Séance du 12 décembre 2015
Présents: Claude Millet, Jordi Brahamcha-Marin, Loïc Le Dauphin, Naixin Kang, André Brugiroux, Guy Rosa, Arnaud Laster, Vincent Wallez, Yoshihiko Nakano, Françoise Chenet, Caroline Julliot, Denis Sellem, Guillaume Peynet.
Informations
Claude Millet redit combien elle est désolée de la fermeture de l’Université Paris VII le jour où aurait dû avoir lieu la séance de novembre du Groupe Hugo. Elle n’a été avertie qu’au début d’une soutenance d’HDR et n’était donc pas en mesure de nous prévenir rapidement.
- Colette Gryner publie un article sur le temps lyrique dans la revue Poétique, dernier numéro. (Guy Rosa rappelle à cette occasion que la thèse de Colette Gryner, qui est en ligne sur le site, a comptabilisé 23 000 accès au premier semestre de l’année 2015 : elle est en tête).
- La journée d’études sur Quatrevingt-treize organisée par Caroline Julliot et Franck Laurent à l’Université du Maine s’est déoulée devant un amphi plein. Les actes vont être publiés sur le site de l’équipe 3LAM, début janvier normalement, confirme Caroline Julliot.
- Jean-Claude Fizaine va publier sur le site tout un ensemble de travaux autour de la laïcité : une nouvelle version de sa communication du 9 novembre 2013, et un ensemble d’autres textes (en particulier un texte sur Machiavel, un texte sur Quatrevingt-treize, un texte sur la notion d’autorité,…).
- Les amis de Paul Berret, avec lesquels Claude Millet correspond, ont fait mettre une plaque sur sa maison. Guy Rosa complète : la plaque mentionne à peine que Paul Berret s’est occupé de Hugo, elle rappelle surtout qu’il a été maire.
- La soutenance d’HDR de Judith Wulf dans la salle Louis Liard de la Sorbonne s’est très bien passée. Claude Millet rappelle qu’une autre soutenance d’HDR est prévue pour bientôt : celle de David Charles à l’ENS de la rue d’Ulm le 9 janvier. Elle remarque que les soutenances ont lieu de plus en plus souvent devant des publics clairsemés ; c’est dommage, d’abord par amitié, et ensuite parce qu’on y apprend beaucoup : c’est l’occasion de découvrir des travaux ; c’est aussi, pour les doctorants, l’occasion de glaner des informations sur les attentes d’un jury, sur la méthode. D’autant plus, renchérit Guy Rosa, que souvent les membres du jury se donnent plus de mal pour une soutenance de thèse que pour une communication.
- Pierre Bergé vend sa collection de livres et autres objets, liés entre autres à Hugo : vous avez ainsi pu vous porter acquéreur de l’exemplaire de Madame Bovary envoyé par Flaubert à Hugo, d’un dessin de Hugo représentant un château tout cassé (400 000 euros)…
- L’édition critique et génétique de William Shakespeare est en ligne sur le site du Groupe Hugo, pas encore tout à fait complète mais presque.
- C’est cette année le quarantième anniversaire du Groupe Hugo, et le trentième anniversaire du site.
Communication de Jordi Brahamcha-Marin : Discours critiques sur la religion de Victor Hugo (1914-1944) (voir texte joint)
Discussion
Claude Millet : Merci Jordi, vous nous avez habitués à ces communications qui manifestent une capacité de synthèse remarquable et qui remettent en perspective notre propre réception de Hugo, en la réinscrivant dans son histoire.
Votre conclusion vient neutraliser toutes les réserves qu’on pourrait avoir envers votre communication : vous réinjectez des questions laissées pendantes. Toute votre communication (qui est excellente) reproduit la coupure entre le religieux et le politique opérée par ces critiques, alors que cette coupure n’est pas évidente pour nous : peut-être parce que le grand article de Claude Lefort, « Permanence du théologico-politique ? » (Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles) nous a habitués à être attentifs plutôt à leur liaison, donc cette absence de la dimension politique nous paraît franchement curieuse. On entend dans ce que vous nous décrivez une articulation entre poésie, religion et philosophie, comme si l’horizon politique était absent : il est peut-être absent de la réflexion de ces critiques, mais alors cette absence est à inscrire dans le corps de l’analyse, et pas seulement en conclusion, car elle est frappante pour nous.
Même chose à un autre niveau pour la question de la laïcité : parler comme cela de la « religion » et non de la « philosophie » de Hugo engage une façon de se situer par rapport au Hugo laïcard : le Hugo des enterrements civils, que font nos critiques de ce Hugo-là ? Est-ce qu’ils s’intéressent aux éloges sur les tombes ? C’est une question à creuser, il faut interroger ces absences. Vous parlez à la fin de la question de l’anticléricalisme de Hugo ; ces critiques qui travaillent dans les années 1930 et qui sont hugophiles, peut-être que justement ils essayent de sortir Hugo du brevet élémentaire, du côté laïcard, anticlérical : souligner ça davantage à l’intérieur des textes. Et que font-ils alors de la tension extrême dans les textes entre « Ecrit au bas d’un crucifix » et les diatribes contre les Mastaïs et l’Immaculée Conception ?
Enfin, pour la question du spiritisme, il serait intéressant d’étudier la réception du spiritisme du Second Empire dans les années 1930. Hugo est loin d’être le seul à avoir adhéré au spiritisme. Jordi Brahamcha-Marin : les critiques qui insistent sur ce large engouement du spiritisme cherchent généralement à évacuer plus ou moins le spiritisme hugolien.
Guy Rosa : quand il a soutenu sa thèse, le président du jury, Max Milner, lui a reproché dans l’ensemble de ses travaux une absence un peu gênante, celle de Dieu. Guy Rosa lui a donné raison, Dieu n’est en effet pas sa tasse de thé, il n’a aucune autorité à en parler, mais c’est peut-être cela qui lui fait ajouter une dose de scepticisme supplémentaire : qu’est-ce qu’on appelle être catholique ou chrétien à l’époque ? Il est très surpris de voir des gens qui se disent très croyants ou parfaitement catholiques dire qu’ils ne croient pas à l’Immaculée Conception, à la résurrection des corps, à la présence réelle. Même chose pour « chrétien » ; nos différents commentateurs n’entendent peut-être pas tous la même chose par « être catholique » ou « chrétien » ; et peut-être n’entendons-nous pas la même chose qu’eux. De même pour « religion » : qu’entendons-nous par là ? On prétend que Hugo prie ; mais qu’est-ce que c’est, prier ?
Autre point : l’idée de créer une religion lui a toujours paru folle, d’un grand illogisme : une religion est nécessairement révélée, en créer une - inventer son Dieu - est nécessairement une absurdité. Ce qui est sûr, c’est qu’au XIXe siècle cette idée ne semble nullement absurde, préoccupe les esprits, et que Michelet dit très sérieusement que le tort ou la limite de l’effort des Révoutionnaires est de n’avoir pas su créer une religion – alors que Michelet lui-même est à peu près sans religion : comment alors peut-il faire ce reproche aux Révolutionnaires ?
Autre chose que Guy Rosa ne comprend pas : comment Charles, parfaitement athée, peut-il être le médium de la révélation des tables ? Sur ce point une hypothèse raisonnable peut être avancée : Charles, parfaitement athée, ne croit pas aux tables, mais trouve que c’est un bon moyen pour mettre son père en difficulté (Charles a un oedipe énorme) ; ça mettrait Hugo en difficulté, parce que 1) si Hugo adhère aux tables, il adhère à une révélation, 2) les tables disant la même chose que Hugo, Hugo n’a alors rien inventé. Ce qui est épouvantable dans cette interprétation, c’est que la manœuvre parricide de Charles a réussi auprès de plein de commentateurs, alors que Hugo a pris la peine de marquer dans des textes ultérieurs sa distance vis-à-vis de l’expérience des tables. Réponse de Jordi Brahamcha-Marin : c’est vrai qu’il y a eu une certaine occultation par la critique des textes ultérieurs de Hugo qui démentent ou prennent de la distance avec ce spiritisme.
Arnaud Laster a été très convaincu par la présentation de Jordi. Les idées reçues sur Hugo continuent à circuler de façon illimitée, mais dans la communication que nous avons entendue, on saisit une espèce d’archéologie de ces idées qui circulent; ça vaut aussi pour aujourd’hui, beaucoup de gens continuent à répéter le même type de discours sans se rendre compte qu’ils sont les héritiers de ces critiques.
Ce qui le frappe aussi est la tendance à circonscrire dans Hugo des périodes (la période d’avant l’exil, celle des tables,…) pour en tirer des conclusions générales. (Débat vif avec Claude Millet sur Hugo se voulant créateur de religions ou prophète.)
Sur Charles : Arnaud Laster est lui aussi convaincu de l’importance de Charles dans l’épisode des tables, mais il ne sait pas comment l’interpréter. Dans quelle mesure Charles est-il parfaitement conscient, ou au contraire entre-t-il dans une espèce de transe ? Pour les surréalistes, ces expériences spirites iront dans leur sens, c’est une espèce d’expérience d’écriture automatique. Hugo, quant à lui, appelle une explication scientifique du phénomène. Arnaud Laster incline à ramener l’essentiel à Charles, mais sans y voir un dessein parricide volontaire et conscient. En tout cas, la question de cet épisode est loin d’être épuisée ; et, a fortiori, la question beaucoup plus vaste des idées religieuses de Hugo.
Claude Millet : une ligne de tension apparaît dans votre exposé, qui lui paraît difficile à traiter parce qu’elle ne sait pas bien ce qui a été écrit sur ce sujet : la question de la tension entre les courants ultra-rationalistes et positivistes et les courants irrationalistes dans les années 1930. Il est indéniable que la société est alors traversée par ces deux phénomènes, le second n’est pas réductible du tout au surréalisme, et c’est dans ce cadre que se fait le débat. Mais elle ne sait pas bien qui a travaillé sur ces questions. Claude Nicolet, certes, a travaillé sur le rationalisme républicain ; mais sur ces courants irrationalistes, elle ne sait pas bien.
Sur la question de la religion nouvelle : des gens comme Hugo, Michelet, Quinet ont commencé à penser au moment où écrivaient Lamennais et Jouffroy (Comment les dogmes finissent), ils sont de cette génération des ruines de l’Ancien Régime, de cette époque où l’on se demande comment refonder, restaurer, rebricoler… La question de la religion nouvelle ne tombe pas du ciel chez Hugo, elle est fondamentalement générationnelle ; elle est ravivée par la multiplication des religions nouvelles aux Etats-Unis (voir l’article de Mérimée sur la religion des mormons). Et avec Mérimée, on s’aperçoit alors que fonder une religion, c’est un métier à plein temps. Par rapport à cette idée, Michelet, Quinet, Hugo sont dans « l’appel à », dans l’appel à une refondation, dans un horizon ; la nouvelle série de la Légende des siècles accueille presque à sa fin le poème « Le Temple », qui est une prophétie de nouvelle institution. Arnaud Laster met en garde : on ne peut isoler un poème, il faut le resituer dans l’ensemble auquel il appartient. Claude Millet répond que dans l’ensemble de la Nouvelle Série, ça fait sens, mais Arnaud Laster ne semble pas d’accord. Claude Millet précise que dans ce poème c’est une prophétie : Hugo lui-même ne se donne pas le rôle du fondateur, mais il y a cet horizon à prendre en compte.
Enfin, elle s’amuse à penser que sans doute un Jordi Brahamcha-Marin du futur se penchera sur le Groupe Hugo et ses clivages inter-générationnels sur la question du religieux. Elle pense que les nouvelles générations vont s’intéresser beaucoup plus que les précédentes au fait religieux, et qu’aucun directeur de jury ne pourra dire, comme à Guy Rosa, « vous avez oublié Dieu » : les temps font que le phénomène religieux est devenu une question tout simplement intéressante, qu’on soit croyant ou pas.
Caroline Julliot : au sujet des tensions entre rationalité et irrationnalité, n’aurait-on pas tendance à minorer le fait qu’il y a des positivistes, athées, qui pensent que la science finira par prouver l’existence des esprits ? et donc, est-ce si absurde que ça, d’être athée et de croire aux esprits ?
Guy Rosa répond que dans l’ensemble les spirites du XIXe siècle n’y croient pas, que c’est pour eux une distraction mondaine. (Discussion sur spiritisme, rationalisme, irrationalisme, sur les frontières de ces notions hier et aujourd’hui.) Jordi Brahamcha-Marin fait remarquer que Gustave Simon n’est pas un obscurantiste, et Claude Millet dit que c’est un très bon exemple. Caroline Julliot conclut en disant que ça rejoint la question que posait Guy Rosa : que signifie « être chrétien » ou « rationaliste » ?
Françoise Chenet voudrait revenir sur la dernière période, celle de Marcel Raymond et d’Albert Béguin : du point de vue idéologique, il y a là récupération de Hugo contre une critique positiviste, mais d’un point de vue protestant, par une critique thématique qui est totalement anhistorique, qui pose des questions sur la religion comme si elle échappait à toute construction historique. Elle (Françoise Chenet) avait aimé cela jeune, mais avec le recul elle trouve cela très suspect, il y a là quelque chose qui la gêne, une occultation de l’historicité des religions. Elle voudrait insister sur un texte où Hugo parle de la religion en tant qu’institution, ensemble de pensées, phénomène civilisationnel et culturel, à propos de l’influence de Luther qui a contribué à faire complètement exploser le christianisme en tant que catholicité. Avec l’arrivée du protestantisme, éclatement de la religion en religions.
Guy Rosa fait part à nouveau de sa suspicion : la religion de Hugo, s’il a bien compris, est sans dogme, sans révélation, sans église, sans liturgie : comment peut-on appeler cela une religion, ou même une foi ? C’est un objet qui lui paraît impensable. Pour lui, c’est une irréligion totale. Caroline Julliot : alors est-ce hors de propos qu’il écrive « Religions et religion » ? Cela aussi est à prendre en compte (Claude Millet approuve).
Arnaud Laster rappelle, pour réconcilier tout le monde, que le temple de la nouvelle série de La Légende des siècles est précisément un temple de l’infigurabilité de Dieu.
Vincent Wallez se demande : dans toutes ces études n’y a-t-il pas un défaut de méthode, l’application d’un verre grossissant : on interroge les textes, et pas les pratiques religieuses de Hugo, de sa femme ; Léopoldine a été mariée à l’église ; dans quelle mesure était-ce des pratiques de sociabilité ? Bref, ces critiques ne s’interrogent pas sur l’imprégnation religieuse comme fait social. De la même manière, aucun recul sur l’expérience des tables comme pratique mondaine. Est-ce que Victor Hugo n’essaierait pas de procéder à un lent dégagement de la religion en n’y réussissant pas ; il reste croyant en un Dieu personnel à usage privé ; sans doute prise de conscience commune à d’autres, imprégnation de la société, volonté positiviste, reste de pensée magique, Hugo se débat au milieu de tout ça. Aucun des critiques étudiés ne se posent vraiment la question en ayant ce point de vue plus large. Jordi Brahamcha-Marin: si, justement, les auteurs de la première partie le font, avec cette idée poussée à son extrême que Hugo est totalement déterminé par son milieu et que c’est pour cela qu’il se donne des airs de chrétien.
Claude Millet appelle l’attention sur une chose qui pourrait réduire l’étrangeté de cette religion sans dogme, sans révélation, sans rituels, sans rien : les enterrements civils, ce rituel à la fois laïc et spiritualiste pour Hugo. Il y a là manière de penser une ritualisation : les poèmes sur ce sujet dans La Légende des siècles sont dans une logique substitutive : substituer au rituel catholique un rituel qui n’est pas sécularisé, qui est laïc et non sécularisé. Guy Rosa ne trouve pas vraiment qu’un enterrement civil soit un substitut de ritualité comparable aux rites catholiques. Arnaud Laster rappelle que ces enterrement civils avaient au XIXe siècle une force de scandale.
Guy Rosa : on prétend que la robe de première communion de Léopoldine était taillée dans une robe de Juliette. (Emotion de la salle). C’était courant à l’époque de tailler la robe de première communion de la fille dans la robe de mariage de sa mère ; en l’occurrence, certes, ce n’était pas sa mère ni une robe de mariage… Mais posons une question sérieuse : en admettant que cette histoire soit vraie, lui, Guy Rosa, y voit un blasphème, un petit sacrilège, mais est-ce que Hugo y voyait un blasphème ?
Arnaud Laster répond que la notion même de blasphème est étrangère à Hugo. Et selon lui, ce qui manque toujours est la prise en compte de son évolution. Dans les années 1870, à l’occasion d’un recensement sur la religion, il se déclare libre-penseur, comme il le note dans un carnet ; « libre-penseur », ce n’est pas « athée » ; et dans son testament, « je crois en Dieu ». Vincent Wallez fait remarquer que Léopoldine et Claire, dans Les Contemplations, sont comme des anges, pas directement des anges de la religion chrétienne, mais importés de cette religion.
Guy Rosa revient sur la question du blasphème : dans un carnet employé pour William Shakespeare, il y a une espèce de « Je vous salue, Marie » avec des prononciations déformées, qui pour lui est clairement blasphématoire. Voici le texte (Ms 25 739, f° 10): « Che fous zalue Marie, bleine te crasse, fous etes pinée andre doutes les vames Chesi le vruit te fos + est piné ». Il y a bien du blasphème chez Hugo.
Guillaume Peynet