposant, et mouler dans des rythmes conformes à lordre des jardins de Le Nôtre la croissance organique de Tout :
Dans le parc froid et superbe,
Rien de vivant ne venait ;
On comptait les brins dune herbe
Comme les mots dun sonnet.
[ ]
Pour saluer dans les plaines
Le Phébus sacré dans Reims,
On donnait aux pauvres chênes
Des formes dalexandrins. (CRB, 920)
Le nouveau régime prosodique brouille les décomptes, introduit le mélange comme principe de résistance à la décomposition du rythme en éléments égaux. Il mêle « Le frisson [des] strophes/ Au tremblement des eaux » (939), et « brin à brin, / Une flore nouvelle / Au vieil alexandrin. » (ibid.). Il ne sagit pas tant pour le poète nouveau dimiter lharmonie cosmique (la représenter/faire comme elle), que den être, de sy mêler, comme le « poète farouche d« Ibo » « mêle des strophes sinistres / Aux quatre vents » (Cont, 470). « Au champ les vers deviennent des strophes » (CRB, 850), et « Pour mon vers, que lair secoue, / Les pommiers sont suffisants » (888).
Rapport dinclusion donc, et dinclusion réciproque, bref de collaboration, du mètre et du rythme naturel, et qui appelle le poète des Chansons des rues et des bois à voir croître en son vers lénergie, la poussée de la nature : « Viens, pour peu que tu veuilles / Voir croître dans tes vers /La sphaigne aux larges feuilles / Et les grands roseaux verts » (940). Et à lextrême fin des Rayons et des ombres, le poète emporte son « vers à moitié fait» « Pour lachever aux champs avec lodeur des plaines / Et lombre du nuage et le bruit des fontaines !» (RO, 1044). Ces deux programmes de collaboration du poète et de la nature ne sont pas exactement similaires. Celui de la fin des Rayons et les ombres sinscrit dans une problématique de lachèvement/inachèvement du vers, en tant quunité rythmique, avec pour horizon ce que « Réponse à un acte daccusation » nomme « le vers [qui] vague sans muselière » (Cont., 292 ), soit le vers libéré de « légalité immobilisante de la mesure », pour reprendre une expression de Hegel[15], le vers rendu à la fluidité musicale par la plongée dans un univers sensoriel évanescent : odeur des plaines, ombre du nuage, bruit des fontaines. Même le bruit des fontaines ne peut se comprendre comme un élément rythmique que le poète importerait dans son vers pour achever sa cadence dans les limites dune mesure. Ce qui (in-)achève le vers « à moitié » fait, ce ne sont pas des éléments rythmiques, mais des analogons synesthésiques de la musique naturelle comme flux sans bord (sinon, nous lavons vu, lécho). Le second programme, celui des Chansons des rues et des bois, nest pas dachèvement (ou dinachèvement), mais dexpansion interne du vers, par une croissance organique qui tire son énergie de la nature, et le fait pousser à lhorizontale (« la sphaigne aux larges feuilles ») et à la verticale (« les grands roseaux verts »), sans que cette double poussée puisse être mesurée. Ce que dit la croissance de la sphaigne et des roseaux dans le vers, cest sa capacité à intégrer en lui-même des mouvements dont les durées et les espacements ne sont ni quantifiables, ni mesurables. Lidentification du vers au seul décompte syllabique ne tient plus dès lors que le mètre accueille en lui le devenir. Le vers doit pouvoir danser, dit « Genio Libri » dans les Chansons des rues et des bois comme « Réponse à un acte daccusation » dans Les Contemplations : se livrer à un mouvement subvertissant toute mise au pas, à des cadences sans mesure, à des rythmes qui font alterner brèves et longues, roseaux et sphaignes, sans en croire fixées davance les durées.
Lidéal de la cadence inattendue qui relance sans le briser le flux rythmique réclame une nouvelle prosodie, qui intègre dans la prédiction du mètre limprévisible du rythme[16]. Les mots dordre de cette nouvelle prosodie, lancés par la Préface de Cromwell, circulent dans la préface des Etudes françaises et étrangères dEmile Deschamps, dans Vie, poésie et pensées de Joseph Delorme de Sainte-Beuve, dans la Prosodie de lécole moderne de Wilhem Ténint (présentée par une lettre-préface de Hugo et un court essai de Deschamps, « De La Forme dans les arts et particulièrement dans la poésie »), avant dêtre intégrés à une perspective politique et métaphysique dans la « Réponse à un acte daccusation » des Contemplations. Ces mots dordre sont : vers brisés (vs « carrés ») par la césure mobile (vs fixe) et lenjambement (vs contorsion de linversion qui fait rentrer la phrase dans le vers à lencontre de son dynamisme propre). Le « vers moderne » comme lappellent Sainte-Beuve et Ténint est un alexandrin « disloqué », selon la formule humoristiquement emphatique du poète de « Réponse à un acte daccusation » qui prétend avoir « disloqué ce grand niais dalexandrin », formule quon retrouvera toutefois dans les années 1860-1865, sans distance humoristique cette fois, dans léloge de la « prosodie disloquée » dHorace (PP, 582). Vers disloqué non parce que son unité organique se verrait détruite, évidemment (cest au contraire un vers aux « charnières » (LPM, 55), aux points darticulation nombreux), ni parce que son flux rythmique serait compartimenté en barriques deaux claires, mais parce que ses accents principaux, ses « charnières » (discontinuités qui scellent sa continuité) sont violemment déplacées, déportées là où ne les attend pas la mesure métrique, par la césure mobile et lenjambement.
Benoît de Cornulier a raison dans sa perspective de souligner lincompatibilité des termes « césure » et « mobile » [17] : la césure est une notion métrique, et la métrique est par nature un ordre fixe, dans lequel la mobilité ne peut entrer comme principe. Parler de « césure mobile », cest faire lerreur de confondre rythme et mètre. Mais cest très exactement ce que veut faire Hugo comme les autres tenants de « lécole moderne » : Cornulier sen prend à Ténint, mais il pourrait aussi sen prendre à Hugo, comme à Joseph Delorme/Sainte-Beuve. Plus précisément, il ne sagit pas pour eux de confondre, comme le fait la tradition classique/positiviste au XIXe siècle le rythme avec le mètre, confusion quont mise en évidence Gérard Dessons et Henri Meschonnic dans leur analyse de la définition du mot « rythme » par Littré, et qui aboutit à une normalisation du rythme par le mètre. A linverse, il sagit pour eux de confondre le mètre avec le rythme, pour rendre compte de sa nécessaire dérégulation. Dans leur perspective, rendre la césure mobile, cest vouloir varier le système de coupe de lalexandrin afin quil échappe à sa monotonie. Cest surtout vouloir identifier le vers-mesure au rythme-mouvement, vouloir que la cadence du vers ne soit pas normée par cette barre de mesure quest la césure à la sixième syllabe, comme plus tard des musiciens comme Messiaen remettront en cause la barre de mesure et « limpérialisme de la carrure »[18] au nom même de la cadence et de ses impulsions dont les rythmes de la nature tiennent en réserve les modèles irréguliers. Cest vouloir aussi réconcilier dans le vers le « fond » et la « forme », en identifiant laccent rythmique à laccent sémantique, comme lenjambement emporte en quelque sorte le vers, au-delà de la barre de mesure de la césure ou de la rime, dans le flux de lunité non pas seulement syntaxique, mais sémantique du discours.
Le rythme doit battre la cadence du sens ou, pris à linverse, le sens rythme le vers. Du côté des tenants du vers moderne comme du côté des tenants du vers classiques, la confusion (symétrique et inverse) du rythme et du mètre tend à lépoque de Hugo à brouiller la distinction entre accent syntaxico-sémantique et accent métrique. Ténint, dans sa Prosodie de lécole moderne, systématise la mobilité des coupes de lalexandrin en envisageant pour « les vers de douze pieds » les rythmes 1-11, 4-8, 6-6, 7-5, 8-4, 9-3, 11-1, 4-4-4, tous construits par des segmentations syntaxico-sémantiques, tandis que le néo-classique Quicherat, dans son Traité de versification française, introduit la théorie, reprise jusquà Mazaleyrat, des quatre accents de lalexandrin, aux deux accents fixes de la césure et de la rime sajoutant les deux autres « césures » « variables » selon la syntaxe et le sens, qui sauvent lalexandrin de sa monotonie : la métrique, de tous côtés, sembrouille dans la rythmique, entrevoyant ce que Meschonnic dira plus conséquemment, bien plus tard : quaux accents métriques sajoutent les accents propres aux discours.
Hugo ne commente pas dans la courte lettre quil adresse à Ténint pour préfacer (et cautionner) son ouvrage, le curieux entre-deux de mobilité et de fixité qui fait que, dans la Prosodie de lécole moderne, laccent de sens peut rythmer un 9-3, mais non un 3-9 par exemple. Mais il souligne la difficulté technique de ces vers « brisés », pour récuser ceux qui y voit la fin de lart métrique, et cest le mérite de Ténint aux yeux de Hugo que davoir su montrer les difficultés techniques du vers brisé :
Vous expliquez à tous ce que cest que le vers moderne, ce fameux vers brisé, quon a pris pour la négation de lart, et qui en est au contraire le complément. Le vers brisé a mille ressources, aussi a-t-il mille secrets. Vous indiquez les ressources au public qui vous en saura gré, et vous trahissez les secrets des poètes, qui ne sen fâcheront pas. Le vers brisé est un peu plus difficile à faire que lautre vers ; vous démontrez quil y a une foule de règles, dans cette prétendue violation de la règle. [19]
Hugo avait déjà esquissé cette « foule de règles » dans la Préface de Cromwell, en décrivant le vers dramatique,
sachant briser à propos et déplacer sa césure pour déguiser sa monotonie dalexandrin, plus ami de lenjambement qui lallonge que de linversion qui lembrouille ; fidèle à la rime, cette esclave reine, cette suprême grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre ; inépuisable dans la variété de ses tours, insaisissable dans ses secrets délégance et de facture ; prenant, comme Protée, mille formes sans changer de type et de caractère[.] (PC, 29).
Césure mobile et enjambement, soit les deux grandes caractéristiques du vers « moderne », ne rentrent pas dans les mêmes problématiques. La césure mobile sinscrit dans une problématique de la variété de mouvement et de lexpressivité du rythme versifié, coexstensive à lexpressivité de la prose; lenjambement, associé à une critique de linversion, dans une problématique du rapport entre ordre syntaxico-sémantique et ordre métrique. Le nombre denjambements, du moins externes, quon trouve chez Racine (et pas seulement dans Les Plaideurs), rendrait la dimension polémique du propos de Hugo peu compréhensible, si lon ne se souvenait que Hugo sen prend à la poétique des poéticiens qui, de Boileau en Voltaire et de Voltaire en La Harpe, ont condamné lenjambement dans toutes ses formes. Et cette condamnation continuera bien après la Préface de Cromwell, par la voix de Quicherat dans son Traité de versification française, en 1838 lannée de Ruy Blas, Quicherat joue de mal chance dans son diagnostic :
Il fallait que la littérature du dix-neuvième siècle fût destinée à subir tous les genres de licence, pour que lenjambement osa reparaître de nos jours. Quelques essais tentés, il y a peu dannées, pour exhumer et réhabiliter ce système honteusement rétrograde [parce que retournant au désordre des Renaissants], ont été si malheureux, quils ne semblent pas devoir se renouveler. Remarquons, en passant, que cétait le comble du ridicule, chez les auteurs que nous désignons ici, de se donner bien de la peine de trouver des rimes riches, quand ils enjambaient. Ils ressemblaient à un homme qui aurait la manie dacheter des meubles magnifiques, et qui les placerait précisément dans un lieu où personne ne pourrait les voir.[20]
Témoignage précieux sur la diction des vers à enjambement, qui confirme celui de Berlioz que cite Guy Rosa dans son étude sur le vers dramatique hugolien [21] : les contemporains de Hugo « font » les enjambements, pour plagier Vitez qui dans sa préface dHernani, disait quil ne fallait pas les « faire »[22]. Mais témoignage précieux aussi, par léclairage à rebours quil donne de lapologie conjointe dans la Préface de Cromwell de lenjambement et de la rime, « ce générateur de notre mètre ». Cest laccent phonique de la rime comme son écho, non une pause, une suspension de la diction qui maintient, dans lenjambement, la fin de vers, et par conséquent le vers comme vers. La rime signale ainsi la mesure métrique au moment où le vers se dé-mesure, sallonge. Cest donc comme dans la nature le son vibrant, non la pause qui construit lespace du rythme, chambre de résonance de lécho, mètre généré par la rime.
Le verbe « allonger » est très remarquable, parce quil introduit lidée dun vers dune longueur variable en dépit du décompte fixe de ses syllabes, idée que développera Ténint dans sa Prosodie de lécole moderne, mais quon trouve déjà esquissée chez Marmontel, du fait de la primauté affirmée dans la scansion de la diction spontanée sur les artifices dune régulation syllabique aberrante, parce quelle postule légalité de longueur de toutes les syllabes en français. Lalexandrin, quoique de douze syllabes, nest pas pour Hugo, pas plus quil ne lest pour Ténint[23], une unité de mesure quantifiée, parce que précisément sa longueur varie, comme varient en expansion « la sphaigne aux larges feuilles / Et les grands roseaux verts ».
Ce vers brisé, de césure et de longueur variables, nest cependant dans les textes antérieurs à lexil où Hugo en propose lébauche dune description, quune alternative au vers « carré », quil ne vise aucunement supplanter, mais seulement à varier, Emile Deschamps, Joseph Delorme/Sainte Beuve, Wilhelm Ténint disent exactement la même chose. Là où Hugo se distingue, cest dans laffectation du vers brisé au théâtre. On trouverait certes autant de « vers brisés » dans Les Orientales que dans Hernani, mais théoriquement Hugo attache, avant lexil, ce type de vers aux nécessités dramatiques, et cela très explicitement, dès la Préface de Cromwell. Le vers brisé, ou plus précisément le vers « sachant » se briser est un vers « sachant tout dire » : la forme adéquate au drame, dont rappelons-le « le caractère est le réel » (), tout le réel. « Le vers coupé contient tous les tons, et dit tout », dira un poème de Toute la lyre introduisant un éloge dHorace (321), dont ailleurs, on la vu, il louera la « prosodie disloquée », la « césure dédaignée ». La coupe, déplacée, semble élargir le sens à la totalité. Le drame a besoin du vers brisé parce quil entend tout dire. « But de cette publication » ajoute : « La prose en relief, cest un besoin du théâtre ; le vers brisé, cest un besoin du drame » (LPM, 55), mais pour dautres raisons que celles suggérées par la Préface de Cromwell : « un vers où les charnières soient assez multipliées pour quon puisse le plier et le superposer à toutes les formes les plus brusques et les plus saccadées du dialogue et de la passion » (Ibid.). Le vers brisé est alors associé au pathos dramatique, aux saccades de la passion et du heurt des voix dans le dialogue. Au vers carré lordre, lharmonie, léquilibre ; au vers brisé les ruptures de lémotion. Enfin, dans la lettre-préface à louvrage de Wilhem Ténint, Hugo avance une troisième justification de cette assignation (toute théorique) du vers brisé au drame, plus proche de celle quil énonçait dans la Préface de Cromwell, celle du naturel, associé à la prose, de la parole dramatique :
Le vers brisé est en particulier un besoin du drame ; du moment où le naturel sest fait jour dans le langage théâtral, il lui a fallu un vers qui pût parler. Le vers brisé est admirablement fait pour recevoir la dose de prose que la poésie dramatique doit admettre. De là, lintroduction de lenjambement et la suppression de linversion, partout où elle nest pas une grâce et une beauté. [24]
Dans les deux dernières explications, le vers brisé est associé au discours (le dialogue et le parlé[25]). Le vers brisé semble ici est du côté de la parole et du discours, non de la langue et de lordre du nombre. Le nombre qui, écrit Meschonnic, « ne vise quà chasser le sens, le sujet, le discours, et leur histoire. » [26] Le vers brisé les réintroduit, ou semble les réintroduire, en tout cas cest cette réintroduction quaccomplissent les arts poétiques des Contemplations où Hugo le revendique non pour les seuls besoins du drame, mais pour ceux dune révolution poétique intégrale. Hugo sy vante davoir « égorgé » (Cont., 266) Richelet, auteur dune canonique Versification française en 1671, et la « colère bouffonne » sécrie :
« Lalexandrin saisit la césure, et la mord ;
« Comme le sanglier dans lherbe et dans la sauge,
« Au beau milieu du vers lenjambement patauge ;
« Que va-t-on devenir ? Richelet sobscurcit. [»](Cont., 291)
Rythme individuel, rythme général
Où le sujet revient dans lopposition subjectiviste de la liberté du rythme à la fixité régulière et objective du mètre. Or cette logique subjectiviste est celle des contempteurs du vers moderne, dont la voix envahit humoristiquement les arts poétiques des Contemplations, pour condamner la liberté prise par le poète. Celui-ci la revendique certes hautement, mais ses arts poétiques débouchent plus essentiellement sur une conception cosmique de la parole poétique quhabite non pas le sujet individuel, mais le Verbe. Hugo fondamentalement nentre pas dans cette logique subjectiviste, ou plus précisément ne peut sen tenir à elle, parce que cette logique induit une opposition entre la spontanéité du sujet parlant et les difficultés que lui imposeraient sous contraintes les règles prosodiques, bref, maintient une conception mécaniste du vers (et de la langue), là où Hugo affirme leur organicité. « Aucune entrave, écrit-il dans [Les Traducteurs], aucune gêne, aucune frontière. Il est impossible par exemple de ne pas sourire quand on entend parler des difficultés de la rime ; pourquoi pas aussi des empêchements de la syntaxe ? Ces prétendues difficultés sont les formes nécessaires du langage, soit en vers, soit en prose, sengendrant delles-mêmes, et sans combinaison préalable. » Cest déjà dans cette perspective que la Préface de Cromwell affirmait que le poète « est encadré par la grammaire et la prosodie, entre Vaugelas et Richelet. Il a, pour ses créations les plus capricieuses, des formes, des moyens dexécution, tout un matériel à remuer. Pour le génie, ce sont des instruments ; pour la médiocrité, des outils » (25). La Préface de Cromwell rattachait cependant ces « instruments » à la « partie terrestre et positive », vs « idéale » de lart (ibid.), qui la distingue de la nature. Le Hugo de lexil tend au contraire à naturaliser la prosodie (et le poète des Chansons des rues et des bois trouve « dans les eaux courantes » (1023). Richelet nest ni à côté des lois des flux de la nature, ni contre les rythmes individuels. Cest si vrai que le poète autodidacte, à la double condition quil ait de linstinct et quil travaille, peut trouver de lui-même les règles de la Versification française de 1671 : « Nous connaissons un poëte qui de sa vie na ouvert Richelet, qui, enfant, a composé des vers, dabord informes, puis de moins en moins inexacts, puis enfin corrects, qui a trouvé, pas à pas, tout seul, lun après lautre, toutes les lois, la césure, la rime féminine alternée, etc., et duquel la prosodie est sortie toute faite, instinctivement. » (PP, 622).
Il y a donc dun côté un ordre, un cadre général, objectif, qui est à tous, lordre de la grammaire et lordre de la prosodie, Vaugelas et Richelet. Et puis il y a lindividu, lidiosyncrasie dont Hugo fait dans William Shakespeare et [Les Traducteurs] la marque du génie et la marque du style. Or le rapport de lidiosyncrasique et du général, du rythme individuel et de lordre objectif des rythmes syntaxiques et prosodiques ne relève pas dune révolte, mais dune intégration. Précisément, le style, écrit Hugo dans Les Traducteurs, « a une chaîne, lidiosyncrasie, qui le rattache à lécrivain » (PP, 622) mais il est aussi rattaché (sans que ce rattachement soit une aliénation, ou une altération de sa singularité) au « rythme général » de la syntaxe et de la prosodie. Le style, loin de les opposer fait médiation entre le rythme individuel et le rythme général. Hugo, la poésie contre le maintien de lordre, pour reprendre le titre du dernier travail de Meschonnic sur Hugo[27]. Cest vrai au niveau poético-politique de la réclamation de lindépendance du poète, et de la défense de son originalité. Mais Meschonnic lui-même montre très bien que cette perspective-là est débordée, que laffirmation de la primauté du sujet individuel, pleinement soi, quest le génie ne fait de lui que lêtre le plus propre à disparaître comme moi singulier, le moi le plus apte à sévanouir en tous et en Tout.
Puissance du vers
Tout, soit lordre cosmique, lharmonie divine dont le poète est lécho, parce que le mètre est « sa langue naturelle » - je cite un fragment dOcéan que Meschonnic cite également dans Critique du rythme et dans Hugo, la poésie contre le maintien de lordre :
Celui pour qui le vers nest pas la langue naturelle, celui-là peut être poète ; il nest pas le poète. Le rythme et le nombre, ces mystères de léquilibre universel, ces lois de lidéal comme du réel, nont pas pour lui le haut caractère de la nécessité. Il sen passerait volontiers ; la prose, cest-à-dire lordre sans lharmonie, lui suffit ; et, créateur, il ferait autrement que Dieu. Car, lorsquon jette un regard sur la création, une sorte de musique mystérieuse sort de cette géométrie splendide ; la nature est une symphonie, tout y est cadence et mesure ; et lon pourrait presque dire que Dieu a fait le monde en vers. » (Océan, 186)
La suprématie du vers sur la prose est ici nettement affirmée. Le vers est le supplément harmonieux de lordre que trouve le poète-prosateur dans la langue. Il ajoute à cet ordre lharmonie, soit une cohérence qui est en même temps une consonance. Celui pour qui le vers est la « langue naturelle », cest-à-dire, pour reprendre les catégories saussuriennes sur lesquelles se fonde Meschonnic, celui pour qui le vers est dans le même mouvement langue et parole, ou encore celui pour qui le « rhythme général » est « son rhythme à lui », est seul apte à faire entendre dans la nature une « symphonie » où « tout est cadence et mesure » : une symphonie quon nentend ni sur la montagne, ni dans luvre de Palestrina, où le flux musical est, nous lavons vu, toujours tendu vers son propre évanouissement dans lanomie de lombre. La métaphore (ou le nom propre) de la « symphonie », dans le fragment dOcéan, ne doit pas nous faire oublier ce quest celle de Palestrina : une harmonie prise dans un mouvement chaotique de créationdestruction qui aboutit à son évanouissement. En ce sens, la musique de Palestrina est une forme idéale dans la proportion même où elle est informe et évanescente, prise dans le flux de sa formation-déformation, de son apparition-disparition, comme lest la musique (non la poésie) « quon entend sur la montagne ». Mais la poésie, qui rappelons-le aussi, est à la musique ce que la pensée est à la rêverie, ne cède pas aux flots sonores. Elle les endigue par la rime, « ce générateur de notre mètre », la césure, qui mobile ou non est toujours là (du moins en théorie). Elle les endigue si puissamment quelle peut les laisser déborder, être flux elle-même : et la rime est lécho, la percussion mais la percussion dégressive, inachevée qui achève le mètre sans limiter le discours qui peut lenjamber ; et la césure peut être mobile, en mouvement ; et, dans la pratique, le vers peut navoir ni début (sinitiant dune minuscule dans les manuscrits étudiés par Meschonnic)[28] ni milieu (par la césure décentrée) ni fin (par lenjambement ») : le vers tient toujours, parce quà la différence de la musique, cette « vapeur de lart », il est exact, et résistant. La musique est une dynamique qui fait émerger dans un temps labile une harmonie fragile (même lorsquelle est violente), et promise à dissipation. Où le rythme musical tel que le figure Hugo rejoint le sens des premières occurrences de létymon dans la physique atomiste des démocritéens, telles que les a analysées Benveniste : le rythme musical est « la forme dans linstant où elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme de ce qui na pas consistance organique. [ ] Cest la forme improvisée, momentanée, modifiable, [ ] littéralement « une manière particulière de fluer », [ ] dans le cadre dune représentation de lunivers où les configurations particulières du mouvant se définissent comme des « fluements ». »[29]
Le vers (idéal) quant à lui récupère le dynamisme musical, mais dans une dialectique du flux et de la fixité qui le sauve à la fois du risque de la dissolution et du risque de limmobilité. Si « Euclide trouve le mètre » et si dAmphion « sort » « le rythme » (CRB, 1006), cest nous lavons vu parce que le rythme est affaire despace. Cest aussi parce que le vers a quelque chose à voir avec les droites de la géométrie euclidienne et avec le mur que construit Amphion en attirant par la puissance de son harmonie des pierres disparates. Le vers architecture lespace, endigue ses « fluements » et concentre ses éléments dispersés. Sa vertu première, quaucune musique na en partage, cest sa consistance. Airain « bouillonnant », il est un métal en fusion, qui fait en quelque sorte lépreuve dun passage à létat liquide, mais pour se mouler dans le rythme, y prendre une forme solide en même temps quaérienne, dans la strophe ailée. Telle est la dialectique du mouvant et du fixe quévoque le premier poème des Feuilles dautomne :
Si ma tête, fournaise où mon esprit sallume,
Jette le vers dairain qui bouillonne et qui fume
Dans le rythme profond, moule mystérieux
Doù sort la strophe ouvrant ses ailes dans les cieux ;
Cest que lamour, la tombe, et la gloire, et la vie,
Londe qui fuit, par londe incessamment suivie,
Tout souffle, tout rayon, ou propice, ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
Mon âme aux mille voix, que le Dieu que jadore
Mit au centre de tout comme un écho sonore ! (FA, 566-567)
Il y aurait sans doute davantage à dire sur la strophe comme unité rythmique, la strophe comme espace où le vers prend son envol. Dans Les Contemplations en particulier, les strophes emportent la poésie dans le vent. Elles sont lultime combinaison rythmique qui donne au poème son dynamisme. Mais le noyau dur de la prosodie hugolienne reste fondamentalement le vers, dans ce mouvement réconcilié avec la rigidité qui lui est associé. Le propre du vers est cette exactitude qui en fait, dès la Préface de Cromwell, « la forme optique de la pensée», vectrice, comme le drame, de concentration. Le vers rassemble ces énergies rythmiques que nous avons vu sépandre dans la musique et dans la nature, pour nouer ensemble rythme et sens, en un « tissu » à la fois plus « fin » plus « solide » (29). Ainsi chez le grand Molière :
Chez lui le vers embrasse lidée, sy incorpore étroitement, la serre et la développe tout à la fois, lui prête une figure plus svelte, plus stricte, plus complète, et nous la donne en quelque sorte en élixir. Le vers est la forme optique de la pensée » ( 28)
Le vers est une alchimie du Verbe. Une forme absolue, parce quelle nest pas seulement une forme pour orner ou envelopper lidée, mais pour lembrasser, la concentrer et même la compléter. Aussi Guy Rosa a-t-il raison de noter le paradoxe de la désinvolture avec laquelle Hugo balaye finalement la question du vers au théâtre, comme si ce nétait précisément quune question de forme au sens denveloppe ornementale, et qui plus est de forme appelée à « se dépouiller de tout amour-propre », pour être précisément propre à tout, ne rien imposer et tout admettre du drame. « Forme optique de la pensée », et nétant beau que « par hasard, malgré lui et sans le vouloir » (29) (« les beaux vers », explique la note XII sous lautorité de Talma, « tuant les belles pièces » (45)), le vers est à la fois la forme optique de cette forme optique quest le drame, sa quintessence et son modeste (autant quinessentiel) instrument. Cela tient au fait que le vers dans le drame entre en roture : les beaux vers qui tuent les belles pièces, ce sont les vers nobles, qui suspendent lintérêt dramatique au profit de leur « amour-propre ». Les « chiens noirs de la prose » (Cont., 267) sont lâchés, obligeant le vers à « tout dire » sans « faire la petite bouche » (PC, 29). Hugo ajoute cependant :
Mais cette forme est une forme de bronze qui encadre la pensée dans son mètre, sous laquelle le drame est indestructible, qui le grave plus avant dans lesprit de lacteur, avertit celui-ci de ce quil omet et de ce quil ajoute, lempêche daltérer son rôle, de se substituer à lauteur, rend chaque mot sacré, et fait que ce qua dit le poète se retrouve long-temps après encore debout dans la mémoire de lauditeur. Lidée, trempée dans le vers, prend quelque chose de plus incisif et de plus éclatant. Cest le fer qui devient acier. (29-30).
Le vers est ici à lopposé de lévanescence des rythmes naturels et musicaux. Il est encore liquide, puisque lidée y est trempée, mais pour une opération chimique qui la rend plus dure et plus solide, « fer » devenant « acier ». Il encadre, délimite, grave, solidifie. Forme fixe et fixante, le mètre est larchitecture du drame, ce qui le fait échapper au pur présent labile des arts du spectacle pour le graver dans la mémoire de lacteur et de lauditeur. Largument de la fonction mnémotechnique du mètre nest pas faible, contrairement à ce que dit Guy Rosa : le vers est le garant non pas de la régularité de luvre, mais de son organicité il « rend chaque mot sacré ». Après quoi, effectivement, la désinvolture avec laquelle Hugo congédie la question du vers est pour le moins abrupte : « Au reste, que le drame soit écrit en prose, quil soit écrit en vers, quil soit écrit en vers et en prose, ce nest là quune question secondaire. » (30)
Si cest une question secondaire, cest sans doute que la prose elle-même peut avoir ce pouvoir de fixation qui rend luvre et sa pensée « indestructible » : « Sur Mirabeau » évoquera ainsi les idées « des grands prosateurs nés, faites de cette substance particulière qui se prête, souple et molle, à toutes les ciselures de lexpression, qui sinsinue bouillante et liquide dans tous les coins du moule où lécrivain la verse, et se fige ensuite ; lave dabord, granit ensuite (LPM, 227). La prosodie nest pas même le propre du vers : la prose, écrit Hugo dans un autre texte de 1834, « But de cette publication », « a aussi sa prosodie particulière et toutes sortes de petites règles intérieures connues seulement de ceux qui la pratiquent, et sans lesquelles il ny a pas plus de prose que de vers » (LPM, 55). Cette reconnaissance dune prosodie de la prose curieusement nengage toutefois pas de développement sur son rythme, sinon par le biais métaphorique de la sculpture : « il faudra par exemple à la scène une prose aussi en saillie que possible, très-fermement sculptée, très-nettement ciselée, ne jetant aucune ombre douteuse sur la pensée, et presque en ronde-bosse. » (ibid.). Reste que telle quest décrite cette « prosodie » de la prose « en relief » (Ibid.), celle-ci a bien cette cohérence qui « rend chaque mot sacré » dont la Préface de Cromwell faisait une spécificité du vers. Vers et prose sont en réalité appelés à échanger leurs qualités au théâtre : le vers brisé sera « aussi beau que la prose » (PC, 29) ; la « prose en relief » (LPM, 55) sera aussi incisive et dure, résistante à la dispersion et au flottement que le vers. Hugo sest de fait beaucoup trop avancé en associant vers et organicité, pour deux raisons contradictoires : dune part il nest pas encore au clair avec la question de lunité du « fond » et de la « forme » (le vers « complète » lidée, mais « Le rang dun ouvrage doit se fixer, non daprès sa forme, mais daprès sa valeur intrinsèque » (30)) ; dautre part lunité organique ne peut être logiquement lessence que de toute uvre : quelle soit effectivement en prose ou vers est de ce point de vue secondaire.
Le nombre innombrable
La question ne redevient centrale, et le vers ne marque sa prééminence absolue sur la prose que dans une perspective métaphysique que lexil déploiera en énonçant le programme dune « Religion-Science », et dune articulation de lart et de la science dans le rythme comme science des nombres :
La poésie comme la science a une racine abstraite ; la science sort de là chef-duvre de métal de bois, de feu ou dair, machine, navire, locomotive, aéroscaphe. La poésie sort de là chef-duvre de chair et dos, Iliade, Cantique des cantiques, Romancero, Divine Comédie, Macbeth. Rien néveille et ne prolonge le saisissement du songeur comme ces exfoliations mystérieuses de labstraction en réalités dans la double région, lune exacte, lautre infinie, de la pensée humaine. Région double, et une pourtant ; linfini est une exactitude. Le profond mot Nombre est à la base de la pensée de lhomme ; il est, pour notre intelligence, élément ; il signifie harmonie aussi bien que mathématique. Le nombre se révèle à lart par le rhythme, qui est le battement du cur de linfini. Dans le rhythme, loi de lordre, on sent Dieu. Un vers est nombreux comme une foule ; ses pieds marchent du pas cadencé dune légion. Sans le nombre, pas de science ; sans le nombre, pas de poésie. La strophe, lépopée, le drame, la palpitation tumultueuse de lhomme, lexplosion de lamour, lirradiation de limagination, toute cette nuée avec ses éclairs, la passion, le mystérieux mot Nombre régit tout cela, ainsi que la géométrie et larithmétique. (WS, 293)
Les numéristes sont des positivistes, dit Meschonnic dans Critique du rythme, visant essentiellement le poète, métricien et mathématicien Jacques Roubaud[30]. Ils sont (toujours dans la perspective polémique de Meschonnic) les chiens de garde dun bon ordre, dune harmonie sans Histoire ni sujet, dun grand équilibre où se réfléchissent le cosmos et le mètre. Ils postulent des idéalités métriques hors de la « rythmisation, [qui ] est toujours subjective ». Leur approche strictement métrique du rythme postule une « approche métaphysique des nombres, cest-à-dire un rapport harmonique au cosmos, venu du pythagorisme ». Le positivisme métrique est un primitivisme. « Le cosmique paraît dans la technicité et le scientisme qui la dénie. [ ] Les nombres restent les vicaires du cosmos », cest-à-dire, du « bon ordre. » [31] Mais Hugo écrit dans un autre contexte. Son pythagorisme est un retour ostensible à la science primitive des nombres, mais lâche ceux-ci dans linfini. Sa liaison de lart et de la science dans labstraction du nombre est anti-positiviste : elle récuse dans le même mouvement la séparation positiviste de lart et de la science, le renvoi de la poésie aux « vapeurs de lart » (lidentification de lart dans le texte à la poésie à lexclusion de la musique est toute remarquable), lassignation de la science à la résidence du connu. Elle postule des idéalités métriques, mais des idéalités métriques immanentes aux émotions humaines, et aux flots, aux vents, aux champs, comme ces hémistiches que trouve dans les « eaux courantes » le poète des Chansons des rues et des bois, parce que Dieu bat au cur de linfini, dans le rythme.
Ordre exact, le rythme est affaire de nombres non de chiffres. Avec le chiffre, on sait où lon va : on va jusquà douze, les douze plumes du volant de lalexandrin classique. Avec le nombre, souvre linfini, et lunité dynamique dun cosmos un, et pourtant en devenir. « Un vers est nombreux comme une foule ; ses pieds marchent du pas cadencé dune légion. » Il y a, dit Hugo dans [La Mer et le vent], le « petit » et le « grand calcul ». Le « petit calcul » croit que laddition peut « faire le total ». 6+6 = 12. Le « grand calcul » sait que la poésie comme la nature « échappe au calcul. Le nombre est un fourmillement sinistre. La nature est linnombrable » (688), comme la foule, cet analogon du vers en son essence nombreuse. Les nombres tiennent le cosmos et le mètre dans un ordre qui nest pas un bon ordre, dont le sujet aurait à sémanciper. En ce sens, on ne saurait, comme le suggérerait luvre de Meschonnic opposer les chiens de garde que sont supposés être les numéristes à « Victor Hugo, la poésie contre le maintien de lordre ». Autant voudrait pour Hugo sinsurger contre la fixité des étoiles, ou vouloir que le ciel tombe sur sa tête. Mais le ciel est un ordre infini et dynamique il y a les étoiles et les comètes, les vers carrés et les vers brisés, des flux indistincts et des échos qui leur donne des mesures jamais entendues, du bronze qui senvole, des nombres innombrables, et de nouvelles octaves à découvrir dans la part encore inexplorée de lharmonie. Cest pour cela précisément quil faut égorger Richelet et préfacer Ténint. Le raccordement du rythme au cosmos ne le déshistoricise pas. Il lintroduit dans un mouvement de découverte infinie. La prosodie appartient, comme la science, comme la religion, à lhistoire de la révélation de linouï, jusquau point où les nombres sentassent, dans lombre où lespace et le temps sengloutissent.
[1] En ce qui concerne la question de lharmonie à lépoque romantique, voir Aurélie Loiseleur, L Harmonie selon Lamartine Utopie dun lieu commun, Honoré Champion, 2005.
[2] Voir Nicolas Perot, Le Discours sur la musique à lépoque de Chateaubriand, PUF, 2000.
[3] Jean-Pierre Richard, Paysage de Chateaubriand, Seuil, 1967, p.81.
[4] Sur la concurrence entre modèle pythagoricien et modèle héraclitéen dans les théories du rythme, voir Jean Mourot, Le Génie dun style. Rythmes et sonorités dans les Mémoires doutre-tombe, Armand Colin, 1960, p.10.
[5] Cf. Emile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, VI, 27. « La notion de « rythme » dans son expression linguistique » ; Gallimard, 1966, coll. Tel, tome I, pp. 327-335.
[6] Ibid., p.328.
[7] Hegel, Esthétique, vol.4, « La Poésie », II, 3, « La versification », Flammarion, 1979, coll. Champs/ Flammarion, p.67.
[8] Paul Claudel, Positions et propositions, « Réflexions et propositions sur le vers français », Gallimard, 1934, p. 13.
[9] Jean-Pierre Richard, op.cit., p. 81 et suiv.
[10] Cf. Nicolas Perot, op.cit., pp. 265 et suiv.
[11] « Noirs et pressés, les flots de la fin de « La Pente de la rêverie » maintiennent suffisamment le principe de la discontinuité pour que les nombres ne disparaissent pas intégralement, mais sentassent.
[12] Au reste, on connaît la suite de cet appel enthousiaste à la guerre et à sa musique : « mais quoi, pauvre poëte, // Où memporte moi-même un accès belliqueux ? / [ ] Jen ai pour tout un jour des soupirs dun hautbois / [ ]».
[13] Merci à Arnaud Laster qui a attiré mon attention sur une, commise lors de ma communication, qui ma fait attribuer à la musique de Palestrina ce qui concernait le concert romantique.
[14] Nous renvoyons exceptionnellement à lédition des Oeuvres poétiques de Victor Hugo par Pierre Albouy dans la collection de la Pléiade (Gallimard , tome I, 1964) où nous avons trouvé ce fragment daté du 3 août 1827 dans le reliquat des Odes et ballades, pp.572-573.
[15]Hegel, op..cit., p. 72.
[16] Cf. Henri Meschonnic, Critique du rythme, Verdier, 1982, p. 225 : « La métrique est en elle-même la prédiction absolue. Le rythme est imprévisible. Il est le nouveau dans lécrit. »
[17] Benoît de Cornulier, Théorie du vers. Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Le Seuil, coll. « Poétique », 1982, pp. 77-91.
[18] Cf. Raymond Court, Le Musical, Essai sur les fondements de lexpression esthétique, thèse présentée devant lUniversité de Paris X (2 février 1973), Service de reproduction des thèses, Université de Lille III, 1976, pp. 532-535.
[19] Victor Hugo, « Lettre à lauteur », daté de Saint-Mandé, 16 mai 1843, dans Wilhem Ténint, Prosodie de lécole moderne, Didier, 1844, p. ij.
[20] Louis Quicherat, Traité de versification française, L. Hachette, 1838, note 1, p. 73.
[21] Guy Rosa, « Hugo et lalexandrin de théâtre », communication au Groupe Hugo (équipe 19e de Paris VII) du 10 avril 1999 ; www.www.groupugo.univ-paris-diderot.fr
[22] « La Recherche de la nature », préface dHernani dans lédition de Guy Rosa, Librairie Générale Française, 1987, p.5.
[23] « Il y a des vers, et nous parlons des alexandrins, qui sont immenses, et dautres qui sont courts et étriqués ; les uns et les autres ont pourtant la même mesure. » Wilhem Ténint, op.cit., p. 140.
[24] Victor Hugo, « Lettre à lauteur », dans Wilhem Ténint, op.cit., p. ij, iij.
[25] Wilhem Ténint parle aussi bien de vers « parlé » que « brisé ».
[26] Critique du rythme, éd.cit., p. 563. .
[27] Hugo, la Poésie contre le maintien de lordre, Maisonneuve & Larose, 2002.
[28] Voir en particulier « Poétique secrète du manuscrit chez Hugo dans La Fin de Satan », dans Hugo, la Poésie contre le maintien de lordre, pp.113-151.
[29] Op.cit., « La notion de « rythme dans son expression linguistique », p. 333.
[30] Critique du rythme, éd.cit., p. 573.
[31]Ibid., p. p.572.