Séance du 26 mars 2011

Présents: Clélia Anfray, Patrice Boivin, Jordi Brahamcha, Brigitte Braud-Denamur, Jacques Cassier, Nicole Desrosiers, Bénédicte Duthion, Justine Fouraux, Pierre Georgel, Delphine Gleizes, Jean-Marc Hovasse, Nana Ishibahi, Caroline Julliot, Loïc Le Dauphin, Claire Montanari, Claude Millet, Yvette Parent, Isabel Roche, Guy Rosa,  Vincent Wallez.


Informations

C. Millet : Le 7 Avril, s’ouvre à la maison de Victor Hugo l’exposition « Hugobjets ».

G. Rosa : L’Art d’être Grand-Père, dont le Groupe Hugo a déjà entendu dire beaucoup de bien, est monté au théâtre Lucernaire dans une mise en scène de Vincent Colin, avec Albert Delpy et Héloïse Godet.

P. Georgel : Le spectacle mérite d’être vu. Les deux acteurs jouent avec beaucoup de tact et de sensibilité. Néanmoins, le choix des textes manque un peu de violence. De plus, ils y ont adjoint des poèmes de George Hugo à son grand-père, ce qui tire beaucoup le texte vers le sentimental – qui est une dimension de l’œuvre, mais pas la seule. On n’y trouve aucun des très grands chefs d’œuvre « anarchistes » de l’œuvre, notamment « Le Poëme du Jardin des Plantes ».

En revanche, la petite Jeanne n’est pas « désérotisée », c’est une jeune fille adulte qui la joue. Il y a beaucoup de bonnes idées dans cette mise en scène.

G. Rosa : De nouveaux projets d’adaptation sont en cours à Hollywood (Les Misérables, Notre-Dame de Paris, Quatrevingt-Treize).

Y. Parent : Xavier Darcos a dit dans une interview qu’il était un grand admirateur de Hugo, avec cette réserve que, pour lui, Baudelaire a formulé tout ce que Hugo a dit, mais beaucoup plus vite.


Communication de Isabel RocheMarion de Lorme et le "goût de la réhabilitation" de V. Hugo (voir texte joint)


Discussion

Michelle Fléchard

C. Millet : Merci, et bravo pour votre remarquable maîtrise du Français. Cet exposé très suggestif pose beaucoup de questions. Guy Rosa le disait récemment, il y a encore beaucoup de recherches à faire sur les femmes chez Hugo. La référence à Michelle Fléchard a surpris plusieurs d’entre nous – jusqu’au moment où vous avez lu l’extrait qui montre qu’elle s’est effectivement prostituée, pendant qu’elle recherchait ses enfants. On est alors en droit de se demander pourquoi cette référence avait échappé à autant de lecteurs : ce doit être parce que le personnage de Michelle Fléchard marque un changement très profond dans l’imaginaire hugolien. Il n’y a pas de transfiguration par l’amour. Elle reste toujours la même. On ne trouve pas ce changement entre un passé coupable et un présent de l’amour pur, qui la sauverait.

Ce dispositif de l’amour rédempteur est tourné contre le discours dominant sur la prostitution – un discours qui enferme la question dans un schéma moral, et lui donne comme cause le vice. Le schéma de l’amour rédempteur, à l’œuvre à travers les autres personnages de prostituées de Hugo, à la fois permet de sortir de cette problématique et l’y enferme. Le passage de Quatrevingt-Treize que vous avez lu, dénué de tout schéma mélodramatique, permet de sortir de cette impasse : l’amour n’est pas une force de transfiguration, il est une dynamique totalement intégrée dans une vie qui est faite d’un ensemble d’arrangements entre la morale et la nécessité. L’amour de Michelle Fléchard pour ses enfants ne la purifie pas, dans le sens d’un événement qui rachèterait un passé coupable ; il la guide, il détermine tous ses actes – y compris la prostitution.

Marion de Lorme est une pièce intéressante du point de vue du rapport au passé. La question qu’elle pose, on la trouve également chez George Sand : peut-on se refaire une âme ? Michelle Fléchard, elle, ne se refait pas une âme. Elle garde la même : une âme de mère.

 

La Prostitution au XIXe siècle

Guy Rosa : Le cas de Michelle Fléchard n’est pas le même que celui de Marion de Lorme ou de Fantine. La prostitution n’est pas adoptée par Michelle Fléchard comme un métier, ou pour mieux dire comme état. Elle subit une pure contrainte ; une fois sur deux il s’agit de viol.   

Claude Millet : Si l’on lit le livre d’Alain Corbin (Les Filles de noce : misère sexuelle et prostitution, XIXe-XXe siècle, 1978), on voit que le cas de Michelle Fléchard, une prostitution occasionnelle et contrainte par la misère est une figure historiquement beaucoup moins marginale que celle de Marion de Lorme, la grande courtisane installée.

Au XIXe, les prostituées ont obligation de porter un châle jaune, si l’on en croit un article de Véronique Bui consultable sur le site Fabula (« Le châle jaune des prostituées au XIXe siècle : signe d’appartenance ou signe de reconnaissance ? »). Il y a un marquage de la prostitution, mais aussi une dilution, du fait des lorettes.

Guy Rosa : Les lorettes n’étaient pas considérées comme des prostituées. De même, dans Mille francs de récompense, il ne s’agit pas vraiment de prostitution pour l’époque.

Yvette Parent : Quelle est la différence entre une femme entretenue comme Madeleine Béjart et Marion de Lorme ? Il y a beaucoup de femmes à la limite de la prostitution. Balzac dit que la prostitution est aussi dans le mariage : à partir du moment où la femme s’exécute, acceptant un rapport dont elle n’a pas envie parce qu’il y a contrat, on peut considérer que c’est de la prostitution. Même chose pour Rachel chez Proust ; c’est une semi-mondaine.

Pierre Georgel : Même chose pour les actrices ou petits rats de l’opéra. Il y a une réalité sociologique, bien sûr, mais aussi un fantasme de la publicité de l’actrice ou de la danseuse, associée à une image d’exhibitionnisme.   

Guy Rosa : Considérer tous ces phénomènes mis dans le même sac comme de la prostitution est un anachronisme, une projection de notre regard. On trouvait parfaitement normal à l’époque que les servantes « rendent service » aux maîtres, par exemple, et il n’en résultait pour elles aucun discrédit, aucune condamnation, alors que celle pesant sur le prostituées au sens propre dépasse tout ce que nous pouvons imaginer.

Claude Millet : Dans le cas de Michelle Fléchard, il s’agit de tout autre chose que d’une soumission sexuelle ancillaire. Il y a une grande évolution chez Hugo après la Commune. Ce n’est pas inintéressant de voir que lorsqu’il évoque la prostitution, qui est LA figure de la misère au féminin, Hugo abandonne le schéma de l’amour rédempteur.

Isabel Roche : Michelle Fléchard est déjà mère sacrificielle depuis le début. Son cas est à part, mais est quand même lié aux autres par le sacrifice d’elle-même par amour.

Claude Millet : Oui, mais ici tout jugement moral a disparu. Il n’y a plus salvation puisqu’il n’y a plus condamnation. 

 

Éponine

Guy Rosa : Le cas qui pose problème est celui d’Éponine, car elle est vraiment prostituée.

Isabel Roche : Oui, mais elle n’est pas mère, c’est pourquoi je n’en ai pas parlé.

Guy Rosa : Dommage, car,  là, il y a une sorte de rachat, de salut, de rédemption. Et une évolution du texte. Dans le texte de 1848, Éponine ne se sacrifie pas pour sauver Marius. Elle meurt, tout simplement, et cela change tout. Dans le texte publié, elle se précipite pour recevoir la balle qui devait toucher Marius. Hugo n’en dit pas plus et ne commente pas ce sacrifice ; c’est inutile, le lecteur l’a très bien compris.

Yvette Parent : C’est beaucoup plus compliqué que cela. Elle a le sentiment que tous deux vont se retrouver dans l’autre vie.

Guy Rosa : Oui, mais pas au même endroit. Dans un cas ils se retrouvent en enfer, et dans l’autre au paradis.

Yvette Parent : L’enfer n’existe pas dans Les Misérables. L’enfer est sur terre. Elle se sacrifie comme tous les personnages du roman se sacrifient, comme Jean Valjean se sacrifie. Ce n’est pas propre aux personnages de prostituées.  

 

La prostitution, causes sociales ou causes morales ?

Guy Rosa : Il y a dans Les Voyageurs de l’impériale un bordel. Une famille d’ouvriers loge dans l’immeuble voisin. Non pas hasard, encore moins par choix, mais parce que ce voisinage abaisse considérablement le loyer. Or cet ouvrier, parfaitement ordinaire et typique, l’éprouve comme un déshonneur abominable ; il en meurt (il en mourra au sens propre) de honte et de rage. Aragon est un écrivain « réaliste » ; apparemment il n’invente rien ; cela se passe au début du XX° siècle ; qu’est-ce que ce devait être au XIX° ! Il faut donc, je crois, faire un effort d’imagination et se représenter l’attitude commune envers les prostituées moins comme une condamnation que comme une répulsion.

Claude Millet : Il y a un équivalent : l’horreur qu’inspire le bagnard est comparable à celle qu’inspire la prostituée. Jean Valjean s’intéresse à Fantine, car, dès le début, ils font couple.

 Guy Rosa : Tout à fait. Le bagne, effectivement, mais pas la prison. Je me demande si au XIXe siècle les prostituées ne prennent pas dans l’imaginaire le relais des sorcières. Pour le bagnard comme pour la prostituée, le mérite de Victor Hugo (mais pas de Balzac) est de sortir du fantasme, de refuser l’explication par le « vice », qui est une dimension infra-morale du Mal, et de poser la question morale : liberté du choix, gravité de la faute, possibilité du pardon et du rachat. Ainsi comprise, la rédemption de la prostituée (ou du bagnard) est le comble du scandale, car elle rompt le rejet de la prostituée dans l’infernal.

Ill faut ajouter qu’à la différence du bagnard, la prostituée n’est pas dangereuse. Cette horreur fascinée qu’on éprouve alors devant elles n’empêche pas, au contraire, que tous les hommes, Hugo compris, aillent les voir sans aucun état d’âme. Il a fréquenté les maisons closes comme tout le monde. La honte de le faire est moderne –et même récente– précisément parce que la question proprement morale ne se pose pas.

Yvette Parent : Chez Hugo, la fascination pour la prostitution est symétrique à sa fascination pour la virginité. Marius, au lendemain de la nuit de noces, est soulagé que Cosette ait bien été vierge. Il craignait sûrement que Jean Valjean, l’ancien forçat, ne l’ait touchée. 

Guy Rosa : Non, Marius n’envisage jamais une chose pareille. Il est soulagé qu’elle ne soit pas la fille d’un forçat, c’est tout.

Yvette Parent : Hugo compare souvent prostitution et esclavage. Le problème est social pour Hugo ; mais par moments il retombe dans les schémas moralisants.

Claude Millet : Au contraire, je pense que dans sa représentation de la prostitution, il y a un hiatus entre une analyse des causes sociales de la prostitution, et le besoin de les transfigurer par l’amour rédempteur. Il sort d’un discours moral, mais pour en réinjecter un autre. L’amour divin qui sauve Marie-Madeleine est laïcisé en amour sentimental ou maternel.

Guy Rosa : Ce n’est même plus un schéma moral, c’est un schéma religieux. 

Claude Millet : Ces dispositifs narratifs disent aussi qu’on peut changer ; que la rédemption est possible. Ce n’est pas propre aux femmes, c’est le cas pour beaucoup de personnages de Hugo. 

 

La prostitution dans l’imaginaire des XIXe et XXe siècles

Claude Millet : Vous avez dit que les écrivains réalistes refusaient cette perspective morale ; vous avez cité Maupassant et Zola. Je dirais plutôt les Goncourt que Maupassant, avec La Fille Élisa. Maupassant se situe déjà dans la mythologie de la prostituée au grand cœur.

Isabel Roche : Je pensais aux prostituées de La Maison Tellier, pas à Boule de Suif.

Pierre Georgel : L’Olympia de Manet est explicitement une prostituée, et une prostituée de type populaire. Dans l’un de mes articles, « Transformation de la peinture vers 1865 », je suggérais que ce nom, Olympia, pouvait faire référence à Olympio, nom par lequel se désignait Hugo lui-même, et par lequel, en manière de moquerie, on le désignait souvent dans la presse. Dans cette image d’une prostituée libre, heureuse, sans problème moral, éclatante de santé et de joie de vivre, il y avait une pique à l’égard de Victor Hugo – on est à l’opposé de l’image de prostituées comme Fantine, sur qui pèse le poids de la faute morale. Ce qui a été mal perçu à l’époque c’est aussi son regard – elle regarde le spectateur en face, droit dans les yeux, et s’impose, aussi par ce regard, comme l’égale de l’homme, refusant tout asservissement.

Guy Rosa : Comme l’a remarqué Christophe Honoré, qui avait renoncé pour cette raison à mettre en scène Marion de Lorme, si la pièce n’est plus représentée de nos jours, c’est parce que cette horreur devant la prostitution, typique du XIXe siècle, est inconcevable aujourd’hui. Il y a eu un changement très profond dans les mentalités depuis deux siècles. Le destin de Fleur de Marie, dans Les Mystères de Paris, est caractéristique : même d’emblée innocente et souffrant de sa « faute », même rachetée par l’amour, elle reste à l’écart, rejetée hors de la société.

 

Victor Hugo, saint patron des filles de joie ?

Claude Millet : On trouve dans la Nouvelle série de la Légende des Siècles un poème intitulé « Là-haut », qui fait suite à « La Comète », métaphore de la Révolution. La Comète est une sorte de prostituée, on lui reproche sa conduite indécente, et elle répond qu’elle est la fécondité et la vie universelle. Ici, c’est la prostitution elle-même qui devient l’amour rédempteur.

Guy Rosa : Est-ce une légende que le jour des funérailles de Hugo, les prostituées ont assuré le service gratuit dans les bosquets des Champs-Elysées ? Ce n’est en tout cas pas un hasard si cette anecdote colle à la peau de Hugo. Il était considéré, à juste titre, comme  le poète des enfants, il faudrait savoir dans quelle mesure il était aussi considéré comme le poète des prostituées. Et pas seulement celui de la prostituée rédimée.

Jean-Marc Hovasse : L’anecdote vient des Déracinés de Barrès, mais elle n’est pas vérifiée historiquement.

Pierre Georgel : L’image du vice, chez Victor Hugo, c’est plutôt la duchesse Josiane.

Claude Millet : Josiane est l’image de la sexualité débridée et aristocratique, une sorte de Don Juan au féminin. Ce qui est éminemment sympathique chez Victor Hugo, c’est son horreur des Mayettes, des femmes « vertueuses », qui jugent les autres de très haut. Il déteste la femme bourgeoise dans son bon droit, comme on le voit dans « Sur le bal de l’hôtel de ville ». Voilà qui est beaucoup plus subversif que l’histoire de l’amour rédempteur. Il est remarquable que la question de la prostitution invite Hugo à une radicalisation de sa position face à la question sociale. « Sur le bal de l’hôtel de ville » est plus radical que le recueil dans lequel il s’insère, Les Chants du crépuscule.

Isabel Roche : Oui, Hugo est radical dans sa critique de la société quand il prend pour biais la prostitution. Lorsque Fantine est renvoyée de l’usine où elle avait un travail « honnête », elle est jugée par sa supérieure comme une fille perdue parce qu’elle est fille-mère, licenciement qui est le point de départ du chemin aboutissant à la prostitution.

Delphine Gleizes : Il y a dans Choses vues une autre occurrence de l’ambivalence de Hugo vis-à-vis de la prostitution. Deux prostituées se dressent au sommet d’une barricade assaillie, lèvent leurs jupes, montrent leur ventre, interpellent les soldats, qui tirent. Il y a ce rejet d’époque, puisqu’il parle de « cette affreuse langue de lupanar qu’on est obligé de trahir » pour être compréhensible, mais, en même temps, il rappelle que leur geste a été celui d’Agrippine  (« frappe au ventre », dit-elle) – ce qui est une manière de les intégrer à la grande Histoire.

     

La prostitution et les femmes dans la vie de Hugo

Claude Millet : Dans les carnets de Hugo, on trouve de nombreuses notes cryptées à propos d’argent donné à des jeunes femmes, contre  service érotique : par exemple, 10 octobre 1870 « Secours à Mme Vve Moreau, 2 Darau, Montrouge. Genua. 5f » ; 28 décembre 1870, Mlle Marguerite Héricourt. Poële. Sec. 50f »...

Jean-Marc Hovasse : Sur ce point, nous restons sous l’influence Guillemain dont tout le travail de décryptage des notes de Hugo n’est peut-être pas moins fantasmé que leur cryptage. Qu’est-ce que Hugo note ? comment le savoir ? Ce n’est pas forcément de la prostitution, ce peut être des secours sans contrepartie, et non des rémunérations de services sexuels.

Pierre Georgel : Dans Océan, on trouve une remarque non prise en charge par l’auteur – et donc sûrement personnelle : « Toute femme qui pleure s’expose à être embrassée ». Entre menus secours et amourettes rétribuées, il n’y avait peut-être qu’un pas.

Claude Millet : Toute sa conception de la prostitution est issue d’un vécu et de conflits intimes. Juliette s’inscrit dans la lignée des personnages féminins de Hugo, sur ce point comme sur d’autres, comme par exemple le rapport au langage.

Guy Rosa : Dans la correspondance de Juliette, y a –t-il des développements sur l’idée de la rédemption par l’amour ?

Jean-Marc Hovasse : Beaucoup, dans les années 1830. Elle dit, en particulier, que grâce à l’amour « ses ailes repoussent ».

Vincent Wallez : Victor Hugo parle-t-il de « prostitution sainte » ou « prostitution sacrée » ?

Claude Millet : Où Baudelaire parle-t-il de la beauté de Marion de Lorme ?

Isabel Roche : Dans une lettre à Victor Hugo lui-même.

Pierre Georgel : Sarah Bernhard raconte dans ses mémoires que Victor Hugo l’a embrassée, et qu’à ce moment-là, elle a « senti la griffe du lion »… elle n’en dit pas davantage, mais la phrase est déjà fort suggestive.

 Claire Montanari