Frédéric Weinmann : Hugo et la crise de 1840

Communication au Groupe Hugo du 21 mars 1998
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"Le Rhin est le fleuve dont tout le monde parle et que

personne n'étudie, que tout le monde visite et que per-

sonne ne connaît, qu'on voit en passant et qu'on oublie

en courant, que tout regard effleure et qu'aucun esprit

n'approfondit."

 

Les recherches sur la naissance des idéologies et des mythologies nationales, menées depuis les années 1970 par diverses branches des sciences humaines, de l’histoire à la littérature, imposent aujourd’hui de revoir le rapport des écrivains français à l’Allemagne au XIXe siècle. Sans rendre compte de l’abondante littérature concernant l’identité culturelle, la formation des stéréotypes et le rôle des préjugés dans les relations internationales, je rappelle en particulier qu’à l’époque moderne, les élites intellectuelles ont élaboré sciemment et de concert un système d’opposition franco-allemand grâce auquel les Etats européens, poussés par les transformations économiques et sociales de la modernité à partir du XVIIIe siècle, se définirent comme des ensembles politiques et culturels homogènes.

Jusqu’en 1870, les Allemagnes étaient à la recherche de leur unité, les Français en quête de justifications de leur Etat moderne. Dans cette perspective, il ne fait plus de doute que les deux entités se sont référées l’une à l’autre pour accéder à une légitimité. Dans le volume II de Philologiques, Michael Werner, Michel Espagne et Françoise Lagier exposent dès l’avant-propos que " pour la France post-révolutionnaire et durant tout le XIXe siècle, il revient à l’Allemagne, plus qu’aux autres voisins de l’Europe, d’incarner l’étranger par rapport auquel doivent se situer les institutions notamment culturelles. De Victor Cousin à Edgar Quinet et à Ernest Renan, il est devenu naturel de fonder ou du moins étayer sa fortune littéraire ou son rayonnement idéologique sur une connaissance parfois réelle et souvent supposée de l’Allemagne." Dans le volume suivant de la même revue, Michael Werner résume ce rapport privilégié en répétant que " les modèles français et allemand apparaissent en effet dans un rapport à la fois d’opposition et de dépendance asymétrique. "

Le dualisme franco-allemand fut encore accentué après la guerre de 1870, quand naquit de l’affrontement et des rancoeurs la légende des ennemis héréditaires. On ne saurait trop souligner que ce conflit a tracé une ligne de démarcation très nette dans l’histoire des relations franco-allemandes et plus encore dans l’image que la France s’est faite de l’Allemagne. Cette rupture est en effet perceptible dans les stéréotypes qui se sont forgés au sujet de l’Allemagne et qui, dans leur partialité, reflètent le choc des consciences résultant du choc des armes. C’est que l’opposition entre les deux nations constitua l’axe essentiel de l’historiographie de la Troisième République. Ce phénomène est désormais bien analysé: dans un article sur Nisard par exemple, Hans-Jürgen Lüsebrink parle d’une " définition [de l’esprit français] dont le missionarisme culturel reste étroitement lié à la visée nationaliste d’opposer, face à l’Allemagne militairement victorieuse de 1871, une France triomphante en matière d’esprit, de civilisation et de culture. " Dans un article sommaire mais synthétique, Pascale Gruson note en outre que cette inflexion des études germaniques en France ne se produisit pas directement après la défaite de 1870: " Si les événements franco-allemands de 1870 marquent une polarisation des intérêts sur le nouvel Etat allemand, l’utilisation des ressources reste encore assez éclatée entre différents centres d’intérêts et les débats qui s’organisent ne s’orientent pas tous dans le sens d’un arbitrage qui relèverait de la seule germanistique. " Elle fait remonter à 1904, c’est-à-dire à la nomination de Charles Andler à une chaire de langue et littérature germaniques en Sorbonne, les débuts de la recherche universitaire française exclusivement consacrée aux pays de langue allemande et orientée dans un sens précis; Andler, Lichtenberger, Baldensperger ont considérablement contribué à l’élaboration d’un genre d’études fondé sur l’opposition systématique de plusieurs cultures nationales.

Dans cette perspective, je propose de reprendre les analyses qui ont été faites du Rhin de Victor Hugo depuis presque un siècle, sans prétention d’exhaustivité bien entendu, mais avec l’ambition néanmoins de tracer un tableau caractéristique de l’évolution générale. Mon propos est par conséquent moins une réflexion sur le discours politique d’Hugo lui-même, qui a déjà été menée par Franck Laurent dans sa récente thèse, mais sur la dimension idéologique de l’exégèse de Hugo: je tâcherai avant tout de montrer une évolution du discours sur le romantisme en France à partir de l’exemple des relations franco-allemandes et plus particulièrement de la crise de 1840, ou crise d’Orient, ou crise du Rhin, comme on préfère.

Ce qui frappe à la lecture des ouvrages sur cette question, c’est en effet l’imprécision générale des informations et surtout l’absence totale de références bibliographiques - comme si tout le monde se contentait de recopier ce qui s’est déjà écrit à ce sujet, sans qu’on sache d’où viennent ces stéréotypes. Après avoir précisé quelques données fondamentales pour une juste compréhension du contexte dans lequel Hugo publia Le Rhin, je tenterai aussi d’esquisser ce que cette oeuvre peut nous apprendre du rapport de l’écrivain à l’Allemagne.

 

1. " Etudes fort mêlées, c’est le mot exact "

 Pour point de départ, je rapporterai les brèves indications sur Hugo et Le Rhin contenues dans France et Allemagne d’Auguste Dupouy, un ouvrage de 1913. Quarante ans après la défaite de 71 et un an avant la Grande Guerre, le schéma d’interprétation qui va dominer au XXe siècle est déjà formulé: la littérature allemande serait née dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’influence germanique se ferait sentir à partir de la Révolution et de Mme de Staël et les romantiques français auraient repris superficiellement des motifs de la jeune littérature d’Outre-Rhin. Dans les années 1820, Hugo se prête à la mode germanique qui préside au nouveau courant littéraire: " Aussi bien ce vieux mot de ballade, qui traduisait - on ne sait pourquoi - le mot lied, avait-il le don de sonner à l’allemande pour nos romantiques de 1824. Dans le recueil de Hugo frémissent des voix de fées et des ailes de sylphes; les sorcières du Brocken y dansent le sabbat; le burgrave y chevauche comme dans le Chasseur de Bürger, mais moins féroce, et poursuivi par des rires gaulois. [...] Voilà quelques bonnes dettes: l’emprunteur eût été le premier à les reconnaître, et peut-être à les exagérer. Mais comment les contractait-il? dans quel esprit et par quelles voies? Il ignorait l’allemand, il fallait donc bien qu’il eût recours à des intermédiaires, et c’était tantôt Mme de Staël, tantôt Latouche, tantôt Gérard de Nerval ou Emile Deschamps. Un autre jour, c’est simplement une toile de Boulanger, grand amateur de fantastique allemand et auteur d’un Mazeppa réputé. Intermédiaires de rencontre, inspirations de hasard! Ceux qui attendraient de l’auteur des Burgraves d’autres compétences seraient bien détrompés en lisant le Rhin. " Ainsi Hugo aurait-il simplement suivi une mode, qui se réduit essentiellement aux motifs fantastiques, sans connaissance sérieuse des réalités allemandes. C’est le hasard qui conduirait Hugo vers l’Allemagne à qui il n’aurait jamais accordé qu’une attention superficielle. Le Rhin est traité en oeuvre hybride, dont la facture anticlassique aurait quelque chose du génie allemand. Dupouy va jusqu’à prendre à la lettre l’affirmation de l’auteur selon laquelle il serait parti pour l’Allemagne avec Virgile et Tacite pour seuls guides, ce qui suggère la vacuité des informations de l’auteur: " De la politique, de l’histoire et du pittoresque, il en surabonde dans ce copieux ouvrage: n’y cherchons pas autre chose. N’était la Légende du Beau Pécopin pour nous rappeler (peut-être à l’insu de l’auteur) Chamisso, La Motte-Fouqué et encore Bürger (car une terrible chasse s’y démène), on pourrait croire que Hugo, en 1841, ignore tout de la littérature allemande, sauf un guide. Pour faire son voyage, il emportait - c’est lui qui le déclare - deux livres, " deux vieux amis: Virgile et Tacite ". On eût attendu une autre bibliothèque. C’est Virgile qu’il sent " vivre dans le paysage ", aux environs de Bringen <sic>; c’est Shakespeare qu’il a en tête à Bacharach. Mais il peut séjourner à Francfort sans évoquer la grande ombre de Goethe; Mannheim n’a rien à lui dire de Schiller, ni Heidelberg de Creuzer. Il saisit bien l’âme de monuments et des sites; mais il n’a pas consulté celle des livres. " L’Allemagne du Rhin serait donc un décor de carton-pâte, que Hugo décrypte par son seul talent, sans aucune aide extérieure, sans connaissance de la réalité.

C’est ainsi que s’explique l’illusion dans laquelle auraient vécu les poètes français: la génération romantique aurait nourri un rêve de l’Allemagne, esquissé par Mme de Staël, que rien ne sût interrompre, à peine la question du Rhin: " En 1840, écrit plus loin Dupouy, une fêlure se produisit dans la chaîne bleue qui nous liait intellectuellement, depuis Mme de Staël, à l’Allemagne. La question d’Orient était critique. On parlait en France de venger les malheurs de 1814 et de 1815, oubliés, pardonnés par les germanophiles. La littérature faillit suivre le mouvement. Mais, tandis que Musset répondait par son défi aux provocations de Nicolas Becker, Lamartine entonnait sa Marseillaise de la Paix, et criait:


" Vivent les nobles fils de la grave Allemagne! "

 

La grave Allemagne était décidément un de nos credos. Et c’est au lendemain de l’orage que Victor Hugo, puis Michelet, l’un en poète improvisé historien, l’autre en historien doublé d’un poète, tous deux avec sympathie, avec respect, avec ferveur, franchissaient, après d’autres, le Rhin. " Voilà la première version de la crise de 1840 et la première interprétation du Rhin au XXe siècle. La France, écrasée à la chute de Napoléon, aurait pardonné trop facilement à l’Allemagne; à l’occasion de la crise d’Orient, dont on se demande presque le rapport avec le Rhin, l’opinion publique aurait demandé réparation, mais cela n’aurait pas suffi à détromper les poètes. Même le chant de Becker n’y aurait rien changé: seul Musset aurait répondu au défi, tandis que Lamartine cherchait la conciliation en évoquant une Allemagne pacifique. Les romantiques n’auraient éprouvé qu’amour et respect pour l’ennemi de leur nation; leur imagination poétique leur aurait voilé la face: cette tendance générale est résumée dans l’expression mystérieuse de chaîne bleue, qui rappelle tout à la fois les Vosges et la petite fleur de Novalis, sans doute aussi les brumes nordiques dans lesquelles se perdaient les poètes.

Cette thèse s’amplifie encore au lendemain de la première guerre mondiale. L’ouvrage majeur des études sur les relations franco-allemandes pendant l’entre-deux-guerres est celui de Louis Reynaud, que je qualifierais sans ambages de pamphlet nationaliste sous couvert de science. Après avoir prétendument reconnu dans son Histoire générale de l’influence française en Allemagne de 1914 " le conservatisme, fruit d’un individualisme intérieur irréductible, qui lui-même se laisse ramener à une prédominance de l’instinctif sur le rationnel dans l’âme de l’Allemagne " et dégagé " le rôle d’initiatrice, d’éducatrice, que la France a sans cesse joué auprès de la nation germanique ", il entreprend après la Grande Guerre de prouver au contraire que l’Allemagne n’eût pas d’influence profonde, mais fut simplement l’effet d’une mode due à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle à une propagande organisée par les Allemands eux-mêmes et reprises par quelques intermédiaires, dont principalement Mme de Staël, elle-même une étrangère puisqu’il énonce que " Mme de Staël n’est que l’expression la plus complète et la plus éclatante de ces nouvelles tendances. Elle est de sang étranger, à la fois germanique et suisse. Par son père Necker, fils d’un Brandebourgeois installé à Genève, elle se rattache à l’Allemagne du Nord, voire à la Prusse (...) Sa religion aussi en fait une étrangère. Le protestantisme qu’elle professe n’est plus ce vieux calvinisme d’une psychologie si française, c’est un protestantisme à l’allemande, vague, indiscipliné [...] ", ceci pour donner une idée du ton de l’ouvrage et indiquer l’intention qui préside aux analyses littéraires et historiques de Reynaud.

Un des intérêts majeurs de cette lecture est de constater à quoi peuvent servir une érudition indéniable et des analyses d’une finesse parfois remarquable. La dimension idéologique du discours apparaît ici dans toute sa clarté et révèle de manière incomparable, car presque ingénue, les fondements de cette littérature comparée qui s’implante au début du XXe siècle. Face à la réalité de contacts multiples et permanents entre Français et Allemands à l’époque moderne, il s’agit pour l’auteur d’en minimiser le sens. Pour cela, la période 1814 à 1914 est même qualifiée carrément d’ " invasion ", ce qui donne à comprendre comment Reynaud accepte les échanges internationaux: " La France du XIXe siècle accorda donc à l’Allemagne une attention qui ne se démentit jamais. Est-ce à dire qu’elle l’ait connue exactement? Non, car là encore les points de vue fournis par Mme de Staël restèrent prépondérants. "

L’interprétation proposée du Rhin vise toute entière à montrer un idolâtrie de Hugo à l’égard d’un pays et d’une culture dont il ignore tout. " Victor Hugo, dit-il en guise d’approche, devine l’Allemagne dès la Wallonie, qu’il qualifie imperturbablement de ‘Flandre’, à quelque chose de plus frais et de plus idyllique dans le paysage et les moeurs. Michelet la pressent en Lorraine, en constatant que les postillons deviennent plus prudents, les hôteliers plus empressés et plus familiers. Et, à peine la frontière franchie, l’enchantement commence. " Reynaud ironise sur la réaction des auteurs français qui ne montreraient, à son avis, que la beauté et la grandeur des pays germaniques: " En réalité, nos Français du XIXe siècle ne font guère, on le voit, que répéter la leçon de Mme de Staël avec une docilité prodigieuse. Et s’il leur arrive d’y ajouter quelque chose, ils le prennent non dans ce qu’ils ont sous les yeux, mais dans la littérature, dans la poésie, dans la légende, dans l’histoire magnifiée du peuple allemand. " Cette exégèse tend ostensiblement à prouver que l’image idyllique répandue en France au XIXe siècle est, pour de multiples raisons, totalement coupée du réel. La relation des poètes à l’Allemagne serait d’ordre mythique, ainsi qu’il l’affirme à propos du Rhin: " Ce dernier cas est tout à fait frappant chez V. Hugo par exemple. Pendant tout son voyage il vit dans un monde fantastique où, suivant la formule de ses propres créations, le grotesque alterne avec le sublime. Déformant les paysages, les physionomies, les événements, au moyen de ses souvenirs et des renseignements fournis par le guide qu’il a emporté, il échafaude autour de lui une Allemagne héroïque et barbare, de dix siècles en retard sur celle qu’il traverse, et qui n’a plus rien de commun avec elle. Son Rhin n’est qu’une longue hallucination, préface de celle des Burgraves. A Cologne, il rencontre une sorte de réincarnation germanique du Tambour le Grand de Heine, qui l’aborde avec des phrases burlesques: " Monsieur! monsieur! fous Français! Oh les Français! ran! plan! plan! ran! tan! plan! La guerre à tout le monde!... " A Bingen, c’est une jeune fille qui chante des vers romans de Barberousse. Entre Rheindiebach et Niederheimbach, voici trois étudiants, dignes d’un conte d’Hoffmann, qui lui posent - en latin! - une question sur la place de l’âme dans le corps d’après les anciens philosophes. " Là s’arrête le commentaire du Rhin, qui devient ainsi un récit fantastique où rien ne perce de la réalité moderne et dangereuse de l’Allemagne. La référence aux sources de Hugo sert à insinuer que ses faibles connaissances sont tirées d’un ouvrage germanique, l’unique citation vise à montrer que les Allemands essayaient de faire des Français des bellicistes et les deux autres allusions renvoient au cliché d’une Allemagne de poésie chevaleresque et de penseurs métaphysiques. Par ce biais, on découvre un poète idéaliste ou rêveur, pour qui l’Allemagne est le pays des légendes.

La fin de la seconde guerre mondiale modifie à peine la rhétorique des comparatistes français. On retrouve sous une forme atténuée, et par là même plus vicieuse, les conceptions de l’entre-deux-guerres. Jean-Marie Carré, dans les Ecrivains français et le mirage allemand. 1800-1940 (1947), prétend explicitement se distancier de Reynaud, mais en reprend en vérité les thèses en en adoucissant l’anti-germanisme.

 

" Cette Allemagne de Villers, de Mme de Staël, de Benjamin Constant, nos romantiques allaient-ils la confronter avec la réalité? Après les guerres de l’Empire, le voyage outre-Rhin était tentant et l’Allemagne gardait un double attrait: Mme de Staël la désignait tout naturellement aux sympathies politiques des libéraux et aux sympathies littéraires des romantiques.

Quelle connaissance ont-ils de la langue, du pays, de sa littérature? Elle est inférieure à leur sympathie. Ils aiment l’Allemagne de confiance et font crédit à Mme de Staël.

Ils ne savent pas l’allemand. Ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset, ni Vigny, ni Gautier ne le lisent, ne le parlent ou ne le comprennent. S’ils affectent de placer souvent en tête de leurs poèmes des épigraphes en allemand (comme d’ailleurs en anglais, en espagnol ou en italien), il n’est pas sûr qu’ils en pénètrent toujours bien le sens. "

 

Carré nous présente ainsi des poètes naïfs, perdus dans leurs rêves, fascinés par des mots impénétrables dont il ne comprennent pas le sens réel: tout son ouvrage repose sur l’idée que le rapport des intellectuels français du XIXe siècle souffrait d’un permanent décalage avec la réalité contemporaine qu’ils n’auraient pas perçue, comme s’ils étaient totalement coupés de la vie politique et de la réalité sociale de leur époque. Après avoir qualifié Gérard de Nerval, Nodier et Emile Deschamps des seuls à posséder la langue allemande, il reprend le refrain sur les émigrés revenus d’Allemagne sans avoir rien vu ni assimilé de la réalité allemande. En résumé, son analyse se résume de la façon suivante: " Nous en savons assez pour nous représenter l’Allemagne des romantiques. Elle est hoffmanesque et nervalienne avant tout. Elle est aussi idéaliste, aussi inoffensive que l’Allemagne staëlienne. Un peu plus colorée, un peu plus pittoresque, certes, rehaussée de tons plus soutenus, mais c’est la même image.

Deux mots résument l’impression que se font nos romantiques de la littérature allemande: fantaisie et liberté. " Tout en dénonçant le nationalisme de Louis Reynaud, Carré maintient que les Français n’ont pas compris la réalité de l’Allemagne, hormis Quinet et Nerval, qui n’auraient guère été plus entendus que Heine. Dans cette argumentation, le thème du Rhin occupe une place de choix: " Le paysage rhénan a contribué, pour une bonne part, à l’élaboration poétique du paysage allemand, tel que se l’est représenté la génération romantique. Beaucoup de voyageurs français ne se sont guère aventurés au delà du Rhin, et leur Allemagne n’est autre chose que la Forêt Noire et la Rhénanie. Pays d’épopée et d’Idylle. [...] Le thème du Rhin s’élargit peu à peu. Pittoresque et littéraire avec nos romantiques, il se transforme en un thème politique avec la crise de 1840, et chez quelques esprits exceptionnellement lucides, l’indépendance spirituelle de la Rhénanie devient la condition et la pierre de touche de toute civilisation allemande. "

Quelques années plus tard, André Monchoux dans L’Allemagne devant les Lettres françaises. De 1814 à 1835 (1953) n’évoque la querelle de 1840 que de façon marginale puisqu’elle déborde le cadre de son enquête, mais l’intention générale reste la même:

 

" En effet, l’état d’esprit qui dominera jusqu’en 1870, malgré tout ce qu’il doit à Mme de Staël, ne s’est pas constitué d’un coup en 1814; il est le fruit de vingt ans de préparations que nous venons d’étudier. Jusqu’alors il y a débats, révélations, surprises, hésitations. En 1835, on peut admettre que les résultantes sont acquises et ne varieront plus guère. Il est remarquable, en effet, que la crise de 1840 n’ait troublé cet état des choses qu’en surface pour peu de temps, sans amener un développement nouveau. " Il donne explicitement raison à Louis Reynaud qui prétendait que la France a entretenu un amour exceptionnel pour l’Allemagne qu’elle ne connaissait pas et qui n’aurait en réalité pas exercé véritablement d’influence sur l’évolution profonde de la culture en France: " Ces sentiments et ces espoirs font un contraste si douloureux avec l’excès de déceptions et de malheurs qui nous est venu, pendant près de cent ans, de l’Allemagne que certains Français ne peuvent les évoquer sans un profond ressentiment et sans être tentés de taxer nos ancêtres soit de trahison, soit de sottise et de folie. "

 

Après avoir qualifié le Rhin d’ " ouvrage emphatique ", il conclut en ces termes:

 

" Certes, Hugo sera plus tard un des grands hérauts de l’Allemagne, par ses Burgraves, son Rhin, par son admiration pour la science allemande et le passé allemand, ses croquis de burgs, son mot de 1840: " Si ne n’étais pas Français, je voudrais être Allemand. " Mais sur tout cela on peut remarquer que Hugo a été, une fois de plus, un simple " écho sonore ", que ses descriptions de l’Allemagne Rhénane doivent beaucoup à des guides, que ses burgs et ses burgraves ont un caractère moins allemand qui <sic> médiéval. [...] Il dut, après la lecture de Mme de Staël, concevoir, de confiance, une certaine admiration pour l’Allemagne, mais il ne se soucie guère d’approfondir. Son voyage aux bords du Rhin est bien tardif (1838). Au fait ce grand visuel, cet ami des splendeurs verbales a-t-il tant d’affinités avec l’Allemagne? Il a suivi la mode en ajoutant à ses Odes, de sujets classiques, des Ballades dont le nom seul sonne germanique et dont quelques-unes peuvent rappeler Bürger ou Schiller... "

 

Il faut bien entendu accorder une attention particulière à Charles Dédéyan, qui consacra plusieurs tomes à Victor Hugo et l’Allemagne (1964/65). L’intention générale de son étude vise derechef à montrer que Hugo ne connaissait pas l’Allemagne, ni la culture allemande, mais qu’il s’est laissé emporter par une vision mythique et qu’il a fait feu de tout bois dans l’utilisation de ses sources qu’il exploitait sans vergogne. Le Rhin s’inscrit selon lui dans la deuxième période littéraire de l’écrivain: après s’être inspiré de l’Allemagne entre 1830 et 1838, Hugo recourt particulièrement à l’image de celle-ci dans la phase 1838-1848 - cette évolution étant surtout provoquée par le voyage que fit Hugo en 1839.

L’admiration qu’il éprouvait pour Dürer et le mariage du duc d’Orléans avec Hélène de Mecklembourg-Schwerin à l’heure où Hugo essaie de se rapprocher de la famille royale favoriseraient son attirance pour l’Allemagne. De plus, Hugo serait incité à traiter ce sujet par l’exemple de plusieurs auteurs: les précurseurs anglais et Byron en particulier, ainsi que quelques écrivains français comme Chateaubriand, Quinet, Musset, Gérard de Nerval et Dumas. A propos de Xavier Marmier, de Montalembert ou Michelet par exemple, Dédéyan reprend la thèse usuelle de l’amour sourd aux battements de tambours en Prusse.

Ainsi en vient-on à la présentation de la " Querelle du Rhin ". Celle-ci s’ouvre, selon Dédéyan, dès 1836 à l’instigation de Quinet qui, marié à une Allemande, aurait découvert la réalité et qui a publié une mise au point dans un article intitulé " 1815-1840 ":

 

" C’est à ce moment que la polémique va rebondir avec le Rheinlied de Becker, 1840, la Marseillaise de la Paix, de Lamartine, le Rhin allemand, de Musset, le Rhin de Quinet (1841), le Rhin de Victor Hugo (1842). Un petit greffier de Cologne, Nicolas Becker, que Jules Janin traite " de Tyrtée de rencontre, de Béranger de contrebande " va devenir du jour au lendemain célèbre pour son Rheinlied, que ses compatriotes mettent en musique et chantent selon les rythmes variés de cent cinquante compositeurs.

Nicolas Becker écrivait un chant de guerre, un défi belliqueux dans son Rhin allemand [...]. Trois mois plus tard, Max Schneckenburger, Wurtembourgois, compose à Bugdorf en Suisse, La Garde du Rhin (Die Wacht am Rhein), chant de guerre de 70. "

 

Cet épisode n’est donc lu que dans la perspective de 1870, comme si les dès étaient déjà jetés trente ans auparavant. Dans la version de l’affaire selon Dédéyan, on trouve à l’origine une provocation de Quinet qui aurait déclenché les enthousiasmes au Collège de France, mais ce sont deux Allemands qui défient la France par ce qui appelle des chants de guerre. Il poursuit de la façon suivante:

 

" L’affaire aurait pu s’arrêter là si Becker n’avait en 1841 réimprimé son Rheinlied dans l’Annuaire rhénan et ne l’avait envoyé avec une dédicace à Lamartine. Celui-ci ne se fâcha pas; déjà, dans les Recueillement, montrant des sentiments hautement humanitaires, il avait proclamé la nécessité de l’union des peuples pour le progrès social dans le Toast prononcé au banquet national des Gallois et des Bretons. Il va répondre par des vers datant du 17 mai 1841 mais couchés sur le papier du 28. [...] Telle était la parole conciliatrice et apaisante de Lamartine. Mais il n’était pas maître des événements. En effet Buloz dans un souci d’impartialité qui l’honore publia le texte de Becker et celui de Lamartine dans la Revue des Mondes du 1er Juin 1841. On trouva que Lamartine avait été trop conciliant. "

 

Dédéyan raconte ensuite comment, lors d’une soirée chez Mme de Girardin où se trouvaient Balzac, Gautier et Musset, la maîtresse de maison aurait poussée les auteurs à une réponse ferme en ces termes: " Pour ma part, je professe un égoïsme national féroce, j’ai le préjugé de la Patrie et j’aurais aimé répondre à cet Allemand en vers cruels. " A ces mots, Musset sortit dans le jardin avec deux cigares et en revint une demi-heure après avec " les six strophes ironiques de son Rhin allemand ". Signalant ensuite une autre version de l’anecdote et les réactions violentes que suscita ce poème en Allemagne, Dédéyan termine sa présentation en parlant à nouveau de voix conciliatrices: " un an après paraîtra en effet Le Rhin de Victor Hugo, que nous allons suivre dans ses deux voyages et qui écrira ce chapitre intitulé ‘Le Rhin fleuve politique’. " En regard, Dédéyan nomme quelques auteurs allemands, Ludwig Seeger, Robert Prutz, Gottschall ou Franz Dingelstedt, qui avaient également professé le pacifisme.

En six pages (428 à 435), Dédéyan résume alors la genèse du livre, c’est-à-dire des deux versions de 1842 et de 1845, avant d’entamer une paraphrase rangée par chapitres thématiques: " les lieux, les décors et les paysages ", " Le Rhin. Les récits des légendes ", " Le Rhin: Hugo créateur de légende ", " Le Rhin. L’histoire ", puis pour terminer " La politique dans le Rhin ", qui nous apprend peu:

 

" Nous avons vu déjà l’écrivain revendiquer pour la France la rive contestée du Rhin, mais cette fois-ci, il lie cette revendication à une collaboration entre la France et l’Allemagne dans un contexte européen. "

 

Il est difficile de retracer la démonstration de Dédéyan puisqu’il se contente pratiquement de pure paraphrase pour conclure simplement:

 

" Victor Hugo, homme du XIXe siècle généreux, homme de la civilisation, homme du bien-être matériel et moral, a dans son nationalisme élevé foi dans la pensée française pour promouvoir enfin, au sortir des ténèbres du passé, l’Europe des Lumières préparées par le XVIIIe siècle. Cela ne lui paraît possible que dans une réconciliation et une collaboration étroite, grâce au Rhin, des deux peuples qui ont la liberté morale, la France et l’Allemagne. [...] Hugo obéit à l’appel de la poésie qui donne plus d’attrait et de beauté aux idées généreuses; Le Rhin est un prélude, il est l’origine des Burgraves et de la Légende des Siècles. "

 

Le Rhin est pour lui un des textes de la réconciliation entre les deux peuples, répondant à l’agressivité nationaliste par la poésie. Il est tout à fait frappant que Dédéyan recourt par deux fois dans ces quelques lignes de conclusion à l’adjectif " généreux ". Cette interprétation s’intègre parfaitement dans le cadre général tracé depuis le début du siècle par la littérature comparée, selon laquelle les auteurs français, en dépit d’un amour et d’une admiration sans bornes pour l’Allemagne, n’auraient rien su ni compris de la réalité contemporaine et auraient, à quelques exceptions près, répondus aux chants de guerre allemands en termes débonnaires.

N’ayant pu trouver l’ouvrage de Bedner datant de 1965, je me tourne en guise de point d’orgue à ce courant d’interprétation du Rhin vers l’excellente mise au point de Jean Gaudon en introduction à l’édition de l’imprimerie nationale. Gaudon donne tout d’abord les dates des trois voyages dont est né Le Rhin: du 18 au 28 août 1838, Hugo et Juliette partent vers l’est, mais ne visiteront que la Champagne. Fin août 1839, ils repartent pour deux mois en direction de Cologne via Strasbourg, mais mettent brusquement le cap vers Nice, probablement à cause des intempéries. Enfin, le 29 août 1940, ils partent par la vallée de la Meuse et Aix-la-Chapelle en Rhénanie, remontent le fleuve de Cologne à Mayence, se rendent à Francfort et Heidelberg et rentrent par la Forêt-Noire pour arriver à Paris le 1er novembre, après deux mois de vacances. Deux ans plus tard paraît la première édition du Rhin, lettres à un ami, que Gaudon présente de la manière suivante:

 

" Agrémenté d’une préface allègre et alourdi d’une conclusion historico-politique, le récit lui-même, composé de lettres écrites pendant les trois voyages, de la Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour, de trois " lettres " rédigées à Paris et de quelques additions importantes, passe, aux yeux d’un critique austère, pour le " préambule " au travail politique et sérieux que l’auteur a voulu écrire ". "

 

Gaudon rappelle que Hugo n’a commencé à voyager timidement qu’avec Juliette dans les années 30 et que ses escapades sont fantaisistes, sans véritable intérêt touristique et toujours sujet à l’improvisation. En outre, il signale que dès 1835, Louis Boulanger avait publié une lettre de voyage de l’écrivain et le projet d’un récit de voyage semble posé en 1839, année où Hugo écrit à Adèle: " Mon voyage est un travail ". Gaudon affirme clairement: " En 1840, en tout cas, une stratégie est adoptée avant même que le voyage ne commence. " Hugo tient absolument à ce que ses écrits restent secrets, puisqu’il compte probablement les faire paraître en volumes.

Après une description très intéressante des conditions de transport à cette époque, Gaudon développe l’aspect studieux des vacances avec Juliette: " Car ce qui importe, c’est d’écrire. Ecrire autant et plus qu’à Paris, et cela dans des conditions exécrables. Ecrire comme un forçat de la littérature, comme un gagne-petit du feuilleton. " En deux mois, Hugo rédige 160 pages d’une écriture serrée. Rentré à Paris, Hugo se calme au contraire. Je ne développe pas l’analyse qu’a faite Gaudon des manuscrits et des épreuves, mais me limite ici aux remarques en rapport à mon sujet. Sur ce point, il semble qu’il reste relativement fidèle aux précédentes exégèses, ainsi quand il juge que " la figuration, ce sont donc les livres qui la fourniront, et qui nourriront cette description d’une Allemagne sans Allemands. " Gaudon suggère en effet que les sources de Hugo sont avant tout écrites, comme lorsqu’il note que la description des chutes du Rhin à Laufen ne tient, bien que Hugo s’en soit imposé le voyage, pas plus de place que celle de l’incendie à Lorch. Tout ce qui est typique du voyage en Allemagne ne tient qu’une place tout à fait restreinte dans l’ensemble du livre, " comme s’il fallait, dit Gaudon, éviter de s’attarder sur ce qui fait d’ordinaire la pâture des reporters, et en minimiser la spécificité. " Je ne citerai pas dans son intégralité la liste que constitue Gaudon de tout ce qu’on pourrait attendre d’un récit de voyage en Allemagne et qu’on ne trouve qu’en passant sous la plume de Hugo, pour relever au contraire le jugement porté sur la connaissance qu’avait l’auteur du pays où il voyageait:

 

" Que sait-il d’ailleurs du romantisme allemand, cet ignorant dont le grand Goethe avait suivi les progrès, non sans marquer des réticences? Il a beaucoup fréquenté le baron d’Eckstein qui connaît tout de la vie intellectuelle en Allemagne, et il a des relations plutôt tièdes avec Cousin, qui a bien connu, sans grand profit, Hegel et l’a accueilli à Paris en 1827. Il connaît peu Heine, mieux Alexandre Weill, un Alsacien de Strasbourg à qui il va répéter que s’il n’était pas Français, il aurait aimé être Allemand. Il a vu Nerval peu avant son départ. Mais ni la poésie, ni la philosophie, ni la musique ne font partie du paysage. "

 

Ce jugement reste dans la ligne des commentaires qui se sont accumulés depuis le début du siècle: Gaudon reprend la thèse de l’ignorance des romantiques français, se référant aux noms que les comparatistes ont mis en avant, tel Weill, Nerval et Heine. Il reprend également les mêmes surprises que les comparatistes avant lui, doutant que Hugo connût Le cor merveilleux de l’Enfant, recueil de contes germaniques de la première décennie du XIXe, ou Hölderlin, qui, je le dis en passant, était à cette époque le plus parfait inconnu en Allemagne. Ainsi Gaudon prétend que Hugo était incapable " d’appréhender, au cours de ce voyage, le réel. "

Suit un long développement sur les emprunts - parfois littéraux - que fit Hugo à différents ouvrages sur la vallée du Rhin ou l’histoire de l’Europe, constatation corroborant l’idée d’une connaissance quasi nulle de la réalité et conduisant Gaudon à avancer que " la pseudo-transmission d’un savoir très approximatif relève moins de l’information que de l’intimidation, moins d’un effet de sens que d’un effet d’érudition, sans contenu intellectuel ou historique appréciable. " Sans doute, Gaudon donne suffisamment de preuve de l’insouciance avec laquelle Hugo exploite, recopie, transforme ses sources et montre à bon droit comment le récit hugolien tend au conte, qui s’incarne avant tout dans la parenthèse du beau Pécopin. C’est ainsi qu’il voit une rupture dans l’ouvrage de Hugo qui retombe sur terre dans la conclusion, laquelle oppose au monde de rêve des considérations politiques.

Cette rupture, Gaudon l’explique par le fait que ladite conclusion est une pièce rapportée en urgence juste avant la publication de la première édition. C’est trois jours après avoir donné son manuscrit à l’éditeur le 21 septembre 1841 qu’Hugo propose à celui-ci ce qui devient la conclusion, pour lequel il prétendra avoir fait venir des documents d’Allemagne et réclame même un traducteur. Gaudon en déduit que

 

" la conclusion politique n’était donc encore pas prévue au moment où le livre s’imprimait, et n’était pas écrite au moment où il était à peu près terminé. Le quatorze feuilles du travail " curieux et important " (le tiers du volume), fable historique, ou histoire fabuleuse, viennent y ajouter un conte des mille et une nuits politique. "

 

Ainsi Gaudon retire-t-il aux considérations politiques de Hugo d’une part toute importance dans l’ensemble de l’ouvrage et toute crédibilité, puisque d’une analyse de la réalité, il fait un simple conte supplémentaire.

Bref, la dimension politique du Rhin est pratiquement niée dans cette présentation de l’oeuvre que Gaudon traite en parodie de récit de voyage et de livre d’érudition, interprétant les considérations politiques de l’auteur comme un pastiche:

 

" Lorsqu’en novembre 1841 Hugo reprend ces thèmes et les amplifie, le feu est éteint et la question n’est vraiment plus à l’ordre du jour. La France est maintenant partie prenante dans la convention des Détroits qui a été signée à Londres en juillet. Certes, le processus qui mène à la constitution, par la force, de la nation allemande est bien engagé, et la Germania pacifique de Philip Veit est déjà une image du passé. Demain on chantera Deutschland über alles et le Wacht am Rhein, tandis que Henri Heine s’efforcera en vain de mettre en garde les Français contre le militarisme et l’expansion prussiens. Le rameau d’olivier tendu par Hugo, avec, en contrepartie, une cession gracieuse de la rive gauche à la France ne peut guère agiter les Français. En Allemagne, la proposition ne peut susciter que dérision. "

 

Pour résumer, il faut constater que Gaudon reprend entièrement le schéma dont je me suis efforcé de montrer l’élaboration depuis le début du siècle: non seulement Hugo, parfaitement ignorant et innocent, n’aurait rien compris à la réalité allemande, c’est-à-dire prussienne, mais en plus, il interviendrait trop tard dans le débat sur la question du Rhin. Il est significatif que ce sujet appelle immédiatement l’évocation des deux chants bellicistes de Becker et de Schneckenburger, tandis que Gaudon estime que seule une " tendance inévitable à la simplification nous fait croire que le Rhin est un livre d’actualité. " La page qu’il consacre à la querelle du Rhin est l’une des plus précise, sinon la plus rigoureuse, que j’ai pu lire; mais il importe de signaler que l’exactitude chronologique tend toute entière à montrer que la motivation hugolienne ne pouvait pas être d’ordre politique. Vu sous ce jour, la conclusion devient un rajout presque dénué de sens, sauf à lui donner, comme le fait Gaudon, un sens parodique.

A la suite de cette présentation magistrale de l’oeuvre, je signalerai brièvement le commentaire lui-même très court d’Evelyn Blewer, collaboratrice de Gaudon pour l’édition de l’Imprimerie nationale, dans l’édition Bouquin (1987). Pour elle aussi, le Rhin n’a aucun rapport à l’actualité:

 

" C’est de cette étude du XVIIe siècle, dit-elle, que sort principalement la Conclusion, et ce plaidoyer pour une bonne entente franco-allemande reste étonnamment pertinent de nos jours.

Devant ces réflexions sur le passé et l’avenir - dont la préface souligne l’importance cardinale -, le présent, temps privilégié des chroniques de voyages, est laminé. L’année 1840 importe moins dans le Rhin que 1814, 1693, 1815 et même que la date indéterminée à laquelle se réaliseront les Etats Unis d’Europe; les fées de la légende sont plus clairement entrevues que les Allemands de la réalité [...] "

 

Nous retrouvons donc clairement les traces de la lecture de cet événement telle qu’elle s’est élaborée depuis le début du siècle: d’une part, le texte hugolien ne se rapporterait que de loin à la crise de 1840, d’autre part Hugo n’aurait pas vraiment vu l’Allemagne et surtout pas évoqué la réalité contemporaine. Elle poursuit en note:

 

" Le renouveau d’intérêt pour la " question du Rhin " date du printemps de 1840, un an et demi avant la rédaction de cette préface. Mais la première quinzaine de juin 1841 vit la publication d’un certain nombre de problèmes traitant sur le mode pacifique ou belliqueux, des relations franco-allemandes: La Marseillaise de la paix de Lamartine, une traduction du Rheinlied de Becker, Le Rhin allemand de Musset, une Réponse à M. de Lamartine de Quinet. Ces pièces, publiées dans des journaux et des revues, émurent sans doute plus les salons littéraires que les antichambres ministérielles. "

 

On pourrait remarquer, outre l’aspect stéréotypé de ces informations, la précision du " sans doute ", qui n’est pas fait pour inspirer la confiance. Evelyn Blewer se tait d’ailleurs sur ses sources.

Ainsi voyons-nous se développer au cours du XXe siècle une interprétation du rapport des romantiques français à l’Allemagne dont Hugo constitue un des maillons principaux: à partir de Mme de Staël, les écrivains auraient nourri un amour aveugle pour l’outre-Rhin qu’il ne pouvaient pas comprendre puisqu’ils le connaissaient à peine. Par opposition à Nerval, posé en spécialiste de la question, Hugo aurait, comme tant d’autres, refusé de voir que l’Allemagne idyllique n’existait plus - comme si, d’ailleurs, elle avait jamais existé. Dans leur naïve incompétence, les généreux poètes n’auraient pas perçu la montée du nationalisme prussien qui devaient avoir par la suite de si néfastes conséquences.

Néanmoins, cette lecture est aujourd’hui en partie dépassée; depuis les années 70, depuis qu’on s’est mis à réfléchir aux mythologies nationales, cette thèse semble avoir évolué: à l’heure de la réconciliation européenne, on hésite à rappeler les douloureuses blessures des agressions allemandes. Dès lors, l’exégèse du Rhin tend de manière assez uniforme à faire de Hugo l’un des pères spirituels de la communauté européenne. On m’autorisera à passer sous silence la thèse de Françoise Chenet-Faugeras, que des raisons indépendantes de ma volonté ne m’ont pas permis de lire. Je ne dirai qu’un mot également de la thèse de David Charles, qui consacre un chapitre de sa thèse au Rhin, mais n’y traite pas la question nationale sinon en soulignant le parallèle que dans une réhabilitation du progrès qu’il semblait condamner en 1837, Hugo établit entre le chemin de fer et la langue française, les deux moyens de communication internationale selon lui. Nous effleurons là l’ambiguïté du projet européen de Hugo dont je reparlerai.

J’aimerais en revanche évoquer l’article de Guy Rosa sur " la République universelle " dans les paroles et les actes de Victor Hugo. Le point de départ est un texte écrit en introduction au Guide pour l’Exposition Universelle en 1867, dans lequel l’écrivain évoque une future nation européenne qui aura pour capitale Paris. Guy Rosa remarque à partir de cette citation que la géopolitique républicaine en France a toujours été floue et fluctuante. Je ne prétends pas synthétiser l’ensemble de cette contribution, mais retiens là encore ce qui regarde plus spécialement mon propos. Guy Rosa explique qu’en dépit des " flottements politiques apparents, jusqu’en 1848 ", la pensée politique de Hugo repose dès cette époque sur un refus du nationalisme: " Il ne croit guère aux nations; il croit au génie des nations entendu non comme une individualité spirituelle, un Volksgeist, mais comme une aptitude mieux développée dans un peuple quoique propre à l’humanité toute entière ", et cite pour preuve un passage d’Actes et paroles II (le Banquet polonais) dans lequel l’écrivain définit la Pologne comme la nation de l’indépendance, l’Allemagne comme celle de la vertu, la Hongrie comme celle de l’héroïsme, l’Italie comme la patrie de la gloire et la France comme celle de la liberté. " Aucune rivalité naturelle n’oppose donc les nations, continue Guy Rosa; elles se complètent, l’excellence de chacune étant le manque des autres. De cette manière déjà l’universel l’emporte, comme le général sur la <sic> particulier, mais aussi, et sans doute d’abord, comme le grand sur le petit. "

On pourrait se demander dans quelle mesure le Volksgeist se distingue vraiment d’une définition des nations par une qualité somme toute subjective et réductrice. Je remarquerais simplement que Hugo - est-ce un hasard? - ne met pas la France n’importe où, mais en fin d’énumération. Et surtout, je voudrais souligner comme dans cette lecture, le nationalisme hugolien ne devient plus qu’une étape sur le chemin de l’universel. On sent comme une peur à devoir admettre que Hugo puisse être tout de même nationaliste. Ainsi Guy Rosa pose-t-il dans cet article que " la primauté que Hugo donne à la France moderne est donc le contraire d’un chauvinisme ou d’un nationalisme: elle ne provient pas de sa particularité mais de son aptitude à l’universel. "

On retrouve la même tendance dans deux interventions du colloque Victor Hugo et l’Europe de la pensée qui concernent directement la question nationale, sans néanmoins que Le Rhin y soit spécialement pris en compte. C’est tout d’abord l’article de Françoise Chenet-Faugeras sur l’esprit des lieux et le lieu des esprits, qui présente ici un relatif intérêt en ce que l’auteur rapporte divers articles ou ouvrages peu connus dans lesquels des contemporains de Hugo, le fouriériste Venedey, mais aussi Buchez ou Emile de Girardin interviennent en faveur d’une union européenne. J’avoue toutefois que les conclusions de Françoise Chenet-Faugeras m’échappent, quand elle explique que " l’Europe est donc ce " lieu qui pense " parce que lieu pensé et lieu où l’on pense. De là cette équation tentante: Europe de la pensée = pensée de l’Europe qu’on peut réduire à Europe = Pensée. " Cette démonstration hermétique tend clairement à affirmer l’internationalisme de Hugo: " Et c’est là une Europe sans frontières et profondément démocratique comme le voulaient nos utopistes. Sans frontières et sans nationalités [...] " Hugo, qui plane au dessus de l’article plus qu’il ne l’occupe, est donc rangé au nombre de " nos " utopistes qui ont rêvé la fin des frontières - car, selon Françoise Chenet-Faugeras, qui n’hésite pas à recourir au possessif pour désigner les écrivains français dans un texte où elle traite pourtant d’abolition des différences nationales, car l’Europe serait " un état de l’Esprit qui n’a que faire de nos différences ethniques ou autres. "

Dans le même recueil, l’intervention d’Yves Gohin sur le patriotisme de Victor Hugo relance cette question: en pleine opposition aux propos tenus par l’organisatrice du colloque, il n’hésite pas à comparer en introduction " l’amour quasi mystique " de Hugo pour la France à celui de Michelet. Cette affirmation une fois posée, il nuance toutefois en soulignant le côté contradictoire du patriotisme de Hugo qui, d’une part, croit en la suprématie de la France, d’autre part, proclame sans cesse l’avilissement de sa nation: Hugo résoudrait cette contradiction en faisant du rétablissement de la grandeur française un devoir. Le projet européen se conçoit alors dans cette perspective patriotique: " Voici donc l’Europe à l’horizon de la patrie française. Déjà en 1819, Hugo avait fait prophétiser par un prêtre vendéen l’avenir de ce que serait pour le poète une juste et bonne Sainte Alliance: " une Europe enfin réunie ", toutes les monarchies du continent " ayant de la tyrannie brisée les rejetons ". "

Au sujet du Rhin, Yves Gohin écrit:

 

" En 1842, il n’envisage que l’union parallèle et défensive des nations centrales du continent, sous la forme préalable d’une étroite alliance franco-allemande. La France, étendue de nouveau à toute la rive gauche du Rhin, voisine désormais pacifique de l’Allemagne, pourra résister à l’impérialisme commercial de l’Angleterre, aussi bien que l’Allemagne à l’impérialisme militaire de la Russie. "

 

Voilà par conséquent la question du patriotisme hugolien abordée et résolue dans le concept d’une Europe qui se construirait sur l’axe franco-allemand, l’Allemagne incarnant le sentiment et la France la pensée. Yves Gohin semble s’étonner de cette répartition des rôles, sans que je comprenne bien ce qu’il y a de surprenant dans ces qualificatifs. Il signale lui-même qu’ils correspondent à la conception générale de Chateaubriand, Lamartine, Lamennais, Michelet ou Balzac, si bien qu’on pourrait croire que c’est le lien entre l’Allemagne et le sentiment qui suscite son point d’exclamation. Quoi qu’il en soit, la question du patriotisme de Hugo est résolue, voire dépassée dans la définition d’une communauté européenne qui prendrait forme dans Le Rhin.

Dans la suite de l’article, Yves Gohin reprend à plusieurs reprises cette dualité: le patriotisme en mineure, l’espoir d’une future union européenne en majeure. L’Europe hugolienne serait une fratrie de peuples libres. Pour terminer, il en vient à rechercher le sens de la France dans cette vision d’avenir, citant une parole de Hugo à la fin de sa vie: " La France deviendra Europe. " L’article se conclut sur une analyse minutieuse du motif de la transfiguration ou de la sublimation qui sert à décrire le destin de la France tel que le conçoit Hugo. De cette manière, le patriotisme de l’écrivain, qui n’est guère évoqué de manière critique puisqu’aucun des passages du Rhin parfois déroutants n’a été cité, se résout dans un mouvement d’auto-sacrifice herculéen ou christique.

Le panorama des lectures du Rhin se termine avec l’importante thèse de Franck Laurent sur Le Territoire et l’Océan, dans laquelle tout le chapitre III en particulier est consacré à la question " Le Rhin: Artère ou Limes. ", soit une centaine de pages. Le travail commence par une étude nuancée du mythe de l’Empire dans l’oeuvre de Hugo, ou du moins dans la période traitée, c’est-à-dire entre 1829 et 1845. On voit très bien les contradictions de ce concept: l’Empire, structure géopolitique dépassant les particularismes nationaux, s’avère un rêve obsédant, mais passé ou irréalisable:

 

" [...] sans doute vaudrait-il mieux dire que dans cette entreprise particulière Hugo, profondément désireux de dépasser ou tout au moins de subvertir la forme nationale déjà dominante, tente ici d’y parvenir en s’efforçant de réactualiser dans l’esprit de ses lecteurs la situation traditionnelle qui a historiquement rendu possible les différentes formes d’union, relative, de l’Europe: la défense contre l’ennemi commun. "

 

Au sujet de la crise de 1840 en particulier, Franck Laurent affirme deux pages plus loin que Hugo argumente " à contre courant " de ses contemporains.

Dans l’esprit de l’écrivain, la France et l’Allemagne constitueraient le centre du continent européen; plus exactement, elles formeraient " la double clé de voûte du continent ", ce qui place le Rhin au premier plan: " Mais ce qui unit ces deux centres, ce qui fait d’eux la " double clef de voûte du continent ", ce qui donne ainsi à l’Europe une authentique unité territoriale, c’est le Rhin, fleuve qui les détermine (la France et l’Allemagne sont les " deux grands états du Rhin ") et qui leur confère leur puissance (" les deux états sont ‘fécondés’ [...] par ce fleuve générateur "). Le " centre " de l’Europe, sa zone de gravité, ce n’est alors plus une nation, une ville, un point, c’est un fleuve, une voie, une ligne. " C’est pourquoi Franck Laurent montre les différents statuts du Rhin dans la pensée politique de Hugo, en opposant deux définitions du fleuve, à la fois axe de communication et ligne de démarcation, simultanément lieu de puissance, de séparation et de destruction, mais aussi lieu de contact. Pour parler par images, les empereurs jettent des ponts au dessus du fleuve, mais l’utilisent aussi comme séparation des entités nord-sud.

Franck Laurent dégage aussi clairement le statut réservé à l’Allemagne derrière toutes des contradictions du projet hugolien:

 

" Or, affirmer que la Barbarie vient du Nord(-est), que le Rhin est toujours la frontière, le ‘créneau’ majeur de l’Europe, que les grands Empereurs sont grands de l’avoir compris et qu’ils l’ont compris parce que les grands Empereurs sont toujours quelque peu romains, affirmer cela, on le conçoit, c’est réserver à l’Allemagne une place un peu étrange en Europe. Au mieux, l’Allemagne est le poste avancé de la civilisation européenne, une marche en quelque sorte. "

 

Il y a là des pages excellentes et des analyses neuves, par exemple cette fine remarque par laquelle l’auteur note que deux aigles planent sur le Rhin de Hugo: celui des légions romaines et celui des régiments français, sans que le poète ne dise un mot de l’aigle allemand. Franck Laurent en vient à ce constat essentiel: " mais c’est aussi que le fond du propos apparaît ici bien étroitement national, et que le thème de la Civilisation y est somme toute secondaire. " Il apparaît ainsi que le projet hugolien, partant du mythe d’une Europe unie sous la tutelle d’un Empereur, garde d’abord ses divisions nationales puisque le Rhin est qualifié successivement de frontière, de voie et de trait d’union.

Dans ce contexte, la crise de 1840 prend une importance majeure: la note 99 donne en marge du travail toutes les informations habituelles, avec citation des extraits significatifs des poèmes les plus connus (Lamartine, Musset, Quinet); dans le texte même, le concept hugolien est traité en tentative de conciliation: " [...] Hugo, qui cherche depuis plus d’un an à s’ouvrir les voies d’une carrière politique, se doit de paraître apaisant. [...] Mais il importe de noter que le voyage lui-même révèle, à l’égard du modèle impérial, une évolution significative. Evolution particulièrement lisible dans la confrontation des deux lettres jumelles, la quatorzième et la vingt-cinquième, toutes les deux intitulées " Le Rhin ". Il s’agit de deux vues d’ensemble du fleuve, qui articulent étroitement histoire et géographie. " Pour résumer cette évolution, il conviendrait d’opposer le premier texte, dans lequel Hugo fait la louange des empereurs qui ont traversé le fleuve, et le second, où le Rhin est présenté comme limite des Etats nationaux: " Pour le dire autrement, cette définition permet de dépasser, ou plutôt de démêler la contradiction rhénane: le fleuve est limite, " ceinture ", " frontière ", " frein ", pour le pouvoir politique des Etats; il est donc ce qui interdit la constitution étatique de l’Europe sous forme impériale, sauf à transgresser cet interdit, inscrit dans la nature, voulu par la providence. " Par conséquent, le désir de paix et d’entente de Hugo n’implique aucunement la renonciation à cette partie du territoire que la France avait perdu à la chute de Napoléon. Au contraire, l’équilibre européen suppose que la France ait accès à ce lieu de pouvoir et d’échange qu’est le fleuve. L’auteur souligne à juste titre que Hugo revendique clairement la Rive gauche, avant de préciser: " Si Le Rhin peut être considéré comme un moment de mise en crise du modèle impérial, son propos ne saurait être compris, pour autant, comme un ralliement pur et simple à la logique de la Nation. "

Dans la septième sous-partie de ce chapitre, Franck Laurent tente d’évaluer la politique de Hugo d’un point de vue historique. Après avoir rappelé que l’accueil réservé par les contemporains au programme exposé dans la conclusion du Rhin fut tout à fait décevant, Frank Laurent insiste sur le fait qu’il est presque aussi anachronique de faire de l’écrivain le visionnaire d’une union européenne reposant sur l’axe franco-allemand que de lui reprocher d’avoir revendiqué la rive gauche. Il souligne pour sa part ce qu’il considère comme l’autre "point fort" du programme hugolien: " la prise de position claire et nette en faveur d’une unification rapide de l’Allemagne sous autorité prussienne ". Dans un premier temps, Franck Laurent remarque en effet que Hugo parle de l’Allemagne en terme de nation et qu’il compare l’établissement des départements français à la mise en place de l’union douanière. Après avoir également noté que Hugo est conscient du rôle de la Prusse, il relève l’ambiguïté de sa position en disant que " sa prophétie explicite paraît circonscrire le futur état prussien à la seule Allemagne du Nord ". Cette réserve est néanmoins dépassée dès lors que " l’élément pertinent pour Hugo c’est l’Allemagne, et non pas seulement un grand royaume d’Allemagne du Nord. " Ainsi Franck Laurent en vient-il à ce constat fondamental, qui mérite d’être mis en valeur:

 

" A cette date, la question de l’unité allemande est donc double: l’Allemagne doit-elle se constituer en Etat-Nation? Cette constitution doit-elle se faire sous l’égide de la Prusse? A cette double question Hugo, dans la conclusion du Rhin, répond oui, sans ambiguïté. Or, dans la France de 1842, une telle position est loin d’être consensuelle. "

 

Dans la suite du texte, Franck Laurent oppose ce projet constructif et cohérent de Hugo à la politique extérieure de la France sous le gouvernement Guizot, qui abandonnait la rive gauche au profit des dispositions de 1815, pourtant déjà caduques puisqu’elles condamnaient l’Allemagne au morcellement et s’opposaient aux théories de Guizot lui-même qui avait préconisé " la constitution d’ensembles nationaux unitaires dans le cadre d’une civilisation européenne homogène ". L’attitude de Hugo s’opposerait par ailleurs aussi aux ouvrages de Lerminier (1835) et de Quinet (1839), dans lesquels Franck Laurent voit moins la défense de valeurs libérales et démocratiques qu’une " crispation nationaliste désireuse de maintenir l’Allemagne dans l’état de faiblesse économique et politique auquel la condamne son morcellement ". Hugo est ainsi présenté comme proche des positions néo-hegeliennes de gauche et contraires aux conceptions libérales de Lerminier, qui continue en 1845 à voir la Prusse comme un Etat essentiellement despotique et à prendre le parti des petits Etats du Sud de l’Allemagne, aussi bien que des propos de Quinet, qui minimise l’importance du courant libertaire en Allemagne et condamne celle-ci en bloc pour son despotisme et son matérialisme.

Selon Franck Laurent, ces précisions doivent permettre dans un deuxième temps de mieux comprendre le programme hugolien: la revendication de la Rive gauche du Rhin est " une relative banalité ", comme le montrent divers exemples tels que les Mémoires d’outre-tombe ou le personnage de Regimbart dans L’Education sentimentale, mais c’est le biais par lequel l’écrivain légitime cette position qui est original. Certes, Hugo évoque les raisons avancées par ses contemporains: sous sa plume revient régulièrement l’argument des frontières naturelles, dont la validité tiendrait à sa stabilité, son " caractère de borne stricte ". Par ailleurs, Hugo justifie la revendication française par le désir des habitants, c’est-à-dire le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ce en quoi l’écrivain ne fait là encore que reprendre un cliché. Enfin, un troisième argument avancé par Hugo serait le " droit de conquête ", qui apparaît dans Le Rhin lors de l’évocation du tombeau de Hoche, dans laquelle le poète écrit: " Il me semblait entendre une voix qui disait: Il faut que la France reprenne le Rhin. " Mais l’essentiel serait ailleurs:

 

" Reste qu’à quelques exceptions près, dont l’exemple ci-dessus, le Voyage de Hugo est somme toute assez peu belliciste. C’est d’autant plus étonnant que lorsque Hugo remonte le Rhin dans l’été et l’automne 1840, on est en pleine crise internationale. Or Hugo reste absolument muet sur la question. "

 

Si Hugo se tait à ce sujet, c’est, selon Franck Laurent, qu’il ne veut pas envenimer le débat: la crise de 1840 aurait " servi d’épreuve de vérité à toute cette rhétorique agressive ". C’est pourquoi les arguments traditionnels repris par Hugo pour légitimer la revendication de la rive gauche seraient finalement moins importants que la conviction profonde selon laquelle les dispositions du traité de Vienne en 1815 " doivent être impérativement modifiées " pour que la France oublie Waterloo et que s’établisse un équilibre européen.

L’originalité de Hugo consisterait donc dans la projet d’un " troc " du Hanovre contre la rive gauche du Rhin, idée que Franck Laurent défend contre les sarcasmes que fit et fait naître cette proposition: " Ce que propose Hugo, c’est donc très classiquement un renversement d’alliance, capable d’inverser le rapport des force en défaveur de l’Angleterre. " Ce projet s’opposait autant à la ligne de conduite du gouvernement Guizot, qui favorisait l’alliance avec l’Angleterre, qu’aux positions des nationalistes représentés par Thiers. L’originalité de Hugo résiderait par conséquent dans une prise de distance au " nationalisme ‘classique’ ", que Franck Laurent définit ainsi: " Quinet, Michelet, Lerminier, professent qu’une nation se constitue dans un mouvement d’opposition aux autres nations, qu’elle se construit en quelque sorte par constriction négative. " Il souligne que Hugo ne reprend jamais la théorie usuelle selon laquelle les Allemands doivent à Napoléon l’éveil du nationalisme pour en arriver à la conclusion provisoire:

 

" La politique allemande de Victor Hugo tente au contraire d’imposer l’idée d’un mouvement de constitution nationale qui serait pris d’emblée dans un mouvement de constitution européenne (la nation allemande se formant non par opposition mais par alliance avec la France, plus généralement non par opposition aux autres nations de l’Europe mais par oppositions aux ennemis de l’Europe). Le mouvement de constitution de la nation allemande doit être le mouvement même par lequel la France et l’Allemagne s’uniront et se constitueront ainsi l’unité de l’Europe. "

 

Cette conception géopolitique correspondrait à une réorganisation de la pensée hugolienne autour de 1840, comme le précise Franck Laurent plus avant dans le texte: las de la guerre, sceptique quant aux possibilités présentes et futures d’un projet impérial, Hugo envisage une entente dans laquelle le penseur, l’artiste, le poète remplaceraient le soldat. Ce programme s’opposerait radicalement au discours nationaliste en vogue à cette époque, à une définition stricte de l’Etat-Nation telle que Michelet l’énonçait. Après d’ailleurs une très longue parenthèse sur l’auteur du Peuple, Laurent dit clairement, quarante pages avant la fin de son travail: " La résistance de Hugo à un nationalisme authentique, tel que Quinet et surtout Michelet commencent à l’élaborer dans ces années 1840, s’explique également par le pacifisme que, dans ces mêmes années, il adopte de plus en plus nettement. " Sauf erreur de lecture de ma part, ce pacifisme conduirait Hugo à l’abolition des frontières: " C’est en ‘s’installant’ à cette marge des nations qu’est le Rhin que Hugo tente de penser une Europe sans frontières nationales. "? A la solution de l’Etat-Nation qui prévaut dans la première moitié du XIXe siècle, Hugo proposerait une autre issue:

 

" Une autre tendance, dans laquelle Hugo s’inscrit partiellement, à cette même question a tenté de répondre: Europe-Civilisation. L’Histoire s’est chargée de montrer, mais les textes eux-mêmes le montraient déjà, que cette réponse n’excluait pas radicalement la précédente et même que, loin de l’englober, elle finissait le plus souvent par s’y résorber, s’y soumettre, y disparaître. Néanmoins, la pensée de l’Europe et de la Civilisation (simplement parce qu’elle suppose que l’Etat-Nation n’est pas une solution entièrement satisfaisante et ne clôt pas la réflexion) peut déboucher sur autre chose. Hugo a su, parfois, apporter une autre réponse, dépassant authentiquement, elle, la réponse de l’Etat-Nation. Traversant l’Europe et la Civilisation (mais porté par elles), Hugo a trouvé la réponse du Peuple-Océan, fondement de la Cité sans murailles. "

 

En résumé, nous pouvons constater les progrès accomplis ces dernières années dans l’exégèse du Rhin: il ne fait aucun doute que Hugo n’était pas perdu dans les rêves d’une Allemagne fantastique et médiévale qui l’auraient empêché de percevoir la vérité; il n’y a plus à montrer qu’il était au contraire absolument au fait des enjeux diplomatiques en Europe et de la réalité politique de l’Allemagne vers 1840. L’amour ou l’intérêt qu’il portait à l’Allemagne n’était ni superficiel, ni aveugle, mais, comme Franck Laurent l’a clairement établi, tout à fait lucide et stratégique. Ses considérations politiques dans Le Rhin sont guidées par un projet cohérent qui visait à faire sortir la France de l’isolationnisme revanchard dans lequel elle s’était enfermée après 1815 et à favoriser la constitution d’un Etat-Nation mené par la Prusse. Dans cette nouvelle perspective, Hugo reste une voix conciliatrice: essentiellement par opposition à Lerminier, Quinet et Michelet, il est présenté comme l’initiateur d’une vision différente de l’Europe - qu’il continuera de développer dans les décennies suivantes.

En tentant néanmoins de reprendre plus en détail la crise de 1840, je voudrais dégager ce que celle-ci nous apprend des relations entre les écrivains français et l’Allemagne dans la première moitié du XIXe siècle.

 

2. " Un petit enchaînement de faits nécessaires à déduire ici "

 Cette étude demande de poser à plat les données historiques et de réfléchir à la signification des revendications françaises. L’arrivée des Français au bord du fleuve remonte au XVIIe siècle, plus précisément à la guerre de Trente Ans, conflit à dimension mondiale pour l’époque, qui ravagea les pays de langue germanique - et tout particulièrement les régions rhénanes. Les villes libres, c’est-à-dire politiquement indépendantes, tentèrent en vain de rester neutres: ce sont les évêques de Trèves et de Mayence qui firent à appel à Richelieu pour se défendre, suite à quoi Louis XIII déclara la guerre ouverte aux Habsbourgeois le 19 mai 1635 et prit le dessus en 1639.

Le traité de Westphalie du 24 octobre 1648, soit deux siècles avant la crise du Rhin, au milieu du XVIIe, marque le début de l’internationalisation du fleuve, qui dès lors n’est plus intérieur au Saint-Empire, mais traverse ou borde plusieurs Etats puisque l’Empereur reconnaît l’indépendance des treize cantons de la Suisse, la confédération des Provinces Unies néerlandaises et la cession de l’Alsace au royaume français. Je me reporte ici à Jean Dollfus: " En tout état de cause, au-delà de la Lorraine et de la Franche-Comté toujours rattachées à l’Empire, la France devenait limitrophe du Rhin sur sa rive gauche, de Huningue à Lauterbourg; à l’exception de la ville libre de Strasbourg, mais en y ajoutant les forteresses de Brisach et de Philipsbourg, sur la rive droite. Annexion en laquelle l’Alsace espérait voir surtout la fin de ses misères, non sans regretter sa liberté et qui n’alla pas sans contestations autonomistes de la part des intéressés [...] " Entre les différents Etats européens subsistaient alors des villes libres comme Cologne ou Strasbourg, qui défendaient jalousement leur indépendance et leur neutralité: elles avaient le soutien de la France, initialement même de Louis XIV, dans la mesure où leur existence affaiblissait la puissance du Saint Empire. Le 15 avril 1658, Mazarin avait donné pour dix ans son accord à une " Ligue du Rhin ", qui représentait une tentative d’union des régions rhénanes en une unité géopolitique.

Toutefois, cette politique ne survécut pas aux ambitions de Louis XIV qui ne renouvela pas ce traité de la Ligue Rhénane et chercha au contraire à accroître sa puissance sur ces régions. Lorsqu’il déclare la guerre aux Pays Bas qui le gênent, les populations germanophones s’unissent contre la France, si bien que Louis XIV se retourne même contre les villes libres et que Strasbourg, dont les fortifications furent deux fois détruites par les Français et bien qu’elle renouvelle une ultime fois sa neutralité, doit renoncer à son autonomie le 30 septembre 1681 pour devenir garnison française avec fortifications de Vauban. La cathédrale devient catholique, le culte protestant se fait un temps en français dans la banlieue, puis est interdit. La révocation de l’Edit de Nantes met son comble à l’opposition rhénane à Louis XIV. La paix signée à Ryswyk le 31 octobre 1697 ratifie l’annexion française de Strasbourg, mais impose la restitution des autres territoires, dont Kehl, Brisach, Fribourg.

Louis XIV mena encore différents combats dans la région rhénane à la fin de son règne, mais la situation se stabilise définitivement avec le traité de Rastadt du 6 mars 1714 entre l’Empire et la France: l’Alsace est toute entière française avec le Landau au nord ainsi que l’évêché de Strasbourg. De la Prusse dépend Clève, la Bavière est présente au niveau du Main et de quelques autres Etats; l’Autriche a quant à elle la région de Constance. Entre les territoires de ces grands Etats restent quelques petites seigneuries, dont Mayence et Trèves qui penchent vers la France. Le XVIIIe est alors une période de reconstruction pour les régions rhénanes, et en Alsace, la population triple et s’adapte lentement à l’administration française.

Il reste à remarquer qu’à cette époque, la notion de frontière n’est pas celle que nous connaissons aujourd’hui: il s’agit moins d’une ligne de démarcation que d’un territoire vaguement défini qui jouissait même, comme dans le cas de l’Alsace, d’un statut particulier, car pratiquement déjà étranger. On voit apparaître lentement à l’époque où naissent les nations modernes et la théorie des climats le concept de frontière naturelle, que les Français font valoir pour légitimer leurs annexions pendant la Révolution: la conquête de la rive gauche est achevée en été 1794 et reconnue par la Prusse l’année suivante. Plus important que les conquêtes en elles-mêmes, c’est le recours à ce concept récent qui influence le débat à partir de cette date; Danton proclame le 31 janvier 1793 que " les limites de la France sont marquées par la nature " tandis que Carnot répète le 14 février: " Les limites anciennes et naturelles de la France sont le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. Les parties qui en ont été démembrées ne l’ont été que par usurpation. " Je reprends cette fois les explications de Daniel Nordman dans Les lieux de Mémoires: à l’été 1795 est ouvert un concours dans lequel on demande s’il est " de l’intérêt de la République française de reculer ses limites jusqu’aux bords du Rhin ", et Nordman de commenter les réponses de la façon suivante: " Mais les mots évoluent, lentement, très lentement, et l’écart qui subsiste entre frontière et limite tend à s’atténuer, jusqu’au moment où, dans certains cas au moins, la synonymie est à peu près complète. " Le concept prend en France une importance telle que les historiens du XIXe siècle l’appliquent même à l’Ancien Régime; Nordman remarque à ce sujet: " Vers 1840, l’expression paraît avoir été adoptée dans la presse et la littérature polémique."

Cependant, il est clair que le rôle des frontières naturelles est symbolique; Dollfus, par exemple, a établi la liste impressionnante des occasions répétées à partir de la Révolution française au cours desquelles le Rhin n’a pas joué la fonction stratégique et défensive qu’on semble lui attribuer - sauf le 19 avril 1797 où, paradoxalement, ce n’est pas la largeur ni la grande profondeur du fleuve, mais au contraire la sécheresse qui lui confèra le rôle de " Limes " puisqu’il fallut recourir à de petites barques pour transporter les troupes et que leur passage fut ainsi ralenti. Après avoir constaté qu’il n’existait, en 1989, toujours pas d’études sur les projets des Etats-majors français à l’égard du Rhin et à peine plus sur la stratégie des Allemands, Gerd Krumeich rappelait pour sa part que pour le maître de la stratégie militaire allemande au début du XIXe siècle, Carl von Clausewitz, l’histoire était assez pauvre en exemples de défense efficace par un fleuve. C’est également l’argument que mit en avant Arndt pour dénoncer la théorie des frontières naturelles au profit d’une frontière linguistique plus avantageuse au nationalisme allemand.

La question de la rive gauche du Rhin est donc strictement politique. Si la France tient à s’installer sur le Rhin, ce ne peut être pour des raisons militaires: ce sont des causes économiques, des arguments d’équilibre politique ou des raisons de prestige. Le sens réel du concept de " frontières naturelles " apparaît d’ailleurs nettement avec Napoléon pour qui, comme le fait remarquer Ilja Mieck, le principe de défense de la nation n’a plus guère d’importance tant qu’il s’agit d’étendre l’Empire: " Les princes allemands, dit-elle, qui furent grassement indemnisés pour les pertes sur la rive gauche du Rhin, auraient très bien pu s’accommoder de cette ligne-frontière, ainsi qu’à long terme la population, comme on peut le constater en Rhénanie. Mais les insatiables aspirations hégémoniques de Napoléon, qui renversait toutes les proportions raisonnables en politique, ne lui firent pas même respecter les frontières naturelles de son propre pays. " Le projet d’une République rhénane préconisé par Foch ne vit en effet pas le jour, mais au contraire quatre départements en 1798, dont les chefs lieux sont Trèves, Mayence, Coblence et Aix-la-Chapelle. Ces annexions sont reconnues par tous les ennemis de la France au traité de Lunéville et d’Amiens en 1801 et 1802. Puis en 1806, Napoléon impose la fin du Saint-Empire romain germanique et dispose de tous les territoires Rhénans sous couvert d’une Confédération créée le 17 juillet 1806, qui servira surtout de vaste " Limes " comprenant la Bavière, le Wurtemberg, les trois Etats rhénans de Bade, Hesse et Nassau et deux Etats nouveaux créés autour de Francfort et de Cologne. La mainmise sur toute la vallée du Rhin s’intensifie avec les effets du blocus continental.

Dans ces conditions, les nationalistes allemands, qui commencent à se faire entendre sous l’occupation napoléonienne, avaient beau jeu de faire valoir une frontière linguistique et d’avancer la revendication des territoires de la rive gauche, qui tient dès 1813 dans la formule d’Arndt: " Der Rhein, Deutschlands Strom, aber nicht Deutschlands Grenze " (Le Rhin, fleuve d’Allemagne et non frontière de l’Allemagne). C’est la même année que se manifeste également Friedrich Jahn, qui ne voulait pas seulement interdire les cours en français, mais qui proposa même la création d’un No man’s land entre la France et les Etats allemands pour empêcher toute communication. Ces conceptions de la frontière relèvent toutes deux de l’idéologie nationale, sans que l’une ait plus de validité objective que l’autre.

A la chute de Napoléon, la réorganisation de l’espace européenne lors du Congrès de Vienne ne tint d’ailleurs aucun compte de ces théories puisque la France perd toutes les régions rhénanes sans que l’Allemagne n’hérite de l’Alsace. C’est à la Prusse que reviennent la rive gauche de Sarrelouis à Bingen, encore séparée de Berlin par le Hanovre qui se trouve sous domination anglaise, ainsi que la rive droite de l’embouchure de la Lahn à Emmerich. La portion de la rive gauche limitrophe de la France, avec Kaiserslautern, Spire et Landau est accordée à la Bavière. Subsistent trois petits Etats, à savoir le Bade, le Nassau et les terres du grand-duc de Hesse-Darmstadt qui reçoit alors le titre de Duc du Rhin. En outre, la Hollande et la Suisse retrouvent leurs frontières d’avant la Révolution et la France, finalement, conserve à l’exception de Landau les territoires qui étaient siens avant la Révolution également.

Le Congrès de Vienne n’a donc pas été dur à l’égard des vaincus; Ilja Mieck dit même: " Le rétablissement de la France dans ses frontières du 1er janvier 1792 montrait clairement qu’il ne serait plus question à l’avenir d’une récupération de l’Alsace ni même d’une frontière définie par la langue. " Les revendications françaises n’ont donc ni justification stratégique, ni fondement historique, mais un rôle purement psychologique.

Sous la Restauration, les gouvernements de Louis XVIII et de Charles X, nés de la défaite et dans la honte, contestés par une opposition libérale, cherchent en effet à obtenir une légitimation, ou du moins une satisfaction populaire grâce à une politique expansionniste, c’est-à-dire en maintenant la théorie des frontières naturelles. L’opposition ne se sert pas moins de cet argument, comme l’a montré Klaus Wenger: " Conscients du fait qu’une récupération de la rive gauche du Rhin n’est possible qu’au prix d’une guerre à laquelle la France n’est nullement préparée, les libéraux se servent de cette revendication pour discréditer la monarchie, accusée de faiblesse et de renoncements aux intérêts nationaux. Bâillonnée par la censure, l’opposition libérale ne peut pas attaquer librement la politique sociale de la Restauration et se voit donc obligée de porter ses attaques dans d’autres domaines susceptibles de mobiliser l’opinion publique contre le gouvernement royal. " Dans la première décennie de la monarchie de Juillet, les nouveaux dirigeants seront tentés d’utiliser cette rhétorique à leur profit.

L’article de Klaus Wenger " Le Rhin, enjeu d’un siècle ", dans l’ouvrage dirigé par Marc Ferro et Pierre Ayçoberry, est de loin le meilleur que j’ai pu lire sur le sujet. Avant tout, Wenger dégage parfaitement la fonction symbolique de cette querelle: " c’est en revendiquant la frontière du Rhin que certains gouvernements contestés pour leur politique intérieure essaient de resserrer leurs liens avec l’opinion publique et de retrouver une certaine légitimité ". Le Rhin est un mythe national, qui n’a besoin d’aucune démonstration, ni ne s’appuie sur aucun projet réel, mais qui sert à provoquer un effet: en d’autres termes, c’est un instrument idéologique, comme le dit encore Wenger: " Entre 1815 et 1840, le Rhin est avant tout un enjeu de la politique intérieure française. " Il le répète plus loin encore: " souvent ce fleuve n’est pas l’enjeu essentiel du débat public en France et en Allemagne, mais plutôt un moyen ou un symbole permettant de soulever d’autres questions. " En somme, la revendication de la Rive gauche servait de soupape aux problèmes intérieurs et extérieurs, surtout depuis les débuts de la monarchie de Juillet qui avait redonné aux Français des ambitions nationales plus affirmées que pendant la Restauration.

L’origine de la crise diplomatique de 1840 renvoie, sous le nom de " crise d’orient ", au déclin de l’Empire ottoman: le pacha Mehmed Ali, vassal du sultan de la Sublime Porte en Egypte, nommé par Selim III au lendemain de la chute de Napoléon, se rapprocha des beys mamelouks et de la Nubie pour moderniser l’administration, l’armée et la flotte en Egypte et, en 1832, enleva la Syrie au Sultan. Au printemps 1839, les combats reprirent: l’armée turque fut vaincue et la flotte se rendit à l’Egypte. Dans le cadre de sa politique d’expansion coloniale en Méditerranée, la Monarchie de Juillet soutenait le pacha: depuis la conquête de l’Algérie en 1830, la France entretenait l’espoir d’un grand Empire arabe qui lui permettrait d’affirmer son pouvoir dans les pays du Maghreb. En mars 1840, Thiers alla jusqu’à faire des intérêts du pacha d’Egypte une question de prestige de la France. Cette politique étrangère s’opposait toutefois à celle de tous les autres pays occidentaux: l’Angleterre veillait sur la Méditerranée qui était le chemin de l’Inde, la Russie, l’Autriche et finalement même la Prusse soutenaient le sultan par peur de perdre le contrôle des détroits de la Mer noire ou du moins d’un changement de l’équilibre international issu du Congrès de Vienne. Les déclarations du gouvernement français conduisirent donc les vainqueurs de 1815 à se réunir le 15 juillet 1840 à Londres, où ils signèrent, à l’instigation du ministre des Affaires étrangères anglais, Palmerston, un traité de protection de la Sublime porte, c’est-à-dire le soutien du sultan de Turquie. Cette résolution était un affront majeur pour la France; Rainer Koch prétend même que " pour l’opinion publique en France, ceci était une profonde humiliation que l’on compara aux effets de Waterloo. Depuis le gouvernement jusqu’à l’opposition démocratique et d’extrême-gauche, on lança un appel en faveur du rétablissement de l’honneur national. Thiers présenta un projet de loi sur les fortifications de Paris et annonça un changement du but de l’expansion: il ne s’agissait plus simplement de l’Afrique du nord et du Levant, mais on réclamait désormais le rétablissement des " frontières naturelles " au bord du Rhin. "

On sait aujourd’hui que les dirigeants français étaient tout à fait au courant de l’état de l’opinion publique allemande et des intentions des différents monarques: deux historiens, l’un allemand et l’autre polonaise, ont tiré des archives la preuve que les diplomates ainsi que le gouvernements français étaient conscients de la situation dans les Etats germaniques. A cet égard, il vaut de signaler que les intentions de Thiers, comme Roghé l’a établi dans son étude sur la politique de la France envers l’Allemagne, n’étaient pas de faire la guerre, mais seulement d’en brandir la menace: " Ses allures guerrières étaient du bluff. On ne trouve dans les sources aucune trace d’intentions de conquête en Allemagne de la part du gouvernement français. " Cela n’empêche que sous la pression extérieure, le roi renvoya Thiers le 29 octobre 1840 et le remplaça par Guizot qui était bon connaisseur de l’Allemagne et qui était réputé pour des discours plus pacifiques, ce qui permit en effet de mettre fin à la crise diplomatique.

André-Jean Tudesq écrit quant à lui:

 

" La peur de la guerre et la crainte provoquée par les troubles sociaux et quelques banquets, au cours desquels des discours révolutionnaires avaient été prononcés, allaient faire de Guizot le leader d’un parti conservateur encore inorganisé. (...) L’accusation de vouloir la paix à tout prix proférée par un nationalisme ambigu dans lequel se retrouvaient les oppositions extrêmes, légitimistes et radicales, eut pour résultat de convaincre les notabilités conservatrices que Guizot était leur meilleur guide. "

 

L’arrivée de ce dernier concourt en effet à améliorer les relations franco-allemandes: Michael Werner souligne que les préoccupations politiques prennent une grande place dans la correspondance de Guizot avec les Allemands: " L’arrivée de Guizot au ministère des Affaires étrangères en novembre 1840 a été saluée par une majorité d’Allemands qui avaient regardé d’un oeil inquiet la politique extérieure du ministère Thiers. "

C’est donc, il faut insister sur ce point, le nationalisme français qui provoqua la " crise du Rhin ". On ne peut oublier non plus l’image de la France à l’extérieur à cette époque, que j’oserais comparer à celle de l’Allemagne après la seconde Guerre Mondiale. Vingt cinq ans après la chute de Napoléon, l’image de ses conquêtes était nécessairement encore présente dans l’esprit des étrangers, que les revendications françaises ne pouvaient qu’effrayer: un rapport de Bourgoing à Guizot du 3 décembre 1840 précise sans ambiguïté que tout le monde rappelle le souvenir de 1813. N’oublions pas que si une nation passait pour expansionniste et dangereuse à cette époque, c’était la France et non la Prusse: vouloir que la France pressente un danger prussien est un anachronisme.

Pour le reste, de nombreuses recherches qu’il m’est impossible d’énumérer ici contribuent aujourd’hui à montrer l’intensité et la fréquence des échanges, ou plutôt, pour parler comme les chercheurs de l’Ecole des Hautes-Etudes, des transferts entre France et pays germaniques tant sur le plan humain, commercial et politique qu’au niveau culturel, scientifique et littéraire. Signalons seulement que vers 1840, on dénombre à Paris 100 000 Allemands; c’est dire s’il est absurde de réduire leur présence à deux ou trois noms comme Heine, Marx ou Weill et les intermédiaires français à Nerval, Lerminier ou Marmier. Ce qui manque encore à ma connaissance, c’est, partant de ces données, une étude systématique de la presse française de 1840/1841 qui établirait la portée du courant revanchard et nationaliste en vérifiant la thèse de l’indignation générale des Français, qu’on admet sans pouvoir citer de sources.

On peut toutefois supposer que la rhétorique française à l’été 1840 provoqua aussitôt des réactions de rejet et de peur en Allemagne, et en particulier dans la région concernée, c’est-à-dire la Rhénanie. Le signe le plus connu en est ce poème, le Chant du Rhin, composé par Becker, le fameux petit greffier de Cologne dont parle avec condescendance toute la littérature française, allemande ou comparée. Du côté allemand, les études sur cet épisode de l’histoire littéraire et culturelle ne sont d’ailleurs pas plus avancées qu’en France: sans prétendre avoir fait le tour complet de la question, je crois pouvoir affirmer que les textes qu’on cite toujours sans jamais vraiment les étudier auraient bien besoin d’une étude vivifiante, qui prendrait à coup sûr de sérieuses dimensions. La majorité des textes sur la poésie politique de cette époque s’obstine non moins qu’en France à reprendre des considérations périmées sur la naissance d’un nationalisme de masse, qui rendent moyennement compte de la réalité à mon avis. On est même surpris en comparant les ouvrages de retrouver les mêmes mots, voire les mêmes phrases partout, tel que " aucun texte ne reflète mieux l’esprit du temps " ou " ce poème a été mis en musique plus d’une centaine de fois ", tandis que manquent partout des références à des études approfondies, voire la mention des dates de rédaction ou de parution. Le seul signe d’évolution perceptible est que l’affirmation catégorique selon laquelle le poème de Becker aurait été mis en musique une centaine de fois est remplacée depuis quelques temps par la remarque ironique selon laquelle les estimations fluctuent entre 70 et 200.

Même dans un tout nouvel ouvrage sur les relations franco-allemandes, qui date de 1997, on trouve un commentaire tout à fait décevant:

 

" En Allemagne, les vieilles peurs allemandes devant la menace que représentait la France agressive et obsédée par la conquête de la rive gauche du Rhin conçue comme " frontière naturelle " rejaillirent et trouvèrent leur expression dans une poésie vindicative. Certes, quelques voix s’élevèrent contre le pathos national anti-français, mais cela n’empêche que " 1840 " devait avoir pour l’évolution du sentiment national allemand une fonction catalysatrice comparable à celle des guerres de libération (...) Les ambassadeurs français en prirent rapidement conscience. Il leur revenait de mettre fin à l’optimisme du gouvernement français au sujet de l’influence que leur pays pourrait exercer chez les voisins allemands et d’expliquer l’ambivalence d’une francophilie de principe et d’une francophobie de fait qui caractérisait l’Allemagne. "

 

C’est sans aucun doute exagérer a posteriori l’influence d’une crise qui n’a pas eu l’effet immédiat que semble lui accorder une telle interprétation. Il ne faudrait pas croire en tout cas que l’unification allemande était adjugée à partir de 1840. La gloire de Nikolaus Becker, par exemple, fut de courte durée: deux ans après la publication de son poème de circonstance, il était déjà retombé dans une telle obscurité que les gardiens de nuit de Cologne ne le reconnurent pas avant qu’il ait eu décliné son identité.

Compte tenu des circonstances que je viens de rappeler, le refrain du poème de Becker: " Vous ne l’aurez pas, le libre Rhin allemand " prend d’ailleurs un sens différent du nationalisme agressif qu’on lui attribue toujours. C’est avant tout une réplique aux prétentions françaises, qui vaut bien, sauf peut-être le niveau poétique, la répartie de Musset dans son non moins fameux Rhin allemand. Réponse à la chanson de Becker. Il s’agit dans les deux cas de poèmes politiques manifestant la concomitance de phénomènes similaires dans les deux pays et le contact entre les opinions publiques par delà les frontières. Je ne vois aucune raison de minimiser la violence du nationalisme français a posteriori sous prétexte qu’il n’eût pas de conséquences aussi désastreuses que le nationalisme allemand ou qu’il se référait à des valeurs de progrès et de liberté, même si l’on affirmait encore en 1984 que

 

" le sentiment national des Français, à l’heure où éclate la crise du Rhin a gardé le caractère rationnel et fonctionnel qui lui vient de ses origines; il est né de la contestation du système féodal, il doit le jour à l’esprit des lumières, il n’offre à son apparition, qu’une version sécularisée et roturière des objectifs du despotisme éclairé: créer l’unité par l’adhésion à des principes, à des institutions, à une communauté d’intérêts, à l’intérieur des frontières définies par la nature et par l’histoire. "

 

Pour ma part, je cherche en vain la contestation du système féodal ou l’esprit des lumières dans les vers mémorables de Musset: " Son sein porte une plaie ouverte,/ Du jour où Condé triomphant/ A déchiré sa robe verte. " ou " Si vous oubliez votre histoire,/ Vos jeunes filles, sûrement,/ Ont mieux gardé notre mémoire./ Elles nous ont versé votre petit vin blanc. "

Il y eut en France comme en Allemagne diverses prises de position allant de l’enthousiasme guerrier aux appels à la paix. Les nationalistes allemands firent des vers bellicistes comme les nationalistes français, les pacifistes français des appels au calme comme les pacifistes allemands, et la suite des événements, ni Bismarck, ni Hitler, ni 1870, ni 1933 n’autorisent à mon avis à mettre ici Lamartine et Hugo en avant, là Becker et Schneckenburger avec sa Garde sur le Rhin. Il s’imposerait de reprendre l’interprétation du Chant du Rhin qu’Hoffmann von Fallersleben dans ses Chants apolitiques, la protestation d’Herwegh contre le courant belliciste dans un de ses Poèmes d’un vivant; ou le poème intitulé Encore un Chant du Rhin que Dingelstedt introduisit dans ses Chants d’un gardien cosmopolite. De fait, dans les années 1840, plusieurs poètes lyriques, loin des accents nationalistes, faisaient du Rhin une métaphore de la liberté politique en général: Freiligrath compare l’inondation au débordement de la parole révolutionnaire et Herwegh, le traducteur de Lamartine, salue le fleuve qui doit descendre des Alpes pour libérer le pays, le libérer de toute oppression. Citons pour clore ces allusions quelques vers du poème ironique intitulé " Le Chant du Rhin de Becker " dans lequel Ludwig Seeger inversa toutes les propositions du modèle qu’il parodie: " On se tournait en dérision/ et se perdait en mensonges éthérés/ et louait par de creuses formules/ le libre Rhin allemand,/ Comme s’il était libre.[...] Qui ose parler de liberté,/ d’unité, d’esprit allemand,/ dans le pays où le crime/ signifie liberté d’expression?  "

On devrait insister sur la polysémie du terme " libre " autour duquel s’articule toute l’ambiguïté de la poésie politique des années 1840 en Allemagne: si la revendication de liberté s’adresse aux Français dans le poème de Becker, elle désigne en revanche chez nombre de poètes constestataires la liberté du peuple, la libération du pouvoir monarchique qui régnait alors en Allemagne avec une extrême sévérité. Dans un article intitulé Der Rhein, Robert Prutz par exemple se demandait de quel droit Becker combinait les adjectif " libre " et " allemand " et soulignait qu’il ne fallait pas moins se libérer de la domination extérieure que de l’oppression intérieure. Ruge met quant à lui la strophe de Lamartine sur les " Nations, mot pompeux pour dire barbarie " en exergue de son livre sur Le patriotisme, rédigé en 1844, et fait le procès des patriotes allemands qui craignaient l’amitié entre Français et Allemands.

Il y a en réalité une véritable mode de la métaphore fluviale dans la littérature allemande d’avant 1848, qui se plie aux diverses convictions des auteurs. Ces simples allusions permettent de saisir qu’il n’est pas possible d’opposer à la France humiliée une Allemagne agressive, ni même légitime de réduire les textes allemands à la seule prise de conscience nationaliste. Dans cette perspective, la réception du Rhin de Hugo mériterait également une étude approfondie: il parut dans la traduction du poète rhénan Karl Ferdinand Dräxler-Manfred dès 1842, mais je n’ai trouvé d’autre indication sur la réception du livre qu’une allusion à un article de Wolfgang Menzel, écrivain prolifique qui rédigeait presque seul le magazine Literaturblatt édité par Cotta entre 1830 et 1849 et qui, dans sa conception nationaliste d’un germanisme chrétien, ne se méprit par sur l’évidence avec laquelle Hugo attribuait la rive gauche à la France.

 

3. " Quant à l’Allemagne proprement dite "

 L’article de Menzel autoriserait, si c’était encore nécessaire, à relativiser le jugement de Gaudon qui reprenait consciencieusement la chronologie de la crise de 1840/1841 pour, je le rappelle, prévenir que seule " une tendance inévitable à la simplification nous fait croire que Le Rhin est un livre d’actualité ". Il me semble peu convainquant de vouloir pinailler sur les dates pour prétendre que Hugo rédige une conclusion politique alors que la question n’est plus à l’ordre du jour: ce serait accréditer que l’écrivain ne comprend rien au monde qui l’entoure et qu’il n’a aucun sens de la réalité - ce dont Gaudon ne se sort qu’en suggérant que cette conclusion est un conte politique. Franck Laurent a définitivement fait justice à de telles interprétations. Inversement, l’oeuvre de Hugo n’est pas seulement un texte politique, comme il n’est pas qu’un récit de voyage, mais pour citer Evelyn Blewer, qui l’entendait peut-être dans un sens différent: " un vrai livre d’écrivain. " Si Le Rhin n’était pas polysémique, s’il n’était pas né d’intentions multiples qui affluent dans l’oeuvre pour s’y confondre, Hugo ne serait pas Hugo, mais disons Dumas ou Venedey. On a tendance pourtant à retenir surtout la création d’un monde chevaleresque et fabuleux où la force du poète s’illustre le plus incontestablement. Or derrière les légendes s’esquissent d’autres leçons qui permettent de cerner le rapport des écrivains français à l’Allemagne.

Les explications de Gaudon sur la genèse du livre autorisent en effet à penser que Hugo avait conçu au départ l’idée d’un récit de voyage comme il s’en produisait de plus en plus dans les années 1830, genre consacré en France par les Impressions de voyage de Dumas en 1834. Derrière l’ambition littéraire se cache vraisemblablement un intérêt commercial, dont l’aveu n’abaisse pas le talent de l’auteur. Le rapprochement est tentant avec l’entreprise de Nerval et Dumas, partis en Allemagne à la fin de l’été 1838 parce qu’ils veulent, selon les termes de Pichois et Brix, " composer un drame politique situé en Allemagne contemporaine et qui s’inspirera de l’assassinat par Karl Sand de Kotzebue, écrivain allemand que les nationalistes jugent être un agent du tsar " - comme par hasard, ajouterais-je d’ailleurs, une histoire de nationalisme. Ce drame, contrairement aux Burgraves, ne verra pas le jour. En revanche, Nerval fit publier à l’insu de son collaborateur et patron, qui en prit ombrage, des articles sur leur voyage dès l’automne 1838 et Dumas publia sous son nom fin 1841 trois volumes d’Excursions sur les bords du Rhin. Hugo entre ainsi directement en concurrence avec Dumas puisque les deux premiers volumes des Excursions sont enregistrés dans la Bibliographie de France le 25 décembre 1841 et le troisième, le 12 février 1842, tandis que la première édition du Rhin date du 12 janvier 1842.

Le succès de cet itinéraire vient de ce que vers 1840, alors que les voyages en mer restaient inconfortables, le trajet sur le Rhin n’était ni plus ni moins qu’une croisière. Le développement des bateaux en vapeur en est la preuve flagrante:

 

" A l’instant où nous sommes, vingt-cinq bateaux à vapeur montent et descendent le Rhin chaque jour. Les dix-neuf bateaux de la compagnie de Cologne, reconnaissables à leur cheminée blanche et noire, vont de Strasbourg à Düsseldorf; les six bateaux de la compagnie de Düsseldorf, qui ont la cheminée tricolore, vont de Mayence à Rotterdam. Cette immense navigation se rattache à la Suisse par le Dampfschiff de Strasbourg à Bâle, et à l’Angleterre par les steamboats de Rotterdam à Londres. "

 

Comme tout le monde, Hugo prend le bateau à vapeur, mais il refuse d’y réduire le sens de son périple. David Charles a bien vu cette dualité quand il écrit: " Dans le Rhin, le nouveau régime du voyage fait bénéficier l’ancien, par réaction, des qualités que le régime utopique ne lui reconnaît pourtant pas. " Pour l’essentiel, les bateaux à vapeur sont traités en moyen de locomotion dont il faut savoir descendre pour jouir d’une contemplation plus riche.

Hugo fait avant tout l’éloge de la marche: " Rien n’est charmant, à mon sens, comme cette façon de voyager. - A pied! ", écrit-il au début de la lettre vingtième, qui fut rédigée à Paris et que Gaudon estime être "  en grande partie le fruit de l’imagination du conteur ". En réalité, Hugo y présente la deuxième variante du voyage rhénan de son époque, à savoir la Wanderung: " Ce voyage à trois me paraît du reste être à la mode sur les bords du Rhin [...] Ceux-là étaient évidemment des étudiants de quelqu’une de ces nobles universités qui fécondent la vieille Teutonie en civilisant la jeune Allemagne. " Hugo évoque ici le succès du voyage pédestre qui s’est développé dans le milieu estudiantin pendant la Restauration: parallèlement au développement du tourisme à l’anglaise et à l’intérêt pour la région rhénane issu du " Gothic revival " dont se moque Thackeray dans Legend of the Rhine (1845) est née une autre forme d’excursion, axée sur la nature, caractéristique du Biedermeier. Friedrich Sengle souligne en effet l’importance des jardins, de l’alpinisme, de la marche à cette époque:

 

" Pour la génération de la Restauration, la contemplation des objets de la nature est indispensable dans un sens encore plus profond. [...] Il est tout à fait caractéristique que la mode de la gymnastique naisse et se répande de manière importante à cette époque; car cette génération prend au sérieux tout ce qui se rapporte au corps. [...] Gotthelf se livre par exemple à des considérations sur les avantages de la marche à pied par rapport au voyages en chemin de fer ou sur la plus grande tranquillité dont jouit le travailleur manuel par rapport à l’intellectuel. On trouverait de fréquents témoignages du bien-être intérieur dont parle les poèmes de Mörike Mon fleuve ou Voyage à pied. "

 

Cette tendance s’exprime avant tout par la formation des Burschenschaften (association d’étudiants) qui, toujours selon Sengle, allient le patriotisme à la liberté: " Contrairement à la critique du nationalisme aujoud’hui à la mode, l’histoire politique rappelle à juste titre qu’au XIXe siècle, libéralisme et nationalisme sont étroitement liés. " Dans le même esprit, Hugo approuve donc cette forme de tourisme alternatif, qui est celui de l’élite, laquelle communique encore en latin:

 

" Les trois jeunes gens sourirent et le plus âgé s’écria: - Vivat Gallia regina! Je répliquai: - Vivat Germania mater! - Nous nous saluâmes encore une fois de la main, et je passai outre.

J’approuve cette façon de voyager à trois. Deux amants, trois amis. "

 

La promenade à pied renvoie à la Wanderung, même si Hugo n’emploie pas le mot allemand: contemplation, nature, archéologie, peinture font pour lui les attraits du voyage. Telle est donc la conception de l’excursion sur le Rhin que défend Hugo, en l’opposant systématiquement au tourisme moderne, également incarné par les guides dont l’essor est symptomatique du succès de la vallée rhénane: le meilleur exemple en est, après la multitude d’ouvrages d’origine anglaise, la naissance à Coblence de la fameuse collection des Baedeker, à laquelle Hugo ne semble pas avoir eu recours, mais qui devint au XIXe siècle, même en France, synonyme de Guide du Routard. Hugo ne fait allusion à des manuels du voyageur que pour s’en moquer, comme lorsqu’il cite " cette phrase que je lisais hier dans je ne sais quel guide tudesque des bords du Rhin: " -Derrière la montagne de Johannisberg se trouve le village du même nom avec près de sept cents âmes qui récoltent un très-bon vin. "-" Pourtant, il puise largement dans ces guides, qu’il évite pour cette raison même de nommer, mais dont l’édition deGaudon fournit la liste: Ebel, Graimberg, Richard, Rosenkranz et Schreiber, laquelle prouve en elle-même combien le tourisme était alors déjà organisé et que l’écrivain en dépendait. L’écrivain dissimule systématiquement ses sources pour se distinguer du tourisme de masse qu’il évoque par exemple au milieu d’un survol de la fortune littéraire du Rhin: " Pour nous, jusqu’au jour où le Rhin sera la question de l’Europe, c’est l’excursion pittoresque à la mode, la promenade des désoeuvrés d’Ems, de Bade et de Spa. "

En fait, Hugo participe entièrement à ce phénomène tout en cherchant à s’en démarquer et en le traitant avec ironie: " Je ne comprends rien aux " touristes ". Ceci est un endroit admirable. [...] Andernach est une ville déserte. Personne n’y vient. - On va où est la cohue, à Coblentz, à Bade, à Mannheim; on ne vient pas où est l’histoire, où est la nature, où est la poésie, à Andernach. " Ailleurs, il raille les Anglais, qui passent pour avoir lancé cette mode européenne: " Dernièrement, rapporte-t-il, un tourist anglais a cueilli et mangé dans un champ une prune qu’il a payée cinquante florins. " Plus tard, il dénonce aussi les Français: " Il causait avec un avocat parisien en vacances, lequel allait à Bade parce que, disait-il, il faut bien y aller, tout le monde y va. " On trouve donc dans Le Rhin la critique du tourisme imbécile auquel Hugo oppose le voyage culturel, vantant par exemple les beautés de Bacharach, " affreux trou dont s’écartent les dampfschiffs et que tous les répertoires du Rhin qualifient de ville triste. " Il médit régulièrement sur les circuits touristiques, ainsi à Bingen: " Comme je me défie un peu des curiosités locales exploitées, je n’ai pas été voir, je vous l’avoue, la miraculeuse corne de boeuf, ni le lit nuptial, ni la chaîne de fer du vieux Broemser. En revanche j’ai visité le donjon carré de Rudesheim, habité à cette heure par un maître intelligent qui a compris que cette ruine devait garder son air de masure pour garder son air de palais. " Par une incessante dénégation, Hugo pratique le voyage à la mode tout en le disqualifiant, affirmant par là sa propre originalité. Il s’adresse, dit-il, à des lecteurs cultivés et curieux: " Je sais que l’histoire et l’art vous passionnent; je sais que vous êtes du public intelligent, et non du public grossier. "

Quelle que soit la distance ainsi acquise, son ouvrage reste débiteur non seulement des guides de voyages, comme la critique l’a suffisamment montré, mais du tourisme lui-même, qui est à l’origine de son projet et y laisse sa trace. Il insère d’ailleurs à l’occasion de conseils pratiques faisant concurrence aux guides traditionnels: " Du reste, les auberges sont excellentes dans ce pays, en exceptant toutefois celle où je logeais à Aix-la-Chapelle, laquelle n’est que passable (l’Hôtel-de-l’Empereur), et où j’avais dans ma chambre, pour me tenir les pieds chauds, un superbe tapis peint sur le plancher, magnificence qui motive probablement l’exorbitante cherté dudit gasthof. " Quant à Cologne, il propose une solution de rechange: " Ici, un détail utile: avant de quitter ce brave homme (le commissionnaire), je lui ai donné l’ordre, à sa grande surprise, de porter mon bagage, non dans un hôtel de Cologne, mais dans un hôtel de Deuz, qui est une petite ville de l’autre côté du Rhin jointe à Cologne par un pont de bateaux. Voici ma raison: [...] Mieux vaut habiter Deuz et voir Cologne qu’habiter Cologne et voir Deuz. "

Le Rhin est donc initialement une sorte de guide dans lequel Hugo prétend donner des conseils à des voyageurs potentiels qui voudraient sortir des sentiers battus. On retiendra en particulier l’extraordinaire lettre douzième, " A propos du musée Wallraf " qu’il n’a probablement pas visité, où après avoir énuméré dans un paragraphe de seize lignes ce qu’un bon touriste est censé avoir vu et qu’il tirait du guide de Schreiber, il se lance dans une longue diatribe contre l’exploitation des touristes par les autochtones en prétendant: " j’expose les faits, je n’exagère rien. " Il s’agit en réalité d’un morceau de bravoure de plus de deux pages dans lequel le " Pourboire " joue le rôle de refrain, culminant vers la fin de la lettre en une synthèse où l’effet s’accélère:

 

" Récapitulons: pourboire au conducteur, pourboire au postillon, pourboire au débâcleur, pourboire au brouetteur, pourboire à l’homme qui n’est pas de l’hôtel, pourboire à la vieille femme, pourboire à Rubens, pourboire au suisse, pourboire au sacristain, pourboire au sonneur, pourboire au baragouineur, pourboire à la fabrique, pourboire au sous-sonneur, pourboire au bedeau, pourboire à l’estafier, pourboire aux domestiques, pourboire au garçon d’écurie, pourboire au facteur; voilà dix-huit pourboires dans une journée. "

 

Osant aller plus loin encore, Hugo continue à " exposer les faits ", dénonçant l’industrie touristique qui s’est mise en place et terminant par la formule corrosive: " Je n’étais pas encore depuis un quart d’heure à Aix-la-Chapelle que j’avais déjà donné pour boire au roi de Prusse. " Cette pointe combine les deux aspects principaux du Rhin: en même temps qu’un récit de voyage, l’oeuvre de Hugo constitue une diatribe contre les conséquences du Traité de Vienne, dans laquelle toutes les occasions sont bonnes de rappeler ironiquement l’occupation prétendument illégitime de la rive gauche du Rhin par la Prusse dont le roi est plusieurs fois évoqué, comme à Cologne où Hugo note entre parenthèses que " le voyageur est rudement taxé, et le commissionnaire partage avec le roi " ou quand il rappelle qu’ " un batelier du village m’a fait passer le Rhin et m’a déposé poliment chez le roi de Prusse, car la rive gauche est au roi de Prusse. " Hugo distingue foncièrement entre la Prusse rhénane sur la rive droite et l’usurpation de la rive gauche, évoquant volontiers l’effet produit par la situation présente que résume le drapeau flottant au dessus de la tour aux Rats: " Au dessus de la tourelle, à l’extrémité d’un long mât, flotte et se déchire au vent un triste haillon blanc et noir. Je trouvais d’abord je ne sais quelle harmonie entre cette ruine de deuil et cette loque funèbre. Mais c’est tout simplement le drapeau prussien. " Il nuance alors sa critique détournée: après avoir signalé que c’est là où commence le territoire de la Prusse, il distingue entre le drapeau lui-même, glorieux comme tous les drapeaux, et " l’effet produit " pour conclure: " Qui aime le drapeau de Napoléon n’insultera jamais le drapeau de Frédéric. "

L’aspect touristique du Rhin se double ainsi d’une intention polémique puisqu’à partir du printemps ou de l’été 1840, il n’était plus possible de publier un simple récit de voyage sur la vallée du Rhin sans aborder la question politique, que Hugo voulut probablement mettre à profit également. C’est la remarque de Gaudon, décrivant la précipitation avec laquelle l’écrivain rédigea l’essentiel du texte dans les deux mois de son voyage de 1840, qui y fait penser: " Ce rythme forcené étonne, dit-il. Aucun éditeur n’attend la copie, et rien n’oblige Hugo à donner, sur place, une forme quasiment définitive à ses " lettres ". Rentré à Paris, il prendra son temps. " Gaudon veut expliquer cette urgence par la présence de Juliette, c’est-à-dire par des raisons d’ordre psychologique. N’étant ni psychologue, ni sexologue, ni hugolien, je n’ai pas la compétence pour juger de cette hypothèse; mais je voudrais au moins la compléter par la supposition que Hugo voulait battre le fer pendant qu’il était chaud et qu’il entendait bien trouver au plus vite un éditeur dès son retour, ce qui expliquerait en partie pourquoi il envoya en dix-sept paquets un manuscrit que ses proches relisaient et recopiaient avec diligence.

Derrière le récit de voyage, le texte final porte en effet aussi la marque des événements de l’été 1840. On dit volontiers qu’il a traversé Cologne sans parler de Nikolaus Becker, ce qui n’est pas si sûr: " Comme j’allais sortir de l’Hôtel-de-ville un homme, vieilli plutôt que vieux, dégradé plutôt que courbé, d’aspect misérable et d’allure orgueilleuse, traversait la cour. Le concierge qui m’avait conduit sur le beffroi me l’a fait remarquer. Cet homme est un poète, qui vit de ses rentes dans les cabarets et qui fait des épopées. Nom d’ailleurs parfaitement inconnu. Il a fait, m’a dit mon guide, qui l’admire fort, des épopées contre Napoléon, contre la révolution de 1830, contre les romantiques, contre les Français, et une autre belle épopée pour inviter l’architecte actuel de Cologne à continuer l’église dans le genre du Panthéon de Paris. Epopées, soit. Mais cet homme est d’une saleté rare. Je n’ai vu de ma vie un drôle moins brossé. Je ne crois pas que nous ayons en France rien de comparable à ce poète-épic. " Le méchant jeu de mots renvoie à l’un des procédés auxquels Hugo recourt le plus dans la peinture de l’Allemagne contemporaine, à savoir l’humour. Il n’aborde pas de front la question du nationalisme, mais le traite le plus souvent sur le mode comique. Ainsi évoque-t-il à la suite de cette description un vieillard qui sort d’une boutique et s’écrie: " Monsieur! monsieur! fous Français! oh! les Français! ran! plan! plan! ran! tan! plan! la querre à toute le monde! Prafes! prafes! Napolion, n’est-ce pas? La querre à toute l’Europe! Oh! les Français! pein prafes! monsieur! La païonnette au qui à tous ces Priciens! eine ponne quilpite gomme à Iénâ! Prafo les Français! ran! plan! plan! " C’est le passage dont Gaudon remarque qu’il fut retravaillé par Hugo: " Le discours violemment anti-prussien que tient, dans le langage de M. de Nucingen, le vieillard à " l’oeil vif " qui sort, à Cologne, d’une boutique de barbier est écrit dans le manuscrit en bon et honnête français, sans accent. " Or l’intention d’un tel ajout ne peut qu’être sarcastique; en tirer la preuve, comme Gaudon le fait, que la réalité est " malléable à merci " semble un commentaire insuffisant.

La transcription, ou plus exactement l’addition d’un ridicule accent allemand vise évidemment à la caricature et relativise beaucoup le commentaire subséquent de Hugo, qu’on rapporte toujours en le prenant au sérieux: " J’avoue que la harangue m’a plu. La France est grande dans les souvenirs et les espérances de ces nobles nations. Toute cette rive du Rhin nous aime, - j’ai presque dit nous attend. " Voilà pour le coup une drôle de façon de citer, quand on abstrait ces trois lignes du contexte: après la description du poète-epic admiré par le concierge et d’un vieillard ridicule qui félicite les Français de faire " la querre à toute l’Europe ", il est difficile d’évaluer le sérieux de la remarque de Hugo. Du moins l’écrivain montre-t-il que deux opinions s’opposent dans la population de Cologne, j’irais même jusqu’à soupçonner le sarcasme derrière l’hyperbole de " toute cette rive du Rhin ".

La critique de l’occupation prussienne revient néanmoins sans cesse pour justifier les revendications françaises. A l’étape suivante, l’écrivain évoque Andernach et la tombe de Hoche maltraitée par des maçons prussiens - passage célèbre dans lequel Hugo, au lieu de poser lui-même la revendication de la rive gauche, prétend la percevoir mystérieusement, comme sortant du tombeau - procédé habile par lequel il prend indirectement, sur un ton doucement mélancolique, position en faveur des ambitions françaises.

Et la lettre quatorzième, vraisemblablement écrite le 17 septembre 1840, est la première intitulée " Le Rhin ", un imposant collage d’Abel Hugo, Schreiber et Rosenkranz, ainsi que le montrent les analyses de Gaudon, dans lequel l’écrivain définit essentiellement le fleuve comme la ligne de démarcation entre les deux parties de l’Europe:

 

" Le Rhin, dans les destinées de l’Europe, a une sorte de signification providentielle. C’est le grand fossé transversal qui sépare le Sud du Nord. La Providence en a fait un fleuve-frontière; les forteresses en ont fait le fleuve-muraille. [...] Ce noble Rhin que les Romains nommaient Rhenus superbus, tantôt porte les ponts de bateaux hérissés de lances, de pertuisanes ou de baïonnettes qui versent sur l’Allemagne les armées d’Italie, d’Espagne et de France, ou reversent sur l’ancien monde romain, toujours géographiquement adhérent, les anciennes hordes barbares, toujours les mêmes aussi [...]; et il accomplit majestueusement à travers l’Europe, selon la volonté de Dieu, sa double fonction de fleuve de la paix, ayant sans interruption sur la double rangée de collines qui encaisse la plus notable partie de son cours, d’un côté les chênes, de l’autre des vignes, c’est-à-dire d’un côté le nord, de l’autre le midi; d’un côté la force, de l’autre la joie. "

 

La fresque de Hugo dans cette lettre trace une ligne de continuité depuis l’Antiquité: le Rhin aurait depuis lors joué un rôle de frontière, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, suivant des cycles historiques formés par les invasions réciproques qui se répètent inévitablement. Par une relecture arbitraire de l’histoire dans laquelle le Saint-Empire romain germanique ne compte pour rien, il reprend la dualité entre le Nord et le Midi, banale depuis le XVIIIe siècle, et définit le Rhin comme une délimitation voulue par Dieu ou par la Providence.

Il maintient cette conviction un an après, lorsqu’il y introduit, au moment de l’impression, un passage de 1839 où il décrivait le Rhin comme " un noble fleuve, féodal, républicain, impérial, digne d’être à la fois français et allemand. Il y a toute l’histoire de l’Europe considérée sous ses deux grands aspects, dans ce fleuve des guerriers et des penseurs, dans cette vague superbe qui fait bondir la France, dans ce murmure profond qui fait rêver l’Allemagne. " De 1839 à 1841, Hugo défend par conséquent les revendications françaises quant à la rive gauche du Rhin, qu’il tente de justifier par tous les moyens, de la géographie à la volonté divine, en passant par l’histoire: " La géographie donne, avec cette volonté inflexible des pentes, des bassins et des versants que tous les congrès du monde ne peuvent contrarier long-temps, la géographie donne la rive gauche du Rhin à la France."

Dans la lettre vingt-cinquième, qui clôt la première édition et qui fait écho à la quatorzième ainsi que l’a souligné Franck Laurent, Hugo reste sur ces positions: " [...] après avoir promené dans la grande fourmilière européenne le bruit perpétuel du nord et du midi, après avoir reçu douze mille cours d’eau, arrosé cent quatorze villes, séparé, ou pour mieux dire, divisé onze nations, roulant dans son écume et mêlant à sa rumeur l’histoire de trente siècles et de trente peuples, il se perd dans la mer. " Le Rhin reste pour Hugo " ceinture des empires, frontière des ambitions, frein des conquérants ", c’est-à-dire que l’écrivain stipule une claire délimitation géographique: " de grands oiseaux de proie planent sous un ciel fantasque qui tient des deux grands climats que le Rhin sépare, tantôt éblouissant de rayons comme un ciel d’Italie, tantôt sali de brumes rousses comme un ciel du Groënland. " Bref, quel que soit son amour de l’Allemagne et son pacifisme, Hugo partage sans restriction les ambitions territoriales de ses compatriotes.

A son retour le 1er novembre, l’affaire avait toutefois évolué puisque Thiers avait été congédié: cela pourrait expliquer que le projet de Hugo se ralentisse. Je ne me risquerai à aucune conjoncture sur les raisons qui ont empêché la publication de l’oeuvre lors du deuxième temps fort de la crise du Rhin, c’est-à-dire au printemps et à l’été 1841. Peut-être Hugo était-il trop occupé par son entrée à l’académie? Quoi qu’il en soit, le texte n’est prêt qu’en septembre 1841: il venait alors après quantité de textes sur la question de la rive gauche, arrivait par conséquent trop tard pour faire concurrence à Lamartine ou à Musset, d’autant que le climat politique était à l’accalmie. Hugo se fait alors explicitement l’avocat de la conciliation tout en maintenant obstinément le point de vue français. Selon les indications de Gaudon, c’est probablement en novembre qu’il rédigea la conclusion à caractère politique, par laquelle il s’engageait dans un débat capital qui s’était pacifié, mais non éteint. Son intervention correspond à l’atmosphère de la fin 1841, que Gaudon a retracée dans sa présentation du texte. L’heure n’était plus aux outrances nationalistes, mais à la négociation puisque la France de Guizot participait à nouveau aux conventions. Le point de vue de Hugo s’inscrit parfaitement dans les lendemains d’une crise où la France avait compris qu’elle devait éviter d’élever le ton: au lieu de provoquer, il tente de raisonner sur les moyens de récupérer la rive gauche.

A l’égard de l’Orient par exemple, il combine les théories de l’impérialisme français au pacifisme de Lamartine, dont il adapte d’ailleurs l’un des vers les plus fameux: " L’idée terrible qu’éveille la barbarie faite nation, ayant des flottes et des armées, s’incarnait vivante et complète dans le sultan des Turcs. C’est à peine si l’Europe osait regarder de loin ce prince effrayant. " La description abominable qu’il fait de Sélim dans sa conclusion, qui n’est pas sans rappeler le portrait du calife de Bagdad dans la Légende du Beau Pécopin, revient à condamner les résolutions des alliés qui avaient contré les manoeuvres de la France en 1840 car tout le raisonnement de Hugo repose sur l’élimination de l’empire ottoman, condition d’une solution pacifique au problème de l’équilibre européen.

Au sujet du Congrès de Vienne, Hugo reprend aussi les conceptions courantes dans la France de son temps; la défaite de 1815 reste une blessure qu’il convient de panser:

 

 

" On s’est hâté d’amputer la France, de mutiler les nationalités rhénanes, d’en extirper l’esprit français. [...] Insistons donc sur ce point, l’arrangement de 1815 a été une répartition léonine. [...] Et, tôt ou tard, les nobles nations du Rhin y réfléchiront, c’est d’elles que le congrès s’est le moins préoccupé. "

 

Ainsi, Hugo cautionne sans restriction les ambitions de la France sur la rive gauche, par exemple lorsqu’il décrit le voyage dans les provinces rhénanes:

 

" [...] le voyageur rencontre de temps à autre un poteau blanc et bleu, il est en Bavière; puis voici un poteau blanc et rouge, il est dans la Hesse; puis voilà un poteau blanc et noir, il est en Prusse. Pourquoi? Y a-t-il une raison à cela? A-t-on passé une rivière, une muraille, une montagne? A-t-on franchi une frontière? Quelque chose s’est-il modifié dans le pays qu’on a traversé? Non. Rien n’a changé que la couleur des poteaux. Le fait est qu’on n’est ni en Prusse, ni dans la Hesse, ni en Bavière; on est sur la rive gauche du Rhin, c’est-à-dire en France, comme sur la rive droite on est en Allemagne. "

 

Par là, il adhère à la théorie des frontières, parlant de situation " factice, violente, contre nature, et par conséquent momentanée ", de la " forme normale " et des " proportions nécessaires " de la France.

En aucun cas, Hugo n’a stipulé, comme on le lit aujourd’hui, une abolition des frontières, du moins dans Le Rhin; au contraire, Hugo se fait sans aucune ambiguïté le porte-parole de la théorie des frontières naturelles: " Ce motif d’animosité, c’est le don de la rive gauche du Rhin à l’Allemagne. Or cette rive gauche appartient naturellement à la France. " Il précise ensuite que la rive gauche du Rhin, c’est ce que Dieu a donné à la France. Il utilise même le terme à la page suivante: " Dans un temps donné, la France aura sa part du Rhin et ses frontières naturelles. " En outre, il adhère sans restricition au concept de l’âme des nations, comme lorsqu’il écrit: " Au moment où nous sommes, l’esprit français se substitue peu à peu à la vieille âme de chaque nation. " On devrait même aller plus loin: non seulement il considère que chaque pays a une âme, mais il estime que l’esprit français vaincra l’âme des autres nations. Sans doute ne préconise-t-il pas la guerre; mais il accorde bel et bien une mission à son propre pays, procédé habituel de l’élaboration des mythologies nationales: " Qu’on songe, dit-il, à ce que c’est que la France. Vienne, Berlin, Saint-Petersbourg, Londres, ne sont que des villes; Paris est un cerveau. "

Assurément, ce discours en faveur de l’orgueil national est présenté sous forme d’un projet pacifiste et cohérent: ainsi que l’a remarqué Poidevin, le remaniement préconisé par Hugo consiste à accorder la rive gauche à la France et, en guise de compensation, le Hanovre à la Prusse. Comme les politiciens sous la Restauration, il continue d’espérer qu’une victoire sur l’empire turc permettrait un déplacement des frontières vers l’est et une négociation avec la Prusse: " Quant à l’Allemagne proprement dite, c’est dans les principautés du Danube que sont ses compensations futures. N’est-il pas évident que l’empire ottoman diminue et s’atrophie pour que l’Allemagne s’agrandisse? " Ce qu’il entend par " l’Allemagne proprement dite ", qu’il distingue du Hanovre et de la Prusse, reste à vrai dire assez flou, désignant apparemment les Etats du Sud, dont l’Autriche. Quand il parle de " deux nations seulement: la France et l’Allemagne ", on peut fortement douter qu’il y inclût la Prusse qui, " disons-le-lui à elle-même, tend à devenir et deviendra un grand royaume homogène, lié dans toutes ses parties, puissant sur terre et sur mer." Ces ambiguïtés reflètent parfaitement les flottements d’une époque transitoire où le concept de nation est encore en évolution et le terme d’Allemagne désigne une vague entité culturelle sans fondement politique et sans définition précise. Par conséquent, si Franck Laurent a raison de qualifier le projet hugolien de " renversement d’alliance " en misant sur la Prusse, on pourrait préciser qu’il s’agit de l’union des deux Etats européens les plus faibles dans l’équilibre européen de cette époque, qui essaient alors tous deux d’asseoir leur pouvoir, afin de permettre à la France d’obtenir ce qu’elle ne peut gagner par la violence et de lui rendre sa grandeur, voire sa supériorité. Sa prise de position ne signifie aucunement une renonciation aux ambitions nationales, mais au contraire un prolongement de celles-ci, inspiré par le pragmatisme. Simultanément au récit de voyage, Le Rhin constitue donc un véritable acte d’engagement politique.

La préface, qui présente une version tout à fait fictive de la naissance du livre, inversant radicalement la chronologie réelle, place d’ailleurs l’intention politique au premier plan: " On se rappelle qu’il y a six ou huit mois environ, la question du Rhin s’est agitée tout à coup. Des esprits, excellents et nobles d’ailleurs, l’ont controversée en France assez vivement à cette époque, et ont pris tout d’abord, comme il arrive presque toujours, deux partis opposés, deux partis extrêmes. " Pour sa part, Hugo argumente en harmonie avec les actualités de l’automne 1841, c’est-à-dire, comme il le dit lui-même, dans le sens de la négociation après une période de crise: " Entre ces opinions exclusives et diamétralement contraires, il nous a semblé qu’il y avait place pour une opinion conciliatrice. Maintenir le droit de la France sans blesser la nationalité de l’Allemagne, c’était là le beau problème dont celui qui écrit ces lignes avait, dans sa course du Rhin, cru entrevoir la solution. " Hugo va jusqu’à prétendre qu’il a rédigé sa conclusion " en quelque sorte sans préoccupation littéraire ", et que ce serait au moment de la publication qu’il aurait senti un scrupule, qu’il aurait éprouvé le besoin d’expliquer " tout le travail qui s’était fait dans l’esprit de l’auteur pendant son exploration du Rhin ". Cette déformation de la vérité lui permet de justifier pourquoi il n’arrive que six ou huit mois après les " esprits nobles " qui avaient pris position au printemps, de se démarquer, par une préface foncièrement mensongère, des poètes qui l’avaient précédé dans l’engagement politique et même, par cette ruse rhétorique, à se poser comme l’unique auteur ayant dès le printemps compris que la seule issue était dans la conciliation des intérêts nationaux.

Le travestissement de la vérité est donc généralisé dans Le Rhin, qui est avant tout oeuvre de fiction. Si Hugo présente une image faussée de la réalité, ce n’est certainement pas par ignorance, mais intentionnellement. Il se livre en fait à une superbe mystification où réalisme et fantastique, connaissances et utopies s’entremêlent en permanence au profit du mythe - car le récit de voyage est un genre littéraire à part entière dont Hugo montre ici qu’il en est un maître. Les contes concourent avec les excursions touristiques, les détours historiques, les descriptions du paysage, les anecdotes de voyage à exploiter consciemment des fantasmes dont l’efficacité n’est plus à prouver. Hugo utilise brillamment tout l’arsenal de ce type de prose, en alimentant son Rhin de tous les topoï existant sur l’Allemagne. Ainsi, à côté de la dimension fantastique si souvent soulignée, il recourt aussi constamment à l’effet comique produit par les (més-)aventures à l’étranger.

De ce fait, sa peinture de l’Allemagne contemporaine, loin de l’idylle que la littérature comparée voulait y percevoir, est le plus souvent sarcastique, avec un goût prononcé pour les jeux de mots, si possible mauvais, à la façon de Heine:

 

" Je vis d’ailleurs comme un parfait allemand. Je dîne avec des serviettes grandes comme des mouchoirs; je couche dans des draps grands comme des serviettes. Je mange du gigot aux cerises et du lièvre aux pruneaux, et je bois d’excellent vin du Rhin et d’excellent vin de Moselle qu’un Français ingénieux, dînant hier à quelques pas de moi, appelait du vin de demoiselle. Ce même Français, après avoir dégusté sa carafe, formulait cet axiome: L’eau du Rhin ne vaut pas le vin du Rhin. "

 

Dans la lettre dix-septième, il renouvelle l’observation:

 

" Le soir, après avoir fait une de ces magnifiques courses qui ouvrent jusque dans leurs derniers coecum les cavernes profondes de l’estomac, on rentre à Saint-Goar, et l’on trouve au bout d’une longue table, ornée de distance en distance de fumeurs silencieux, un de ces excellents et honnêtes soupers allemands où les perdreaux sont plus gros que les poulets. Là, on se répare à merveille, surtout si l’on a le bon esprit de ne pas prendre en scandale certaines rencontres bizarres qui ont lieu quelquefois dans le même plat, par exemple, d’un canard rôti avec une marmelade de pommes, ou d’une hure de sanglier avec un pot de confiture. "

 

De la nourriture, il passe à nouveau au pourboire sur le même ton badin, racontant comment les autochtones tirent un coup de fusil pour faire entendre aux touristes la résonance de la vallée et termine par un calembour: " Chacun se retire après avoir payé son écho. "

Avec la cuisine allemande, la literie est un sujet de plaisanterie privilégié:

 

" On m’installa dans une assez jolie chambre allemande, propre, lavée et froide; rideaux blancs aux fenêtres, serviettes blanches sur le lit. Je dis serviettes, vous savez pourquoi; ce que nous nommons une paire de drap n’existe pas sur les bords du Rhin. Avec cela les lits sont fort grands. Le résultat est le plus bizarre du monde; ceux qui ont construit les matelas ont prévu des patagons, ceux qui ont coupé le linge ont prévu des lapons. Occasion de philosophie. "

 

La monnaie allemande est une autre source d’hilarité: " [...] les pièces d’argent et de cuivre de ces peuples lointains, thalers, gros, pfennings, sont les choses les plus fantastiques et les plus inintelligibles du monde, et, pour ma part, je ne comprends rien à ces monnaies barbares imposées par les Borusses au pays des Ubiens. " L’effet plaît suffisamment à l’écrivain pour qu’il le renouvelle:

 

" A propos, depuis Bacharach, je suis sorti des thalers, des silbergrossen et des pfennings, et je suis entré dans les florins et les kreuzers. L’obscurité redouble. Voici, pour peu qu’on se hasarde dans une boutique, comment on dialogue avec les marchands: - Combien ceci? Le marchand répond: - Monsieur, un florin cinquante-trois creusets. - Expliquez-vous plus clairement. - Monsieur, cela fait un thaler et deux gros et dix-huit pfennigs de Prusse. - Pardon, je ne comprends pas encore. Et en argent de France? - Monsieur, un florin vaut deux francs trois sous et un centime; un thaler de Prusse vaut trois francs trois quarts; un silbergrossen vaut deux sous et demi; un kreutzer vaut les trois quarts d’un sou; un pfenning vaut les trois quarts d’un liard. - Alors je réponds comme le don César que vous savez: C’est parfaitement clair, et j’ouvre ma bourse au hasard, me fiant à la vieille honnêteté qui est probablement cet autel des Ubiens dont parle Tacite. Ara Ubiorum. "

 

Hugo joue évidemment avec les réalités étrangères et surtout les mots incompréhensibles. La dimension humoristique du style dans une oeuvre où Hugo cherche visiblement à faire rire par endroits mérite d’être soulignée. Ce ne sont pas que le nom et la valeur des monaies qu’il ridiculise, mais de façon générale, il se sert de la langue, qui tient pour lui du mystère, et de l’accent tudesque pour amuser le lecteur. Il cite à plaisir des mots imprononçables, qui valent bien le Mittigouchiouekendalakiank, par lequel " les algonquins traduisent ce mot si court, si simple et si doux, France [...]. " Que ce soit patronymes, noms de villes ou termes rares, français ou étrangers, on retrouve partout la fascination de Hugo pour l’effet sonore: " On ne sait qui a construit Reichenstein, Rheinstein, Falkenburg, Stolzenfels, Rheineck et Markusburg, restauré en 1644 par Jean le batailleur, landgrave de Hesse-Darmstadt. On ne sait qui a démoli Vogtsberg, ancienne demeure d’un seigneur voué, comme le nom l’indique, Ehrenfels, Fursteneck, Sayn, le Chat et la Souris. Une nuit plus profonde encore couvre six de ces manoirs: Heimburg, Rheinberg, Liebenstein, Sternberg, Lahnech et Okenfels. Ils sont sortis de l’ombre et ils y sont rentrés. " On aimerait entendre le poète dire ces phrases qui semblent écrites pour être lues à haute voie, comme celle-ci encore: " [...] soyez la Vormatia des Vangions, le Bormitomagus de Drusus, le Wonnegau des poètes, le chef-lieu des héros dans les Niebelungen, la capitale des rois francs, la cour judiciaire des empereurs! soyez Worms en un mot, pour qu’un rustre, ivre de tabac, qui ne sait même plus s’il est vangion ou némète, dise en parlant de vous: Ah! Worms! cette ville! c’est là-bas! je ne l’ai jamais vue! "

L’utilisation littéraire de la langue et des mots exotiques - à des fins lyriques ou humoristiques selon les cas - est étroitement liée à l’exploitation de thèmes considérés comme allemands, que Hugo traite tantôt en reprenant des histoires plus ou moins adaptées, tantôt en pervertissant des contes. En effet, la parodie fait pendant aux imitations sérieuses; cette récupération de récits à succès est particulièrement sensible dans les lettres ajoutées dans la seconde édition, où Hugo rit du fantastique. Dans la lettre sur Worms par exemple, qui constitue une grande satire où se déchaîne la verve de Hugo, il rencontre un fantôme bizarre:

 

" Ce spectre poussait une brouette.

- Ah! fis-je, voilà une apparition. [...]

Lui-même, en m’apercevant, avait fait un pas en arrière, et paraissait médiocrement rassuré. Je crus à propos de prendre la parole:

- Mon ami, lui dis-je, notre rencontre était évidemment prévue de toute éternité. J’ai un sac de nuit que je trouve en ce moment beaucoup trop plein, vous avez une brouette tout à fait vide: si je mettais mon sac sur votre brouette? hein? qu’en dites-vous?

Sur cette rive gauche du Rhin tout parle et comprend le français, y compris les fantômes. "

 

C’est ce pauvre pseudo-fantôme qui, en un oh! mémorable, antithèse du ah! de l’aubergiste arrogant habitué aux voyageurs des bateaux à vapeur, fait l’éloge immodéré de la France parce qu’un de ses citoyens daigne descendre dans un établissement situé à l’écart du Rhin touristique: " Soyez le bienvenu, illustre étranger, spirituel français, aimable monsieur! Comment! vous venez à Worms! il vient à Worms noblement, simplement, la casquette sur la tête, son sac de nuit sous le bras, sans pompe, sans fracas, sans chercher à faire de l’effet, comme quelqu’un qui est chez lui! Cela est beau! Quelle grande nation que cette nation française! Vive l’empereur Napoléon! " On ne saurait prendre au sérieux ce " monologue en une syllabe ", cette " harangue en un sourire ": Hugo s’amuse ici avec les stéréotypes en même temps qu’il les exploite.

Plus loin, il recourt à nouveau au même registre en jouant du mystère de la langue et des lieux:

 

" J’avais saisi au vol, dans mes allées et venues sur le Rhin, ce mot: Kellner, sans en savoir le sens, et je l’avais soigneusement serré dans un coin de ma mémoire avec une vague idée qu’il pourrait m’être bon.

En effet, à ce cri magique, Kellner! une porte s’ouvrit dans la partie ténébreuse de la pièce.

Sésame, ouvre-toi! n’aurait pas mieux réussi. "

 

Ce récit, où Hugo fait explicitement référence à Ann Radcliffe, est une parodie des contes gothiques à la mode, des histoires de fantômes que la littérature populaire du début du siècle rattachait souvent à l’Allemagne. Dans ce cas, Hugo use de cette veine en la pervertissant, reprenant la vogue du conte allemand à des fins humoristiques. Comme au sujet du tourisme ou de la politique, l’écrivain exploite les thèmes à succès avec une distance critique et se moque des fantômes: " De temps en temps, et dans le plus profond silence, ils portaient à leurs lèvres la tasse blanche où fumait une liqueur noire qu’ils buvaient gravement. Je compris que ces spectres prenaient du café. "

Hugo s’approprie donc aussi sur tous les tons les thèmes avec lesquels on commercialise alors une littérature dite allemande.

Le Rhin a finalement tout d’un best-seller, où l’auteur met à profit des modes et des clichés de son temps: passages obligés du tourisme rhénan, question de la rive gauche, légendes à la Hoffmann, humour à la Heine, Hugo ne laisse rien au hasard. Il exploite habilement des stéréotypes sans être dupe de leur arbitraire puisqu’il les traite alternativement de manière sérieuse et parodique: il se rend où tout le monde va en refusant expressément le tourisme de masse et en prônant la solitude et le voyage culturel, il plagie sans vergogne des ouvrages existants qu’il critique quand il lui arrive de les évoquer, il refait l’histoire à grands coups de " chose étrange! " pour justifier les ambitions de la France et définir l’Allemagne, il mélange à plaisir vrais spectres et faux fantômes pour faire peur, rire ou pleurer. On peut alors reposer la question du rapport de l’écrivain à l’Allemagne.

Ce que Gaudon remarque au sujet des incertitudes dans le vocabulaire architectural de Hugo vaut bien pour les nationalités; on trouve de nombreuses phrases qui montrent que l’écrivain utilise des clichés, comme lorqu’il parle de " fort belle sentence très-catholique, très-triste et très-castillane " ou qu’il écrit: " Si l’intérieur de Mayence rappelle les villes flamandes, l’intérieur de sa cathédrale rappelle les églises belges. " De même, " allemand " est un terme excessivement flou qui renvoie au stéréotype de l’Allemagne à son époque plus qu’à une réalité précise et dont il use sans grande rigueur, par exemple dans sa description du trajet de Sainte-Menehoud à Clermont, où il affirme d’abord que " les villages ont quelque chose de suisse et d’allemand " pour ajouter neuf lignes plus loin: " Un vaste cirque de collines, au milieu un beau village presqu’italien tant les toits sont plats [...] " Hugo lui-même est bien conscient de l’arbitraire de telles dénominations, puisqu’il s’étonne à la page suivante: " Eh bien! vous qui aimez les harmonies, qui voulez que le caractère, l’oeuvre et l’esprit d’un homme soient comme le produit naturel de son pays et qui trouvez admirable que Bonaparte soit Corse, Mazarin Italien et Henri IV Gascon, écoutez ceci: Mirabeau est presque Champenois, Danton l’est tout-à-fait. Tirez-vous de là. " L’écrivain est donc très lucide sur la relativité des concepts et des termes qu’il emploie: c’est qu’en 1842, on peut encore dire, tel l’ancien soldat à Aix-la-Chapelle: " j’appartiens à trois nations; je suis Prussien de hasard, suisse de métier, français de coeur. " " Pays " est en effet aussi ambigu que " nation " à l’époque où écrit Hugo; en revanche, des stéréotypes sont déjà fixés. A chaque pays se rattache un style qui doit plus à l’image d’Epinal qu’à la science. Aussi l’Allemagne du Rhin, en dépit de descriptions réalistes du tourisme, d’une juste compréhension des enjeux politiques et par endroits d’une peinture vivante des choses vues, est-elle avant tout un cliché, une version du mythe en train de naître avec la nation allemande.

Dans Le Rhin, l’Allemagne est alors un fantasme plus qu’un fait établi. C’est, par une négation de la réalité contemporaine, une Allemagne qui commence sur la rive droite de même que la France s’étend jusqu’au Rhin ou que l’Angleterre est exclue de l’Europe par décret de l’auteur. C’est une Allemagne imaginaire qui comprend l’essentiel des clichés alors en circulation: le lecteur découvre finalement à travers un récit protéiforme et hyperbolique plusieurs siècles d’histoire, l’exposé des institutions germaniques, un cours de politique étrangère, des descriptions architecturales, des paysages typiques, l’état des villes de la région rhénane, les pièges du tourisme, des coutumes différentes et le voyage à la mode. En cela, Le Rhin constitue une belle introduction à la " civilisation allemande  ", c’est-à-dire un compendium de ce qui est censé caractériser la géographie, les structures politiques, le passé, les coutumes, l’esprit, les qualités de l’Allemagne. En effet, Hugo n’est pas seul à rêver, mais c’est toute la modernité qui invente des pays en les dotant d’une culture nationale. L’Allemagne proprement dite, c’est alors un mot sans dénotation précise qui n’a que des connotations; comme le Mäusethurm, c’est " un mot commode. On y voit ce qu’on désire y voir " et Hugo pourrait dire de lui aussi: " Je tenais donc mon rêve, et il restait rêve! "

Cette image de l’Allemagne n’est pas celle d’après 1870, ni celle d’aujourd’hui: elle n’est pas moins vraie, moins exacte, moins fondée, elle est différente. Nous ne reviendrons pas sur les vieilles thèses de la littérature comparée qu’une phrase suffit à anéantir: " L’Autriche, c’est le passé de l’Allemagne; la Prusse, c’est l’avenir. " Ce n’est pas par ignorance, ni par idéalisme que Hugo présente une autre conception que celle du XXe siècle, mais parce que le terme d’Allemagne éveillait alors d’autres associations. Le mot existe certes, mais il n’a pas de contours politiques précis: pour Hugo, la Prusse doit devenir un Etat-Nation homogène qui comprendrait le Hanovre, sans qu’il préconise de manière univoque l’unification politique de tous les territoires qualifiés d’allemands. Parler de " prise de position claire et nette en faveur d’une unification rapide de l’Allemagne sous autorité prussienne " me semble abusif car c’est faire abstraction des ambiguïtés lexicales dans l’esprit de l’écrivain qui traite simultanément l’Allemagne de " nation centrale " de l’Europe et la Prusse de " plus jeune et [...] plus fort des peuples allemands " avant de parler des " nations " issues du Congrès de Vienne et des " deux peuples " français et allemands.

En cela, Le Rhin témoigne d’une époque de transition qui n’est pas achevée, où le concept d’Etat-Nation n’est pas encore univoque, mais où existe déjà une conscience nationale. Le plus difficile pour saisir aujourd’hui cette conception consiste à prendre du recul par rapport à l’évidence des structures géopolitiques actuelles et à tenter de reconstituer les flottements dans la pensée de la première moitié du XIXe siècle, où l’Allemagne n’était pas un pays, ni une nation. Dans Le Rhin, elle est certes déjà perçue comme une entité à laquelle se rattachent des valeurs culturelles, mais reste une catégorie confuse dans laquelle toute sorte d’éléments incohérents entre eux se confondent au moyen de l’antithèse, dont on apprend par Hugo qu’elle est " la figure de rhétorique dont le bon Dieu use le plus volontiers. "

  

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