Arnaud Laster : Mérites et limites de la transposition : le cas de Rigoletto
Communication au Groupe Hugo du 10 avril 1999
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Jonathan Miller, présentant le film de sa mise en scène
de 1982 pour l'English National Opera de Rigoletto,
réalisé par John Michael Phillips pour Thames Television,
supposait que certains amateurs de l'oeuvre allaient sursauter ou
ressentir comme un outrage en découvrant qu'il en avait
transposé l'action dans le milieu de la mafia italienne et dans
le New York des années 1950. Coïncidence ou influence de l'air
du temps, on put voir en avril 1983 au Théâtre des
Champs-Elysées une production de l'Opéra de Bâle, signée
Jean-Claude Auvray et créée en 1981, qui transposait l'intrigue
dans le même milieu mais dans les années 1930. Et depuis, la
transposition de l'action des pièces et des opéras, de
l'époque et des lieux où les auteurs les avaient situés dans
d'autres, est devenue une pratique si courante qu'elle n'étonne
ni ne scandalise plus guère. Le théâtre et l'opéra romantique
ont-ils été les plus touchés ou plus exactement retouchés? A
vrai dire, on manque de statistiques pour l'établir, mais le cas
de Rigoletto me paraît exemplaire parce qu'opéra à la
fois issu en partie d'une transposition et objet de
transpositions.
Dans l'introduction à
sa mise en scène, Jonathan Miller commençait d'ailleurs par
rappeler que Verdi et son librettiste Piave avaient été
obligés, eux, par la censure de déplacer de la cour de
François Ier à celle du duc de Mantoue au XVIe siècle l'action
du drame de Hugo, Le roi s'amuse, qu'ils avaient adapté.
Il suggérait là, involontairement peut-être, une question qui
est à l'origine de cette communication: la transposition
délibérée d'aujourd'hui n'aurait-elle pas quelque rapport avec
la transposition forcée d'hier? Question qui en a entraîné
d'autres : les avantages de l'opération l'emportent-ils sur ses
inconvénients? quels sont les mérites et les limites de la
transposition d'un opéra comme Rigoletto ? une
transposition satisfaisante est-elle possible et à quelles
conditions?
A l'actif de la transposition on peut porter d'abord le succès de Rigoletto. Certes Piave et Verdi ont dû composer avec les exigences des censeurs, mais ils ont réussi à faire entrer durablement leur opéra au répertoire, contrairement à l'auteur du drame qui les avait inspirés, Hugo, dont Le roi s'amuse ne s'est pas encore tout à fait relevé du tollé qui l'a accueilli et de l'interdiction qui a interrompu sa carrière un demi-siècle durant. Si l'on objecte qu'il ne s'agit pas avec Rigoletto d'une simple transposition qui n'affecte que la mise en scène mais de la transformation d'un texte de théâtre parlé en livret d'opéra, et d'une adaptation qui modifie beaucoup plus que les didascalies, faisons remarquer que, dans un premier état, le livret avait conservé les personnages du drame en italianisant seulement leurs noms et que la transposition a été une des modalités de l'adaptation. Celle-ci a impliqué des concessions de diverses sortes que j'ai étudiées par ailleurs et sur lesquelles je ne reviendrai pas ici, pour me concentrer sur les transpositions scéniques de Rigoletto qui ne touchent pas au texte chanté mais le situent dans un autre temps et dans d'autres lieux que ceux qui sont indiqués explicitement ou implicitement par les didascalies.
Restons à l'écoute
du plaidoyer de Jonathan Miller pour sa mise en scène de 1982.
Il y rend hommage à une production de Zeffirelli où celui-ci a
reconstitué la cour des Gonzague avec un soin qui a émerveillé
et ravi le public et prétend que c'est là ce que l'on
considère généralement comme la manière la plus appropriée
de mettre en scène l'oeuvre -affirmation qui resterait à
démontrer par une étude de la réception des diverses
productions de Rigoletto, car que n'ai-je entendu sur la
surcharge décorativiste de Zeffirelli! Ce qui nous importe,
c'est le motif pour lequel Miller ne partage pas l'opinion qu'il
présente comme généralement admise : il se dit gêné par la
discordance entre ce qu'il voit -décors et costumes du XVIe
siècle- et ce qu'il entend -musique du XIXe. Soit dit en
passant, n'est-ce pas un peu se comporter comme le spectateur
évoqué par Hugo dans la préface de Cromwell, qui se
plaint successivement que le Cid parle en vers et en français,
puis que ce ne soit pas le véritable Cid, en chair et en os, et
qui, engagé dans cette voie, n'a aucune raison de ne pas exiger
"des arbres réels, des maisons réelles "?
Et, si l'on prend en considération la gêne de Miller, ne
faut-il pas également tenir compte de celle qu'exprime le
critique de France-Soir, Jean Cotté, devant la production
de Jean-Claude Auvray: "L'oeil "entend" l'Opéra
de Quatre Sous"?
Une façon de
contourner le problème que se pose Miller consiste, indique-t-il
lui-même, à situer l'action à l'époque où l'oeuvre a été
composée et il signale l'avoir traitée ainsi, quelques années
auparavant avec succès. Nous avons pu voir une autre production
conçue à peu près sur ce principe, mise en scène et décors
de Jean-Marie Simon, costumes de Claude Gastine, éclairages
d'André Diot, filmée sur le vif au Grand Théâtre de Genève
en 1981. Voici comment le critique du Monde, Jacques
Lonchampt, accueillait le spectacle: "On n'a pas fini
d'exorciser Meyerbeer... Ses opéras historiques ont laissé de
si mauvais souvenirs qu'aujourd'hui nombreux sont les metteurs en
scène qui changent, parfois arbitrairement, l'époque où se
déroule l'action. Manière aussi de donner un choc au public en
le dépaysant et de lui montrer que les vrais sentiments sont
éternels". Le critique se contente pour le moment
d'expliquer une tendance déjà bien répandue, avec une seule
réserve -l'arbitraire de certaines transpositions- qui ne
s'appliquera pas à la production dont il rend compte, comme il
va s'empresser de le suggérer, à la faveur d'un début de
justification: "En situant Rigoletto (...) dans les
années 1830, celles de la jeunesse de Verdi, Jean-Marie Simon
nous a, en tout cas, débarrassé d'une mode assez laide et peu
seyante avec ses bérets, pourpoints et culottes courtes
bouffantes, dévoilant les jambes de ces messieurs, ainsi que des
déguisements, en général affreux, du pauvre bouffon".
Formulation, on en conviendra, qui vise, malgré un accord au
singulier, à associer les lecteurs à un goût parfaitement
subjectif en matière de costumes. Plus objective est la remarque
suivante selon laquelle "la transition se fait adroitement
au premier tableau grâce à un bal masqué en costumes
Renaissance, mais ensuite ce ne sont plus que des hauts-de-forme,
gilets et pantalons à sous-pied". Après avoir signalé que
"maints détails du livret cadrent mal avec les moeurs"
de l'époque romantique, en particulier la fonction de bouffon,
il conclut : "Peu importe après tout, et l'intrigue assez
schématique ne vaut que par le drame poignant d'un père devant
sa fille déshonorée". Conception réductrice de l'oeuvre
qu'il est permis de ne pas partager. Plus positivement, un tel
type de transposition pourrait avoir l'intérêt de faire
apparaître le lien de l'oeuvre avec l'époque de sa composition,
le rapport critique implicite qu'elle entretient avec elle. Tel
avait été le projet de Chéreau dans sa mise en scène de la
tétralogie wagnérienne à Bayreuth en 1976. L'interdiction des
représentations du drame de Hugo après la première de 1832,
les avatars de l'opéra causés par la censure en 1851, attestant
la gêne des autorités de ces deux époques, auraient pu être
avancés pour justifier la transposition en 1832 ou en 1851.
Celle que Miller
propose au London Coliseum en 1982, dans des décors de Patrick
Robertson et Rosemary Vercoe éclairés par Robert Bryan et pour
la télévision par Luigi Bottone, est, de son propre aveu,
influencée par l'atmosphère de films comme Le Parrain et Certains l'aiment chaud . Il soutient que les
inconséquences qui s'ensuivent entre le livret et la
représentation sont négligeables en comparaison du plaisir et
de l'excitation que l'on éprouve à voir et à entendre l'oeuvre
"comme pour la première fois". Ce renouvellement,
cette revitalisation de l'oeuvre nous éloigneraient des clichés
somnifères des mises en scène régies par l'orthodoxie. Il
annonce donc avoir transposé l'action de Mantoue à Manhattan.
On va se trouver, au lever du rideau, dans un hôtel contrôlé
par la mafia, où les gangsters fêtent la San Gennaro. Les
choses ont changé, précise-t-il, depuis Al Capone et la
prohibition. La mafia a acquis une apparence de respectabilité.
Elle se livre à des affaires. Les "familles"
contrôlent des restaurants, des laveries, la collecte des
ordures, les transports routiers, de même que la prostitution et
la drogue. Leurs chefs se comportent comme "leurs
prédécesseurs du XVIe siècle", selon un strict code
d'honneur. C'est une société de vendetta et de meurtre.
"Bien sûr, "le Duc" n'est plus un
aristocrate", reconnaît Miller, " mais comme le Al
Pacino du Parrain , il est traité comme s'il en était
un". Et Rigoletto? Impossible d'avoir un bouffon au XXe
siècle; pour trouver une figure analogue de "clown",
il faut chercher derrière le bar un étrange équivalent du fou
de cour de la Renaissance : il fait des plaisanteries, allume des
provocations. Bref, le barman joue souvent, selon Miller, le
rôle d'un bouffon, et l'on peut imaginer que lorsqu'il ôte sa
veste blanche il retrouve une fille "teen-ager" qu'il
tient à l'écart de ce monde et de ses mauvaises plaisanteries.
Et Miller de couper court à sa démonstration sur ces mots :
"Je suis ici en train d'essayer de justifier une production
qui, j'en suis parfaitement sûr, vous amusera et vous plaira et
par dessus tout vous rappellera l'extraordinaire immortalité de
Verdi."...
Sur le prélude
défilent des images de gratte-ciel et un générique sous forme
de titres d'un Daily Journal daté, si j'ai bien
déchiffré, du mardi 18 septembre 1953, qui nous apprend, entre
autres, que nous allons entendre le livret dans une version
anglaise de James Fenton, English National Opera oblige. Nous
devinons ensuite Rigoletto dans le barman en veste blanche et
noeud papillon noir, qui, plaisantant, dépose un baiser sur la
joue d'une femme; des invités arrivent; on remarque un policier
en uniforme sur un tabouret du bar, un vigile en lunettes noires,
une femme qui porte une étole blanche; les musiciens qui entrent
avec leur instrument dans une housse sont l'objet d'une fouille
au corps, sous l'oeil du policier; arrive le "Duke"
(Arthur Davies), costume gris, cravate noire sur chemise blanche,
cheveux noirs brillantinés; il traverse la foule, serre des
mains, tapote des nuques d'un geste protecteur; il s'entretient
avec un homme de main à lunettes noires. Lorsque survient
Monterone, en chapeau et portant col de fourrure, Rigoletto
allume un cigare et lui souffle la fumée au visage, tandis que
le duc se passe un peigne dans les cheveux.
Le renouvellement de
la représentation de Rigoletto, qu'apporte un tel
traitement, est évident. Notons qu'il ne s'agit pas pour autant
de transposer l'action aujourd'hui, comme le fera
systématiquement Peter Sellars, situant Don Giovanni dans
un décor évoquant le Bronx ou Cosi fan tutte dans un
fast-food. L'époque choisie est en effet d'une trentaine
d'années antérieure à la date de la mise en scène. Miller
procèdera de même à l'Opéra-Bastille pour sa Bohème située dans les années 1930 et sa Traviata transposée
à la fin du XIXe siècle. Mais dans son Rigoletto de 1982
les influences reconnues renvoient à des films de 1959 mais
aussi de 1971 et 1975. Et il y a une recherche d'équivalents qui
vise indéniablement à rapprocher les personnages d'origine de
figures contemporaines. Tel est aussi le mobile de Jean-Claude
Auvray, alors même qu'il choisit pour son Rigoletto les
années 1930: "lorsque cela est possible, il faut donner au
spectateur la possibilité d'entrer dans le monde des
personnages. Un Duc de Mantoue, sa cour, son fou, ses intrigues
et son mode de vie sont étrangers au spectateur
d'aujourd'hui." En revanche, avance-t-il, "le cinéma a
popularisé l'image des gangsters américains de
l'entre-deux-guerres" et "le parallèle fonctionne
parfaitement. Les chefs de gang, comme les princes de la
Renaissance, avaient leur cour, leurs pourvoyeurs de jeux et de
femmes, leurs ennemis mortels et leurs rivaux". Sa
présentation de la nouvelle figure du Duc est d'ailleurs assez
convaincante: "Il Duca règne en maître sur
Manhattan. Il a su s'élever en quelques années au sommet de
cette dynastie new-yorkaise du crime, composée de tueurs, de
prostituées, de policiers complices et de maires achetés. Il
est l'idole sublimée et convoitée de toute une société
décadente. (...) Son rival en affaires est un certain Monterone,
tout-puissant à Brooklyn". Bref, cette transposition
"s'imposait", selon Auvray qui, à la différence de
Miller, indiquait n'en faire "presque jamais", et
invoquait, pour l'attester, ses mises en scène de Tosca,
de La Bohème et de Manon de Massenet. Elle ne
manqua pas de soutien parmi les critiques : Gérard Mannoni
estima qu'elle reposait "sur une analyse sérieuse
réalisée par de vrais hommes de théâtre" et Paul Meunier
alla jusqu'à déclarer: "Voilà sans doute l'une des
productions lyriques les plus "logiques" (...), les
plus intelligentes et, j'insiste, les plus fidèles à l'esprit
de l'ouvrage, que l'on ait vues ces dernières années".
Avant de mettre en
question la fidélité à l'esprit de l'ouvrage que manifesterait
une telle transposition, revenons sur les finalités qu'affiche
Miller, au-delà de l'actualisation relative : le plaisir
(revendiqué deux fois) et l'amusement. Le plaisir et l'amusement
de qui ? de tous, répondrait sans doute Miller : du spectateur
de cinéma retrouvant une mythologie et une typologie des
personnages familières, et de l'habitué de l'opéra,
agréablement surpris par une représentation non traditionnelle.
En somme il y aurait là de quoi attirer à l'opéra un nouveau
public et réveiller les abonnés. Soit, mais n'est-il pas permis
de penser que Miller s'adresse en priorité à ceux qui
connaissent déjà Rigoletto? Car qui peut être sensible
au renouvellement sinon un spectateur averti, voire blasé, qui
accueillera avec un sourire amusé cette variation sur un thème
connu? A cet égard, on peut relever comme emblématique l'idée
de faire mettre au Duc une pièce dans un juke-box
stéréophonique pour obtenir l'accompagnement musical de
"La Donna e mobile" qu'il chantera verre en main. La
réaction de Jacques Lonchampt à la "transposition fort
réjouissante et judicieuse" de Jean-Claude Auvray et de
"son compère le décorateur Hubert Monloup" est
symptomatique : "Bien sûr on sourit de voir le duc en son
quartier général des docks de l'Hudson", et "les
grosses vieilles voitures luisantes du garage où se déroule le
troisième tableau déclenchent des rires, comme le fauteuil du
coiffeur où le duc se fait pomponner, et encore la demeure
délabrée qui sert de maison de passe près du pont de Brooklyn
se détachant sur les gratte-ciel illuminés". Celui qui à
cette occasion découvrira l'oeuvre et peut-être le genre de
l'opéra avec pour références Le Parrain ne risque-t-il
pas de comparer désavantageusement les mises en scène d'Auvray
et de Miller avec celle de Coppola et de conclure que rien ne
vaut le cinéma pour traiter de tels sujets? N'y aurait-il pas,
dans un public nouveau venu à l'opéra, des spectateurs
qu'enchanterait une représentation de la Renaissance, et qui y
prendraient autant sinon plus de plaisir? Cela dit pour nous en
tenir aux objectifs de Jonathan Miller.
Mais il n'est pas
interdit, j'espère, de se demander s'ils concordent avec ceux
des auteurs. Mettre en scène une oeuvre, cela peut signifier se
mettre au service de cette oeuvre et pas seulement s'en servir.
Dans une telle perspective il paraît de la plus élémentaire
déontologie de ne pas aller à l'encontre du propos ou de
l'esthétique des auteurs. Est-ce le plaisir et l'amusement des
spectateurs que visaient Hugo, Verdi et Piave? n'étaient-ce pas,
au-delà ou à l'intérieur même du rire ambigu que suscite le
grotesque, l'émotion du sublime, la réflexion sur les abus de
pouvoir, voire la révolte contre l'injustice des conditions
sociales? S'ils ont choisi de situer l'intrigue dans le passé,
est-il légitime de l'actualiser? s'ils l'ont située dans des
lieux assez précisément définis, est-il honnête de les
concevoir tout autrement qu'ils les ont imaginés ou de banaliser
l'espace? A quoi sert de substituer le pittoresque au pictural,
l'imaginaire du cinéma à celui de la peinture, de changer
d'exotisme?
Ecartons d'abord
l'idée qu'un tel choix puisse relever de l'envie de faire ou
paraître moderne. Ce serait attribuer au metteur en scène la
naïveté des spectateurs qui s'imaginent qu'il suffit que les
acteurs d'une pièce ou d'un opéra, classique ou romantique,
soient en costumes "modernes" pour que l'on puisse
considérer la mise en scène comme "moderne". Mis à
part le fait qu'en cette fin de siècle le qualificatif de
"moderne" n'est plus synonyme d'avant-garde et que la
mode est au post-moderne, rappelons que jouer en costumes de son
époque des personnages du passé est loin d'être une pratique
nouvelle au théâtre. En France, dans la première moitié du
XVIIIe siècle la tragédie s'interprétait en costumes de cour,
avec pour principale ambition le plus grand luxe possible. C'est,
au contraire, le souci de "couleur locale" dans les
décors et les costumes qui a été, au XIXe siècle, une
démarche innovatrice: "Quoi de plus invraisemblable et de
plus absurde", déclare Hugo dans la préface de Cromwell,
"que ce vestibule, ce péristyle, cette antichambre, lieu
banal où nos tragédies ont la complaisance de venir se
dérouler, où arrivent, on ne sait comment, les conspirateurs
pour déclamer contre le tyran, le tyran pour déclamer contre
les conspirateurs (....). Il résulte de là que tout ce qui est
trop caractéristique, trop intime, trop local, pour se passer
dans l'antichambre ou dans le carrefour, c'est-à-dire tout le
drame se passe dans la coulisse. (...) Au lieu de scènes, nous
avons des récits; au lieu de tableaux, des descriptions. (...)
On commence à comprendre de nos jours que la localité exacte
est un des premiers éléments de la réalité." Une note,
sur cette dernière phrase, d'Anne Ubersfeld, pourtant pionnière
dans la réhabilitation du théâtre de Hugo, donne la mesure des
réserves d'une très grande partie de la critique avancée,
d'accord en cela avec les tenants de la "sobriété
classique", à l'égard d'une dimension fondamentale de la
révolution romantique : "Cette question de la
"localité exacte" empoisonnera tout le drame
romantique : exigence incompatible avec un drame véritablement
historique qui veut des changements fréquents de lieu, et même,
comme dans le drame élisabéthain, la "banalisation"
de l'espace; une esthétique décorativiste, comme celle du XIXe
siècle, contraint les poètes à une couleur locale
excessivement extérieure et "pittoresque"". N'y a
-t-il pas là une façon de refuser consciemment ou
inconsciemment la spécificité de l'esthétique hugolienne, au
nom d'un idéal de théâtre "véritablement
historique" ou "élisabéthain", à mettre
peut-être en rapport avec une adhésion à la scénographie
épurée de Jean Vilar? Un tel horizon d'attente, largement
partagé aujourd'hui encore, témoigne d'un goût et risque fort
d'inspirer des mises en scène en contradiction avec le projet
théâtral hugolien. Celui-ci s'étant construit en partie contre
la "banalisation" de l'espace, on ne saurait
raisonnablement lui reprocher de ne pas l'avoir pratiquée et il
est douteux qu'elle puisse lui convenir. On ne peut pas davantage
le taxer de "décorativiste", car cela supposerait une
sorte d'art pour l'art, bien étranger à la conception
hugolienne du décor, ensemble de signes au moins autant que
produit d'une esthétique.
Que Rigoletto relève au même degré ou non des conceptions mises en oeuvre
dans Le roi s'amuse, en transposer l'action ne serait
aberrant que si le drame de Hugo et l'opéra de Piave et de Verdi
étaient rigoureusement et exclusivement historicistes. Or il ont
été perçus, à tort ou à raison, comme si susceptibles
d'être rapprochés de la réalité contemporaine qu'ils ont
encouru la censure. Il n'en reste pas moins que Piave et Verdi,
en renonçant à mettre en scène François Ier et en le
remplaçant par un Duc de Mantoue anonyme, ont désamorcé une
des charges principales de scandale dont l'oeuvre était
porteuse. La transposition a été un des instruments décisifs
d'une stratégie de contournement de la censure. Mais elle n'a
pas suffi à Rome et à Naples, où des transformations,
opérées sans l'aval des auteurs, souvent à leur insu, ont
altéré gravement l'oeuvre, en ont détourné l'enjeu,
édulcoré la vigueur originale. Ces adaptations ont fonctionné
un peu comme les parodies du XIXe siècle qui prosaïsaient et
aplatissaient les intrigues romantiques en les situant à
l'époque moderne et en abaissant le statut social des
personnages.
Arnold Mortier a
publié, en date du 23 septembre 1879, un "Scénario
d'opéra populaire" qui aurait pu inspirer une de ces mises
en scène transposées sur lesquelles nous nous interrogeons. Il
prétendait donner ainsi le moyen aux directeurs non
subventionnés de monter Rigoletto sans avoir besoin de
demander son autorisation à Hugo: "Il suffit de moderniser
et de naturaliser Le roi s'amuse, ce qui augmenterait
certainement le succès de l'oeuvre -puisqu'il s'agit d'opéra
populaire". Cela s'intitulerait LE PATRON S'AMUSE. La scène
serait "à Grenelle (XVe arrondissement)" et l'action
se passerait "en 1879". Le décor de l'Acte premier
représenterait "Un magasin dans la grande tannerie du
Patron". Celui-ci "offre un petit balthazar à ses
ouvriers pour fêter le retour des amnistiés". Allusion on
ne peut plus actuelle à l'amnistie des Communards, réclamée
par Hugo depuis plusieurs années et qu'il ne venait d'obtenir
que partielle, mais fête attribuée on ne peut plus
invraisemblablement à l'initiative du Patron, ce qui atteste
tout de suite que l'exactitude des équivalences n'est pas le
souci majeur du parodiste. "Pour ajouter à la couleur
locale, Verdi, suggère Mortier, pourrait jeter des bouffées de Marseillaise dans son introduction." La suite est plus pertinente:
"Le Patron est un noceur fini, c'est le don Juan du
quartier, le grand vainqueur du sexe. Toutes les épouses des
ouvriers y ont passé". L'assimilation des courtisans aux
ouvriers prête à objection mais passons : "Il circule dans
la fête en faisant de l'oeil aux femmes et en se laissant dire
un tas de bêtises par Rigolo, son contre-maître, un vilain coco
tout bossu et tout cagneux, un pas grand'chose avec lequel il
tire des bordées". Triboulet ou Rigoletto contre-maître,
c'est trop d'avancement. Un ancien ouvrier vient "attraper
le Patron qui lui a subtilisé sa conjointe. Rigolo le blague et
l'appelle vieux raseur. (...) On flanque le vieux tanneur à la
porte, mais avant de partir, il prédit à Rigolo que ça ne lui
portera pas bonheur". Mortier prévoit l'Acte deuxième
"Aux environs de la barrière d'Italie; à gauche, une
masure dont tous les volets sont fermés./ Rigolo, légèrement paf,
se dirige vers l'entrée de la masure. Un horrible voyou lui en
barre le chemin: / -Aboule ta braise ou je te dévisse! / Mais
Rigolo, qui a un revolver dans sa poche, réplique : Si tu fais
un pas, tu es mort! / Alors l'horrible voyou se radoucit; il
explique à Rigolo (...) qu'il a une soeur "un peu chouette " qui fait la femme-torpille dans les fêtes. (...) /
Tout à coup, en un rien de temps, voilà des ouvriers qui
viennent en sondeurs, tournailler autour de la maison. Ils
veulent débaucher la fille de Rigolo pour le Patron, afin de se revenger de leur contre-maître." "La chambre à coucher du
Patron" est le décor de l'Acte troisième. "Phémie,
en peignoir de flanelle, réfléchit à ce qui vient de se
passer. Elle regarde une belle montre que le Patron lui a donnée
à titre de compensation." L'Acte quatrième est situé à
Bercy: "A droite, la maison de la femme-torpille, dont on
voit l'intérieur. Au fond de l'avenue, la Seine. Clair de lune.
On aperçoit la silhouette de la gare d'Orléans. / Le Patron en
a assez des tanneuses. Il s'est amouraché à la fête de
Neuilly d'une femme-torpille qui lui a révélé son
domicile". Au dénouement, Rigolo "ouvre le sac et
trouve sa pauvre Phémie. / Ah! s'écrie-t-il, coquin de vieux
tanneur, il me l'avait bien dit". Ultime précision:
"les décors doivent se trouver dans les magasins de la
Gaîté, où l'on a joué jadis Les Mohicans de Paris;
enfin, les costumes fort coûteux de Rigoletto pourront
être remplacés par les blouses sales des ouvriers tanneurs et
par la jaquette du patron -ou par un veston". Arnold Mortier
ne pointait-il pas, par anticipation, le motif dissimulé de bien
des mises en scène transposées de notre époque: la nécessité
de rester à l'intérieur d'un budget limité?
Plus sérieusement, il
faut prendre garde de ne pas céder à l'attrait d'une
transposition dans une époque ou un milieu à la mode, qui
sacrifierait la portée critique inscrite dans l'oeuvre à
travers des rapports de domination déterminés par la
différence de statut social des personnages. Si le Don Giovanni
de Sellars, ayant cessé d'être un grand seigneur, n'est pas son
équivalent aujourd'hui, si Leporello et lui sont frères jumeaux
sans signe suffisant de maîtrise de l'un sur l'autre, si Don
Giovanni n'en impose pas à la jeune paysanne par sa haute
situation ou sa richesse, tous les rapports sont changés et la
critique sociale est perdue. Si le Roi de Hugo et le Duc de Piave
et Verdi ne sont plus qu'un chef de la mafia, leurs comportements
deviennent moins choquants parce que moins inattendus, moins
inconvenants. A fortiori si le pouvoir ne se prétend pas
de droit divin et n'est pas détenu par une aristocratie
héréditaire et soi-disant légitime. Mieux vaudrait encore
qu'il soit transformé en Patron, comme dans le scénario
parodique d'Arnold Mortier, que détenteur d'un pouvoir non
officiel. Auvray présente son "Duca di Mantova" comme
un "petit italien isssu des bandes de voyous de Brooklyn,
""petit frère d'Al Capone, capo maffioso et gangster
bien connu de Chicago". Ce personnage-là, ce pourrait être
la transposition de Fabiano Fabiani dans Marie Tudor, mais
pas du Duc de Rigoletto, dont il importe de se rappeler
l'archétype génétique -si l'on peut dire-, François Ier. Le
mafieux se conduit comme on l'attend d'un mafieux. Remplacez-le,
je ne dis pas par le Président Clinton, car il est élu, mais
par un monarque ou un chef d'état non démocratique connu, et
vous préserverez la mise en question de l'ordre social et
politique établi et la force subversive du texte. La
transposition du bouffon présente peut-être encore plus de
difficultés et ne doit pas faire excessivement dévier le
personnage de sa position d'humilié. Auvray en faisait " le
cerveau du gang, le trésorier machiavélique, l'âme damnée du
duc" et même, citant une des caractérisations de Triboulet
par Hugo, ""le noir démon qui conseille le
maître", le "Bouffon", jalousé de tous".
C'était négliger sa domesticité et son origine populaire (par
opposition à celle des grands seigneurs courtisans et du roi ou
du duc), qui le situent, parmi les personnages hugoliens, entre
Quasimodo et Ruy Blas. En outre, les intentions du metteur en
scène sont-elles toujours décryptables par le spectateur?
Jacques Lonchampt avait pris le Rigoletto d'Auvray pour un
personnage moins subalterne que le "trésorier" du
gang, pour un "financier véreux de Wall Street". Et le
mérite qu'il attribue à cette mise en scène "de mettre
dans une rude lumière la froide cruauté, le caractère abject,
lâche et veule de ces personnages, que voilait un peu le
brillant décor de la cour de Mantoue" dénonce
involontairement une des limites de la transposition :
l'occultation du fait que le pouvoir sans limite du prince porte
la responsabilité dans cette cruauté générale.
Mettre en scène Rigoletto comme toute autre oeuvre impose une analyse et une réflexion sur
ses enjeux. Modifier ou contredire des significations que l'on a
dégagées est une démarche qui ne peut se justifier que par des
raisons fortes et susceptibles d'être explicitées. La validité
d'une transposition se mesure à son rapport avec l'oeuvre et
n'est pleinement appréciée que par des connaisseurs de cette
oeuvre. C'est donc aux plus connues d'entre elles que convient le
mieux ce mode de représentation. Il faut éviter, dans une
intention de renouvellement ou d'actualisation, ce qui pourrait
passer pour une parodie ou un contresens, délibéré ou non, et
trouver les équivalents les plus pertinents. Il importe
particulièrement dans Rigoletto comme dans tout drame ou
opéra qui comporte une critique sociale de préserver les
différences de statut social des personnages.
Reste que si l'on en a
les moyens, exécuter les didascalies de l'auteur ne devrait pas
être considéré comme une solution traditionaliste ou
académique. L'usage en musique aujourd'hui est de tenir le plus
grand compte de toutes les indications de tempo et de nuances de
la partition, et pourtant il y a autant d'interprétations que
d'interprètes. De même, si au théâtre et à l'opéra on
suivait scrupuleusement les indications du texte ou du livret,
aucune mise en scène ne serait identique à une autre.