France Vernier : La stratégie des ajouts dans Les Misérables

Communication au Groupe Hugo du 19 juin 1999
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Sous ses airs innocents la notion d'ajout pose avec perversité d'importantes et utiles questions. Mais il convient de la préciser.

L'acception "génétique" est la première qui s'offre: ajout chronologiquement repérable fait par l'auteur à une première édition, à un premier manuscrit, ou même à un premier jet, voire à un simple projet. Et voici qu'aussitôt surgissent, pour cerner la notion, les difficultés: à moins de s'en tenir au seul cas des additions faites d'une édition à l'autre (cf  le terme technique d'imprimerie, les "ajoutés"  ), le problème se pose de savoir par rapport à quoi ( à quel état du texte) on décide d'examiner les ajouts. Est-ce par rapport à un texte provisoirement donné comme "achevé" et enrichi lors d'une relecture, d'une nouvelle publication? Est-ce par rapport à un premier brouillon, à l'écriture d'une journée, voire en cours de rédaction? Une simple rature, un complément fait en écrivant peuvent être considérés comme des ajouts... On entre dès lors dans un monde fluctuant, arbitraire, où toute décision emporte avec elle une conception de l'écriture qui varie selon les critiques autant que selon les écrivains. Sans compter, pour les textes contemporains souvent écrits directement à l'ordinateur l'effacement des ratures, à moins qu'on n'installe un "mouchard" capable d'enregistrer la moindre hésitation, reprise: sans lui, plus d'ajout repérable avant publication, avec lui tout devient "ajout"!

C'est pourquoi je m'en tiendrai délibérément à ce que le texte lui-même exhibe comme ajout, qu'il s'agisse de macro- ou de micro-éléments (cela peut aller d'un mot à un chapitre, voire, comme nous le verrons pour Les Misérables,  de livres entiers). Une séquence peut être écrite d'emblée et présentée ouvertement comme un ajout, alors qu'inversement des additions, effectivement écrites postérieurement à une première rédaction peuvent être intégrées dans le texte qui en efface l'insertion. Certaines écritures - comme celle de Claude Simon ou de Nathalie Sarraute - semblent même se caractériser par l'utilisation systématique de l'ajout qui, en ce cas, peut être considéré comme structurel.Elles semblent ainsi échapper, grâce à l'ajout, à la malédiction de la linéarité, de la successivité imposées par le langage pour réaliser une écriture de la simultanéité, faisant éclater la chaîne discursive, créant par l'intégration de l'axe paradigmatique dans l'axe syntagmatique un discours en volume, une géométrie dans l'espace. Se laissant, comme un tableau "parcourir par l'oeil" libéré de l'esclavage de l'avant/après. Déjà les longues parenthèses de Proust, étageant dans le récit d'autres récits, d'autres temps, d'autres regards - antérieurs ou postérieurs - ont bien à voir avec sa recherche d'une "parcelle de temps à l'état pur". Mais dès lors l'ajout peut-il encore être nommé "ajout" comme s'il se greffait sur un discours "premier" ou "maître"? Le vertige nous prend: qu'est-ce qui s'ajoute à quoi? Dans Le jardin des plantes  Claude Simon fait radicalement le saut, installant par la typographie même et la mise en page, qui jouent des ajouts, une scène scripturale qui pulvérise la linéarité (le Coup de dés.. de Mallarmé poussé à la limite, et dans la prose): si tout est ajout et les lunes sans soleil, toute lune est soleil et tout soleil lune. Ni la ligne, ni même le plan ne domine dans cette éciture à trois (quatre?) dimensions.

Si l'acception génétique de l'ajout, qui relève à strictement parler de l'histoire du texte, peut bien évidemment coïncider avec celle que je prétends définir, elle doit impérativement en être distinguée. Dans le cas de la génétique il s'agit de sonder l'acte et le procès d'écriture eux-mêmes (à supposer que ce soit possible) alors que ma perspective est tout autre: étudier les effets que peut produire un texte envisagé comme actif, et non le considérer comme un produit. C'est donc de l'ajout repérable, dont la visibilité est constitutive du texte, que je m'occuperai seulement, sans me soucier de l'intentionalité, sans m'interdire cependant de la prendre en compte lorsque le texte la manifeste. 

On voit donc que la qualité d'ajout d'une séquence textuelle est relative: elle n'apparaît que dans le rapport entretenu entre l'ajout et ce qui est donné/reçu comme le tronc sur lequel il se greffe. Les modalités de lecture, tout comme les conventions sur lesquelles s'appuie tout écrivain pour escompter ce qui, dans son texte, passera pour le tronc sur lequel il prétend greffer, sont variables, ce qui peut fragiliser "l'effet d'ajout", dès lors du moins qu'il n'est pas ouvertement marqué comme tel.

Il me semble donc nécessaire de distinguer deux catégories d'ajouts:

 

 J'entends par "ajiouts marqués" ceux qui sont explicitement signalés comme tels. Soit par des signes typographiques: la note, les tirets, la parenthèse, ou encore la disposition dans la page (comme dans le Jardin des Plantes). On peut y inclure la citation, la référence à un autre texte...

Soit par des marqueurs sémantiques, commentaires spécifiant qu'un mot ou un passage sont à prendre comme des ajouts, ainsi "J'ajouterai que..". Dans cette catégorie la digression tient une place particulière. Je pense ici à la digression présentée comme telle (et non pas jugée telle par la critique lorsqu'un développement lui paraît "hors du sujet"). C'est un procédé couramment utilisé par Balzac qui aime à couper le fil du récit pour s'adresser au lecteur, situant l'ajout sur un plan énonciatif différent de celui de la narration et invoquant une "nécessité" d'un autre ordre, à la manière de la parabase des comédies grecques.  J'en prendrai un exemple pour ce qu'il met en lumière de la fonction spécifique de l'ajout, du moins d'une de ses fonctions, sur lesquelles nous nous interrogerons plus loin.

Dans Ferragus , Balzac s'interrompt, après les premières pages, pour invoquer les "amants de Paris" (et non le lecteur indistinct): "Ceux-là sauront excuser ce début vagabond qui, cependant, se résume par une observation éminemment utile et neuve..." .  Cette intrusion, retour reflexif sur ce qui précède, colore rétrospectivement les pages qu'on vient de lire pour en faire, quasi spatialement, un écart hors du chemin prévu. Il est clair que "vagabond"  est à prendre ici aux deux sens du terme: ces pages évoquent un vagabondage dans les rues de Paris, certes, mais, comme l'indique le "cependant", elles apparaissent comme une digression. Le commentaire assume et revendique le caractère hors-normes, apparemment hors-sujet de ce début insolite.  De fait, s'il n'est pas vagabond par rapport au texte qu'il initie, il l'est par rapport aux conventions romanesques d'alors, qui veulent une simple "plantation du décor" et une présentation des personnages, que ce début excède ouvertement. Or, paradoxalement, c'est en le traitant de "vagabond" , de hors-jeu, que Balzac déplace le jeu, et fait apparaître la digression comme le véritable enjeu d'un "nouveau roman" (je ne joue pas sur les mots et Robbe-Grillet avait fort bien noté dans Pour un Nouveau roman  qu'à l'époque le nouveau roman, c'était celui de Balzac): c'est ce début vagabond qui "se résume par une observation  utile et neuve"  . Loin de le considérer comme une maladresse, il le revendique hautement et invoque les happy few  parmi ses lecteurs à en reconnaître le prix. Et de fait cette entrée en matière, véritable théorie en acte comme Balzac en a le secret, établit par ce procédé - car c'en est un: ce début vagabond, loin d'avoir été "ajouté" après-coup, gagne sa fonction matricielle d'être traité a posteriori  comme un ajout - la radicale nouveauté, la nouvelle ambition du roman tel qu'il le conçoit. C'est grâce à ce manège qu'est posé le "suffisant lecteur": non plus ce public de femmes avides d'évasion qui était alors réputé destinataire des romans, mais ces "amants de Paris", encore définis comme "ces hommes d'étude et de pensée, de poésie et de plaisir"  à qui s'adresse sélectivement le roman qui commence et qui, eux "excuseront"...(c'est-à-dire, ici, comprendront). C'est aussi grâce à ce manège qu'est posée l'ambition du romancier, et imposé l'enjeu de la lecture: non plus l'abandon paresseux à une intrigue sentimentale et dépaysante, mais l'"observation éminemment utile" , non plus la confortable attente d'un rituel mais la quête exigeante du neuf ("et neuve"). La tâche, désormais, du romancier et de ses lecteurs est proprement heuristique: changer le regard, découvrir la profondeur de ce qui est réputé futile, savoir "récolter, en flânant dans Paris, la masse de jouissances flottantes, à toute heure, entre ses murailles" (le lecteur rêvé de ce texte a tous les traits de Baudelaire!). Mais encore: la provocation que réalise cette feinte sert à légitimer un nouveau mode narratif, de portée philosophique. Si les "hommes d'étude et de pensée" sont aussi, d'une même haleine ceux "de poésie et de plaisir" (et non leurs opposés, comme l'impliquent la distinction des genres et l'idéologie dont elle procède qui oppose le divertissement à la pensée, les sens à l'esprit, la poésie à la prose...); si ces "amants de Paris" sont, comme tels aussi éloignés que possible de la futilité, c'est que l'écriture profonde, sérieuse, instrument d'observation et de découverte, exige de déborder les normes qu'on lui impose et annexe comme opératoires la poésie, le lyrisme, la rêverie visionnaire. Car ces pages qu'on vient de lire détonnent spectaculairement, comme d'ailleurs le début, tout aussi "vagabond", de La Fille aux yeux d'or  , dans un roman. Loin de "planter le décor romanesque", c'est un pur poème en prose, au ton et aux thèmes déjà baudelairiens, personnifiant les rues de Paris dans une vision onirique qui en fait les véritables acteurs du drame. Bien plus que d'un simple mélange des genres, il s'agit d'une secousse qui ébranle en profondeur la topologie langagière et menace la domination du logos. Poésie, rêve, figures, personnifications sont ainsi réquisitionnés comme moyens à part entière d'un discours relevant de l'étude et de la pensée. Paris est par là arraché à la banale fonction localisante qu'on aurait attendue pour devenir "le plus délicieux des monstres", concentré révélateur et prophétique des forces secrètement actives de l'histoire, instrument imaginaire mais opératoire de connaissance permettant de dépasser les bornes où est inévitablement contenu le discours d'analyse et d'observation.

Quelques pages plus loin, un petit ajout "de rappel" se manifeste plus modestement sous la forme d'une rapide glose énonciative et vient confirmer le caractère stratégique de cet effort. Alors que, cette fois, le texte semble jouer à plein le jeu romanesque, voici qu'une courte relative est à son tour traitée en ajout: "Au milieu des secrets désastres de son coeur, pendant qu'il cherchait une femme  par laquelle il pût être compris, recherche qui, pour le dire en passant  (c'est moi qui souligne) est la grande folie amoureuse de notre époque ..." . On remarquera la similitude d'effet avec le cas précédent: ce "pour le dire en passant" semble en effet renvoyer l'affirmation visée au rayon du superflu, en tout cas de l'accessoire. Et c'est bien ce qu'un élève mal avisé supprimerait avec soulagement dans une contraction de texte. Mais c'est évidemment ce que l'"homme d'étude et de pensée" retiendra comme essentiel, comme ce qui seul justifie qu'un romancier prenne la peine de raconter une histoire, de s'occuper de personnages individuels et imaginaires. Cette folie amoureuse-là, fleur du mal de Paris, c'est ce que ne saurait atteindre l'analyste, l'observateur ou l'historien, encore moins le romancier conventionnel; et c'est pourtant elle qui prépare le terrain à ce que se donnera pour objet, un siècle plus tard, la "nouvelle histoire".

Reste à se demander en quoi l'habillage en ajout est opératoire, quelle part il a dans la production de l'effet. Désigner le début de ce texte, ainsi que la remarque qui creuse le sens comme à la fois superflus et essentiels, aux yeux du moins du "petit nombre d'amateurs" qui compte, c'est prendre acte du fait que ce qui les fait apparaître déplacés c'est l'infirmité de la structure discursive où ils font tache. C'est entraîner le lecteur à renverser l'ordre des valeurs, à mesurer l'indigence de son attente, à critiquer le rôle qu'on lui assigne de coutume, voire la complaisance avec laquelle il était prêt à s'y soumettre.  Ainsi ce détour rusé, qui feint d'obtempérer aux impératifs du discours et des genres en demandant à être "excusé", fait plus que conquérir droit de cité à ce qui semblait digressif ou accessoire: il lui donne, en critiquant l'ordre qui l'exclut, la place royale et installe du même coup la légitimité d'une optique nouvelle et productive. Nous retrouverons plus loin, chez Victor Hugo, ce même souci d'un "appareil optique" nouveau.