Françoise Sylvos : Hugo et le jeune Nerval

Communication au Groupe Hugo du 24 janvier 1998
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Les points de contact entre les deux écrivains sont si nombreux qu'il serait présomptueux de rechercher ici l'exhaustivité. Il s'agira pourtant de cerner les relations humaines ayant pu s'établir entre Nerval et Hugo, de montrer les relations d'intertextualité entre certaines oeuvres des deux écrivains, les coïncidences thématiques attestant un intérêt commun pour une seule et même cause... Elles sont pléthoriques. Pour ma part, les comparaisons concernent avant tout des oeuvres publiées en 1830 ou peu après. En l'occurrence, il s'agira ici d'un Nerval lecteur de Hugo bien plus que du contraire.

 

1. Quelques éléments chiffrés

Le nom de Victor Hugo est très présent sous la plume de Nerval du début à la fin de sa carrière littéraire. Les noms d'écrivains d'une fréquence similaire sont ceux des amis proches de Nerval : il s'agit de Théophile Gautier et d'Alexandre Dumas. D'autres grands noms détiennent la palme : ceux de Shakespeare, de Molière, de Rousseau, de Voltaire, de Goethe et de Scribe, vivante antithèse de Hugo, dans la critique dramatique de Nerval. Le nom de Victor Hugo apparaît à 92 reprises, celui de Charles est mentionné une fois. Les relations de Nerval semblent s'être étendues à la famille de Hugo. Leurs cercles respectifs, grand et petit cénacles, avaient des points de tangence. Un fait notable : les occurrences du nom de Hugo sont concentrées dans la première moitié de l'oeuvre et de la vie de Nerval, celle qui va de 1826 à 1849. Les références à Hugo sont sensiblement moins nombreuses par la suite : elles sont au nombre de 21. A cela, deux raisons : l'activité journalistique de Nerval perd de son intensité à partir de la révolution de 1848, essentiellement pour des raisons extérieures, politiques. Or, auparavant, les mentions à Hugo apparaissaient surtout au sein des feuilletons dramatiques. D'autre part, Nerval semble avoir voulu mettre à distance une tutelle trop écrasante, comme la plupart des écrivains qui, un jour, s'étaient déclarés fils spirituels de Hugo. D'une manière moins franche et moins acharnée, peut-être, que Jean-Marc Hovasse l'avait ici montré pour Verlaine en novembre 1996, mais non sans humour, Nerval conjugue filiation et révolte. Il habille sa relation au poète des figures et scénarios mythiques qui leur sont communs, nous verrons comment. Enfin, l'exil de Hugo a dû jouer un rôle dans l'espacement de ses relations avec Nerval.

 

2. Rencontres, affinités

Nerval détracteur de Hugo : les premières poésies

C'est dans un poème non publié de son vivant et intitulé "Les Ecrivains" que Nerval parle de Hugo pour la première fois en des termes ambigus, mais certainement peu flatteurs. Bien que sa date soit malaisée à définir, on peut supposer que ce poème fut écrit au plus tôt en 1821, date de publication du Solitaire d'Arlincourt, et au plus tard en 1826, année où Nerval commence à brocarder l'académie et se familiarise avec la littérature allemande - peu avant de publier en 1827 la traduction de Faust. "Les Ecrivains" qu'il a donc composé entre sa treizième et sa seizième année, est un (mauvais) poème difficile parce que la position de Nerval n'y est pas claire. L'éloge de Victor Hugo y semble ironique, ce que confirme la position antiromantique de Nerval dans d'autres poèmes de la même époque :

 

Ô grand Hugo, poète et raisonneur habile,

Viens me montrer cet art et grand et difficile,

Par lequel le talent fait admirer aux sots

Des vers, peut-être obscurs, mais riches de grands mots.

Ô Racine, Boileau ! vous n'étiez pas poètes,

Déposez les lauriers qui parèrent vos têtes,

Laissez à nos auteurs cet encens mérité

Qui n'enivra jamais la médiocrité ;

Que vos vers relégués avec ceux de Virgile,

Fassent encor l'ennui d'un Public imbécile,

Ils sont plats, peu sonnants et souvent ennuyeux,

C'était peut-être assez pour nos tristes aïeux,

Esprits lourds et bornés, sans goût et sans usage,

Mais tout se perfectionne avec le temps et l'âge.

 

Caricaturer la critique du classicisme, associer à la médiocrité des noms aussi prestigieux, nier en bloc l'intelligence du public : le propos est trop radical pour que nous soyons insensibles à la morgue de cette pièce critique. Nerval, mettant dans le même sac Hugo et d'Arlincourt, qui a été mentionné au début du poème, semble assimiler trop hâtivement Victor Hugo et la mode troubadour. Si Hugo a été très influencé par la lecture du roman noir comme le montrent L'Enfer sur la Terre ou Le Château du Diable, il a su dépasser cette littérature relativement pauvre .

 

Han d'Islande

La réticence de Nerval à l'égard de Hugo, qui s'émousse à mesure que libéraux et romantiques se rapprochent, ne tarde pas à disparaître, à tel point que Nerval décide d'adapter Han d'Islande pour le porter à la scène. Le mélodrame en prose, aux décors trop nombreux, n'a pas été joué. La liste des personnages porte en regard du nom de Han celui de l'acteur Beauvallet qui avait succédé à Frédérick Lemaître à l'Ambigu comique. Ce manuscrit est daté de 1829. C'est bien autour de cette date que l'intérêt de Nerval pour Hugo et son oeuvre s'est pleinement déclaré.

 

Autour de 1830

On ne sait pas exactement qui a présenté Nerval à Hugo. Une lettre à Papion du Château fait remonter leurs relations à 1828. On estime que Nerval a commencé à être admis chez Victor Hugo, rue Notre-Dame des Champs, en 1829 : Ulrich Guttinger a noté dans ses mémoires manuscrits, à la date du 27 juin 1829 :

 

"J'ai fait, chez Victor Hugo, la connaissance du jeune traducteur de Faust. C'est un esprit charmant, avec des yeux naïfs, et qui a des idées à lui sur Goethe et sur l'Allemagne. Il avait demandé à Victor Hugo la permission de lui présenter quelques-uns de ses amis, et l'un d'eux, qui a l'air d'un étudiant et qui porte sur le dos des cheveux aussi longs que ceux d'une jeune fille, m'a dit qu'il se destinait d'abord à la peinture, mais qu'à présent, il voulait faire de la littérature comme Gérard. Voilà encore deux bonnes recrues pour les batailles de l'avenir !

 

Si l'on en croit ce témoignage, c'est Nerval qui a présenté Théophile Gautier à Hugo, lui-même avait probablement été introduit chez Hugo par Pétrus Borel ou Célestin Nanteuil , à moins qu'il n'ait pris l'initiative de rencontrer celui dont il avait adapté Han d'Islande pour le théâtre. On peut se demander si les deux hommes ne se sont pas rapprochés au cours de visites communes à Béranger, prisonnier à la Force. Si le Victor Hugo raconté précise que Hugo s'y rendit en 1829, c'est sans doute également le cas de Nerval. Admirateur de Béranger depuis un certain temps, lui ayant dédié un poème en 1827, Nerval a sans doute eu l'occasion de rendre visite au poète libéral : c'est en effet à son initiative que de nombreux poètes, dont Marceline Desbordes-Vallemore, lui ont tressé une "couronne poétique", anthologie à sa gloire (enregistrée dans la Bibliographie de la France en décembre 1828). Au moment de la bataille, ou plutôt du siège d'Hernani, Nerval s'est déjà familiarisé avec l'organisation d'événements littéraires engagés en faveur d'une opposition multiforme à toutes les institutions. De l'opposition politique, il passera à l'opposition littéraire, selon une chronologie qui me semble inversée dans le cas de Hugo. Que la rencontre entre les deux hommes ait eu lieu à la Force ou pas, importe peu : ils se sont retrouvés en un point nommé Liberté, en art ou en politique.

L'événement qui scelle durablement les liens entre Nerval et l'aîné est bien entendu Hernani. Nerval a été une sorte de chef de bataillon lors de la première d'Hernani. Voilà ce qu'à ce sujet on peut lire dans le Victor Hugo raconté par un Témoin de sa Vie. Hugo s'était refusé à engager un claqueur, souhaitant un "parterre libre", pour un "art libre" :

 

Tous les amis de l'auteur et tous ceux qui désiraient le triomphe de l'art nouveau étaient venus s'offrir. MM. Louis Boulanger, Théophile Gautier, encore presque enfant par l'âge et déjà l'homme par le talent, Gérard de Nerval, Vivier, Ernest de Saxe-Cobourg, fils naturel du duc régnant, Achille et Eugène Devéria, Français, Célestin Nanteuil, Edouard Thierry, Pétrus Borel et ses deux frères, Achille Roche [...] accoururent des premiers. Ils battirent le rappel dans la littérature, dans la musique, dans les ateliers de peinture, de sculpture et d'architecture. Ils revinrent avec des listes de noms qu'ils avaient recrutés, et demandèrent à conduire chacun leurs tribus au combat. J'ai retrouvé une liste des tribus Gautier, Gérard, Pétrus, Borel, etc. J'y lis les noms suivants : Balzac, Berlioz, Auguste Mac-Keat (Auguste Maquet), Préault, Jehan du Seigneur, Joseph Bouchardy, Philadelphe O'Neddy, Gigoux, Laviron, Amédée Pommier, Lemot, Piccini, Ferdinand Langlé, Tolbecque, Tilmant, Kreutzer, etc. , mêlés d'approbations collectives : l'atelier d'architecture de Gournaud, treize places, l'atelier d'architecture de Labroussse, cinq, l'atelier d'architecture de Duban, douze, etc.

M. Victor Hugo acheta plusieurs mains de papier rouge, et coupa les feuilles en petits carrés sur lesquels il imprima avec une griffe le mot espagnol qui veut dire fer :
Hierro

Il distribua ces carrés aux chefs de tribu.

 

Nerval met autant d'ardeur à se faire le chevalier de la cause hugolienne qu'il avait mis d'empressement à critiquer le romantisme noir. Mais il restera fidèle à la cause romantique, et à la nostalgie tribale que suggèrent ces rites barbares.

 

L'époque des Jeunes-france et des bousingots

Par la suite, Nerval est demeuré un familier du cercle Hugo puisqu'autour de 1832-1833, il fait toujours partie de son "réseau" littéraire et artiste : il est l'ami d'Auguste de Châtillon, l'un des peintres de Hugo , de Jehan du Seigneur, sculpteur dont Hugo approuvait le travail et que Nerval signale à Sainte-Beuve dans une lettre de l'été 1832. Il est très lié à Célestin Nanteuil, l'un des illustrateurs et portraitistes de Hugo qui réalise aussi frontispices et illustrations pour Pétrus Borel ou Théophile Gautier. Il se lie d'amitié en 1832 avec Camille Rogier. Très proche de Hugo, ce dernier illustrera en 1836 une édition de Notre-Dame de Paris. Du côté des musiciens, Nerval travaille avec Monpou, dont Arnaud Laster nous a appris qu'il a mis en 1840 une mélodie sur la "Guitare" de Victor Hugo (Les rayons et les Ombres). Ayant fait de même en 1833 avec la Lénore de Bürger, traduite par Nerval, Monpou dédiait sa partition à Hugo. Berlioz, assistant Louise Bertin pour faire répéter la Esmeralda, et plus encore Liszt, très proche de Hugo à la fin des années 1830, sont des amis de Nerval.

Il serait trop long de mentionner toutes les relations communes aux deux hommes. Mais Nerval fait partie d'un groupe littéraire et artistique dont le nom combine les références à l'histoire et la révérence à Hugo : "bousingot" vient du chapeau dont étaient coiffés les normands venus prêter main forte aux émeutiers parisiens lors de la révolution de 1830. Il est aussi un hommage à l'art gothique et à Hugo, au tapage - ou "bousin" qui se fait autour de son nom et de son oeuvre. Ces "hernanistes" se réuniront derechef le 22 novembre 1832 à l'occasion du nouveau drame de Hugo, Le Roi s'amuse.

Hugo a su gré à Nerval de cette ferveur. Il semble avoir pris ce dernier sous sa protection. Hugo apparaît parmi les recommandations dont se prévaut Nerval lorsqu'il sollicite le renouvellement de ses droits de lecteur auprès de l'administration de la Bibliothèque royale en octobre 1833.

Nerval ne s'est pas contenté d'agir en faveur de Hugo lors de différentes représentations. Ses feuilletons dramatiques prolongent cette action, que ce soit dans La Tribune romantique ou dans La Charte de 1830. Dans ces plaidoyers pour le drame, Hugo voisine avec Dumas. Nerval reste fidèle aux conceptions dramatiques de Hugo comme le montrent ses prises de position radicales dans le combat littéraire et politique qui enflamme la presse à la suite d'Hernani. Guttinger ne se sera pas trompé en 1829, ayant identifié en Nerval un allié de choix pour les "batailles" futures. C'est peu après la célèbre bataille que Nerval rencontre Antoine Jay, partisan du classicisme, au chevet d'Hector Berlioz. Il s'ensuit une discussion très vive qui réjouit Berlioz et dont on trouve un écho dans un article de La Tribune romantique. Ce feuilleton, de mai 1830, s'intitule "Monsieur Jay et les Pointus littéraires". A propos d'Hernani, Nerval prend parti contre la contrainte dramatique des unités de temps. Il défend également la liberté du vers en stigmatisant les "perruques" :

 

On sait que les classiques les plus renforcés nous [ont] déjà fait un grand nombre de concessions : ainsi on n'en est plus à batailler pour les unités, ni pour le mélange du comique et du tragique, et ces questions sont déjà dépassées de beaucoup : mais M. Jay n'en est pas là ; oh non ! on croirait vraiment que, s'étant endormi à l'orchestre le jour de l'honorable Julien dans les Gaules, il ne s'est plus réveillé qu'à la première représentation d'Hernani ; la transition n'était pas supportable. Voilà qu'au lieu du beau langage, du style soigné de son illustre ami, M. Jay entend avec effroi le vers à enjambement et à césure mobile ; le dialogue familier achève de le mettre hors de lui... mais au "vieillard stupide !" il n'y peut plus tenir et nous l'entendons qui crie à l'abomination et à la désolation...

 

Nerval montre au lecteur le fossé qui se creuse entre le théâtre des Jouy, Viennet, et le drame. La citation "Vieillard stupide" n'est autre qu'un extrait d'Hernani (III, 7, 1278).

Lorsque la révolution politique emboîte le pas à la révolution littéraire, Nerval et Hugo font cause commune. Nerval, en 1830, a dédié et envoyé à Victor Hugo l'un de ses Poèmes politiques. Ce poème répondait au poème de Hugo "Aux jeunes France", repris sous le titre "Dicté après juillet 1830" dans Les Chants du Crépuscule :

 

A Victor Hugo.

Les Doctrinaires.

I

Oh ! le vingt-huit juillet,

Quand les couleurs chéries,

Joyeuses voltigeaient sur les toits endormis,

Après que dans le Louvre et dans les Tuileries

On eut traqué les ennemis !

Le plus fort était fait : que cette nuit fut belle !

Près du retranchement par nos mains élevé,

Combien nous étions fiers de faire sentinelle

En foulant le sol dépavé !

 

Oh ! nuit d'indépendance, et de gloire, et de fête !

Rien au-dessus de nous ! pas un gouvernement

N'osait encor montrer la tête !

Comme on se sentait fort dans un pareil moment

Que de gloire ! que d'espérance !

On était d'une taille immense,

Et l'on respirait largement !

 

II

Ce n'est point la licence, hélas ! que je demande :

Mais si quelqu'un alors nous eût dit que bientôt

Cette liberté-là, qui naissait toute grande,

On la remettrait au maillot !

Que des ministres rétrogrades,

Habitant de palais encore mal lavés

Du pur sang de nos camarades,

Ne verraient dans les barricades

Qu'un dérangement de pavés !

 

Ils n'étaient donc point là, ces hommes qui, peut-être

Apôtres en secret d'un pouvoir détesté,

Ont en vain renié leur maître

Depuis que le coq a chanté !...

Ils n'ont point vu sous la mitraille

Marcher les rangs vengeurs d'un peuple désarmé...

Au feu de l'ardente bataille

Leur oeil ne s'est point allumé !

 

III

Quoi ! l'étranger, riant de tant de gloire vaine,

De tant d'espoir anéanti,

Quand nous lui parlerons de la grande semaine,

Dirait : "Vous en avez menti !"

Le tout à cause d'eux ! au point où nous en sommes,

Du despotisme encore...oh non

A bas ! à bas les petits hommes !

Nous avons vu Napoléon.

 

Petits ! - tu l'as bien dit, Victor, lorsque du Corse

Ta voix leur évoquait le spectre redouté,

Montrant qu'il n'est donné qu'aux hommes de sa force

De violer la liberté :

C'est le dernier ! on peut prédire

Que jamais nul pouvoir humain

Ne saura remuer ce globe de l'empire

Qu'il emprisonnait dans sa main !

 

IV

Et quand tout sera fait, que la France indignée

Aura bien secoué les toiles d'araignée

Que des fous veulent tendre encor ; -

Ne nous le chante plus, Victor,

Lui, que nous aimons tant, hélas ! malgré ses crimes,

Qui sont, par une vaine et froide majesté,

D'avoir répudié deux épouses sublimes,

Joséphine et la liberté !

 

Mais chante-nous un hymne universel, immense,

Qui par France, Belgique et Castille commence...

Hymne national pour toute nation !

Que seule à celui-là la liberté t'inspire !...

Que chaque révolution

Tende une corde de ta lyre !

6 octobre 1830.

 

Nerval n'est en désaccord avec Hugo que sur le chapitre du culte napoléonien, très présent dans "Dicté après juillet 1830". Il l'invite à se détourner du passé révolutionnaire pour envisager le présent et l'avenir, c'est-à-dire le peuple. Hugo répondra trait pour trait dans le dernier poème des Feuilles d'automne daté de novembre 1831 :

 

Oh ! la muse se doit aux peuples sans défense.

J'oublie alors l'amour, la famille, l'enfance,

Et les molles chansons, et le loisir serein,

Et j'ajoute à ma lyre une corde d'airain !

 

Cet échange ouvre bien des perspectives : il montre en particulier que Nerval était un lecteur attentif de Hugo. Il avait semble-t-il une prédilection pour Les Chants du Crépuscule. Peut-être a-t-il puisé dans ces chants les motifs de l'incandescence et du volcan chers à Hugo dans "Dicté après juillet 1830". Nous y reviendrons au moment d'étudier le deuxième poème que Nerval dédicaça à Hugo.

 

Critique dramatique

Nerval admire en Hugo le poète. Il nourrit aussi la plus sincère admiration pour son théâtre. Nerval ne tarit pas d'éloges à propos de Hugo, lors même que ce dernier constate la tiédeur de ses anciens partisans, embourgeoisés et applaudissant du bout des gants, selon les termes du Victor Hugo raconté. Le 20 mars 1837, dans La Charte de 1830 et dans un article intitulé "De l'Avenir de la Tragédie", Nerval s'indigne : "De bonne foi, pense-t-on qu'Hernani ou Henri III ne soient pas plus dignes de figurer au répertoire que Les Vêpres siciliennes ou Manlius ?" . Dans une phase de reflux où l'on vient applaudir les tragédies classiques, période "couronnée" en 1843 par la Lucrèce de Ponsard, Nerval se déclare énergiquement en faveur du drame romantique. Il les oppose à deux tragédies et au "drame simple", La Duchesse de la Vaubalières et Léon de monsieur de Rougemont qu'il qualifie ailleurs de "mélodrames académiques et vertueux" . En 1838, Nerval semble au mieux avec Victor Hugo auquel il adresse deux lettres, l'une pour solliciter ses recommandations auprès de la société des gens de lettres - - l'autre (en novembre) pour lui demander des places de théâtre : il s'agit d'assister à Ruy Blas à La Renaissance. La première requête s'énonce ainsi :

 

Victor Hugo

Paris, 27 avril 1838

Mon cher Monsieur,

Voici huit jours que je veux vous aller voir, et toujours des représentations m'en empêchent. J'avais bien arrangé cela pour aujourd'hui, et puis voici une pièce à l'Odéon, et si fort de M. Ancelot qu'elle soit, je suis obligé d'y aller. J'aurais voulu vous parler touchant le théâtre Anténor Joly [sic] avec lequel nous sommes en arrangement, Monpou et moi, pour un opéra. Mais je vous verrai dimanche ou lundi. Pour le moment je me porte comme candidat pour une des six nouvelles nominations de la Société des gens de lettres. Si par hasard vous allez demain samedi (qui sera aujourd'hui au reçu de ma lettre) au comité, vous pourrez m'être utile
[...] Ne vous gênez pas d'ailleurs si vous n'avez pas le temps de vous rendre au comité. La chose est fort peu importante en soi et ne vaut pas un dérangement sérieux. Là, malheureusement, les voix se comptent et ne pèsent pas, et la vôtre alors n'en est qu'une.

L'unique danger à ne point s'occuper de ces nouvelles nominations serait de laisser entrer au comité des personnes compromettantes, et les noms que l'on propose sont fort honorables.

Excusez-moi de vous tourmenter de quelque chose de si peu d'importance.

Votre bien dévoué et affectionné,

Gérard.

 

Nerval le prend avec Hugo sur un ton d'une extrême politesse. Il cherche en lui un parrain, et peut-être plus comme nous le verrons tout à l'heure. C'est de son côté, et parce que Hugo compte parmi les membres de cette société, que Nerval cherche une reconnaissance officielle. Se recommander de Hugo est pour lui un gage de sérieux et l'espoir d'une position sociale qui lui assurerait l'indépendance et lui vaudrait l'indulgence de son père, Etienne Labrunie. C'est d'autant plus important en 1838 que la faillite du Monde dramatique a englouti sa fortune deux ans plus tôt. Nerval porte à Hugo une admiration sincère et il est d'une fidélité rare à celui qui sera bientôt délaissé par ses zélateurs.

 

Début novembre 1838, Nerval écrit au directeur du théâtre de la Renaissance, Anténor Joly, que Hugo lui a promis des places. Quinze jours plus tard, il envoie une lettre à Hugo. C'est la scène romantique qui les réunit. Nerval reste un inconditionnel des pièces de Hugo après que ce dernier a tourné la page du théâtre à la suite de l'échec des Burgraves. Les allusions élogieuses à Hernani, à Lucrèce Borgia, à Marion Delorme abondent dans son oeuvre de critique. Leur fréquence égale leur régularité. Nous sommes le 7 juin 1840, on s'est réuni quelques jours avant pour voter le budget des théâtres, confié au ministère de l'intérieur. Dans La Presse, Nerval consacre un long article à la défense du drame en reprenant les arguments de ses détracteurs. Ces derniers accusent le drame d'avoir "coulé" le Théâtre de la Renaissance et celui de la Porte Saint-Martin. Nerval montre que c'est le contraire en alignant les chiffres relatifs aux recettes respectives du drame et de la tragédie :

 

[...] quand la Comédie veut faire de l'argent, en dehors de toute question d'acteurs en vogue, elle reprend Hernani, Angélo ou Marion Delorme. Il est fâcheux qu'une belle partie du répertoire de M. Hugo se trouve arrêtée par la clôture de la renaissance et de la Porte-Saint-Martin. Nous établissons ce rapprochement à dessein, parce que le drame moderne a été remis en cause cette semaine par la Chambre des députés. On a prétendu que le drame n'avait pu soutenir les deux grands théâtres qui lui étaient consacrés.

 

Il montre que c'est l'opéra comique qui a entraîné la ruine de ces théâtres bien que les directeurs aient tenté de gonfler le nombre de spectateurs artificiellement en baissant le prix des billets au détriment de la santé financière du théâtre.

 

Sans entrer dans ces détails, le Victor Hugo raconté convoque les mêmes arguments au sujet du Théâtre de la Renaissance dont le directeur véritable, qui manipulait Anténor Joly, était épris d'opéra comique. Nerval et Hugo ont une conception proche des rapports entre littérature et musique. Ils pensent que la musique doit servir la poésie, et non l'inverse. Quand, en 1836, Hugo pensait au futur théâtre de la Renaissance, il projetait de "mêler plus amplement encore le chant à la parole" qu'il ne l'avait fait avec Lucrèce Borgia. Il n'avait pas prévu que l'opéra comique supplanterait le drame. Nerval partage la déception de Hugo :

 

Pourquoi donc l'opéra ne demanderait-il pas des poèmes à Victor Hugo, qui a fourni sans le vouloir aux librettistes italiens trois canevas: Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Hernani ?[...]"

 

Nerval "évoque Lucrezia Borgia (Donizetti, 1834) et Ernani, o il Proscritto (Verdi, 1844). Pour Marie Tudor, l'allusion est moins claire : s'agit-il de Buondelmonte (Donizetti, 1834)?". Nerval voudrait que l'on cherche "dans l'alliance de la littérature et de la musique l'un des moyens de régénérer l'Opéra." Il regrette que l'opéra ne fasse pas davantage appel à la littérature. Il exalte la fécondité du drame romantique, pillé et contrefait par les industriels du théâtre et les librettistes de l'opéra ou du ballet. Il salue la Esmeralda et ne se prive pas d'en signaler au lecteur les "produits dérivés", dont les origines hugoliennes auraient pu passer inaperçues. Dans Japhet, par Scribe et Vanderbuch, il repère un "caractère de jeune fille nommée Fléta qui semble imité de l'Esméralda de Victor Hugo". Deux ballets, La Gipsy et La Gitana, lui semblent puiser à la même source. Le drame est présenté comme une plante vivace et fertile que ses propres rejetons étoufferaient et masqueraient au public ingrat. Nerval rend à Hugo ce qui lui revient mais il est lui-même en tant qu'auteur concerné par la question dramatique.

 

La clé des "feuilletons" que Nerval publie entre 1830 et 1850 est la question lancinante : le drame renaîtra-t-il de ses cendres ? Nerval n'est pas le dernier à oeuvrer pour ce renouveau. Il passe de la théorie à la pratique en 1838. Il fait alors lire deux de ses pièces, L'Alchimiste et Léo  Burckart, toutes deux écrites en collaboration avec Dumas. La première pièce sera effectivement jouée à la Renaissance tout comme le Ruy Blas, la deuxième à la porte Saint-Martin, deux théâtres qui ont aussi beaucoup conté pour Hugo. Il ne cessera de croire au possible succès du drame jusqu'en 1851, après quoi l'échec douloureux de l'Imagier de Harlem lui ôte toute illusion.

 

Les crises psychiques

Revenons aux relations amicales entre les deux hommes. Lors de la première crise psychique de Nerval, en 1841, on peut remarquer la sollicitude du clan Hugo, si l'on peut considérer comme en faisant partie le beau-frère de Hugo, Paul Fouché. Le 18 mars 1841, ce dernier écrit à Marie d'Epinay :

 

Je m'empresse de vous adresser sur la santé et sur la raison de notre bon Gérard d'excellentes nouvelles dont, au reste, la confirmation vous sera déjà parvenue sans doute. Quant au feuilleton de Janin, je serais d'avis de le lui cacher, mais qu'est-ce que nos deux silences auprès des dix mille indiscrétions qu'il peut rencontrer à sa première sortie ?

 

Le ton paternaliste voisine avec une grande affection qui, semble-t-il, ne se démentira pas. Une lettre d'Edouard Ourliac à Victor Loubens, écrite en avril 1841, raconte comment, entre deux crises, Nerval avait été reçu chez Victor Hugo :

 

Il avait beaucoup maigri, sa voix avait changé, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Son mois fini, il paraissait mieux, on le laissa sortir. Nous dinâmes ensemble chez Hugo, chez moi,  partout. On ne peut être plus fou qu'il le fut en ces occasions. C'était un moulin à paroles incohérentes.

 

C'est dans ce genre d'exaltation que, vers la fin de sa crise, Nerval déclare à Hugo et à Alphonse Karr, qui le rapporte, que "Dieu est mort". Richer rapproche ce trait du passage des Misérables consacré à Nerval (Vème Partie, livre I, chapitre XX).

 

Dieu est peut-être mort, disait un jour à celui qui écrit ces lignes Gérard de Nerval, confondant le progrès avec Dieu et prenant l'interruption du mouvement pour la mort de l'être. Qui désespère a tort. Le progrès se réveille infailliblement [...].

Qu'est-ce que le progrès ? Nous venons de le dire. La vie permanente des peuples.

Or, il arrive quelquefois que la vie momentanée des individus fait résistance à la vie éternelle du genre humain.

Avouons-le sans amertume [...] l'individu a son intérêt distinct [...] ; le présent a sa quantité excusable d'égoïsme ; la vie momentanée a son droit, et n'est pas tenue de se sacrifier sans cesse à l'avenir. (Les Misérables, V, I, 20)

C'est peu de temps après que Nerval publie "Le Christ aux Oliviers" dont l'épigraphe est "Dieu est mort !". Hugo va plus loin que ne le pouvait espérer Nerval dans le rôle que le poète avait voulu lui donner : Hugo ne ménage pas sa peine auprès de Villemain pour faire obtenir au poète souffrant une petite pension qui lui fut en effet octroyée. Il sera peut-être aussi de ceux qui interviendront pour qu'il ne parte pas en Orient sans viatique. Le dossier concernant cette affaire a disparu mais on sait que Nerval a été aidé. Si d'aucuns, comme Janin, ont exclu et conspué leur "ami" malade ou mis ses maux sur le compte d'une vie déréglée comme plus tard Veuillot (c'est le cas d'Ourliac), Hugo et sa famille ont au contraire fait preuve d'une patience et d'une bonté rares. Hugo retrouve-t-il en Nerval quelque chose de son frère Eugène mort en février 1837 après un séjour de quatre ans à Charenton ? N'oublions pas que la crise de Nerval s'est déclarée en février et a continué en mars, à peu près donc au même moment de l'année.

 

La lignée de Caïn

Cet événement rapproche les deux hommes. En 1845, Hugo offre à Nerval un exemplaire de la seconde édition du Rhin, en gage de leur intérêt commun pour ce dont la culture allemande est pour eux le symbole. Nerval, en remerciement, lui envoie le poème suivant :

 

A Victor Hugo

qui m'avait donné son livre du Rhin

 

De votre amitié, maître, emportant cette preuve,

Je tiens donc sous mon bras Le Rhin. - J'ai l'air d'un fleuve

Et je me sens grandir par la comparaison.

 

Mais le Fleuve sait-il, lui pauvre Dieu sauvage,

Ce qui lui donne un nom, une source, un rivage,

Et s'il coule pour tous quelle en est la raison ?

 

Assis au mamelon de l'immense nature,

Peut-être ignore-t-il comme la créature

D'où lui vient ce bienfait qu'il doit aux Immortels :

 

Moi je sais que de vous, douce et sainte habitude,

Me vient l'enthousiasme et l'amour et l'Etude,

Et que mon peu de feu s'allume à vos autels.

 

Le sonnet repose sur une double analogie : la nature nourricière est au fleuve ce que Hugo est à Nerval. Seule différence, le fluide qui alimente les échanges entre les deux poètes est igné. Le tableau est attendrissant : Hugo devient un Dieu androgyne et son oeuvre est le lait dont s'est abreuvé le jeune Nerval. Nerval voue un véritable culte au dieu Hugo. La flatterie mise à part, Nerval rencontre ici Hugo sur le terrain du panthéisme. Le Rhin dont il est ici question n'est pas sans évoquer le Nil de la nouvelle Isis, fleuve qui charrie l'âme du monde et régénère l'âme des fidèles. Les éditeurs de la Pléiade précisent que le deuxième tercet entre en contradiction avec le chant sémantique de l'eau. Qui connaît les représentations sensibles de Nerval sait qu'il n'en est rien et qu'il n'y a pas d'opposition radicale dans l'histoire de Soliman entre l'eau charriée

 

par les canaux des sabéens et la lave incandescente, pour ne prendre qu'un exemple. Ce qui importe, c'est la circulation, l'échange, qu'il se fasse sur le mode de la crue fertile ou de la trainée de poudre dévastatrice. Nerval veut sans doute signifier qu'il trouve en Hugo les deux veines qui alimentent son oeuvre : la révolte et le désir de conciliation, la fulmination et l'espoir reconstructeur. La première veine donne sa couleur à l'encre rouge avec laquelle, en 1853, il recopie le poème alors qu'il est chez le docteur Blanche. Nerval puise peut-être cette inspiration dans "Dicté après 1830". Il a sans doute été frappé par l'imaginaire volcanique qui sourd dans cette oeuvre et relie les déluges incendiaires de Paris aux éruptions du Vésuve. "La cendre rouge encor des révolutions" de Hugo, n'est-elle pas ravivée par le célèbre "Mon front est rouge encor du baiser de la reine", et par la rougeur d'Antéros ?

 

Oui, je suis de ceux-là qu'inspire le Vengeur,

Il m'a marqué le front de sa lèvre irritée,

Sous la pâleur d'Abel, hélas ! ensanglantée,

J'ai parfois de Caïn l'implacable rougeur !

 

Source ou volcan, la rêverie se rattache à la poésie des profondeurs qui est aussi celle du peuple. Pour Hugo comme pour Nerval, le mot "inferi" relie les enfers aux inférieurs, les fils de Caïn relégués dans la nécropole d'Hénochia, au peuple. Le billet de remerciement s'énonce comme suit :

 

Merci, cher poète, à votre charmant esprit. Vous n'avez pas signé, mais chaque vers m'a dit votre nom. Je suis heureux que ce livre vous fasse quelque plaisir. Vous, poètes, vous êtes comme les rois. Ce petit plaisir, vous me le rendez en grand bonheur. Venez donc dîner avec nous dimanche, que je vous redise combien vos beaux vers m'ont charmé. / Tuus. / Victor H.

 

Il est tout naturel que Hugo se tourne vers le traducteur de Faust, vers celui qui s'est dirigé, comme sur ses pas, vers l'Est. C'est en 1837, à la suite d'un premier voyage, que Hugo se dirige vers l'Allemagne. En 1838, Nerval prend à son tour son bâton de pèlerin et renouvelle cette aventure en 1840 pour un voyage plus long. Lorely se coule dans le fleuve du Rhin, mais à huit ans de distance (Lorely est publiée en 1853).

 

Nerval a campé Hugo en mère nature dans son poème dédicacé. C'est une autre image moins tendre qu'il esquisse, rapportant qu'il a rencontré le fils de Victor Hugo à Bruxelles :

 

J'attends l'ouverture des riddecks, endroits charmants où l'on voit danser le sexe facile. Je me bornerai, j'espère, à ce plaisir que le jeune V H m'envie en ce moment, forcé qu'il est de faire gravement la société de son père à Bruxelles.

 

Il s'agit de Charles. Trois remarques s'imposent au sujet de cette lettre : Nerval semble trouver en Hugo un père de susbstitution, comparant sa situation à celle de Charles, le jeune Hugo avec lequel il a dix-huit ans d'écart. Mais il se met dans la situation d'un fils prodigue, d'un fils émancipé, plus libre que le fils réel et, en définitive, il fait peu de cas de la compagnie du grand homme et la juge ennuyeuse. Les relations de filiation qu'il semble définir ne manquent pas d'ambiguïté. Nerval s'infantilise et incarne le mauvais fils. Il est en quelque sorte à Charles ce que Hugo était à son frère Abel : un nouveau Caïn. Mais cette fois, le père est Hugo. L'amitié que Nerval semble porter à Charles n'est peut-être pas étrangère à leurs convictions communes. On sait que Charles a été emprisonné pour avoir dénoncé la peine de mort, après quoi il rejoint son père en exil. Il n'est pas innocent que, dans Lorely, où Nerval parle de la Belgique et de ses proscrits, il consacre un long développement au bourreau de Mannheim et à la peine de mort.

 

Le portrait peu flatteur du grand homme en exil signe le détachement de Nerval à un moment où il s'émancipe de bien des modèles. Notre-Dame de Paris restera cependant pour lui le fonds inépuisable qui nourrira ses réflexions sur le livre et l'imprimerie. L'imaginaire alchimique, les clairs-obscurs propres au roman de la cathédrale trouvent des résonances dans la phrase ultime: "la nuit sera noire et blanche".

 

3. Nerval et Notre-Dame de Paris

De l'ode à l'odelette

Un article anonyme de mai 1830, de La Tribune romantique, définit l'odelette comme une "petite composition de vingt vers au plus, et de huit à dix vers ordinairement". L'auteur ne voit qu'un exemple d'odelette dans la poésie moderne, "La Demoiselle" de Hugo (in Odes et Ballades). En 1832, Nerval publie Les Odelettes (L'Almanach des Muses). Il marche sur les traces de Hugo dans ce recueil qui contient le poème "Notre-Dame de Paris", double hommage à Victor Hugo, par la forme et par le contenu. Nerval admire le roman qu'il a lu de près. Cette représentation animique restitue au monument la vie que lui avait conféré Hugo. Nerval a retenu l'analogie entre la pierre et le livre et cette comparaison fait de la babel livresque l'une des images nervaliennes de l'utopie.

 

La Main de Gloire

Dans Paris, il y a deux cavernes, l'une de voleurs - l'autre de meurtriers ; celle des voleurs, c'est la bourse, celle des meurtriers, c'est le Palais de Justice.
Pétrus Borel, Champavert

 

La Main de Gloire. Histoire macaronique est la première version, publiée en 1832, de La Main enchantée, incluse en 1852 dans Contes et Facéties en compagnie du Monstre vert. Le récit est violent à bien des titres. Le boutiquier Eustache Bouteroue souhaite se venger d'un militaire fanfaron (Joseph) appartenant à sa belle-famille. A cet effet, il demande de l'aide à un enchanteur qui dote sa main de pouvoirs magiques. Eustache tue le matamore en duel, mais il omet de payer son dû au magicien. C'est alors que sa main lui échappe et soufflette un magistrat, Godinot Chevassut. On pend Eustache, moins pour le meurtre du militaire que pour cet affront à un homme de robe. La fable, sanctionnant peu après 1830 l'effet boomerang d'une rébellion irréfléchie, est riche d'autres lectures possibles. Elle est le premier texte de Nerval à construire une utopie, par l'inversion des valeurs communément attachées à l'espace urbain. Elle décrie ainsi des institutions déjà prises pour cible par Pétrus Borel dans Champavert et Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris. Lieu d'un dialogue avec Victor Hugo, La Main de Gloire prend place dans la Babel de l'imprimé que Notre-Dame de Paris présente comme la cathédrale de l'avenir. L'utopie n'investit donc pas seulement l'espace de l'Oeuvre ; La Main de Gloire est un pan d'un édifice plus vaste.

 

La justice et l'armée

A l'arrière-plan de la nouvelle, la répression des jacqueries, le massacre des "croquants" sont une forme de violence légale. Comment ne pas mettre en rapport cette toile de fond avec les insurrections de tous bords ayant éclaté entre 1831 et 1832, et tout particulièrement avec la révolte des canuts lyonnais ? Gabrielle Pascal a mis l'accent, dans Le Sourire de Gérard de Nerval, sur les implications psychanalytiques de cette offensive contre l'ordre. "La Main de Gloire" n'est autre selon elle que le "récit d'un enfant humilié par le père". Ce commentaire très légitime mérite d'être complété : ici, lecture psychanalytique et politique s'étaient mutuellement, le père étant bien entendu le symbole de la Loi et de l'autorité. Le conte doit donc aussi être lu selon le double contexte de sa création et de sa publication : en 1832 comme en 1852, dates respectives de la première et de la deuxième éditions, la conjoncture post-révolutionnaire semble avoir été déterminante. S'il y a sourire de la part de l'écrivain, ce sourire est quelque peu satanique et couvre un désir de vengeance inassouvi à l'égard des agents de la répression politique. La première phase décisive du conte se conclut par le meurtre du parent d'Eustache, arquebusier arrogant qui s'était vanté d'avoir écrasé la révolte de paysans du Berry. L'entreprise répressive est explicitement blâmée par le narrateur qui prend le parti des révoltés et plaint "les croquants, malheureux paysans français à qui les soldats du roi Henri faisaient la guerre pour n'avoir pu payer la taille, et qui ne paraissaient pas près de se régaler de la célèbre poule au pot...".

L'ordre et la justice sont évidemment les cibles de Nerval comme ils étaient celle de Hugo dans Notre-Dame de Paris. Dialogue avec ce roman historique, La Main de Gloire en renouvelle la satire. Bien des indices autorisent la comparaison : la transposition de l'histoire moderne, la présence de la magie, l'allusion à la cour des miracles et l'usage de l'argot, l'affiliation à la tradition rabelaisienne et au carnaval, l'utopie étant liée, comme le carnaval, à l'idée d'un monde à l'envers. Certaines similitudes unissent le monde de Notre-Dame de Paris et celui de La Main de Gloire et prouvent la connaissance approfondie que Nerval a du roman de Hugo .

La Main de Gloire situe au début du XVIIème siècle une société "étrange" dans laquelle le palais de justice ne se distingue pas essentiellement du royaume des truands. L'analogie donne sens à l'espace parisien. Futur canevas d'une pièce théâtrale, le récit pose son décor, la Place royale,

 

sorte de cour des miracles au grand pied, une truanderie de larrons privilégiés, repaire de la gent chiquanouse, comme les autres de la gent argotique ; celui-ci en brique et en pierre, les autres en boue et en bois.

 

La critique de la justice jusqu'ici purement satirique s'inscrit d'ores et déjà dans les lieux, dans un espace social dont les polarités sont subverties. Les références à Notre-Dame de Paris, publiée un an auparavant, avouent un projet commun à celui de Victor Hugo. Cet extrait joue d'une intertextualité hugolienne dont on relèvera les indices.

L'extrait de La Main de Gloire cité met en parallèle cour des miracles et cour de justice. L'inversion de la doxa et la subversion de l'espace social rappellent la savante construction de Notre-Dame de Paris et la symétrie bouffonne entre deux procès : le jugement parodique de Gringoire, dirigé par le roi des truands au sein de la cour des miracles ; l'officiel et non moins grotesque procès de Quasimodo, mené par un juge aussi sourd que lui au sein d'une cour de justice "sérieuse".

Le Phoebus de Notre-Dame de Paris est un militaire séduisant et un matamore, comme l'arquebusier Joseph, cousin d'Eustache Bouteroue dans La Main de Gloire. Le rapprochement s'autorise d'abord des résonances nervaliennes du nom Phoebus, depuis "El Desdichado". Il puise aussi à une topographie familiale organisant les constellations imaginaires de Nerval : de même que son père, vétéran des armées de Napoléon et originaire du Sud-Ouest, [Gaston] "Phoebus" est un nom associé à l'histoire de l'Aquitaine. Joseph appartient au type du fier à bras né de "l'irruption victorieuse de la Gascogne dans Paris, à la suite du Navarrois". Et l'on connaît la haine que vouent à Henri IV les habitants du Valois, contrée idéale et originelle par excellence dans l'univers nervalien - Il suffira de se reporter aux Faux-Saulniers ou à Angélique - . Le Phoebus de Hugo, image de la force aveugle et de la fatuité, semble avoir cristallisé la symbolique de l'espace nervalien selon un axe Est-Ouest : l'Orient, lieu utopique et pacifié, s'oppose à l'Occident, pôle de la violence, de la force militaire. Hugo, lui, considère Esmeralda comme venant de l'Orient puisqu'il nomme la bohémienne une "égyptienne".

Par ailleurs, Eustache Bouteroue, le courtaud de boutique en mal de bravoure, héros de La Main de Gloire n'est-il pas l'avenir du petit Eustache "gros lion" qui veut devenir "capitaine" dans l'Histoire de la Galette  ? Le petit Eustache, "figurant" prometteur dans Notre-Dame de Paris, cumule l'amour de la force et la voracité, puisque toute la scène où il apparaît repose sur la question burlesque : le petit Eustache mangera-t-il la galette apportée par sa mère à la recluse en guise d'aumône ? La cupidité gourmande de l'enfant devient, dans La Main de Gloire, l'avarice du marchand de tissus refusant de payer son tribut au magicien. Dans Notre-Dame de Paris, le petit Eustache n'est pas même gourmandé ; dans La Main de Gloire, le grand Eustache est pendu pour n'avoir pas payé le magicien : la bohême règle ses comptes par des sortilèges - et venge Esmeralda (pendu, pour pendue).

 

Chiquanous et artistes

Dans les deux textes, la filiation rabelaisienne s'associe à la satire du palais de justice, en proie à un rabaissement carnavalesque. Nerval tire ce procédé du côté de la fiction utopique, le récit réparant sur un plan imaginaire les blessures de l'histoire et remettant le monde à l'endroit. Datant l'intrigue de Notre-Dame de Paris en 1482, Jean Maurel peut placer le roman sous le patronage facétieux de Rabelais, né en 1483 . Quant à la fiction nervalienne, elle fait explicitement et violemment justice de l'injustice, en empruntant le motif de ce châtiment à Rabelais. Le grotesque était la seule punition de maître Florian, l'auditeur sourd de Notre-Dame de Paris. La Main de Gloire comprend non seulement la critique mais la réparation fictive des aberrations judiciaires. En cela, la nouvelle penche vers l'utopie, comme l'indique la référence précise à l'anti-monde rabelaisien.

La "gent chiquanouse" décrite par Nerval - les gens de chicane - appartenaient au Quart-Livre. Dans la cité facétieuse de Nerval, comme chez Rabelais, qui mettait en scène leur châtiment par Villon, les brigands les plus puissants sont les officiers de justice. L'hommage de Nerval à Villon, clin d'oeil au chapitre XIII du Quart-Livre, ouvre le récit sur l'éternelle opposition entre l'Etat et les poètes maudits. L'intertexte rabelaisien éclaire le geste fantastique de la main enchantée. Les "trempes" magistrales qu'elle inflige à Godinot Chevassut rappellent la volée de bois vert reçue par les chiquanous de "maître François Villon" dans Le Quart Livre. Cette oeuvre et La Main de Gloire créent un monde fictif dans lequel les "chicaniers" hostiles aux poètes reçoivent la monnaie de leur pièce. Nerval sollicite donc les mêmes références que Hugo. Mais il en appelle au merveilleux, à la magie pour redresser les torts, ce que ne fait pas son illustre interlocuteur littéraire. La Main de Gloire, convoquant la mémoire de Villon, est aussi l'occasion peut-être de rappeler le bras de fer opposant alors une censure renaissante et les artistes.

Hydre fraîchement décapitée, la censure renaît dès 1831 : en témoignent les démêlés de Dumas avec la censure en 1831 à propos d'Antony, les menaces d'interdiction pesant sur Le Roi s'amuse. Le texte nervalien, publié en septembre 1832, précède d'un mois la suspension de la pièce de Hugo. Dans ce contexte, l'éloge paradoxal de la ruse par Godinot Chevassut et son écho dans le récit peuvent apparaître, à un premier niveau de lecture, comme l'écho des stratégies littéraires d'opposition alors élaborées par certains écrivains romantiques :

 

Il faut bien dire aussi que les larrons de ce temps-là étaient moins ignobles que ceux du nôtre, et que ce misérable métier était alors une sorte d'art que des jeunes gens de famille ne dédaignaient pas d'exercer. Bien des capacités refoulées au dehors et aux pieds d'une société de barrières et de privilèges se développaient fortement dans ce sens ; ennemis plus dangereux aux particuliers qu'à l'Etat, dont la machine eût peut-être éclaté sans cet échappement.

 

Ce texte transpose bien des récriminations romantiques et en particulier la rancœur d'une génération sacrifiée aux potentats gérontocratiques. On perçoit ici un écho du mal du siècle et le cri d'une génération littéraire dont les seules passes d'armes consistent à rivaliser de ruse avec la censure :

 

[...] Aussi, sans nul doute, la justice d'alors usait-elle de ménagements envers les larrons distingués ; et nul n'exerçait plus volontiers cette tolérance que notre lieutenant civil de la place Dauphine, pour des raisons que vous connaîtrez. En revanche, nul n'était plus sévère pour les maladroits : ceux-là payaient pour les autres, et garnissaient les gibets dont Paris alors était ombragé, suivant l'expression de d'Aubigné, à la grande satisfaction des bourgeois, qui n'en étaient que mieux volés, et au grand perfectionnement de l'art de la truche.

 

Les stratégies de l'écrivain - dialogisme et réappropriation systématique des textes d'autrui - coïncident avec le projet critique de Nerval. Elles constituent une offensive contre plusieurs des bases de la société : la justice, l'ordre et la propriété. Le paradoxe et les jeux d'espaces s'accordent avec cette entreprise. La violence corrosive de La Main de Gloire tient à ce que nulle vertu, nulle valeur, ne vient racheter les sombres tableaux posés en toile de fond du récit. Là s'affichent la violence et le cynisme des instances politiques et judiciaires. La seule valeur est incarnée par l'utopie littéraire, que symbolise peut-être la main enchantée ouvrant toutes les portes et toutes les serrures : maléfice, ou sur le plan littéraire, âge d'or burlesque retrouvé. Les bigarrures du texte facétieux, fait de toutes pièces, abolissent en effet les lois de la propriété littéraire dont la nouvelle dit les limites. La main de gloire est celle de l'écrivain, habile à s'approprier les biens d'autrui, et notamment certains personnages de Notre-Dame de Paris. La littérature, c'est le vol.

 

Conclusion

L'espoir ne réside, dans La Main de Gloire, que dans la communauté et l'échange livresques, dans l'ouverture de l'œuvre. Elle contribue, avec son intertexte, à l'édification de la babel livresque. Hugo, dans Notre-Dame de Paris, pense l'accumulation des livres, vision symétrique de "La Pente de la Rêverie". Victor Hugo va plus loin encore lorsqu'il reprend à son compte le calcul d'un faiseur de statistiques d'après lequel "en superposant l'un à l'autre tous les volumes sortis de la presse depuis Gutenberg on comblerait l'intervalle de la terre à la lune" . Il s'agit cette fois d'entrer en communication avec le cosmos ou d'atteindre le ciel en renouvelant l'exploit téméraire des Babyloniens. Contrairement à ce que pensent bien des lecteurs de Hugo, et à ce qu'il croyait lui-même, Nerval n'a pas été seulement inspiré par le versant iconoclaste et rebelle de son oeuvre. Il avait foi dans les vertus de la communication, vouant un culte aux imprimeurs et aux voyageurs. Il croyait en l'existence d'un fluide magnétique capable de faire communiquer notre astre avec d'autres globes comme le montre la vision interplanétaire d'Aurélia. Et il pensait que la poésie était capable de rétablir l'harmonie, dans une perspective pythagoricienne très proche de celle qui nous a été présentée dernièrement par Myriam Roman. Dans Les Misérables, Hugo juge Nerval selon sa vie et non selon ses oeuvres. Ne faut-il pas dépasser ce point de vue et considérer comme une promesse l'élargissement cosmique de l'oeuvre ultime et la renaissance de son héros ? L'apologie de la communication, de l'imprimerie au stéréographe, est omniprésente à l'oeuvre de Nerval, en relation avec la mission critique et utopique de l'écrivain. Cela révèle, entre les deux oeuvres, bien des convergences. Nous donnerons sur ce point le dernier mot à Gabrielle Chamarat-Malandain :

 

Il est étonnant que Hugo se souvienne de la phrase citée dans Les Misérables vingt ans après, étonnant aussi qu'il cite Nerval à une époque où on lui faisait rarement cet honneur, dans un roman où les contemporains sont relativement peu cités. En 1841, Nerval est connu comme feuilletoniste occasionnel, comme touche-à-tout ; son drame Léo Burckart a fait un four ; quelques morceaux de ce qui deviendra l'introduction au Voyage en Orient ont été publiés en revue. Il n'a écrit aucun de ses chefs-d'oeuvre. Quelle connaissance Hugo a-t-il de ceux-ci, publiés après 1850 et qui, dans la production nervalienne, font preuve d'un génie inventif nouveau, forme et sens confondus? L'oeuvre s'affranchit des genres à la mode et des conventions qui y sont attachées, auxquelles elle avait pas mal sacrifié. Une forme originale s'invente sur le modèle du récit de voyage où l'autobiographie et la fiction se mêlent ; elle est essentiellement placée sous le signe du mouvement, de l'interrogation et de l'ouverture. Cette dernière manière, qui restera quasiment la seule pour la postérité, est évidemment en contradiction avec le "Dieu est peut-être mort" rapporté par Hugo. Son isolement est-il commodité argumentative, méconnaissance ou ironie ? La question n'a pas de réponse, elle ne fait que renvoyer à plusieurs autres."

 

 

Annexes : textes de Nerval

 

Gérard de Nerval, "M. Jay et les Pointus littéraires", La Tribune romantique, mai 1830, NPLI, p. 279

Nerval rejoint Hugo sur le terrain du "libéralisme en littérature". La réaction des classiques au drame témoigne de leur conservatisme en politique :

 

On conçoit à la rigueur que les hommes qui s'occupent habituellement de la politique sévère et de calculs arides, ne prêtent plus à la vraie poésie, aux productions de l'âme plutôt que de l'esprit, qu'un goût défleuri, qu'un coeur de vieillard prévenu et dégoûté ; mais alors pourquoi voit-on tant de haine assidue, tant de rouge colère, où l'on ne s'était attendu peut-être qu'à du dédain et de l'indifférence ? Faut-il donc s'en plaindre ou s'en glorifier ?

J'aime mieux supposer aux écrivains de certaines grandes feuilles un motif honorable : la littérature moderne fait plus de bruit qu'ils ne veulent ; ils craignent qu'elle ne s'empare à un trop haut degré de l'attention publique, et ne détache les yeux de l'horizon politique qui s'obscurcit.

Il leur faut à eux une littérature tranquille, qu'on dirige comme on veut, et dont on ne parle que pour mémoire [...]

 

Nerval et Notre-Dame de Paris

 

Notre-Dame de Paris.

Odelette

Notre-Dame est bien vieille ; on la verra peut-être

Enterrer cependant Paris qu'elle a vu naître.

Mais, dans quelque mille ans, le temps fera broncher

Comme un loup fait un boeuf, cette carcasse lourde,

Tordra ses nerfs de fer, et puis d'une dent sourde

Rongera lentement ses vieux os de rocher.

Bien des hommes de tous les pays de la terre

Viendront pour contempler cette ruine austère,

Rêveurs, et relisant le livre de Victor...

- Alors, ils croiront voir la vieille basilique

Toute ainsi qu'elle était puissante et magnifique,

Se lever devant eux comme l'ombre d'un mort !

L'Almanach des Muses, 1832.