CRÉPUSCULE
On comprend le désarroi des candidats au baccalauréat (2014) devant le poème Crépuscule, le vingt-sixième du deuxième livre des Contemplations. Non qu’il soit lui-même obscur, il est très clair et simple ; mais la question dont il était assorti –« comment s’y exprime le sentiment amoureux ? »– en faisait à coup sûr le « truc de ouf » qu’y ont vu les candidats puisque ne s’y exprime pas le moindre sentiment amoureux.
Voici donc, pour rassurer les candidats sur leur bon sens et sur celui de Hugo, non pas l’impossible corrigé d’un sujet d’une rare stupidité, mais l’explication de texte standard qu’on peut faire de ce poème.
PLAN :
I. Un paysage crépusculaire.
II. Le moment de la contemplation.
III. Ce que dit la nature : une incitation, un encouragement, un appel à l’amour.
I. Un paysage crépusculaire
Le romantisme a découvert la fascination du crépuscule : moment oxymore, à la fois jour et nuit, lumière et ombre, favorable à la rêverie. Le réel y perd la netteté de ses contours et s’offre à l’imaginaire.
Ici, de quoi le paysage est-il constitué ? D’un étang, des bois aux arbres profonds, aux branches … noires, de la verdure – l’herbe, le brin d’herbe, le vert coudrier–, de tombeaux –sépulcres dormants, la tombe, le tombeau (peut-être un cimetière est-il entrevu), d’ifs (le plus noir des arbres), des prés, d’une chaumière. Aucun exotisme donc, ni pittoresque, ni même un dessin précis.
Mais, constamment, la fusion des contraires par la résolution d’une série d’oxymores entre obscurité et clarté : reflets blancs de l’étang –blanches moires– et clairière face à la profondeur noire des arbres ; sentiers bruns emplis de la blanche mousseline des vapeurs de brume ; ver luisant, errant avec son flambeau, dans l’ombre ; toit noir de la chaumière sous la fleur de lumière de l’étoile.
Plus précisément, la clarté du jour s’en va et l’ombre s’étend, mais dans l’ombre de la nuit de nouvelles clartés apparaissent. Au lieu d’être absence de jour, la nuit devient ainsi un autre jour. La nuit tombe et les branches sont noires, mais Vénus se fait jour à travers la forêt et monte au sommet des collines. Puis le relais de l’étoile du soir est pris par le vers luisant dans l’ombre ; enfin l’épanouissement de l’étoile aux cieux, ainsi qu’une fleur de lumière / Ouvre et fait rayonner sa splendide fraîcheur suggérant une lumière d’une autre nature, divine sans doute.
De là un mélange étonnant et troublant d’angoisse devant l’inconnu –L’étang mystérieux, suaire (noter que la virgule évite mystérieux suaire qui serait plat), et on a froid sous les ifs qui suggèrent la mort, et des sensations associées à la chaleur et à la vie : le vert coudrier, le ver luisant, c’est le mois où les fraises sont mûres (redoublé par la datation du poème : août, malheureusement disparue dans le texte distribué aux candidats).
II. Le moment de la contemplation
Contempler, rappelons-le, n’est pas, chez Hugo, de l’ordre du regard mais de la vision du poète pensif (vers 12) : il voit et entend, depuis le réel, au-delà du réel. Ici, le paysage s’anime progressivement sous ses yeux et devient fantastique (quoique que le mot soit inexact s’agissant ici d’une réalité qui reste familière).
Il se peuple de personnages, d’êtres, de présences indistinctes :
Vénus, à la fois étoile et déesse de l’amour ;
les passants qui sont peut-être des amants, à qui appartiennent les blanches mousselines, à la fois brumes du soir et écharpes féminines, et les couples qui passent eux aussi ;
l’herbe qui s’éveille et parle, la tombe qui lui répond avant que Dieu la fasse trassaillir ;
le faucheur qui marche –et qui n’est pas « la faucheuse » ;
l’ange enfin de la dernière strophe qui flotte et semble emporter, non pas les âmes des défunts comme dans la représentation traditionnelle, mais, dans une même gerbe, les signes des vivants et des morts.
Le poëte contemplatif perçoit donc une autre vie, imperceptible, qui monte de l’infiniment petit –le brin d’herbe–, des profondeurs de la mort –les sépulcres, dormants puis tressaillants– puis que suscite l’infiniment grand : c’est Dieu d’abord qui fait tressaillir les tombeaux, puis les deux dernières strophes évoquent les cieux, les vents en une sorte d’essor, d’apothéose discrète, et les voix de la terre, vivants et morts confondus, sont emportées vers le ciel sur les ailes des anges. Le poème y prend une dimension cosmique.
Car le regard s’élève de la platitude de l’étang et de la clairière vers le haut, en même temps que cette nature, d’abord immobile, s’anime de mouvements : passez (à deux reprises –et le mot y perd le sens funèbre qu’il a conservé dans « trépasser »), s’éveille (le contraire de l’endormissement de la nuit), erre, tressaillir, ouvre, flotte, emportant. Noter que le nombre des verbes de mouvement s’accroit progressivement, au rebours de l’immobilité gagnant, ordinairement, le soir qui tombe.
Le poète est donc celui qui est capable non seulement de décrire mais aussi de capter ce que les autres ne perçoivent pas : le message des morts et de la nature. Il est entre le monde des vivants et celui des morts, comme le crépuscule est un jour mêlé de nuit –ou une nuit mêlée de jour (l’aube est le « crépuscule du matin »).
Dans tout ceci, ni terreur, ni angoisse, ni fascination morbide pour la mort, mais, dans une sérénité à peine inquiète, la conviction profonde qu’il y a de la vie –et donc de l’amour puisque c’est par lui que passe le renouvellement de la vie–, dans la mort.
III. Ce que dit la nature.
Une des originalités du poème tient à la présence de voix mêlées sans auteur reconnu (énonciateur identifié si l’on préfère). Une autre tient à ce que disent ces voix et qui est à la fois attendu et surprenant.
On peut penser, parce que cela s’oppose à que répond la tombe ? que c’est la nature, le brin d’herbe, tout ce qui est vivant, qui pose les premières questions -Avez-vous vu Vénus?- en un chuchotement soutenu par l’allitération en fricatives sonores ou sourde du premier vers, avec laquelle rompt le second hémistiche : au sommet des collines. Chuchotement indistinct auquel se mêle une voix impersonnelle et non située qui serait celle du narrateur si tout le texte n’était au présent, et celle du poète s’il y avait ne fût-ce qu’un unique je. Disons que ce peut être la voix du poète, une fois mort et qu'elle réalise la lecture que Hugo demande dans la Préface du recueil: Ce livre doit être lu comme le livre d'un mort.
La voix qui répond est celle des morts pensifs qui ont froid sous les ifs, et celle de la tombe explicitement, ou des tombeaux.
Mais aux deux dernières strophes et sans doute aussi de manière sous-jacente à la cinquième, c’est la même voix impersonnelle qui reprend la parole, à l’unisson des deux autres voix. De telle sorte qu’il y a bien une construction du poème en trois mouvements, mais dépourvue de toute rhétorique comme de tout schéma narratif.
Que disent ces voix ? Une injonction, un appel à aimer : Aimez, vous qui vivez ! Lèvre cherche la bouche ! aimez-vous, Dieu veut qu’on ait aimé,… Aimez-vous ! Cette invitation semble toute classique, droit venue d’Epicure, d’Horace ou de Ronsard. L'originalité de Hugo par rapport à eux, qu’il contient mais corrige et déborde, est triple.
D’une part, ce sont les morts qui parlent ainsi –et l’invitation, à la différence de Ronsard, bien vivant, est entièrement désintéressée. (Pas la moindre « expression du sentiment amoureux ».)
Leur langage, ordinairement sévère (memento mori) ou, pour le moins, désincarné , s’assortit d’une sensualité surprenante, discrète mais non dissimulée : il s’agit bien, d’abord, des bonheurs de l’amour charnel –Lèvre, cherche la bouche (« la lèvre » était possible et plus décent), c’est le mois où les fraises sont mûres (goût et couleur d’un fruit-baiser), faites envie. Mais à cette invitation galante sinon tout à fait érotique, se mêle un religion de l’amour. Rien de catholique dans cette invitation à se livrer à la religion de Vénus ; Dieu veut qu’on ait aimé –mais pas son frère, ni son prochain ; l’étoile aux cieux, ouvre et rayonne sa splendide fraîcheur au lieu de conduire à Bethléem; l’ange du soir bénit des amants et non des époux. Au bout du compte, puissance de l’amour (celle de Lucrèce, Tunc Venus in sylvis jungebat corpora amantum, "alors Vénus unissait au fond des forêts les corps amoureux") et lumière étoilée se confondent : et Dieu fait tressaillir le tombeau. Tressaillement ambigu si l’on tient compte des images, un peu étranges, des vers qui précèdent, le flambeau en particulier qui est celui des cérémonies funéraires mais aussi de l’hyménée.
Cette sensualité, enfin, s’unit (autre oxymore) à la gravité de la mort. Inutile donc, dangereux même, d’isoler les « champs lexicaux » de la mort et de l’amour : ils n’ont de sens qu’ensemble et tout le poème les mèle.
Première strophe : suaires…Vénus
2° strophe : Vénus, amants … sépulcres dormants
3° strophe : tombe, ifs froid… aimez, lèvre, bouche
4° strophe : aimé, envie, couple … tombe
5° strophe : mortes, tombeau… les belles, les javelles, les tressaillements (flambeau appartient aux deux ensembles)
6° strophe : toit noir… chaumière (le faucheur appartient aux deux ensembles)
7° strophe : aimez-vous, fraises, baisers des vivants… prières de morts
Cette union de l’amour et de la mort se lit dans cette image, et dans cette idée, tout à fait neuves, d’une commutation de l’amour en prière sous l’égide de la mort, telle que joindre les mains et les lèvres sont une même chose :
Tout ce que dans la tombe, en sortant de la vie,
On emporta d’amour, on l’emploie à prier […]
L’ange du soir rêveur
Mêle
Les prières des morts aux baisers des vivants.
Conclusion
Ce poème n’est pas sans raison l’un des derniers du second livre L’âme en fleur et il fait pont avec les livres de la seconde partie du recueil. Son titre n’a rien non plus d’anecdotique et, comme d’autres poèmes du recueil, il est à la fois expérience vécue et méditation. Il exploite, mais pour les rompre, les antithèses accoutumées, du corps et de l’âme, du pêché et de la rédemption, de l’amour et la mort, du jour et de la nuit. Ou, si l’on préfère, Hugo invente un crépuscule véridique, le même entre l’amour et la mort qu’entre le jour et la nuit.