Séance du 8 février 2014
Présents: Mmes Claude Millet, Yvette Parent, Manon Raineri, Josette Acher, Chantal Brière, Marguerite Mouton, Caroline Julliot, Violaine Boneu ; MM. Pierre Georgel, Guy Rosa, Vincent Wallez, David Stidler, David Charles, Jean-Marc Hovasse, Denis Sellem, Pierre-Antoine Bourquin, Tristan Leroy, Patrice Boivin, Luciano Pellegrini, Franck Laurent.
Informations
Claude Millet signale la parution d’un Hugo journaliste en GF, édité par Marieke Stein. Elle rappelle que Lucrèce Borgia sera joué en mars au théâtre de la Commune à Aubervilliers (très peu de représentations) dans une mise en scène de Jean-Louis Benoît qui devrait être très intéressante.
Guy Rosa souligne avec amusement, à côté de grandes mises en scène, le nombre croissant de petits spectacles ayant de près ou de loin un rapport avec Victor Hugo. Claude Millet nuance ce point : on adapte d’autres auteurs du 19e siècle. Guy Rosa maintient que le phénomène touche plus particulièrement Hugo, et ce pour des raisons politico-idéologiques évidentes.
Claude Millet rappelle que Nicolas Lormeau avait expliqué lors de sa venue au Groupe Hugo que la programmation d’une pièce de Hugo vaut aujourd’hui comme garantie d’un succès commercial.
Pierre Georgel rappelle que dans les années 1960-1970 on montait Ruy Blas pour se moquer.
Vincent Wallez précise que le théâtre de Hugo se joue aujourd’hui avec beaucoup d’énergie et de brutalité, ce qui peut parfois gêner la compréhension des dialogues. Face à des textes désarmants, les acteurs misent sur l’énergie, et cela ne sert pas toujours la pièce.
Claude Millet annonce par ailleurs un colloque les 12 (aux Archives Nationales), 13 & 14 mars (aux Grands Moulins) sur les Archives au XIXe siècle, colloque qui vient boucler le programme « Archive(s) 19 » de l’ex-composante dix-neuviémiste du CÉRILAC. Pierre Georgel y parlera du legs des dessins de Hugo à la Bibliothèque nationale.
Communication de Caroline Julliot : Guerre et Père (voir texte joint)
Discussion
Caroline Julliot. Ma démarche a été très intuitive. J’ai essayé de mettre en rapport toutes les citations qui me semblaient étranges dans Quatrevingt-treize. Je peux sembler sûre de moi, mais en réalité ce travail n’est qu’un ensemble d’interrogations.
Claude Millet. Hugo écrit à la fin d’une tradition historiographique qui part de l’Antiquité pour agoniser au 19e siècle, et qui considère que pour faire l’histoire il faut l’avoir vécue, en avoir été témoin. Hugo assume cette position de l’historien-témoin dans Histoire d’un crime. Mais commence à émerger l’idée, à l’époque de Hugo, que le témoin est le mauvais historien, sous l’influence du positivisme, qui fait de la distance le garant de l’objectivité et de la coupure entre le passé raconté et le présent un gage de scientificité. À cette distance temporelle qui est en même temps une coupure en même temps qu’à l’absence de distance de l’historien-témoin, tu montres très bien que Hugo substitue une distance qui est en même temps un lien, celui de la chaîne des générations, de la transmission, de l’héritage. Or si le témoignage bloque la relation du présent au passé proche, le récit de transmission, au contraire, produit du devenir.
Guy Rosa. Il faudrait tenir compte aussi de la superposition de la guerre de Vendée et de la Commune. Hugo et Clemenceau prononcent le même jour un discours en faveur de l’amnistie, et ils font tous deux le parallèle entre la Vendée et la Commune, demandant pour ceux qui ont participé à celle-ci la même amnistie depuis longtemps accordée à ceux qui avaient participé à celle-là. En ce sens, le père et le fils Hugo, auraient l’un vu, et l’autre fait, la même guerre…
Pierre Georgel. Il y a un passage du « nous » au « je » dans le récit de la guerre de Vendée : « Nous avons revu ces mœurs ». Cela n’est pas indifférent. Il s’agit d’une expérience collective.
Claude Millet. Pour en revenir à la Commune, j’ai un point de désaccord avec Caroline Julliot. Tu fais du Hugo de 1874 un Hugo que je placerais plutôt dans les années 1880. Le combat pour l’amnistie des Communards le marginalise, et il devient une figure d’extrême-gauche vilipendée par la presse de droite avec une extrême violence. La glorification commence précisément à partir de l’amnistie des Communards. Avant l’amnistie, Hugo est l’objet d’un dissensus violent. D’où, dans ce recueil de combat pour l’amnistie des Communards qu’est L’Art d’être grand-père (Anne Ubersfeld l’a montré) l’ouverture sur l’ « exil » de 1872, « L’Exilé satisfait ».
Pierre Georgel. Le premier à avoir analysé de manière décisive L’Art d’être grand-père est Pierre Albouy, avant l’article merveilleux d’Anne Ubersfeld.
Yvette Parent. Je connais très mal les réactions de Hugo au moment de la Commune, mais je suis gênée par l’association entre la guerre de Vendée et la Commune, car cela n’a rien à voir. La Commune est une réaction patriotique contre la Prusse, et c’est une émeute qui va en avant, selon les définitions de Hugo. La Commune n’est pas réactionnaire ! Je m’explique mal cette association entre les deux.
Pierre Georgel. Mais c’est la répression de la Commune dont il s’agit.
Guy Rosa. Pas vraiment.
Pierre Georgel. La répression des Vendéens, ce sont les Versaillais.
Guy Rosa. C’est le retournement qui est impressionnant ! Les Républicains se conduisent comme des Versaillais, et les Communards comme des Vendéens. C’est cette inversion surprenante qui va de pair avec l’idée de guerre civile.
Caroline Julliot. La pensée analogique, quand on définit des réalités historiques complexes, est une des grandes tendances du romantisme. Hugo compare deux guerres qui n’ont pas grand-chose à voir : la guerre de Vendée et la guerre d’Espagne. Deux combats très différents… et pourtant Hugo y voit des similitudes.
Guy Rosa. Vous évacuez la question d’une manière qui n’est pas très loyale (rires).
Franck Laurent. On appelle à la guerre contre les Allemands, et le modèle proposé est la guerre des partisans. La Vendée est un modèle militaire. Autre chose : l’insurrection communarde pour Hugo est responsable d’une guerre civile et d’une fracture de la communauté nationale sous les yeux des ennemis. Or, on ne fait pas une insurrection sous les yeux de l’ennemi ! L’analogie est alors très claire avec une Vendée qui faisait sécession et invitait les anglais à débarquer lorsque la France était déjà menacée à ses frontières du Nord et de l’Est.
Caroline Julliot. J’ai une question : est-ce que vous voyez d’autres exemples dans ces romans où il dit « je » et non « l’auteur de ce livre » ?
Jean-Marc Hovasse. Je ne vois pas d’équivalent. Il y a des choses proches, mais pas identiques. Je suis d’accord avec vous. En 1874, Hugo amorce un mouvement autobiographique très important, qui s’exprime en particulier dans Mes Fils.
Claude Millet. Et encore centré sur la filiation !
Jean-Marc Hovasse. Tout à fait.
Chantal Brière. L’année 1872 est très importante : Hugo fait beaucoup de réflexions sur le père et le grand-père cette année-là.
Franck Laurent. Et après 1875, c’est le début de la série des testaments. Par définition, la filiation devient une question centrale.
Claude Millet. En tout cas, chez Hugo comme chez Clemenceau, la superposition de la Vendée et de la Commune tend à désidéologiser le conflit : la Vendée et la Commune, ce sont des guerres de misérables, et de misérables vaincus.
Guy Rosa. Je ne parviens pas à comprendre les sentiments de Hugo vis-à-vis de son père. Jean Massin avait un culte pour Léopold que je ne partage nullement. Cet homme est le prototype de ce qu’il y a de pire comme soldat : il participe d’abord à la répression en Vendée et s’il est envoyé en Italie puis en Espagne, c’est parce qu’on connaît son efficacité dans la répression des insurrections populaires de guerilla. Plus tard, il commande par deux fois Thionville assiégée. Or la guerre de siège, du côté du défenseur, est comparable : il s’agit de répondre mécaniquement et plus ou moins symboliquement à l’artillerie ennemie, mais surtout de contrôler la population civile assez efficacement pour qu’elle ne demande pas la capitulation. Ce n’est peut-être pas tout à fait par hasard que Léopold n’est pas inscrit sur l’Arc de Triomphe. Curieusement, Hugo donne toujours le beau rôle aux bandits pourchassés dans ses fictions, frères de ceux que traquait le héros au sourire si doux. Quant aux Mémoires du général Hugo, elles ne sont guère qu’une pénible justification en vue de revenir dans l’active – sans succès d’ailleurs. Tout cela laisse perplexe.
Caroline Julliot. De ce point de vue, j’ai été frappée en lisant les mémoires du général : il essaie toujours de dire qu’il est un homme clément mais efficace, comme s’il voulait sans cesse jouer sur les deux tableaux.
Yvette Parent. Il y aurait un travail à faire sur la notion d’obéissance passive chez Hugo. Très souvent, il condamne l’armée et la justifie. C’est lié à l’ambiguïté d’une armée héroïque et infâme.
Guy Rosa. Mais ce ne sont pas les mêmes qui sont héroïques et infâmes ! Léopold n’est pas sur les champs de bataille où se trouve Pontmercy. .
Pierre Georgel. C’est la guerre civile qui est vilipendée.
Caroline Julliot. Ce sont toutes ces ambiguïtés qui m’ont intéressée.
David Charles. Dans le discours sur la consolidation du littoral, Hugo dit qu’il peut parler de ces choses-là parce qu’il a fait des études. C’est le seul autre exemple de légitimation (« je peux en parler ») auquel je puisse penser. Par ailleurs, « en parler » et « dire » n’ont pas le même sens. « En parler », en français, est plus faible que « dire ». « En parler » ne peut pas être performatif.
Caroline Julliot. Il y a quand même le « et ».
David Charles. Je suis d’accord avec Guy Rosa. Léopold n’a pas été si doux. Il n’y a pas de héros dans la guerre civile.
Claude Millet. Il y a quand même le poème sur Jean Chouan dans la Nouvelle Série de La Légende (« Et je pleure en chantant cet hymne tendre et sombre, / Moi, soldat de l’aurore, à toi héros de l’ombre ! »
Guy Rosa. Parce que, dans une guerre civile, il n’y a pas d’autres héros que les victimes sacrifiées.
Franck Laurent. D’un point de vue idéologique, c’est évident. Mais il y a tout de même l’héroïsme ou le courage au combat. Jean Chouan n’est pas pris comme victime. Il y a toujours chez Hugo cette admiration quasi-viscérale pour le courage guerrier.
Caroline Julliot. L’héroïsme chez Hugo ne consiste-t-il pas toujours à sauver des vies, ce qui irait contre l’héroïsme militaire classique ?
David Charles. Cela voudrait dire que Gauvain et Lantenac se conduisent en héros. Le texte n’insiste pourtant pas là-dessus.
Franck Laurent. Il ne faut pas oublier le chapitre « Les héros » dans Les Misérables. Deleuze et Guattari font la différence (pour une fois fort claire) entre guerriers et militaires. Le militaire est du côté de l’État, de l’ordre, de la police. Hugo est toujours du côté du guerrier. On ne peut pas tricher lorsqu’on meurt en se battant.
Claude Millet. Il appartient à une génération qui a le modèle de l’héroïsme guerrier sous les yeux, avec l’héritage de la Révolution et de l’Empire. Mais il y a aussi le phénomène de la célébration de la mémoire des vaincus, des guillotinés de la Terreur, et de la Vendée. Sous la Restauration se produit quelque chose de très intéressant de ce point de vue. La figure du héros s’infléchit et se rapproche de celle de la victime (sans tomber dans l’idéologie victimaire d’aujourd’hui). Nous sommes dans un moment où la figure du héros s’articule à celle du martyr.
Guy Rosa. Quant à l’héroïsme guerrier, William Shakespeare contredit si ouvertement et fortement d’autres textes de Hugo qu’on pourrait se demander s’ils ont le même auteur. Les hommes de guerre y sont les marionnettes d’une histoire « fausse », faite de « boucheries héroïques » (var. « majestueuses »).
Franck Laurent. C’est une des contradictions majeures de Hugo.
Guy Rosa. Ajoutons qu’il y a juin 1848 entre les deux, et qui semble absent de Quatrevingt-treize. Les contemporains, qui avaient vu juin 1848 et la Commune et dont les pères avaient vu ou fait la Vendée, pouvaient se demander si on allait sortir un jour de cette histoire sanglante et désespérante.
Yvette Parent. Il y a une réflexion dans Les Misérables sur le fait que l’armée, le gouvernement, l’Etat ont des moyens qui rendent ridicule l’insurrection. Dans ce roman, on voit arriver le canon qui les liquide. C’est le tournant technique de la guerre. Par ailleurs, l’armée d’Afrique est condamnée. Cet Etat devenu bourgeois entraîne chez Hugo la nostalgie du courage.
Franck Laurent. En effet, la puissance de feu de l’Etat moderne est souvent rappelée. Pour Hugo, le temps joue contre les insurgés. Mais il ajoute que si l’insurrection se transforme en révolution, la force change de camp. Si tout le monde s’y met, l’Etat perd la main.
Guy Rosa. Il faut rappeler que ce n’est pas un mythe. Même de nos jours. Quoique matériellement infiniment inférieure, une insurrection étaient toujours – et reste– capable, si le peuple la fait siennes, de renverser le pouvoir le mieux armé.
Claude Millet. Il faut que l’armée ou une partie de l’armée bascule.
Franck Laurent. C’est une réalité historique. Mais Hugo, qui le sait, ne le dit pas ! Dans sa représentation de l’insurrection victorieuse, il privilégie la levée en masse.
Guy Rosa. A juste titre. Les soldats ne rejoignent jamais qu’une insurrection déjà victorieuse. Ce fut le cas en 1830. Et encore aujourd’hui.
Claude Millet. Non ! le printemps égyptien a pu avoir lieu parce que l’armée a décidé de laisser faire.
Guy Rosa. C’est une conséquence, non une cause.
Pierre Georgel. Que sait-on au juste de la participation de Hugo à la garde nationale ? Nous savons très peu de choses.
Guy Rosa. Il n’est pas impossible que Hugo ait été exempté. En tout cas la question ne se pose plus dès qu’il est à l’Académie ou Pair de France.
Caroline Julliot. Je me demande si l’on ne minore pas le tour de passe-passe de Hugo dans « Après la bataille ». Les Espagnols, dans leur résistance à Napoléon, sont pour les romantiques des résistants. Or, tout à coup, Hugo les renvoie à l’Espagne antique et barbare, comme s’il évacuait leur héroïsme.
Pierre Georgel. Les gravures de Goya, bien sûr, dénoncent les exactions napoléoniennes, mais on y voit toujours les prêtres derrière les espagnols. Ce n’est pas aussi simple. Ultérieurement, on a pu présenter les guérilleros comme des républicains. Mais les faits disent le contraire.
Guy Rosa. Un point de détail : vous avez un commentaire astucieux sur l’orthographe du titre. Mais Hugo écrit toujours ainsi : quatrevingt-dix, quatrevingt-douze….
Josette Acher. Sait-on quelque chose sur le rapport de Hugo à la légende arthurienne ? Pourquoi Gauvain ?
Pierre Georgel. Ce roman est une histoire de Bretons...
Claude Millet. Il n’y a en tout cas rien sur le cycle arthurien dans La Légende des siècles. Il me reste à vous remercier pour cette communication si intéressante. [depuis Claude Millet a retrouvé la référence au cycle arthurien dans Quatrevingt-treize : III, I, 1, p. 267 de l’édition Bernard Leuilliot (Livre de poche classique)].
David Stidler