Delphine Gleizes : Etat des recherches :
Genèses et interférences artistiques dans Les Travailleurs de la mer

Communication au Groupe Hugo du 21 septembre 1996
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Avant même d'aborder à proprement parler le sujet de cet exposé, il paraît nécessaire de présenter le corpus à partir duquel s'est élaborée la réflexion. Un ensemble de matériaux très divers a été réuni autour des Travailleurs de la mer. Il s'agit:

* des avant-textes hugoliens: brouillons, notes de carnets concernant l'élaboration du roman

* des dessins de Victor Hugo, dans le rapport plus ou moins direct qu'ils entretiennent avec la genèse du roman; croquis de voyage, croquis explicatifs, marines ou dessins dont la thématique se réfère plus ou moins explicitement aux Travailleurs de la mer, enfin dessins insérés dans le manuscrit définitif.

* les éditions successives des Travailleurs de la mer, publiées du vivant de Victor Hugo: édition princeps, Lacroix et Verboeckhoven 1866, et surtout éditions illustrées: par Chifflart (70 dessins chez Hetzel 1869), par Daniel Vierge (62 dessins, Librairie illustrée 1876), édition Hugues 1882, mêlant une sélection de dessins de Chifflart, de Vierge et 53 dessins de Victor Hugo, eux-mêmes tirés du recueil paru la même année de dessins de Hugo gravés par Méaulle (Album Méaulle 64 dessins)

* Le film d'André Antoine les Travailleurs de la mer, filmé en 1918 et ses trois versions scénariques, conservées à la Bibliothèque de l'Arsenal.

 

L'intitulé du sujet précise d'emblée l'axe principal de la recherche: genèses et interférences artistiques dans les Travailleurs de la mer. Il s'agit de décrire et d'interpréter le processus de création des Travailleurs de la mer dans une perspective qui soit à la fois synchronique et diachronique. Synchronique car à chaque étape de la création, il faudra tâcher d'entrevoir les rapports qui s'instaurent entre l'écriture et les images qu'elle engendre ou sollicite. Diachronique car le processus de création englobe non seulement l'écriture du manuscrit des Travailleurs de la mer mais la genèse des éditions successives du roman, souvent illustrées, ainsi que celle des scénarios pour la réalisation filmique d'André Antoine.

 

Ce projet de recherche pourrait largement s'inspirer d'une remarque de Guy Rosa à propos de Choses vues [1] :

 

"La génétique ne doit pas s'arrêter à la première forme imprimée du texte, l'histoire de son édition continue celle de sa genèse et peut, autant que les manuscrits et avec eux, servir la compréhension de son projet créateur."p. 134

 

Pourtant, suivre ce principe d'une unité globale de l'oeuvre au travers de ses avatars peut se révéler difficile. Pourquoi? On se rend compte qu'espérer une parfaite continuité entre les différents projets est une fiction. Il y a une différence de nature, de support entre un manuscrit, une édition illustrée ou un film qui soumettent le projet initial à des modifications qualitatives importantes. D'autre part le corpus, pour riche qu'il soit est lacunaire, certaines étapes de la création font défaut: les brouillons de Hugo ne nous montrent le plus souvent que les notes préparatoires, fragmentaires, et le manuscrit achevé, énigmatique.

Les scénarios d'Antoine, sont trois adaptations proches du texte hugolien, proximité que l'on ne retrouve pas toujours dans la réalisation du film; il s'est passé quelque chose, soit que les contraintes matérielles aient amené le metteur en scène à modifier son projet, comme semblerait en témoigner sa correspondance, soit que la reconstitution de la pellicule lors de sa restauration à la fin des années 80 ait entraîné la suppression ou la perte de séquences, trop endommagées pour être projetées. Les deux hypothèses ne sont pas exclusives l'une de l'autre. Il n'en reste pas moins que la genèse du film reste, elle aussi, lacunaire.

Enfin, les éditions illustrées comportent elles aussi un certain nombre d'inconnues: on sait peu de choses sur la genèse des illustrations, sur le point de vue de Hugo sur les dessins (Il existe cependant des lettres de Chifflart à Hugo conservées à la Maison de Victor Hugo ainsi qu'une lettre de Hugo à Chifflart, publiée dans l'Artiste par Léonce Viltart en 1897. On peut citer aussi sur ce sujet dans le catalogue de l'exposition François Chifflart, l'article de Pierre Georgel "Chifflart et Victor Hugo", St-Omer Musée de l'Hôtel Sandelin). Peu d'esquisses permettent de comprendre les étapes intermédiaires de l'illustration. Il existe par exemple un fusain de Chifflart représentant Gilliatt mais il s'agit d'une oeuvre finie. Ces lacunes rendent compréhensibles les difficultés à restituer le cheminement de l'adaptation qui là encore manque de témoignages dans les étapes intermédiaires.

 

Il faudra donc tenir compte de ces vides, de ces lacunes. Le passage de l'oeuvre à ses adaptations s'opère sur le mode de l'omission, de l'ellipse, de la solution de continuité. Superposition créatrice qui masque l'oeuvre originelle autant qu'elle la révèle.

Pour tenter d'orienter la réflexion, on pourra remarquer que Victor Hugo lui-même dans son chapitre liminaire des Travailleurs de la mer, l'archipel de la Manche, se penche sur les étonnantes transformations de l'île de Guernesey, recréant ainsi, de façon métaphorique, l'histoire d'une genèse, celle des îles anglo-normandes, perpétuellement soumises aux modifications du temps. L'écrivain manifeste là sa fascination pour le travail de recouvrement, de superposition qui s'opère à partir du socle, du substrat originel, créant une complexité à la fois créative et chaotique. Sa description du processus de genèse géologique reprend de manière volontairement ambiguë un lexique qui appartient à la création littéraire:

 

"La beauté a ses lignes, la difformité a les siennes. (...) La désagrégation fait sur la roche les mêmes effets que sur la nuée. Ceci flotte et se décompose, ceci est stable et incohérent. Un reste d'angoisse du chaos est dans la création. (...) Toutes les lignes sont brisées dans le flot, dans le feuillage, dans le rocher, et on ne sait quelles parodies s'y laissent entrevoir." (VI)

 

La mer comme l'homme ont modelé l'archipel à la manière d'une oeuvre d'art, à force de sédimentation et de balafre, en criques sablonneuses et falaises abruptes. Les strates successives s'y laissent deviner, entrevoir; la progression du chapitre liminaire est significative en ce point qui part du socle granitique, en passant par la terre, l'herbe, puis les présences humaines qui façonnent l'île. La complexité s'accroît, l'écriture la décompose, tout en ménageant une place légitime pour le chaos. Incertitudes d'une côte rongée perpétuellement par l'océan.

On tâchera donc d'aborder cette masse de matériaux génétiques qui se superposent et se modifient en se superposant, en analysant, suivant le paradigme hugolien, les diverses strates qui composent l'archipel des Travailleurs de la mer.

 

1. La genèse du texte et des dessins de Victor Hugo

Il s'agira de voir comment le texte et l'image, autrement dit le manuscrit hugolien dans ses différentes phases et les dessins que Hugo a confectionnés durant la rédaction de l'ouvrage ont pu s'influencer mutuellement. Ou plus généralement comment interfèrent l'univers de l'écriture et l'univers de l'image (dessin ou image mentale)

 

* Question des interférences directes

On peut en quelque sorte reconstituer des généalogies pour chaque figure importante, pour chaque événement majeur des Travailleurs de la mer. Ce travail a déjà été effectué par J. Seebacher dans le portefeuille romanesque des Travailleurs de la mer, édition Massin, par J.-B. Barrère dans "Un printemps sur l'île de Serk, 1859" (Victor Hugo à l'oeuvre), par Yves Gohin pour l'édition de la Pléiade et surtout pour la corrélation dessins/manuscrits, par Pierre Georgel, dans Les dessins de Victor Hugo  pour les Travailleurs de la mer. L'enjeu est donc de croiser les genèses des dessins et celles du texte afin de comprendre, s'il y a lieu, comment l'univers visuel de Victor Hugo a pu interférer avec son travail d'écriture.

On peut citer quelques exemples de ces "croisements" génétiques entre le texte et l'image. Le roi des Auxcriniers (dessin n°3 du catalogue de Pierre Georgel) était à l'origine une vision nocturne d'insomnie. Hugo mentionne en effet ce nom pour la première fois dans ses carnets en février 1865:

 

  "Les aucriniers. Nom que dans le demi-rêve de l'insomnie, et sans savoir ni comment ni pourquoi, j'ai donné aux "trouble-sommeil" nocturnes" (BN n.a.f. 13461).

 

Or la description écrite du roi des Auxcriniers pour les Travailleurs de la mer est un ajout de Hugo qui date du printemps 1865 dans un chapitre de juin 1864.(I,I, 4): cette description prend donc sa source dans ce rêve étrange que Hugo a su réutiliser. Cependant, la description physique du roi des Auxcriniers doit beaucoup à une caricature de Champfleury (le dieu Bès) dans l'Histoire de la caricature antique. Comme le souligne P. Georgel, Victor Hugo a pu .prendre connaissance de la gravure en revue à partir de juin 1864 ou en volume à partir de avril-mai 1865.La connaissance de cette gravure est sans doute antérieure à la description écrite. Par contre, on ne saurait dire si le dessin que Hugo a lui-même effectué d'après cette caricature est antérieur ou postérieur à l'écriture du passage. Quoiqu'il en soit, la conjonction de l'image et du texte est ici avérée dans la mesure où la création du personnage du roi des Auxcriniers doit autant à l'inspiration hugolienne qu'aux sollicitations visuelles qui ont pu se faire jour au moment de la rédaction.

De même on peut citer le cas du dessin n°26 noté par P. Georgel. Il s'agit de la Durande prise entre les Douvres. Ce dessin porte une mention manuscrite:

 

"Quand j'ai fait ce dessin, je n'avais pas encore pris le parti de faire arracher les mâts de la Durande par la tempête."

 

 Le dessin de Hugo serait donc antérieur à la rédaction des deux chapitres concernant les mâts de la Durande à savoir le récit du patron du Shealtiel (I, VII, 1)  et la description de l'épave à l'arrivée de Gilliatt sur les Douvres (II, I, 3), datés respectivement selon P. Georgel de juillet et de décembre 1864. On peut donc supposer, outre le fait que la mention marginale faite par Hugo exprime le souhait d'harmoniser l'illustration avec le texte, que la présence du dessin, antérieure à l'écriture du passage, ait donné à réfléchir au poète tout en visualisant techniquement la scène du sauvetage.

Les interférences de ce type ont donc permis au livre et à son illustration de prendre corps; des échanges se produisent qui tendent à dynamiser la genèse du roman

 

* Question des interférences indirectes

Il y a des dessins ou des croquis qui n'ont pas d'interférence directe avec le texte, au sens où ils n'en constituent pas une illustration:

Hugo a par exemple tracé le plan de Guernesey avec le trajet possible de Gilliatt parti sauver la Durande, trajet qui correspond au chapitre (I, VII, 2) "Beaucoup d'étonnement sur la côte ouest" (cf Pléiade p.1502: Hugo a pris soin de faire des cartes au crayon dans le carnet 13459 f° 9v°, 10 v° et 11v° mentionné par Yves Gohin). Par ces cartes, Hugo visualise ainsi la trajectoire de Gilliatt et peut ensuite élaborer la liste de ces témoins de l'ombre qui, malgré eux, assisteront à son départ (au f° 12 du même carnet: la liste suit dans le carnet les dessins de cartes; on peut donc penser que ces derniers aient induit la liste des témoins). Dans ce genre d'interférence, le dessin n'est pas une illustration du texte, il constitue une étape à part entière du travail d'écriture dont il met à plat les fonctionnements.

 De même on peut citer l'inventaire dressé par Hugo des différents types de balises sur l'île de Guernesey (cf p. 1390 de l'édition Pléiade, p. 644 du texte, I, I, 6). Là encore, la présence d'éléments visuels permet de donner corps à un passage du roman. Le matériau de base de l'écriture peut ainsi s'avérer être visuel.

Enfin, les croquis de voyage peuvent eux aussi donner l'impulsion initiale de la création romanesque. C'est le cas de ce croquis rapidement esquissé de la Coupée sur l'île de Serk, qui ressemble à un animal fabuleux (1859). Ici, les ambiguïtés du trait, mi rocher, mi-animal, autorisent l'équivoque dans le texte lui-même. Ainsi trouve-t-on dans la description de la chaise Gild-Holm-'Ur, cette réflexion de Victor Hugo:

 

"Ces allongements de rochers dans la mer, avec leurs crevasses et leurs dentelures, sont de vraies petites chaînes de montagnes; on a, en les voyant, l'impression qu'aurait un géant regardant les Cordillères. L'idiome local les appelle Banques. Ces banques ont des figures diverses. Les unes ressemblent à une épine dorsale; chaque rocher est une vertèbre; les autres à une arête de poisson; les autres à un crocodile qui boit." (I, I, 8)

 

Ce que le croquis de voyage pouvait avoir d'ambigu dans le trait, laissant le regard hésiter entre la représentation d'un rocher et celle d'un animal fabuleux, se retrouve de manière plus explicite dans le roman qui établit des parallèles entre les Banques et le règne animal.

Ces croquis sont autant de points de repères, de balises que Hugo met en place pour écrire son roman; il s'agit cependant d'interférences indirectes, dans la mesure où leur principale fonction est de recomposer et de préciser l'univers sémiologique hugolien. Hugo travaille souvent sur les indices, les traces, caractéristiques de sa démarche. Les intrigues qui se trament dans les Travailleurs de la mer se structurent très fréquemment à partir de signes qui donnent lieu à des interprétations diverses. L'intrigue amoureuse est constituée, au bout du compte, par une mauvaise interprétation dramatique des traces. Dès l'incipit, "un mot écrit sur une page blanche", les signes brouillent les pistes par leur caractère équivoque: là où Déruchette ne fait qu'inscrire une trace dans la neige, Gilliatt voit une preuve de son amour pour lui. De même, pour l'intrigue policière, (Première partie, livre V, le Revolver) Sieur Clubin est le seul à interpréter le comportement de Rantaine; pour lui les détails de ses actes sont autant de pièces à conviction de sa culpabilité. Enfin ce phénomène se rencontre aussi pour le naufrage de la Durande. Une exploitation technique des signes amorce les opérations de sauvetage. L'analyse du rocher des Douvres par Gilliatt comme un ensemble de signes à interpréter dont il pourra utilement tirer profit lui permet de mener à bien son travail. Hugo dispose ses signes dans le texte; ils sont parfois opaques, aussi bien pour les personnages que pour le lecteur. Cependant, c'est cet univers visuel qui structure en sous-main les multiples intrigues des Travailleurs de la mer.

Les incursions hugoliennes dans le monde des signes, sous forme de balises, de plans constituent une mise en système du roman, de la façon dont il va pouvoir signifier en structure profonde. On peut analyser cet embryon de sémiologie hugolienne comme une interférence indirecte dans la genèse du roman. L'univers visuel de Victor Hugo, qu'il soit ou non figuré sous la forme de croquis et autres esquisses, constitue une interférence essentielle dans la genèse et dans le fonctionnement du roman.

 

*Un imaginaire mental structurant

Il existe encore un rapport entre l'univers visuel hugolien et l'écriture des Travailleurs de la mer. Sans vouloir appliquer ici une analyse bachelardienne de l'espace aux brouillons du poète, force est de constater que des formes récurrentes apparaissent au cours de l'élaboration de l'oeuvre. Images mentales certes, mais aussi images visuelles qui sont autant de fils conducteurs pour qui veut suivre le processus génétique de création des Travailleurs de la mer. Ainsi se mettent en place des formes archétypales qui, en même temps qu'elles sont des motifs romanesques, deviennent des matrices de la création. Ces formes ont un grand intérêt du point de vue génétique puisque leur exploitation et leur évolution en disent autant sur l'intrigue que sur la constitution de l'écriture :

* formes creuses. Les formes creuses ont un caractère récurrent dans les brouillons; qu'il s'agisse des "maisons visionnées" dès 1857 ou des "caves" visitées lors du voyage à Serk de 1859. Ces formes sont des espaces vides. En procédant à une chronologie de leurs apparitions dans l'avant-texte, on se rend compte qu'elles se remplissent de sens.

Les premières apparitions des "maisons visionnées" sont de simples mentions associées au terme "mirage". Autrement dit, vacuité complète puisque non encore investie ni d'une formulation, ni d'une fonction romanesque. Or cette forme s'enrichit au fil des notations : elle devient un carrefour de trajectoires; celles des spectres, celles des contrebandiers, autres fantômes sociaux. Puis elle se couvre d'inscriptions hermétiques comme la maison de Plainmont (linteau gravé d'initiales que l'on retrouve sur le dessin de la maison dans l'illustration des Travailleurs de la mer). Autrement dit cette forme creuse piège peu à peu le réel pour devenir un lieu principal de l'intrique. Cet espace vide est une matrice à deux niveaux : au niveau de l'histoire qui s'enrichit d'une intrigue, au niveau de motif qui par lui-même s'édifie au fil des occurrences. Il en va de même pour les "caves" ou grottes sous-marines qui de simple mention anecdotique se constituent en noeud de l'intrigue. (Les trajectoires de Clubin et de Gilliatt y rencontrent toutes deux celle de la pieuvre)

* formes en réseau: à l'opposé de ces formes qui se développent en soi, il en est d'autres qui se structurent en réseau; liaison d'idées et de mots. Un certain nombre de motifs rayonnent autour d'un centre, celui de la pieuvre tentaculaire. A partir de là la recherche de Hugo part dans plusieurs directions. L'idée d'hydre est associée au tout début à l'île de Serk (Motif de la Coupée, cet isthme qui sépare les deux parties de l'île), ensuite à la Durande. Des liens se tissent entre le "devil-fish" et le "devil-boat". La forme matrice de la pieuvre crée des associations avec d'autres éléments. On peut donc lire ces formes-sens comme deux éléments de la création hugolienne : la forme creuse qui se développe en s'approfondissant et la forme-réseau qui s'enrichit de ses connexions.

 

2 La genèse éditoriale

 Il s'agit ici d'analyser le passage du manuscrit à l'édition proprement dite. On a souvent tendance à considérer que le texte, une fois écrit, demeure intangible. Il s'agit bien pourtant d'une fiction dans la mesure où le roman, considéré comme un matériau ductile, subit de nombreuses transformations. Autrement dit la genèse du texte se poursuit dans la fortune qu'il connaît par la suite. Ces transformations sont de deux ordres principalement.

D'une part, il faut considérer que l'acte de lecture est en soi une transformation que l'on fait subir au texte. A première vue, cette transformation est infime dans la mesure où le texte n'est pas matériellement modifié par le lecteur. Pourtant, qui peut dire que chaque lecteur lit le même texte? En fonction du public, du mode de diffusion du texte, du rythme de lecture que l'on s'impose, la perception du roman change.

D'autre part, autre transformation, le texte n'est pas diffusé de façon uniforme: éditions populaires, illustrées ou non, roman-feuilleton dans les journaux (Le Soleil)...

Dans ces deux procédés qui ne sont pas disjoints dans les faits puisque lecture et publication  vont toujours de pair, le texte originel est remodelé, transformé, on serait tenté de dire, indépendamment de Hugo. Les interférences concernent alors la présentation du texte.

 

* Question de la lecture des textes

Dans cette perspective, il a semblé tout d'abord utile de s'interroger sur la réception des Travailleurs de la mer en 1866. Non pas tant pour la réception de l'oeuvre elle-même que pour cerner les pratiques de lecture de l'époque.

On est tout d'abord confronté à un problème quasi insoluble: comment lit-on un roman de Victor Hugo en 1866? Question dont les incidences se font sentir dans la façon dont le roman va être publié et illustré. Les pratiques de lecture se modifient en fonction du mode de publication du texte. Mais on peut aussi dire qu'elles le modifient elles-mêmes.

Pour tâcher d'y répondre, il faut examiner un corpus d'articles et de caricatures de revues. Il s'agit des articles déjà publiés dans l'édition de l'Imprimerie nationale (Historique des Travailleurs de la mer). Ce corpus est complété par un certain nombre de journaux de la Bibliothèque Nationale dont le recensement s'est organisé autour de deux pôles: la presse satirique qui fournit l'occasion de caricatures et de pastiches, la presse sérieuse, notamment celle hostile au poète en exil, qui présente une lecture critique de l'oeuvre en en  citant de larges extraits. Ce corpus permet d'analyser sous divers angles la question de la lecture du texte et de ses représentations. On a tenté de confirmer deux hypothèses.

Hypothèse1: En prenant la presse comme source d'information, il faut tâcher de repérer des attitudes de lecteurs dans les articles de journaux. Le propos n'est pas ici, comme dans la "théorie de l'effet", de repérer l'inscription dans le texte de ses propres stratégies de lecture, ni d'en analyser les conséquences au plan de la pratique éditoriale. La lecture cherche son chemin dans le texte, se diffuse en de multiples appropriations possibles. La presse, comme un prisme, nous renvoie les représentations fragmentées de ces parcours littéraires. Entre les lignes des articles critiques se devine l'image d'un lecteur figuré, de ses attentes... Suivant la voie ouverte par Paul Ricoeur qui affirme que "c'est seulement par la médiation de la lecture que l'oeuvre littéraire obtient sa signifiance complète (...) seulement dans la lecture que le dynamisme de configuration achève son parcours" [2] , il faudrait considérer la presse comme un espace de passage, un relais où se concrétisent, de façon multiple et fragmentaire, les pratiques de lecture qui constituent l'effectuation du texte.

L'enquête révèle des modes de lecture variés, lecture sélective ou exhaustive, intégrale ou en morceau choisi, décontextualisée ou suivie. En prenant la presse comme document, apparaît l'image, fictive certes du ou des lecteurs potentiels des Travailleurs de la mer. L'image du lecteur y apparaît au détour d'une phrase, là encore représentée au second degré puisqu'elle transite le plus souvent par l'expérience du critique. Ce dernier peut détailler ses différentes attitudes face au texte et les porter au crédit du lecteur anonyme qui prendra sa suite. Il peut aussi mettre en situation un lecteur fictif. Dans les deux cas, la cohérence de la lecture n'est que postulée. Mais il paraît intéressant de relever dans ces représentations, des stratégies d'appropriation du texte très contrastées: lecture rapide, tout entière investie par le désir de connaître le fin mot de l'action, lecture lente qui s'attache aux puissances du style, lecture fragmentée qui décontextualise les effets du romanesque, lecture intégrale qui pense le livre en termes de structure et de continuité. Autant de postures qui ne sont pas sans incidence sur la façon dont le roman sera ultérieurement publié dans ce qu'il est convenu d'appeler des éditions "populaires", ni sur ce nouveau mode de lecture cursive que constitue l'illustration du texte. Qu'il s'agisse là de représentations de lecture et non de lecture même entraîne certes un écart dont il convient de tenir compte au plan méthodologique mais qui ne modifie que peu les conséquences sur les pratiques à venir. En tant que reflet partiel d'une pratique qui de toute façon se développe et se résout dans l'instant, ces relevés sont néanmoins riches d'enseignements.

La presse reflète les questions de la lecture populaire ou savante, des compétences du lecteur, pour savoir comment l'entreprise éditoriale peut tenter d'y répondre.

 

Hypothèse 2: En prenant la presse comme modèle, il s'agit de considérer en quelque sorte la presse comme le chaînon manquant dans la genèse éditoriale. La presse de l'époque teste de façon embryonnaire de nouvelles façons de diffuser un roman: feuilleton (publié dans le Soleil à partir du 17 avril 1866), stratégie classique, mais aussi découpage du texte, pour n'en mettre en évidence que des morceaux choisis décontextualisés, soit par le biais de la citation, de l'illustration emblématique, soit par un découpage à la façon d'une bande dessinée, sorte de scénarisation des scènes principales illustrées de manière caricaturale ou non.(La Lune, Le Journal amusant). Ces expériences imposent une autre vision de l'édition, moins soucieuse de continuité et de cohérence, mais plus attachée à faire vivre le texte par un effet de suspens. Extraits et illustrations se constituent ainsi comme des pierres d'attente pour le public et comme un stade avancé dans le processus de réception active qui trouvera sa forme aboutie dans l'édition populaire illustrée. Ce n'était certes pas la première fois qu'un roman de Victor Hugo faisait l'objet d'un tel découpage, mais ce qui est peut-être inédit dans la cas des Travailleurs de la mer, c'est l'ampleur de cette entreprise. La parution du roman coïncide avec les batailles acharnées des directeurs de journaux à grand tirage pour conquérir leur audience. Dans ce contexte économique, l'obtention de l'exclusivité des Travailleurs de la mer ne correspondait pas seulement à un enjeu littéraire. Sans quitter ce domaine cependant, il conviendra de voir comment la publication par fragments dans les journaux des Travailleurs de la mer peut faire figure de chaînon manquant entre l'édition princeps et les éditions populaires illustrées. La presse agit dès lors comme un relais, un lieu de transit et d'appropriation du littéraire, un espace d'ouverture pour les stratégies éditoriales à venir et un creuset d'information pour les pratiques de lecture. Ces analyses permettent de mieux comprendre ce qui est à l'oeuvre dans les éditions illustrées des Travailleurs de la mer. Les modes de lecture se reflètent dans la pratique du livre en images, lecture qui peut dès lors se permettre d'être sélective, partielle, de prendre appui sur l'illustration pour mieux appréhender le texte.

 

* Question du rapport texte/image

Armé de ces quelques conclusions sur certaines pratiques de lecture vue à travers la presse, on peut ainsi mettre en perspective, le fonctionnement de l'illustration chez Vierge et chez Chifflart.

 

En analogie avec ce qui vient d'être dit sur l'exploitation des Travailleurs de la mer dans la presse, il faut souligner le rôle de découpage de l'action qu'assume l'illustration. Découpage régulier dû à la technique du bois de bout et à l'insertion mécanique des images dans le texte (toutes les 8 pages, une ou deux gravures selon les éditions). Ce découpage engendre le plus souvent un décalage entre le texte et son image. Soit le texte suit l'image; le lecteur en voyant une illustration qu'il n'élucide pas de prime abord connaît donc une curiosité redoublée puisqu'il doit avancer dans le texte pour comprendre les tenants et les aboutissants de l'illustration. Soit le texte précède l'image, provoquant alors, lorsque le lecteur retrouve plus loin l'illustration, un effet d'identification immédiate. L'image est alors redondante par rapport au texte, mais elle en produit tout de même une attestation visuelle. Ces décalages font que l'histoire, dans le livre illustré, se raconte à deux voix, restructurant les parcours de lecture autour de deux pôles, l'un visuel, l'autre textuel. La superposition décalée de ces deux modes de narration engendre des effets d'ellipse, de pause narrative, de résumé.

Dans cette absence de concordance entre le texte et l'image, l'effet recherché est plutôt dans la succession  conforme des scènes illustrées que dans leur coïncidence avec l'écrit. De plus, une différence marquante se fait jour entre les deux éditions puisque l'image précède majoritairement le texte dans l'Edition Illustrée de 1876 alors que le contraire se produit dans l'édition Hetzel-Lacroix de 1869. Le lecteur se situe donc dans un perpétuel porte-à-faux dans son rapport à l'illustration, soit qu'il se trouve en déficit d'information lorsque l'image précède la scène décrite, soit qu'il doive faire appel à sa mémoire lorsque l'écrit a précédé le visuel. Un jeu de prolepses et d'analepses se met alors en place; se superpose à la conduite du récit, une seconde ligne narrative qui, outre sa cohérence interne, se nourrit des rapports qu'elle entretient avec l'écrit. La lecture d'un livre illustré est donc soumise à des effets d'accélération et de ralentissement de la lecture indépendants de la conduite narrative.

 

Il faut s'interroger surtout sur ce qui est illustré et comparer à cet effet les illustrations de Chifflart et de Vierge avec les dessins de Hugo. On proposera dans cette perspective une typologie des différents types d'images en rapport avec le texte: l'illustration, la traduction, le commentaire. L'illustration visualiserait ce qui dans le récit, est de l'ordre de la dénotation, des événements pris au pied de la lettre. La traduction elle, induirait un rapport plus complexe du texte et de l'image. Ce terme est pris dans l'acception que lui donne Hugo, aussi bien dans ses textes théoriques que dans ses lettres aux illustrateurs. Citons par exemple cette lettre du poète à Gustave Doré qui lui envoya une gravure représentant la lutte de Gilliatt et de la pieuvre, réalisée pour une édition anglaise:

 

"Le 18 décembre 1866
Jeune et puissant maître,
Je vous remercie. Ce matin, à travers une tempête digne d'elle, votre magnifique traduction des
Travailleurs de la mer m'est arrivée. Vous avez tout mis dans ce tableau, le naufrage, le navire, l'écueil, l'hydre et l'homme. Votre pieuvre est épouvantable et votre Gilliatt est grand. C'est là une belle page ajoutée à votre in-folio d'oeuvres charmantes et terribles."

 

Il faudrait revenir sur ce terme même de traduction [3] employé par Hugo. En effet il semble s'établir chez lui une équivalence entre les deux termes, illustration et traduction. Mais en quoi une illustration peut-elle être une traduction? C'est que tout d'abord l'optique adoptée est essentiellement linguistique. C'est bien ici l'image qui est subordonnée au texte, qui en tire sa substance nutritive, son sens et sa portée. Le langage est premier, le dessin ne fait que traduire dans un autre code d'expression. Pour plus de détails, il convient de se reporter au texte qu'écrivit Hugo à la suite du William Shakespeare, Les Traducteurs. Hugo y explique sa conception de la littérature et du génie littéraire selon laquelle l'écrivain produit une oeuvre qui est indissociable de lui-même:

 

"Les esprits originaux, les poètes directs et immédiats (...) n'ont pas dans les veines la poésie d'autrui. Leur sang est à eux. Pour eux, produire est un mode de vivre. Ils créent parce qu'ils sont. Ils respirent et voilà un chef-d'oeuvre. L'identité de leur style avec eux-mêmes est entière.(...) Pas une idée dans le poète, comme pas une feuille dans l'arbre, qui n'ait en lui sa racine. (...) L'idée sort du cerveau exprimée, c'est-à-dire amalgamée avec le verbe, analysable mais concrète, mélangée du siècle et du poète, simple en apparence, composite en réalité."

 

Cette conception substantialiste de l'écriture explique, selon Hugo, la difficulté de la traduction. Le traducteur est ontologiquement l'autre, l'altérité totale qui, pour posséder la même langue que l'écrivain n'en possède pas pour autant le même verbe. Dans ces conditions le traducteur fait perpétuellement l'expérience de l'inadéquation de sa parole à celle de l'écrivain. Il ne lui reste qu'une ressource pour s'approcher par approximation de ce qui est écrit: l'obéissance et la fidélité.

 

"Lutter contre ce style pour l'exprimer, contre cette pensée pour l'extraire, contre cette philosophie pour la comprendre, contre cette poésie pour l'embrasser, contre cette volonté pour lui obéir. Obéir, c'est là qu'éclate la puissance du traducteur.(...) Le traducteur excellent obéit au poète comme le miroir obéit à la lumière, en vous renvoyant l'éblouissement. Etre ce vivant miroir."

 

L'écart qui existe entre deux langues est souvent énorme. Celui qui sépare deux langages l'est plus encore. Ecrire et dessiner expriment ainsi une solution de continuité plutôt qu'une harmonie évidente. On comprend dès lors que pour Hugo, parler de traduction en lieu et place d'illustration, c'est non seulement subordonner le dessin à l'écriture, mais encore dire toute la difficulté de l'entreprise. Le dessinateur doit rechercher un équivalent du langage parlé, et bien plus encore, du style de l'auteur.

 

"Le traducteur est un penseur perpétuel d'acceptions et d'équivalents."

 

Il arrive à Hugo de complimenter ses illustrateurs en leur assurant que leurs dessins sont de la pensée matérialisée [4] . Ce point de vue nous amène à définir ce qui semble pour Hugo, être l'objet de l'illustration. La question du dessin en marge ou en contrepoint du texte se pose en termes de représentation. Que cherche-t-on en effet à représenter? Est-ce le contenu du texte? Ce serait le point de vue traditionnel sur l'illustration qui s'attache à représenter les scènes marquantes, les personnages, les décors... Ou bien cherche-t-on à restituer le style d'un texte, une écriture personnelle et un imaginaire particulier? Ou encore cherche-t-on à délivrer visuellement le message du texte, son idéologie, son parti pris d'écriture? C'est, semble-t-il ce qui sépare l'illustration, la traduction et le commentaire. Dans les faits cependant, les gravures auxquelles nous sommes confrontés tiennent à la fois de la traduction et de l'illustration. Elles retiennent les scènes les plus facilement représentables mais s'attachent aussi à restituer le style et la manière de l'auteur. Seulement, cette restitution demeure partielle. Chifflart parvient à donner le sentiment du côté visionnaire de Hugo, Vierge restitue sa truculence, son goût des détails vrais. Mais aucun des deux ne peut donner une traduction intégrale.

 

Quant à Hugo, son oeuvre dessinée semble se situer au delà d'une entreprise de traduction. Il demandait à l'illustrateur d'être traducteur, de se plier à l'esprit du créateur, de ne rien inventer, de ne donner à lire que ce qui se trouve déjà dans le texte d'origine. Cette exigence perd son fondement à partir du moment où le créateur devient son propre traducteur. Il ne subit pas une allégeance dont il serait le suzerain. Rien ne l'empêche d'aller au delà de la simple équivalence, d'outrepasser son propre droit de traducteur. Certes, Hugo multiplie les recherches formelles qui se posent comme autant d'équivalents de l'écriture. Les lavis, les clairs-obscurs, sont des métaphores visuelles de l'antithèse et de l'indistinct. Mais comment expliquer le décalage qui se manifeste entre les scènes illustrées par Chifflart et Vierge et celles illustrées par Hugo, autrement que par une distincte finalité du dessin? En effet l'illustration hugolienne constitue un incessant contrepoint aux scènes attendues et réalisées par les dessinateurs. Hugo indique par là implicitement que ce n'est pas l'illustration du contenu du texte qui l'intéresse. Que nous donne-t-il à voir? Des marines, bateaux, rochers. Des personnages anecdotiques qui n'ont pas de réelle fonction dans le roman [5] . Des décors de vieilles villes ou de maisons abandonnées, sans présence humaine. Si les scènes ont un référent réel (le rocher Ortach par exemple) leur insertion dans le manuscrit rend l'analyse volontairement floue. Tout se passe comme si Hugo produisait, plus qu'une illustration de son propos, un commentaire indiquant la portée de son écriture. L'indéfini y est maître, comme la vague silhouette de Déruchette qui se dessine à la fin du manuscrit. Les illustrations flottent dans la matière écrite comme les morceaux d'épaves de la Durande, les dessins sont vides d'un sens univoque comme la maison visionnée l'est de tout habitant, sinon clandestin. Message clandestin,  contrebande du sens qui donnent des "rendez-vous nocturnes" à tout lecteur ténébreux. Dans ce clair-obscur de la signification, les lueurs sont rares qui permettent au lecteur de saisir le fil de la pensée.

L'oeuvre dessiné de Hugo se présente ainsi comme une commentaire de l'écriture qui indique le sens d'une lecture faite de symboles et d'indistinct. Contrairement aux illustrateurs Vierge et Chifflart, qui s'attachent à la lettre du texte, Hugo saisit l'esprit de la tempête qui souffle sur les Travailleurs de la mer.

 

3 La genèse filmique

Sont présentés les trois manuscrits successifs qu'André Antoine a écrit pour son adaptation des Travailleurs de la mer. Antoine avait dès 1887, entrepris de rénover le théâtre. En 1914, sur les instances de Pierre Decourcelle, il vint au cinéma pour seconder Albert Capellani dans la mise en scène de Quatre-vingt-treize. Il réalisa ensuite pour Pathé plusieurs films: Les frères Corses d'après Alexandre Dumas (1915), Le Coupable d'après François Coppée (1917) et Les Travailleurs de la mer (Romuald Joubé, Marc Gérard, Philippe Garnier, Andrée Brabant, Armand Tallier, 1918). Les conditions de réalisation furent difficiles. Bien que ces films aient été rapidement éclipsés par les productions américaines en vigueur à l'époque, ils marquent cependant une étape dans le cinéma français. Par là, Antoine entendait trouver un mode d'expression nouveau comme il l'expliquait dans un article de 1919:

 

"On est simplement parti à faux, dès l'origine, en adoptant les directives et les méthodes théâtrales pour un art qui ne ressemble à rien de ce qui nous fut proposé jusqu'ici, et qui réclame des moyens d'expression encore inemployés. (...) Afin de bouger le moins possible, on construit et on peint à grands frais, avec des pertes de temps énormes, des intérieurs toujours défectueux. La logique ne serait-elle pas d'aller les chercher où ils sont! L'éternelle objection, tant de fois répétée, de la lumière insuffisante et des obstacles de recul pour la prise de vues, n'est-elle pas inopérante à l'heure où le perfectionnement de notre outillage électrique permet toutes les innovations! par là, on marquerait enfin la différence essentielle du cinéma qui est création vivante, aérée, avec le théâtre dont le principe est au contraire l'imitation de la nature."

 

Cette optique nouvelle du cinéma sera celle adoptée pour les Travailleurs de la mer. Antoine ira à Camaret en Bretagne, filmer les scènes du roman. D'emblée, il semble s'attacher à une définition visuelle du cinéma qui fait la part belle aux décors naturels et à la spontanéité des acteurs. Antoine, outre les acteurs principaux, fera jouer dans son film des gens du pays, introduisant ainsi une touche de couleur locale qui est sans doute un bon reflet du texte originel. Pourtant on se demandera dans quelle mesure le roman se trouve ici entièrement pris en compte par la réalisation filmique. Les deux éléments qui permettent d'en juger sont les scénarios et le film lui-même. Plus encore que pour l'illustration, se pose ici la question des contraintes techniques inhérentes à un art qui commence à peine à se développer.

 

* Question du rapport roman de Hugo/écriture du scénario

Il existe donc deux scénarios et un découpage technique du film d'Antoine qui suivent de près le texte hugolien, et manifestent ainsi une certaine tentation du littéraire dans cette façon de réécrire en condensé ce qui est dit dans le texte. Il est intéressant de noter en effet à quel point les scénarios écrits par Antoine sont littéraires. Autrement dit, assez souvent, les considérations techniques sont éclipsées, quitte à ce qu'elles se retrouvent au moment du tournage, au profit d'une écriture qui suit de près les inflexions mêmes du texte hugolien. Tout se passe comme si Antoine se contentait de restructurer le roman en en réalisant un découpage aisément adaptable par une caméra. Le scénario reprend les mots du texte hugolien. Il procède cependant à une mise à plat de l'intrigue, déconstruction de la structure complexe du roman qui procède par effets de suspens, longues parenthèses et retours en arrière. Antoine a renoncé à ce type de narration, sans doute parce qu'elle aurait rendu l'intrigue opaque au spectateur de ce film muet. Il fallait que le spectateur puisse retrouver la linéarité du récit sans laquelle il aurait été perdu. Autrement dit, Antoine retrouve l'état de l'histoire telle qu'elle devait être dans l'esprit du poète avant que Hugo ne lui imprime sa forme définitive. La complexité du roman ne peut pas s'exprimer par la structure narrative du film. (par exemple, "Un mot écrit sur une page blanche", chapitre inaugural est situé dans le découpage technique après la longue présentation des personnages, dans l'ordre, Lethierry, Déruchette, Gilliatt. Cet ordre, qui bouleverse celui voulu par Hugo avec son début in medias res, semblait cependant plus logique pour un spectateur attentif avant tout à identifier les actants du drame.). Pour les mêmes raisons de clarté, Antoine procède à un élagage de l'intrigue: tout ce qui ne fait pas directement partie de l'intrigue principale est supprimé. Par exemple, il n'est pas fait allusion au passé de Lethierry, ni à l'enfance de Rantaine. Autrement dit, tout ce qui réclame du point de vue de la narration, un retour dans le passé, est écarté à des fins de clarté.

 La complexité du roman pourra néanmoins s'exprimer visuellement. La grammaire cinématographique est là pour pallier la linéarité du récit et restituer l'allure foisonnante du récit. L'expressivité des grands chapitres est restituée au moyen du montage (nombreux champ/contre-champ) du cadrage (alternance de gros plans et de plans d'ensemble mentionnée dans le découpage technique) et du jeu des acteurs ( par exemple le visage de Gilliatt-Joubé dans la scène du combat avec la pieuvre). Cependant, comme on pouvait le noter à propos de l'illustration, certains domaines du roman restent inexploités: les moeurs et superstitions locales par exemple, l'ironie mordante dont peut parfois faire preuve Hugo dans certaines de ses pages sont peu ou pas restituées par l'adaptation filmique. L'idéologie que renferment les Travailleurs de la mer passe mal dans son adaptation, sauf à penser que le choix effectué par Antoine de tourner en extérieur avec des habitants de la région improvisés acteurs, soit un équivalent visuel du réalisme sociologique méticuleux auquel se livre par endroits Hugo.

 

* Illustration fixe/animée

Il faudrait aussi comparer les différences de découpage qui peuvent se faire jour entre la série des illustrations (images fixes) et les séquences filmiques (images animées), via le scénario. La succession des gravures dans les éditions illustrées par Chifflart ou Vierge préfigure d'une certaine manière la succession des scènes dans le film. La différence essentielle sans doute vient du fait que l'illustration n'est qu'une annexe du texte; elle peut se permettre d'être allusive, de faire naître des solutions de continuité. Le film est lui tenu à une cohérence narrative qui lui interdit les ellipses. La succession des scènes doit se faire selon un principe de contiguïté, ou alors être entrecoupée, lorsqu'il y a rupture de l'intrigue, d'un tableau récapitulatif. Cette contrainte matérielle est essentielle pour comprendre l'adaptation du roman en film muet. Dans un film muet en effet, les échanges entre personnages rencontrent vite leurs limites dans la mesure où les dialogues sont exclusivement diégétiques chez Antoine. On voit par comparaison que le texte hugolien utilise énormément la voix, le dialogue, le commentaire, pour faire avancer l'action et la pensée. Il y a une composante dialogique forte chez Hugo qui disparaît chez Antoine, obligeant le réalisateur à trouver d'autres moyens pour véhiculer l'information ou l'émotion.

 

* Poids matériel de la réalisation

 

Il ne faut pas négliger le poids des problèmes matériels rencontrés par Antoine et dont témoigne sa correspondance avec son régisseur: problème technique pour figurer les Douvres, le naufrage de la Durande, la lutte de Gilliatt contre la pieuvre. A une époque où les budgets du cinéma n'étaient pas énormes, se faisaient jour des difficultés pour réaliser des scènes spectaculaires qui auraient demandé en d'autres temps des effets spéciaux: comment rendre une pieuvre effrayante quand on n'a qu'un petit poulpe à se mettre autour du bras? Il faut rendre hommage à Antoine qui a su s'accommoder des accessoires qu'une nature parcimonieuse avait mis à sa disposition. Comment figurer le naufrage de la Durande quand on n'a ni bateau à vapeur ni Douvres où le faire s'échouer? (Antoine disposait d'un budget de 50000 fr, mais il profita d'une tempête pour filmer un navire échoué. C'est ce que raconte André Antoine à Mosnier dans une lettre du 9 septembre 1917 (recueil Mosnier, p. 836)

 

"Le Bateau est fini. Et bien! La tempête a juste à point nommé jeté à la côte un grand voilier qui s'est fracassé sur les rochers. J'aurais dépensé 50000 frs que ce ne serait pas mieux. En un clin d'oeil, ç'a été terminé. Nous allons demain à Roscoff faire la pieuvre"

 

Ce poids des problèmes matériels gauchit sans aucun doute la production finale. Il est clair que ce que peut l'illustration pour solliciter l'imaginaire du lecteur n'est pas à la portée du cinéma balbutiant qui doit composer avec la réalité.

D'une certaine manière, la réalisation filmique des Travailleurs de la mer aboutit à une stylisation, à une simplification du roman. Un peu comme l'illustration, le cinéma permet au spectateur de s'offrir le plaisir d'une visualisation du texte, certes limitée le plus souvent à une identification des motifs principaux du roman, mais qui pour autant conserve force et pouvoir de séduction.

 

Conclusion

On voit donc se dessiner des interférences et des généalogies qui vont des premières ébauches des brouillons hugoliens aux dernières étapes de la réalisation filmée. L'image joue dans ce lent processus de genèse et d'adaptation, un rôle prépondérant, soit qu'elle dynamise le processus de création littéraire dans le cas de Victor Hugo, soit qu'elle sollicite l'imaginaire du lecteur, puis du spectateur dans le cas des adaptations illustrées ou filmées. Peut-être que le caractère éminemment visuel de l'écriture hugolienne qui joue souvent d'effets de glissements et de représentation métaphorique, joue-t-il un rôle stimulant dans la floraison d'adaptations à laquelle ont donné lieu les Travailleurs de la mer. Mais cette stimulation montre parfois ses limites tant cette pensée visuelle qui est celle de Victor Hugo semble déborder largement le cadre strict auquel le lecteur est couramment habitué. Une pensée en images connaît des ellipses, des raccourcis fulgurants qui laissent souvent l'illustrateur désemparé tant la riche efflorescence du texte sollicite de moyens à mettre en oeuvre pour l'égaler.

Comment conclure enfin alors que précisément, en matière d'équivalence visuelle on devise sur de l'incertain? Peut-être  justement en adoptant une démarche en analogie avec le corpus, qui joue des superpositions, des recoupements, des comparaisons. Reste le problème épistémologique majeur, prouver ce que l'on avance comme hypothèse, alors que la preuve se situe là où on ne peut l'atteindre, dans les solutions de continuité qu'impose le processus de création même.



[1] "Génétique et obstétrique: l'édition de Choses vues", De l'écrit au livre, pp. 133-148.

[2] Paul Ricoeur, Temps et récit III, "Monde du texte et monde du lecteur", Paris, éd. du Seuil, pp. 286-287.

[3] On peut aussi citer les propos de Hugo à l'encontre de Brion, l'illustrateur des Misérables:

A Hetzel et Lacroix, le 19 juillet 1863

"Messieurs,

Je continue d'applaudir au beau travail de M. Brion. Ses derniers dessins, la petite Cosette, le père Fauchelevent, Jean Valjean dans la fosse, la mort du Colonel, les deux enfants sous le fardier, prouvent une étude profonde et réussie du livre. C'est un effet très grand, très saisissant et très sombre que le Napoléon retournant vers Waterloo.

Pour moi, M. Brion réussit de plus en plus dans cette traduction où il combine une foule de qualités diverses. C'est un beau talent; le succès qu'il obtient est parfaitement mérité et je suis charmé d'en être l'occasion...."

[4] Lettre à Hetzel, 28 juin 1864: "Il a déjà fait sur ce livre vingt-cinq compositions très intelligentes et très fortes. M. Brion est un talent penseur."

Lettre du 31 décembre 1866: "M. Brion pense. Je ne connais pas de plus grand éloge."

[5] A l'exception toutefois des portraits de Mess Lethierry et de Déruchette.