Florence Naugrette : La vie est un roman : le travail du romanesque dans le Victor Hugo raconté par Adèle Hugo
Communication au Groupe Hugo du 18 janvier 2003
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Les lecteurs de roman et les lecteurs dautobiographie ce sont parfois les mêmes ont des perversions symétriques: les premiers samusent à deviner la part de projection du romancier dans ses héros fictifs, les seconds soupçonnent à plaisir les tentations de lautobiographe à affabuler. Dans les deux cas, quon se demande ce que Stendhal a peint de lui-même dans Julien Sorel, ou inversement quon débusque les exagérations épiques dont Malraux avoue lui-même farcir ses Antimémoires, le plaisir est le même : celui du jeu plus ou moins conscient avec les lois du genre, en loccurrence avec le pacte référentiel ou fictionnel. La définition de ce cadre générique, qui incombe à lauteur, est, on le sait, absolument nécessaire à lacte de lecture.
De ce jeu du biographique avec le romanesque, le Victor Hugo raconté par Adèle Hugo offre un exemple particulier. On a depuis longtemps repéré les hésitations génériques de ce texte, dont la genèse est maintenant bien connue: en 1863 paraît chez Lacroix, sans nom dauteur, un livre intitulé Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. La presse lève aussitôt lanonymat : le témoin, cest la femme du grand homme, Adèle. Cette dernière a fourni le texte de base, récit biographique composé à partir de sources diverses : mémoires de son beau-père, de son propre père, carnets de sa belle-mère, correspondance familiale, documents officiels, et surtout souvenirs de son mari recueillis pendant les longues soirées dexil, sous forme de conversations prises en note. Adèle conçoit son projet dès le début de lexil, en 1852, et écrit son texte sous forme de brouillons plusieurs fois remaniés. La version définitive, destinée à la publication, est élaborée à partir de cette base, par un collectif composé de Charles Hugo, Auguste Vacquerie, et, dans une mesure difficile à évaluer, Hugo lui-même. Toujours est-il que le contrat dédition accorde à Adèle 3/5e des droits dauteur, et 2/5e à Vacquerie. Le livre publié tend à gommer les appréciations personnelles dAdèle, unifie son style en éliminant les scories dues à la gestion ardue des différentes sources, et, partant, des différents modes énonciatifs, et compose un texte à tonalité nettement hagiographique. Cest cette version qui fut longtemps la seule connue. Le manuscrit original dAdèle, difficilement accessible, était consulté par les seuls spécialistes. Plus dramatique, plus cru, plus vivant, moins conformiste que sa dénaturation collective, il échappa à loubli grâce au geste de Hugo lui-même, qui le sauva du feu en 1867, et par lédition collective qui en fut faite en 1985, chez Plon, sous la direction de Guy Rosa et Anne Ubersfeld, sous lappellation Victor Hugo raconté par Adèle Hugo[1].
Dans son étude datant de 1980, Philippe Lejeune, au vu des brouillons dAdèle, constatait que les différentes strates de correction qui sy laissent déchiffrer font apparaître « une sorte datelier de poétique du récit »[2]. Son article, qui classe et compare rigoureusement les divers modes décriture du biographique dans le VHRT, dans le manuscrit original dAdèle, et dans le texte autobiographique de la main même de Hugo « Le Droit et la Loi » (1875, préface de Actes et paroles), fait apparaître la porosité générique du texte remanié dAdèle, à lintérieur même du cadre dun pacte clairement référentiel. En partant de ses conclusions, je propose de visiter à mon tour cet « atelier de poétique du récit » en quête dun autre objet: la présence de schèmes romanesques au cur même du pacte de lecture référentiel.
La difficulté du classement générique
La lecture du VHR relève, sans ambiguïté aucune, du pacte référentiel. Il sagit à la fois de mémoires, dune autobiographie, et dune biographie.
Les mémoires sont un témoignage à narration homodiégétique (le narrateur est présent comme personnage dans lhistoire quil raconte). Dans le VHR, sont livrées à la fois les mémoires dAdèle (qui, à quelques reprises dans le VHRT, mais très souvent dans le VHRA, dit « je » et témoigne en son nom) et les mémoires de Hugo, recueillis par sa femme dans une conversation proche de la dictée, et présentés au style indirect (ex : « M. Hugo se souvient que »), ce qui produit, pour reprendre lexpression de Gabrielle Chamarat[3], limpression étrange dun « regard à double voix ».
Le propre du mémorialiste est dutiliser ses souvenirs dans le but de rendre compte, non seulement de sa vie, mais surtout de linscription de cette dernière dans une époque, quil sagit de peindre pour en laisser le souvenir aux générations suivantes. Ainsi, les Mémoires dAlexandre Dumas, dont la publication a peut-être donné des idées à Adèle, mettent moins laccent sur la vie personnelle du grand romancier que sur la vie culturelle de lépoque romantique : il y parle dailleurs souvent plus de Hugo que de lui-même. Dans cette perspective, dans les Mémoires de Dumas comme dans le VHR, la production théâtrale, qui participe de la vie publique, est nettement favorisée dans le récit (auto)biographique, au détriment des productions romanesque et poétique. Certains chapitres du VHR sont dailleurs parfois utilisés comme documents par les chercheurs en histoire du théâtre (Hernani, Ve partie, ch.4), en histoire culturelle (LAcadémie, Visites académiques, VIIe partie), ou en histoire politique (La bataille dEylau, Ie partie, ch.10 ; Le sacre de Charles X, IVe partie, ch.12). Comme pour tout témoignage, on ne saurait considérer les informations délivrées par ces chapitres comme des sources premières : ils demandent à être vérifiés, confrontés à dautres, recoupés, car il peut bien sûr sy glisser une part daffabulation, des oublis ou des exagérations volontaires. Cette démarche scientifique na cependant pas toujours été respectée, les premières biographies de Hugo reprenant souvent pour argent comptant telle information demblée déformée par Hugo, par Adèle ou par « le groupe ». Jean-Marc Hovasse, au contraire, prend bien soin de recouper les témoignages avec dautres sources, faisant apparaître en creux les divers modes de travestissement de la vérité à luvre dans le VHR[4]. Notons que ces travestissements ne remettent nullement en cause le pacte référentiel lui-même : sengager à dire la vérité na jamais empêché personne de mentir.
Le témoignage dAdèle a donc servi, et sert encore, de base à toute biographie de Hugo, au point que son découpage même a souvent été repris. Rien détonnant à cela : il se présente lui-même comme une « biographie [ ] qui approchât de la vérité ». On peut dailleurs considérer quAdèle utilise empiriquement une méthode biographique assez fiable : recherche de documents divers (correspondance, papiers détat civil, articles de presse, témoignages de tiers) et, notamment pour ce qui est des souvenirs denfance, récit indirect de lintéressé. La part de lenfance est dailleurs très disproportionnée dans cette biographie qui sarrête en 1843 : elle occupe trois parties sur sept.
Madame Hugo le dit explicitement, il sagit pour elle de fournir des « documents » aux futurs biographes « qui auront le talent »[5]. Ces documents sont de deux sortes : ceux quelle fournit de manière brute, comme les lettres envoyées par Léopold Hugo à sa femme pendant les campagnes de Bonaparte (I,3) ; son récit lui-même comme document susceptible dintéresser la postérité (cest le cas par exemple de la bataille dHernani). Mais ce qui distingue le VHR dune biographie pure, cest que la narration ny est pas hétérodiégétique : le narrateur nest pas absent de lhistoire quil raconte.
Il sagit de ce fait, par certains aspects, dune autobiographie, à narration autodiégétique. En ce sens, il ne saurait sagir dune autobiographie de Hugo lui-même: lautobiographie est en effet, au sens strict, un «récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité.»[6] Dans la mesure où la source principale dAdèle est le récit de Hugo lui-même, la plupart des éléments constitutifs de lautobiographie sont ici réunis, sauf un, essentiel: pour qu'il y ait autobiographie, il faut qu'il y ait pacte autobiographique (un des modes du pacte référentiel). Cest-à-dire que soit respectée léquation : auteur (signataire du livre, celui dont le nom figure sur la couverture) = narrateur (celui qui dit je) = personnage (celui dont la vie est racontée).
Or, Hugo nest pas lauteur du texte ; celui qui dit « je » dans le texte, ce nest pas lui, mais sa femme. Le détour par le récit du témoin permet dailleurs à Hugo déviter les risques inhérents au genre autobiographique, telle cette « corne de taureau » dont parle Leiris dans son introduction à LAge dhomme : lhorizon dattente du lecteur du VHR ne comprend pas les pensées secrètes du personnage, et lécrivain reste inassignable, nétant pas responsable des propos que lon tient sur lui. Le témoignage nengage quAdèle. On comprend donc bien quil ny soit pas question, par exemple, de la vie extra-conjugale de son mari.
Sil ne sagit pas dune autobiographie de Hugo, il sagit en revanche, à de très rares moments, de lautobiographie dAdèle. Telle nest pas son intention initiale, bien au contraire, comme en témoigne cette lettre écrite à son mari pour lui annoncer son projet :
Jai une idée. Jai envie décrire lhistoire intime de ta carrière politique et littéraire [ ]. Il nen faudra pas moins, par goût et par convenance, abstraire ma personnalité. (Lettre davril 1852)
Labstraction de la personnalité du biographe est dailleurs, on limagine aisément, un idéal de neutralité parfaitement illusoire. Le plaisir du lecteur du VHRA tient précisément, entre autres agréments, à cette jouissance du glissement de la biographie à lautobiographie, glissements le plus souvent censurés dans le VHRT. Cette tension entre biographie et autobiographie est émouvante, comme dans ce passage où Adèle commente sa généalogie :
Lignorance que jai de ma famille peut mattrister, mais nempêche pas ce que jessaie de faire. Ce nest ni en vue de moi, ni en vue des miens que jécris. Je mhonore de ma famille ; elle sest élevée par le travail , elle a tenu dignement sa place, mais elle reste de la foule. On ne doit éclairer que ce qui sort naturellement de lombre. On ne doit parler que de ce qui fait parler, et lorsque rien ne distingue la place est le demi-jour.[7]
Si Adèle Hugo opte pour la biographie, cest clairement parce quelle a le sentiment de sa propre obscurité, et que seuls méritent selon elle dêtre racontés les destins exceptionnels. Seul est intéressant le parcours du génie, parce quil est exceptionnel, cest-à-dire romanesque. On touche là au paradoxe même du genre (auto)biographique, qui fera désormais lobjet de notre étude : le pacte référentiel, nécessairement réaliste, congédie automatiquement le pacte de fiction. Mais en même temps, pour quune vie réelle vaille la peine dêtre racontée, il faut quelle soit extraordinaire, hors du commun, imprévisible, détachée de la simple causalité réaliste, en somme, il lui faut être romanesque.
Le Romanesque
Encore faut-il, avant de le montrer à luvre dans le VHR, définir la notion. Dans Anatomie de la critique (Gallimard, 1969), puis, plus récemment, dans LEcriture profane (Circé, 1998), Northrop Frye en établit la généalogie, faisant descendre le romanesque du mythe qui se sécularise et se dégrade en « imaginaire ». « Noyau structural de toute fiction », le romanesque se situe donc à mi-chemin entre le mythe et la réalité, informant la seconde par le souvenir du premier. Le romanesque, que la langue courante associe volontiers à lidée dinvraisemblance et de rêve chimérique, ne soppose donc quen apparence au réalisme : à lopposé du principe de réalité, censé gouverner le pacte référentiel, le romanesque obéit, lui, au principe de plaisir, jouant de deux ressorts principaux : lamour et laventure. Mais dans la mesure où il provient dune sécularisation du mythe, il sapplique à des héros dans lesquels le lecteur peut, de proche en proche, se reconnaître, du picaro au gentilhomme de cour, types imparfaits ou idéaux, mais bien humains. Dans la veine précieuse du roman, le romanesque sert lidéologie aristocratique : le héros romanesque, cest celui qui, sélevant au-dessus des contingences et des bassesses du monde, invente par son art du génie (la « pointe » dont parle Baltasar Gracian) les moyens de déplacer les limites du possible. Mais le romanesque peut aussi se prêter à la veine comique, où il continue de jouer un rôle critique par rapport à la réalité.
A lépoque romantique, on assiste à un retour en force des vieux motifs romanesques dans la littérature populaire : le mélodrame, le roman-feuilleton, le roman historique, le roman noir ; que le héros soit noble ou roturier, dans ce type de littérature, le romanesque renvoie au sublime, à la passion, à lidéalisme, à linouï, à linvraisemblable. Il est associé à une éthique de la liberté individuelle, du dépassement de soi, qui se manifeste notamment dans les rebondissements de laction. Laction fait en effet partie des conventions, des a priori du genre romanesque, et partant, de lhorizon dattente du lecteur. Comme le remarque Northrop Frye, « dans le romanesque laventure constitue lélément essentiel du sujet », elle est « lessence de la fiction »[8]. Mais à partir du moment où le modèle représentatif réaliste devient prédominant, lesthétique de la description et une philosophie déterministe entraînent le déclin de laction dans les romans modernes, selon cette défaite de lintrigue qua analysée Paul Ricoeur dans Temps et récit.
Une fois posés ces préalables, on peut plus aisément repérer les divers éléments romanesques qui informent lécriture dAdèle. Comme on va le constater, sans que soit jamais levé le pacte qui commande une lecture référentielle de louvrage, le surgissement du romanesque est favorisé par les flottements génériques que nous avons précédemment relevés.
Un roman dapprentissage
Il faut en tout cas écarter demblée lune des principales caractéristiques du romanesque, quon ne trouvera pas dans le VHR, pour une raison à la fois structurelle et conjoncturelle évidente : cest lhistoire damour, le romanesque sentimental. A part quelques émotions érotiques anodines de jeunesse, comme la vue des jambes de Mlle Rosalie, dérobée en grimpant sur le dôme de la Sorbonne, et dont la découverte furtive procura à lenfant des émois quAdèle raconte avec une bienveillance toute maternelle[9], aucune référence à la vie sentimentale de Hugo : tout se passe comme si Juliette Drouet nexistait pas, a fortiori aucune autre. De manière cohérente, Adèle ne met pas davantage en valeur son histoire damour avec Hugo ; elle ne cherche à approfondir ni les sentiments ni les circonstances :
Je ne veux point analyser, raconter, marrêter sur ce grand amour tombé sur moi, pauvre enfant de la foule. Ces souvenirs me sont sacrés, jen suis heureuse et ils me rendent confuse ( ). Et pourtant, puisque cest la vie de mon mari que je raconte, il faut bien dire son mariage et comment il sest fait.[10]
En quelques paragraphes, le lecteur apprend léchange de lettres surpris par les parents, et la brouille qui sensuivit entre les deux familles. Après le récit de la mort de Mme Hugo, Adèle raconte en quelques lignes son mariage, en parlant delle-même à la troisième personne, dans un court chapitre (IV,7) qui traite aussi bien de la publication des Odes et Ballades et de la première rencontre du couple avec Alfred de Musset. Outre la pudeur et le respect des convenances, cest le projet biographique même dAdèle qui est ici en cause : il sagit moins de raconter la vie de Hugo (rappelons que le récit sarrête en 1843) que de montrer la formation de son esprit, en faisant remonter son inspiration créatrice à ses souvenirs denfance, selon une méthode assez neuve, sans doute inspirée à Adèle par les théories critiques de Sainte-Beuve : il sagit de raconter « léveil dune conscience », puisque « lesprit aussi a son histoire ».
Le sujet du VHR, cest donc lentrée de Hugo dans la carrière politique et littéraire. Tel est le principal ressort romanesque du livre, cette ascension sociale, cette intégration dans le monde, du prix aux Jeux Floraux de Toulouse jusquà lélection à lAcadémie, qui occupe toute la septième et dernière partie, en passant par les visites à Chateaubriand et à Lamartine, et linvitation au sacre de Charles X.
Cette ascension est racontée dans le style alerte du roman de formation, dont larchétype est le Wilhelm Meister de Goethe,.et qui utilise, en lieu et place dune intrigue construite, les aléas de la biographie dun héros, généralement de sa première jeunesse à sa maturité. Cest bien ce qui se passe ici : on passe parfois dun chapitre à lautre sans transition, là où une biographie sérieuse sefforce déclairer les zones dombre, et de reconstituer le tissu conjonctif de la vie que les événements viennent trouer. Ce que le roman de formation met en avant, cest la façon dont une personnalité se forme, et dont elle construit ses propres valeurs, au gré des rencontres et des expériences, en se confrontant, se heurtant parfois, à la réalité et à autrui. Le plan du VHR, à cet égard, est représentatif : dans la petite enfance, ce qui forme Hugo, ce sont les voyages, en Italie, en Espagne, avec ce quils entraînent de séparations familiales, de spectacles traumatiques, dexpériences de laltérité. Adèle ne manque jamais de souligner linfluence de tel souvenir denfance sur la pensée et limaginaire du futur écrivain. Elle fait ainsi remonter le combat de Hugo contre la peine de mort à la vue traumatique dun échafaud et dune procession funèbre sur la place de Burgos :
Parmi ces robes noires et grises se trouvait un homme monté sur un âne, tournant le dos à la tête de lâne. Cétait le patient. Les cagoules lui présentaient à tour de rôle un crucifix à embrasser. Le jeune Victor se mit à fuir la procession comme il avait fui léchafaud.
Tout cela était bien réel, mais si hors nature, si terrible, quil crut à une vision. Tout son être se souleva. Il eut un cri dindignation contre léchafaud.
A peine avait-il dix ans que, déjà, il tenait pour sacrées la vie et les uvres de lhomme. Déjà, il voulait quon abattit les échafauds et quon laissa debout les monuments, déjà il défendait les pierres, où les hommes mettent leurs pensées, et les âmes, ce livre où Dieu met la sienne.[11]
Ce qui forme la personnalité du héros de Bildungsroman, ce sont aussi les rencontres avec des hommes dexception, vrais mentors ou faux amis, fascinants, décevants ou trompeurs. Pour le héros de roman Julien Sorel, ce sont le curé Chélan, ou labbé Pirard ; pour Hugo, ce sont Chateaubriand, Lamartine, Lamennais, le duc de Rohan, dont la fréquentation est si marquante quelle donne lieu, pour chacun, à un chapitre entier.
Dans le manuscrit dAdèle, les récits de ces rencontres empruntent volontiers au registre picaresque, la grandeur des maîtres ninterdisant pas de peindre leurs travers ou leurs bizarreries, à travers le double regard de lhomme accompli et du jeune homme inexpérimenté dont il se souvient avec bienveillance et ironie mêlées. A ce titre, lun des passages les plus savoureux est le récit des visites à Chateaubriand, qui prend son bain devant les yeux du jeune homme et du lecteur ébahis (IV, 1). Ce type de comique réaliste se déploie particulièrement dans la dernière partie consacrée aux visites académiques, où sont croqués en quelques traits malicieux, assassins parfois, les hypocrisies, les ridicules, les susceptibilités et les prétentions des hommes les plus respectables. Adèle y peint une galerie de portraits à la Saint-Simon, et réinvente, sous la dictée de Hugo, de pittoresques dialogues acérés, spirituels et improbables, qui émaillent une narration cursive et paratactique, pour un effet bien plus comique quhagiographique.
L « atelier de poétique du récit »
Cette tonalité comique est nettement plus sensible dans le VHRA que dans le VHRT. Elle est favorisée par les glissements de point de vue de la narratrice, gommés dans la version définitive. Dans le texte dAdèle, on la vu, on passe sans prévenir du mode hétérodiégétique au mode homo, voire autodiégétique. Ce qui passa longtemps pour un défaut rédhibitoire de lécriture dAdèle, cet aspect mal fini, mal dégrossi, mal lissé, de son récit, où Hugo est, en toute incohérence, nommé tour à tour « M. Victor Hugo », « mon mari », « le poète », « le poète enfant », « le poète marié », « le petit », « le jeune homme », ou encore « Victor », séduit au contraire le lecteur daujourdhui, sur qui ces glissements énonciatifs produisent un effet similaire à celui que procurent les intrusions du narrateur stendhalien, quand celui-ci commente avec une ironie affectueuse les manquements ou les faiblesses de son héros. Cette observation distanciée du héros romanesque par le narrateur et le lecteur complices, quon trouve aussi par exemple chez Diderot ou Dickens, contribue à latmosphère de gaieté picaresque du VHRA, qui en use volontiers en début de chapitre, pour masquer les ellipses du récit, qui saute et gambade dun épisode à lautre sans se soucier des transitions. Pour exemple, ces deux incipit :
Nos voyageurs que nous avons laissés à Rosny se séparèrent. (IV, 4, p.346)
A la fin de lannée 1821, nous trouvons notre poète installé rue du Dragon, n°30. (IV, 6, p.353)
Dans la suite de ces deux chapitres, Adèle, qui endosse le rôle romanesque de la fiancée, parle delle-même à la troisième personne, telle un narrateur omniscient. Le « je » reprendra ses droits plus tard, quand elle ne sera plus au premier plan du tableau. Dans le VHRA, les hésitations énonciatives de la narratrice sont perçues comme linscription dans le texte lui-même dun double aveu : premièrement, limpossibilité non seulement pratique, mais aussi théorique, à jouer complètement sans en rire soi-même ce rôle du témoin masqué, à « abstraire sa personnalité », comme elle se le proposait initialement ; secondement, le plaisir de succomber à lirrésistible tentation du romanesque, dans son laboratoire secret de poétique du récit, où divers modèles sont expérimentés à tour de rôle.
Le roman daventures tout dabord, avec le récit, résumé des Mémoires du général Hugo, des exploits de son beau-père, qui parvient, après une poursuite échevelée digne des romans de cape et dépée, à capturer le preste, dangereux et habile bandit italien Fra Diavolo. Adèle signale dailleurs elle-même, en hors duvre, le caractère romanesque de lépisode :
Il lui arriva une de ces aventures comme on en voit dans les opéras comiques.[12]
Cest que le romanesque nest pas propre au roman, et lon sait ce que lui doivent des genres théâtraux comme la pastorale, lopéra-comique ou le mélodrame.
Dautres passages présentent en quelques paragraphes un destin individuel exemplaire, transformant une chose vue en nouvelle. Cest le cas, dans le chapitre VI,2 (« Le choléra »), du court récit de la mort dErnest de Saxe-Cobourg, emporté par lépidémie malgré les soins de Hugo, ou du bref exposé des circonstances rocambolesques dans lesquelles le toulousain Granier de Cassagnac, attaché à ses fonctions locales, finit par « monter » à Paris. Ces brefs récits, occasions de méditer sur la vanité des gloires ou lironie du sort, contiennent parfois des ouvertures sur des romans possibles. Ainsi, le destin contrarié dun camarade de la pension Cordier, Joly, riche héritier choyé et paresseux, que Hugo retrouvera en 1846, sortant dune réunion de lAcadémie, en haillons sur un trottoir. Ce retournement de situation inspire à Adèle des conjectures où lon retrouve limaginaire romanesque hugolien :
Quest-il devenu, ce Joly ? Quelle a été sa fin ? Couche-t-il toujours sur les grèves, mendiant pour manger ? Est-il mort ; ou bien le crime qua attaché à lui le costume de galérien lui a-t-il fait reprendre le costume de galérien ?[13]
Cest encore le cas dans le récit du destin tragique de lami Alphonse Rabbe, le poète dorigine marseillaise, ancien Don Juan défiguré par un accident qui lui fait une face hideuse. Cette âme noble sombre dans une noire misanthropie, a la douleur de voir mourir dans ses bras sa servante à lâme simple qui était aussi sa bien-aimée compagne, et meurt accidentellement. La fin du chapitre est écrite dans un style cursif, factuel, sans commentaire, qui la rend dautant plus pathétique:
Rabbe mourut subitement dans la nuit du 1er janvier 1830, des suites dune imprudence quil avait, dit-on, commise. Il sétait appliqué sur le visage un cataplasme laudanisé. La dose dopium mal calculée avait amené le funeste accident.[14]
La prédilection dAdèle pour ces destins dexception esquissés en quelques traits participent dun romanesque qui dépasse la simple technique narrative, dans la mesure où il relève dune véritable vision du monde. Pour cette femme quune certaine tradition biographique sest souvent complu à dépeindre comme une petite bourgeoise insensible aux choses de lart et de limagination, et notamment à luvre de son mari, cest la vie même, y compris la sienne sur laquelle est tombée ce grand amour dont elle ne dira rien, qui est romanesque.
Une vision du monde romanesque
Le récit fournit ainsi quantité danecdotes dramatiques, qui disent la force du destin. Tantôt le discours est fataliste, comme cest le cas à la fin terrifiante du tout premier chapitre : pendant les guerres de Vendée auxquelles avait participé son beau-père, un paysan qui venait de tuer un soldat agonisant pour le dépouiller de son portefeuille et de son havresac, faisant lire à un voisin la feuille de route trouvée dans le portefeuille du soldat, découvre lidentité de sa victime :
Ils reconnurent le nom et le signalement de leur fils unique. Alors la mère se précipita sur un couteau, et le père alla se livrer à la justice.[15]
Cet épisode fortement pathétique et marqué dun fatalisme tragique na dailleurs pas été conservé dans le VHRT. Le chapitre suivant (I,2) raconte les mariages parallèles des parents Hugo et Foucher, à lépoque de la rencontre avec Lahorie, au conseil de guerre qui devait un jour condamner ce dernier à mort. Le chapitre se clôt sur une prolepse fataliste et quasi superstitieuse:
Ainsi tout davance se préparait pour larrivée du poète, jusquà cette attache sinistre qui rive le poète au malheur.[16]
Cette phrase est elle aussi supprimée dans le VHRT : Hugo ne saurait reprendre ce fatalisme à son compte, et, pour une fois, on peut comprendre le bien-fondé de la coupure.
En revanche, la peinture de lélévation des âmes héroïques, qui fait partie du sublime romanesque, nest pas censurée par Hugo et le groupe, bien au contraire. Nul doute quil contribue lui-même à reconstituer à partir des mémoires du général une figure paternelle héroïque. Comme la bien vu Philippe Lejeune, « les mémoires du père sont transformés en un fragment de roman écrit par le fils »[17], et Adèle prend soin dinsister sur les qualités de cur et de bravoure de son beau-père. Lélévation dâme des Hugo est même explicitement thématisée, à plusieurs reprises, non pas sur le mode admiratif, mais sur le mode purement descriptif, comme sil sagissait dune preuve évidente du génie. Cette caractéristique, poussée jusquà lorgueil, peut même donner lieu à des anecdotes plaisantes, légèrement distanciées, comme dans cet épisode de la pension Cordier, où Victor et Eugène, par haine et mépris de leurs maîtres tyranniques, sappliquent à être irréprochables :
Chez les natures hautes, la fierté console la tristesse. Ils ne voulaient pas que leurs maîtres et surtout M. Cordier usassent de leurs droits de maîtres. Ils avaient résolu dagir de manière à nêtre jamais grondés : ils outrepassaient leurs tâches parce quils ne voulaient pas de la plus légère observation.[18]
Les hauts faits du héros Hugo sont mis en valeur par Adèle sans emphase, avec au contraire une économie de moyens qui met en valeur loriginalité, la promptitude, lefficacité et parfois linsolence de ses actions déclat, telle sa réponse à la proposition du roi de tripler sa pension pour le dédommager de linterdiction de Marion de Lorme :
( ) il causait avec M. Sainte-Beuve : on lui remit un pli portant le cachet du ministère de lIntérieur. M. de la Bourdonnaye lui annonçait que le roi lui donnait une nouvelle pension de quatre mille francs. Lhomme qui avait apporté ce pli demandait sil y avait une réponse.
Oui, dit M. Victor Hugo.
Il sassit et écrivit une lettre quil tendit à M. Sainte-Beuve avant de la cacheter.
Jen étais sûr, dit M. Sainte-Beuve.
La lettre refusait la pension.[19]
Lellipse du contenu (insolent) de la lettre, donné à lire à Sainte-Beuve mais dont le lecteur est frustré, le laconisme du dialogue, la dernière phrase-paragraphe, typiquement hugolienne, tout dans le style de cette anecdote tend à faire de Hugo un héros sublime, capable, comme ici par la résistance et la réplique chevaleresque aux injustices royales, de ces pointes daction que la tradition romanesque réserve aux héros bien nés.
Ce culte du sublime, qui pousse Adèle à se cantonner elle-même modestement dans le demi-jour, lincite aussi, à maintes reprises, et Hugo derrière elle, à maquiller la réalité dans un sens avantageux, à « romancer » la vie du grand homme en parant des plus beaux attraits certaines réalités décevantes, ou en exagérant telle ou telle distinction. Il sagit parfois de légers trucages des sources ; ainsi, dans le ch.I, 3, Adèle cite une lettre dans laquelle Joseph Bonaparte recommande le général Hugo au ministre de la Guerre Berthier. La lettre originale dit « Je désire beaucoup que vous puissiez lemployer à larmée de la Gironde, comme adjudant major ou comme chef de brigade ». Létude du manuscrit est édifiante : Adèle commence par recopier fidèlement, puis supprime le premier grade, moins élevé, ne laissant apparaître que le second. La falsification est minime. En revanche, les rapports orageux entre ses beaux-parents sont très nettement édulcorés. Ainsi, on sait maintenant que le séjour en Italie de 1807-1808 marqua une étape importante dans la mésentente du couple : en arrivant au royaume de Naples, Sophie ne tarde pas à découvrir que son époux vit déjà maritalement avec Catherine Thomas dans son palais dAvellino. Il a écarté sa compagne quelques jours, pour sauver les apparences à larrivée de sa petite famille, mais il ne tarde pas, sous un prétexte fallacieux, à installer les siens en ville pour retrouver ses habitudes. Sophie ny tient plus, et rentre bientôt en France avec ses enfants. Le VHR nen laisse rien paraître. Le séjour en Italie est décrit avec force clichés assez semblables à ceux qui font rêver Emma Bovary (à Rome, le pont Saint-Ange, le pouce du pied de la statue de Saint-Pierre, Naples comparée à « une robe blanche bordée dune mer bleue »), et la cause du retour en France se réduit à linconfort du palais paternel et à la nécessité de faire des études sérieuses en France[20]. On tient ici un exemple très révélateur de ce refus du pacte de vérité queût imposé une autobiographie au sens strict. Hugo ne souhaite visiblement pas exposer publiquement les malheurs de son enfance. Et rien ne ly oblige : la médiatisation par le témoin permet le mensonge par omission. Si les parents se séparent, ce nest pas par désamour, cest parce que le père est un héros chamarré de larmée impériale, toujours en campagne.
Enfin, et ce point nest pas le moins important, le romanesque rejoint le biographique dans lévocation réaliste du milieu littéraire et artiste dans lequel se passe la jeunesse de Hugo. Dans les parties IV, V et VI, il est très peu question des émotions intimes, à part lévocation nécessaire des morts de la mère et du frère ; du choléra de 1832 aussi, qui fut un événement à la fois privé (Hugo soigne avec dévotion son petit Charles) et historique. Ce qui est mis au premier plan, cest la camaraderie romantique, et la commune passion pour laventure littéraire et artistique. Les titres des chapitres de ces trois parties indiquent une sorte de continuum entre Hugo, ses amis et son uvre ; ils sont les acteurs étroitement soudés dun même combat, de la même aventure du romantisme que leurs récits croisés (Mémoires de Dumas, Histoire de lart dramatique en France de Gautier, etc.) érigent en nouveau mythe.
Cet « atelier de poétique du récit » quest le VHRA a pu paraître, à juste titre, comme un capharnaüm encombré débauches, de chutes, et de scories ; sous ce rapport, il ne constitue sans doute pas un modèle abouti du genre biographique, surtout pas à son époque, doù la nécessité de son lissage par Charles Hugo et Auguste Vacquerie en 1863. Mais le lecteur daujourdhui est justement frappé par une certaine nouveauté de son écriture, qui se caractérise par la promotion du détail concret, la distance amusée, le passage abrupt de la description à la méditation, le jeu constant avec les points de vue. Cette « modernité » explique quon ait ressenti en 1985 le besoin dexhumer ce texte, qui a depuis largement éclipsé le VHRT, non seulement parce quil constitue une source plus riche, mais aussi parce quil est dune lecture plus plaisante. Et lon ne peut exclure que le lecteur daujourdhui prenne plaisir à trouver dans ce texte au statut générique incertain, non seulement la trace dune certaine tradition romanesque, mais aussi, avec ce récit qui ne tient que par effets de collages et de ruptures, et où le narrateur est dans une position constamment instable, un des premiers avatars des jeux narratifs préférés de certains romanciers contemporains.
Cet article est à paraître dans les Actes du colloque Hugo et le romanesque, Université d'Amiens, Centre d'études du roma et du romaesque, s.l.d. Agnès Spiquel, Minard, série "Etudes romanesques"
[1] Nous nous référons systématiquement à cette édition. On doit à de précieux renseignements et aperçus à ses introductions (voir notamment celle dAnne Ubersfeld et Guy Rosa « DAdèle au témoin et retour ») ainsi quà ses notes. Dans la suite de cette article, le signe VHRT désigne le Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, le sigle VHRA désigne le Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, et le sigle VHR est employé quand il ny a pas lieu de les distinguer.
[2] Philippe Lejeune, « Biographie, témoignage, autobiographie », Je est un autre, Seuil, 1980, p.94.
[3] Gabrielle Chamarat-Malandain, « Un regard à double voix. Victor Hugo raconté par Adèle », Victor Hugo 3, Revue des Lettres Modernes, 1991, pp.43-65.
[4] Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, Fayard, tome I (Avant l exil), 2001. Tome II à paraître en 2003.
[5] Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, p.84.
[6] Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975.
[7] Ibid., p.83-84.
[8] Northrop Frye, Anatomie de la critique, Gallimard, 1969, p.227.
[9] III, 5, p.291.
[10] III, 9, « Les vieux amis se séparent », p.327.
[11] II, 4, p.200.
[12] I, 5, p.104.
[13] III, 4, « Les deux frères en pension », p.284.
[14] IV, 8, p.368.
[15] p.81.
[16] p.87.
[17] Philippe Lejeune, op.cit., p.95.
[18] III, 5, « Retour des alliés Le Journal de Victor », p.293.
[19] V, 3, « Une lecture », p.454-455.
[20] I, 6, « Voyages en Italie », p.124-125.