Franck Laurent : L'espace politique de Han d'Islande (Naissance d'une nation?)
Communication au Groupe Hugo du 18 septembre 2004
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Lespace de Han dIslande est un espace complexe. Espace romanesque, parce quouvert, offert aux aventures des héros, et qui ne constitue pas seulement leur cadre mais leur surface dexpansion, et à bien des égards leur enjeu. Espace ouvert du roman daventures, cest-à-dire de voyages, - et nous voyagerons, nous lecteur, à la suite dOrdener et de ses plus ou moins probables et retors opposants et adjuvants, dans tout le Drontheimus (Norvège, ou Norwège, selon lorthographe du temps). Du Sud au Nord et du Nord au Sud, des villes aux landes, des tours aux ruines, des forêts aux fjords, des clairières aux mines Et nous aurons notre lot de notations pittoresques et dextraits de monographies historico-touristiques (savamment faussées, bien entendu). Espace romanesque, donc, mais espace théâtral aussi, et potentiellement tragique. Espace clos (nous, lecteurs, ne sortirons pas de cette province de Drontheim), espace entouré dune multitude de hors-scène, où lon ne nous conduira pas, mais dont on nous rappellera régulièrement quils surdéterminent ce à quoi nous assistons. Non seulement les choses vraiment importantes se passent ailleurs (et/ou, avant), mais la terre même sur laquelle nous marchons reçoit de là-bas, de sa place relative dans un espace plus vaste, lessentiel de ses mesures, de ses caractéristiques, et de sa signification.
La province de Drontheim dans laquelle se déploie le roman fait partie dun État relativement compliqué. Deux royaumes unis, le Danemark et la Norvège, sous lautorité de sa très gracieuse majesté Christiern V, qui réside en sa capitale, Copenhague. Cest dire, dans et par lespace, que la Norvège est sous la tutelle (toute une part de lintrigue politique du roman est liée à une invraisemblable histoire de tutelle royale), ou soumise à lhégémonie, du Danemark. De lautre côté de leau, du détroit du Jutland, et un peu plus au Nord, il y a un vice-roi, un roi en second pour la Norvège, qui a pour (vice-)capitale Berghen. Encore plus au Nord et nous voici enfin à Drontheim, où siège un gouverneur, le bon général Lévin, lequel dépend donc du vice-roi de Berghen, lequel dépend du roi de Copenhague. Ajoutons que, bien entendu, le chef-lieu Drontheim est situé dans le Sud de la province : ce que Lévin doit gérer et tenir, ce quOrdener, le fils du vice-roi, va parcourir, ce que le peuple menace de mettre en mouvement, cest le Nord, plus outre le Nord, vers le pôle ; là où lon éloigne Lévin pour laisser libre cours à la révolte populaire manipulée (ch. XX), là doù viennent Ordener, laffreux ministre dAhlefeld, son fils Frédéric le fat et son ignoble conseiller Moesdemon, là où le royal deus ex machina et ses doubles sauront (?) démêler au mieux (?) limbrioglio politico-romanesque, cest le Sud, plus outre le Sud, rattaché à lEurope, la vraie, au continent de la civilisation et du pouvoir modernes. Il va sans dire que la géographie physique confirme cette géographie politique : les montagnes, biotope libertaire et repaire de brigands, sont au Nord ; au Sud les plaines, et leurs paysans paisibles qui veulent la paix, paient limpôt, et nont pas darmes. Le tout, il est vrai, est bordé par la mer.
En somme, le territoire dun État centralisé. Le narrateur a beau nous prévenir dès le premier chapitre quil nous transporte dans « une époque déjà loin de nous, et dans [un] pays peu civilisé » ; le voyage dOrdener a beau dévoiler au lecteur toute une série de traces, de légendes hautement barbares, archaïques et cruelles (« gothiques », voire « saxonnes »), nous sommes à lextrême fin du XVIIème siècle et nous voyageons dans un État moderne. Du Nord au Sud, des nobles et des officiers aux paysans, aux pêcheurs, aux mineurs, chacun connaît, reconnaît et subit la loi de Sa Majesté, qui sapplique à tous. On cherchera en vain dans le présent de Han dIslande ces fameuses libertés germaniques dont les penseurs aristocratiques, les historiens libéraux, et Walter Scott, parlaient tant, encore en 1823. Pas de franchises locales, pas de chefs de clans, pas de plaids, pas de communes. Mais des fonctionnaires plus ou moins zélés et honnêtes, les modalités et les personnages de lÉtat selon Hugo (nous les retrouverons plus tard : intrigues, corruption, meurtre légal, mauvais ministre, espion félon, manipulation des mouvements populaires ) - et toujours, en guise dultima ratio, larmée, la magistrature et le bourreau comme agents du maintien de lordre. Schumacker, lancien chancelier, le Grand Homme trahi et déchu enfermé à la forteresse de Munckolm, Schumacker est passé par là. Fondateur de la noblesse dano-norvégienne, dit le roman. Fondateur surtout, dit lhistoire (que le roman ne dément pas), dun État monarchique centralisé, moderne, efficace et rationnel (sa loi fondamentale est calquée de très près sur les grands théoriciens de la souveraineté classique). Un État servi par un corps de nobles qui ressemblent davantage à des hauts fonctionnaires quà des guerriers Vikings. Même le système économique sest « modernisé », dans et par lintervention de lÉtat, jusquà aboutir à cette sorte de colbertisme hideux qui permet de mesurer en valeur monétaire tout, jusquà la vie humaine, et son cadavre. Myriam Roman le remarque avec justesse : le compagnon dOrdener, Spiagudry, savant grotesque et concierge de la morgue de Drontheim, « touche quarante ascalins pour un homme, trente pour une femme [ ]. Lor en échange du sang versé est en effet la forme que revêt le lien social dans ce XVIIème siècle norvégien. [ ] Linstigateur de ces échanges se trouve être le système étatique et sa pratique de la justice[1] ». On est décidément plus proche du royaume dun Louis XIV mâtiné de Napoléon Ier, que de lespace vague dun sectateur dOdin. Ne soyons donc pas (trop) dupes des effets dexotisme archaïque de ce roman noir : lun des personnages qui offre à lauteur loccasion de ses scènes les plus « gothiques », le bourreau Orugyx, est essentiellement mû par le désir qui anime tout bon fonctionnaire dun État centralisé : être muté à la capitale.
Parce que cest vraiment loin, Drontheim. Le paradoxe dun État centralisé, cest quil affirme luniformité absolue de son essence sur tous les points du territoire, mais en même temps dramatise, peut-être davantage quaucune autre forme de pouvoir, la polarisation centre/périphérie, capitale/province, - alternative qui se décline en toutes sortes demboîtements administratifs : capitale, préfecture, sous-préfecture, chef-lieu de canton Cest particulièrement net dans le cas de cette double monarchie scandinave, du fait du redoublement, hiérarchisé, des capitales ; du fait aussi de la configuration physique du territoire, de cette « disposition générale du sol qui a fait comparer la Norwège à la grande arête dun poisson » (ch. XXVIII). Lorientation Sud-Nord de cet espace linéaire correspond exactement à une polarisation capitale/province, pouvoir/révolte, « civilisation »/« barbarie ». Étant la plus septentrionale, la province de Drontheim est bien, à tous les sens du terme, « la dernière province de la Norwège », - comme le déplore le très carriériste bourreau (ch. XII).
Drontheim, on la dit, est au Sud de ce Nord. Point de départ et darrivée du roman, la ville concentre les principaux attributs de la modernité : une morgue, une ancienne forteresse devenue prison dÉtat, un tribunal, un palais pour le gouverneur. Ce sont les seuls espaces urbains du roman. À lautre extrémité, trois lieux qui constituent la pointe du voyage dOrdener, là-haut vers le cercle polaire : la grotte de Walderhog, la clairière de Ralph-le-Géant, la mine dApsyl-Corh. Trois trous, dans la montagne ou dans la forêt, repaires du monstre Han, de son ours familier, et des révoltés populaires. Le bout du monde, en somme.
Pas tout à fait. On est (presque) toujours au Sud de quelque chose, et le roman na pas pour titre Han de Norwège. Le vrai Nord est plus loin, plus loin encore vers les frontières de lEurope et de la civilisation : cest lultima Thulé, doù Han le monstre est venu pour ravager la Norvège :
Lexterminateur Ingolphe neut quun fils, né de la sorcière Thoarka ; ce fils neut également quun fils, né de même dune sorcière. Depuis quatre siècles cette race sest ainsi perpétuée pour la désolation de lIslande, toujours par un seul rejeton, qui ne produit jamais quun rameau. Cest par cette série dhéritiers uniques que lesprit infernal dIngolphe est arrivé de nos jours sain et entier au fameux Han dIslande [ ]. Si lon en croit la tradition, quelques paysans islandais, ayant pris sur les montagnes de Bessested le petit Han encore enfant, voulurent le tuer [ ] ; mais lévêque de Scalholt sy opposa, et prit loursin sous sa protection, espérant faire un chrétien du diable. Le bon évêque employa mille moyens pour développer cette intelligence infernale, oubliant que la ciguë ne sétait point changée en lis dans les serres chaudes de Babylone. Aussi le démoniaque adolescent le paya-t-il de ses soins en senfuyant une belle nuit sur un tronc darbre, à travers les mers, et en éclairant sa fuite de lincendie du palais épiscopal. Voilà, selon les vieilles fileuses du pays, comment sest transporté en Norwège cet Islandais, qui, grâce à son éducation, offre aujourdhui toute la perfection du monstre.(Ch. IX)
Ajoutons que, lors du procès des révoltés, Han se fait encore plus nordique, puisquil apparaît « enveloppé dune natte de jonc et de poil de veau marin, vêtement des Groënlandais » (ch. XLV).
La Norvège est ainsi menacée par un extrême Nord qui, au siècle même de la modernisation du pays et de son arrimage à la civilisation européenne classique, fait retour dans la personne monstrueuse de Han et semble vouloir la renvoyer à son passé barbare, cruel et sombre. Passé qui nest pas encore si éloigné que ses traces ne soient lisibles à chaque pas, dans ce septentrional Drontheimus. Exemple parmi dautres, cette tour de Vygla où, comme Spiagudry le rappelle au noble Ordener, « le roi païen Vermond fit rôtir les mamelles de sainte Étheldera, cette glorieuse martyre, avec du bois de la vraie croix, apporté à Copenhague par Olaüs III et conquis par le roi de Norwège » (ch. XII).
À lextrême sauvagerie nordique répond, non moins menaçant peut-être, quoique sur le mode mineur, un raffinement stérile et stupide qui se pare des atours de la civilisation : Han a pour symétrique inverse le jeune fat Frédéric dAhlefeld, fils officiel de linfâme chancelier, - en fait fils adultérin de son immonde conseiller Musdmon (et donc, ce qui ne manque pas de sel, neveu du bourreau Orugyx ). Fringuant officier, Frédéric est lhomme des salons de Copenhague, curieusement déplacé, à la suite de son régiment, dans ce coin perdu de Norvège. Mais son vrai lieu est lEurope, lEurope civilisée et soit disant aristocratique des modes et du mépris. Il ne jure que par ses bottes de Cracovie, il boit des vins de Bohème, ses armes viennent dEspagne, et tout ce quil rencontre en ce lointain Drontheimus lui déplaît souverainement. « Je vous le demande un peu, sindigne sa mère, oser envoyer le plus joli cavalier de Copenhague dans ces horribles montagnes ! » (ch. XXVII). Mais cest surtout la France qui loccupe. France de Versailles ou de lhôtel de Rambouillet. Cest un fervent admirateur des « rubans roses au bas du justeaucorps », des fraises de dentelles autour du cou, et des romans de Mademoiselle de Scudéry (littérature que Hugo aura toujours en sainte horreur). Frédéric incarne une certaine idée de la France et de lEurope française, dominées par le faux bon goût et la sociabilité lourdement légère dune noblesse arrogante, domestiquée, et à bout de souffle. Il ressemble assez au comte dErfeuil dans la Corinne de Mme de Staël, ce symbole de la France dAncien Régime, ce modèle de bel esprit et de sécheresse. Frédéric le raffiné sera, dans le cadre temporel du roman, la première victime de Han le sauvage : « un monstre à face humaine boir[a] son sang comme il buvait, lui, voluptueux insouciant, les vins de France et de Bohème ; [ ] ses cheveux, pour lesquels il navait pas assez dessences et de parfums, balaier[ont] la poussière dun antre de bêtes fauves ; [ ] ce bras, dont il offrait avec tant de grâce lappui aux belles dames de Charlottenbourg, ser[a] jeté à un ours comme un os de chevreuil à demi rongé » (ch. XXVI). Cette civilisation-là est somme toute assez mal armée pour affronter les déferlements de la barbarie, antiques ou modernes. 1793 la montré. Ainsi devait raisonner le jeune ultra qui écrivait Han dIslande[2].
Frédéric dAhlefeld, cest le mauvais cosmopolitisme, qui méprise la culture locale, populaire, et qui sépuise à poursuivre des modèles symboliques allogènes, imposés de lextérieur. Notons au passage quà ce jeu, la périphérie a toujours une mode de retard sur le centre : en 1699, année où se déroule le roman, Frédéric na toujours pas lair de savoir quil y a beau temps quà Paris on ne porte plus la fraise, et que le succès des romans de Mademoiselle de Scudéry nest plus de la première fraîcheur (leur auteur a quatre-vingt-douze ans à cette date, et mourra deux ans plus tard). Au fond, quil est province, cet élégant de Copenhague !
Autre forme de cosmopolitisme, non moins maltraité par lauteur de Han, celui de Spiagudry, le savant croque-mort. Lui, certes, connaît fort bien lui les traditions locales, mais il ne peut aligner trois phrases sans parler latin, langue internationale des lettrés. Dans ce premier roman, au contraire de ce que lon pourra lire par la suite, lidéal du débordement des frontières est porté presque exclusivement par des grotesques, et des grotesques qui nont rien de populaire : représentants de la science officielle ou du pouvoir social.
Ainsi la double monarchie scandinave semble potentiellement écartelée entre un archaïsme, sanguinaire et barbare, venu du Nord, qui culmine dans lîle islandaise, et une civilisation marquée par un mélange dafféterie, darrogance et de foncière faiblesse, au Sud, - civilisation centrée sur Paris-Versailles, mais dilatée au continent européen, en tant que celui-ci reproduit les charmes de la Cour et de la Ville françaises. La réaction de lÉtat monarchique à cette situation : politique centralisatrice, autoritaire, corrompue (au moins en la personne de son grand chancelier), et bien proche du despotisme, - cette réaction ne semble pas en mesure de conjurer de tels ferments de division et déclatement, quand elle ne paraît pas les multiplier pour mieux en jouer.
Le salut pourrait venir du héros. Ordener se distingue nettement de ces trois instances (sauvagerie archaïque, civilisation maniérée, État monarchique centralisé au moins potentiellement despotique). Point nest besoin dinsister sur ce qui le différencie du monstre Han, quil poursuit, quil combat, sans le vaincre. Sa modestie hautaine, la discrétion élégante de son allure, sa propension au mutisme réfléchi, la profondeur de ses sentiments en font une parfaite antithèse éthique au jeune dAhlefeld, qui le provoque en duel. Quoique fils du vice-roi, il reste incognito, et il se compromet, par amour pour sa fille, avec le prisonnier dÉtat, puis avec les révoltés populaires, jusquà se faire arrêter et juger à leur côtés. Son voyage, ses épreuves, lauront fait passer « par les abîmes », lauront mis en contact avec la misère populaire et sa violence, et avec la machinerie judiciaire de lÉtat, sur le banc des accusés. Il aura été, un moment, celui qui pouvait se présenter ainsi : « je suis un voyageur qui nest sûr ni du nom quil porte, ni du chemin quil suit » (ch. XXVIII). Lui et sa charmante Éthel (fille de prisonnier, elle-même prisonnière), réintégrés dans leurs droits, leur rang et leur puissance, peuvent faire espérer un pouvoir juste et bon. À plus de quarante années de distance, ils préfigurent le jeune couple royal de Mangeront-ils ? (écrit en 1867), à qui le brigand Aïrolo, après avoir permis son intronisation, lance : « Souvenez-vous que vous avez eu faim » (Acte II, sc. 4).
Ordener peut également être compris comme un héros authentiquement national, - et la régénération socio-politique quil paraît symboliser et promettre, peut se lire comme la naissance dune nation. Ce fils du vice-roi de Berghen est bien norvégien, et nen a pas honte. Frédéric le cosmopolite na cesse de renvoyer celui qui demeure à ses yeux un inconnu et un étranger, à cette appartenance locale méprisable, parfaitement visible dans son apparence : « À la coupe de vos vêtements, seigneur étranger, [ ] javais déjà pressenti que vous veniez de quelque autre monde » (ch. IX). Monde autre que celui dun Paris-Versailles dupliqué, avec quelque retard et quelque maladresse, par Copenhague, et qui est, ironiquement, le monde dici : létranger, en fait, cest Frédéric. Norvégiennes, les armes dOrdener, quand celles de son prétentieux et falot rival auprès dÉthel sont espagnoles : « Ma fine lame de Tolède ou mon poignard de Mérida seront à la disposition de votre hâchoir sorti des forges dAshkreuth, ou de votre couteau de chasse trempé dans le lac de Sparbo » (ch. V). Surtout, son éducation princière et son initiation héroïque font dOrdener un homme qui a su connaître son pays et son peuple. Avant louverture du roman, à « linvitation expresse » du bon général Lévin, il a « visité la Norvège » (ch. VII). Son voyage romanesque et initiatique, engagé pour sauver le père de sa bien-aimée, savère certes ironiquement inutile : la cassette quil recherche, contenant les papiers qui doivent innocenter Schumacker, il ne la trouve pas, alors quelle voyageait à ses côtés dans les bagages de son compagnon Spiagudry. Il nen reste pas moins que ce voyage inutile la mis en contact intime avec le Nord, ses lieux, ses habitants, ses révoltes possibles. Il est le seul personnage du roman à avoir parcouru, en définitive heureusement et glorieusement, toute létendue du territoire norvégien, de Berghen à la mine dApsyl-Corh. En revanche, il ne hante guère la cour danoise du roi de Copenhague, et Frédéric le courtisan ne la jamais vu. Ordener a décidément tout pour incarner une nation authentiquement norvégienne. Nation qui, au demeurant, sans tomber dans les travers dune fausse élite cosmopolite, saurait souvrir raisonnablement à létranger : Ordener a pour éducateur et quasi père adoptif Lévin de Knud le Mecklembourgeois, modèle de bon Allemand et de bon militaire. Et il épouse la noble Éthel, qui a « du sang français dans [les] veines », qui est « fille de Charlotte, princesse de Tarente, et [dont] lune [des] aïeules [est] Adèle ou Édèle, comtesse de Flandre » (ch. XXIV)[3] - mais il sagit là dune « Doulce France » médiévale, chevaleresque et bien peu étatique, plus proche de lidéal ultra voire du « romantisme troubadour », que de la France des modes et de la monarchie absolue chère à Frédéric.
Le personnage dOrdener, ainsi que le dénouement heureux du roman, peuvent ainsi faire signe pour un idéal socio-politique assez précis. Nécessité de la reconstitution dune noblesse digne de ce nom, morale autant que sociale, noblesse chevaleresque et romantique qui tournerait résolument le dos au modèle classique dune aristocratie domestiquée et réduite à une supériorité sociale de salons. Une noblesse à laquelle on pourrait enfin confier un rôle politique déterminant, moins dapplication étatique de la loi que de médiation sociale éclairée par un sens vrai du droit. Un pouvoir royal qui abandonnerait (comme le fait gracieusement Christiern V en abrogeant la loi sur la tutelle des mineurs, en graciant les révoltés, et en réhabilitant lancien Grand Homme) sa fâcheuse tendance à loppression et à liniquité fiscales, à la violence judiciaire, à lintrigue dÉtat, et qui contrôlerait un peu mieux lhonnêteté de ses fonctionnaires. En somme, un pouvoir authentiquement paternel, qui ne sarrogerait pas des droits de tutelle exorbitants sur ses sujets. Ajoutons, une religion évangélique, servie par un clergé proche du peuple (incarné ici par lévêque de Drontheim et, surtout, par le bon aumônier protestant Athanase Munder, qui veut si fort la grâce de « ses » condamnés), et qui oublierait enfin ses habitudes de simonie et de collusion négative avec les grandeurs (lévêque arriviste, grand-maître de lUniversité, vilipendé au début du roman par Schumacker, ne sappelle pas pour rien Spollyson (ch. II)). Le tout, au sein dune nation réconciliée, fière delle-même, sûre de son identité et de ses limites, et qui aurait également rejeté la tentation de la régression sauvage et celle de limitation servile de modèles de civilisation étrangers et superficiels : suppression symétrique de Han et de Frédéric. Voilà ce que pourrait « dire » Han dIslande, seul roman de Hugo pourvu dune happy end, ouverte sur un avenir radieux : « De lalliance dOrdener et dÉthel naquit la famille des comtes de Danneskiold », telle est la dernière phrase du roman.
Peut-on vraiment y croire ? Difficilement. On la souvent remarqué, le dénouement de Han dIslande ne semble parvenir au bonheur quà la proportion de sa rapidité quelque peu artificielle, et de ce quil laisse dans lombre. Dans lombre, dabord et surtout, le pouvoir lui-même : ni Christiern V, ni le vice-roi de Norvège napparaissent dans ce roman. Et, si lon peut supposer quOrdener succédera à son père, lauteur ne nous en dit rien, - et suggère plutôt un retrait du couple héroïque dans le bonheur privé, comparable au bonheur qui aurait été celui de Juan dAragon et de dona Sol si le cinquième acte dHernani navait vu revenir le fantôme du passé en la personne du vieillard caduc don Ruy Gomez. La famille de Danneskiold est comtale et non royale. Il semble que Hugo ait déjà au moins pressenti ce qui deviendra une constante de ses fictions (théâtrales, mais aussi romanesques) : à quiconque vient des abîmes sociaux, ou y est simplement passé, lintégration dans les sphères du pouvoir, politique et/ou social, ne peut jamais être complète, et savère souvent catastrophique : le héros ne sera pas roi[4]. Pas de véritable « relève » politique, donc, dans Han dIslande. Mais une « normalisation » assez limitée, et qui laisse en place non seulement le roi et le vice-roi mais aussi, et cela vaut la peine dêtre noté, linfâme chancelier dAhlefeld ; - tout un personnel politique dont on peut seulement espérer que laventure quil vient de vivre ou de côtoyer lincitera, sinon à plus de justice, du moins à plus de prudence.
Est-ce suffisant pour une régénération nationale ? Peut-être. Après tout, Han dIslande et de Frédéric dAhlefeld supprimés, lidentité semble conquise ; lancien chancelier libéré, apaisé, bientôt décédé, et le peuple satisfait davoir obtenu gain de cause sur une revendication juste mais limitée, lunité semble acquise. La série de mouvements plus ou moins convulsifs qui menaçait lespace national dans son unité (descente armée du peuple vers le Sud, montée des troupes vers le Nord, abandon de poste de Lévin sur lordre du chancelier, cheminement tortueux dAhlefeld et de Musdmon vers le foyer de la révolte, mouvement erratique et quasi magique de Han, qui ne se trouve jamais où lon croit, qui « ne se cache jamais et [ ] erre toujours », qui « a autant de retraites que lîle de Hitteren a de récifs » (ch. VIII)) - tout cela retombe, et chacun rentre chez soi. Les puissants dans leur palais du Sud, le peuple dans son Nord (ses montagnes, ses forêts et ses îles), lignoble Musdmon chez son frère le bourreau, et le monstre Han dans les flammes de lenfer. Une nation une, où chacun est enfin à sa place, en son lieu, à son poste
Pour mieux évaluer ce retour à la normale, il faut revenir sur ce qui a été la cause ou au moins loccasion de la crise politique traversée dans le roman : la révolte des mineurs, et le peuple quelle fait apparaître. Quel est le peuple de Han dIslande, et en quoi figure-t-il, ou non, le peuple « de » Victor Hugo ?
À un certain niveau, la révolte des mineurs nest pas politique, mais sociale. À Musdmon qui veut absolument que les révoltés portent le nom et la bannière de Schumacker « dun bout de la Norwège à lautre » (il sagit pour le ministre et pour son âme damnée de se servir de la révolte pour envoyer lancien chancelier à léchafaud), le jeune chef des mineurs, Norbith, répond : « je mentirais si je disais que je me révolte pour votre comte Schumacker : je me révolte pour affranchir les mineurs de la tutelle royale ; je me révolte pour que le lit de ma mère nait plus une couverture déchiquetée comme les côtes de notre bon pays la Norwège » (ch. XVIII). Ignorance et mépris populaires des divisions internes à la classe dominante, et mise en lumière démystificatrice de la seule vraie question, la « question sociale », la misère ? Certes. Mais remarquons dabord que ce mépris et cette ignorance de la « politique politicienne » laissent ces braves révoltés complètement démunis face à la manipulation dont ils sont les victimes. Remarquons également que la misère de la vieille mère du mineur est référée à une mesure royale, fiscale, une mesure dÉtat : le roi est le tuteur des mineurs, et, à leur mort, tout leur modeste patrimoine doit revenir à son trésor[5]. Conséquence inquiétante de la modernisation et de la centralisation étatiques : les révoltes sont désormais dirigées non contre tel ou tel pouvoir local et/ou partiel, mais directement contre lÉtat royal, et contre le roi lui-même (Christiern V, jamais présent mais souvent nommé dans le roman, en particulier par des gens du peuple, est plus souvent vilipendé que glorifié).
Alors que seuls les mineurs sont concernés par cet abus royal, ils reçoivent le soutien dautres catégories populaires. Jacques Seebacher évoque « la solidarité déjà presque ouvrière qui unit pêcheurs et chasseurs aux pourvoyeurs de la métallurgie scandinave[6] ». Soit. Mais la base explicite de cette solidarité, énoncée par Kennybol le chasseur lors du procès des insurgés, demeure assez différente dune conscience de classe version marxiste-léniniste : « [les mineurs] ont songé à se révolter, et nous ont prié de les aider. Un si petit service ne se refuse pas entre frères qui récitent les mêmes oraisons et chôment les mêmes saints » (ch. XLIII). Cette communauté religieuse (ou rituelle), cette communauté économique de la misère, cette communauté géographique du grand Nord, nempêchent pas les révoltés de Han dIslande de ressembler peut-être davantage au peuple des corporations dAncien Régime quà celui de la future classe ouvrière. Ils se partagent en trois groupes socio-professionnels très clairement définis, étroitement territorialisés. Chaque groupe a son lieu dorigine : les mineurs sont de Guldbranshal, les pêcheurs des îles Fa-roër (Féroé), les chasseurs des gorges de Kole (ch. XVIII). Leur cohérence est si forte que leur représentation, à tous les sens du mot, nest aucunement problématique : à chaque groupe un chef, trois et seulement trois personnages individualisés, Norbith le mineur, Kennybol le chasseur, Jonas le pêcheur, qui émergent, émanent, de leur groupe, sans quil soit besoin à lauteur dinventer dautres personnages : le chef est le type, et même la synecdoque des hommes quil mène, représente et désigne. Préfiguration dune classe ouvrière solidaire, consciente delle-même et fortement identifiée, ou évocation plus ou moins nostalgique dun peuple nettement classé en corps de métier, en origine géographique et en traditions propres (distinctions heureusement compensées par lacceptation dune communauté de croyances, de rites, et daction) - le peuple en mouvement de Han dIslande peut, une fois justement apaisé, rentrer chez lui (puisquon sait doù il vient), reprendre sa place dans la société (puisquon sait ce quil y fait), redevenir lui-même (puisquon sait qui il est). Bref, il peut assez aisément sintégrer à une communauté nationale régie par une même loi, appliquée également sur un même territoire, sous lautorité dun roi et dun État paternels et éclairés, gestionnaires avisés de différences clairement identifiées et non irréductibles.
Mais force est de constater que plus jamais dans les fictions de Hugo le peuple ne revêtira daussi rassurantes apparences. Plus jamais il ne sera si aisément identifiable et compréhensible. Plus jamais il ne sera tel quon puisse sans hésitation ni détour lui attribuer un lieu, une origine, des attributs fixes, une place claire dans lensemble social, économique et politique. Plus jamais on ne saura dire son territoire. On le verra plus loin (notamment au chapitre IV), le peuple « de » Hugo sera désormais fluent, océanique, aberrant, imprévu et imprévisible, unités et ensembles vagues, profondément déterritorialisés, - et dont les solidarités nauront rien dévident. Comme si Hugo avait compris, très tôt, que ce bon peuple de Han dIslande navait pas grand-chose à « dire », quand souvrait lâge critique des masses flottantes et de la (vile ?) multitude.
[1] Victor Hugo et le roman philosophique, Champion, 1999, p. 334-335.
[2] Voir les travaux de Bernard Degout, en particulier Le Sablier retourné,Champion, 1998, ch. IX. Encore en 1830, Stendhal mettra dans la bouche de Mathilde de la Mole des propos vigoureux dénonçant la trahison éthique de ces aristocrates énervés, ayant tout oublié de leur passé dénergie virile, et qui en 1793 montèrent sur léchafaud comme des moutons.
[3] Bien des espoirs de syncrétisme européen semblent reposer sur cette jeune fille prisonnière, qui a le prénom, les cheveux et les yeux de celle que lauteur de Han dIslande vient tout juste dépouser ; cest du moins ce que suggère cette première description du personnage : « une jeune fille agenouillée dans un oratoire gothique, au pied dun simple autel, récitait à demi-voix les litanies de la Vierge ; oraison simple et sublime où lâme qui sélève vers la Mère des sept Douleurs ne la prie que de prier. / Cette jeune fille était vêtue de crêpe noir et de gaze blanche, comme pour faire deviner en quelque sorte, au premier aspect, que ses jours sétaient enfuis jusqualors dans la tristesse et dans linnocence. Même en cette attitude modeste, elle portait lempreinte dune nature singulière. Ses yeux et ses longs cheveux étaient noirs, beauté très-rare dans le Nord ; son regard élevé vers la voûte paraissait plutôt enflammé par lextase quéteint par le recueillement. Enfin, on eût dit une vierge des rives de Chypre ou des campagnes de Tibur, revêtue des voiles fantastiques dOssian, et prosternée devant la croix de bois et lautel de pierre de Jésus » (ch. V).
[4] Voir Anne Ubersfeld, Le Roi et le bouffon, José Corti, 1974-2002, deuxième partie.
[5] Ce révoltant abus royal trouve sa source dans une méprise lexicale, - très probablement volontaire et assumée : « Hugo détourne un point historique trouvé dans le Voyage en Norvège, de Johann-Christian Fabricius, (1802) : le roi est le « tuteur-né » des « mineurs » de Norvège, mais il faut entendre « mineurs » au sens denfants. On voit le parti que Hugo tire du jeu de mots : suggérer que le peuple est encore enfant, mais aussi quil a quelque chose à voir avec la « sape », les souterrains. Voir B. Leuilliot, édition de Han dIslande, Paris, Gallimard, « Folio », 1981, note 30 p. 553 » (Myriam Roman, Victor Hugo et le roman philosophique, p. 335).
[6] Notice de Han dIslande, Laffont, vol. Roman I, p. 909.