Pierre Laforgue : Hugo lecteur de Balzac, ou De Montégnac à Montreuil-sur-Mer

Communication au Groupe Hugo du 8 avril 1995
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Génétique et intertextualité

L'intertexte balzacien des Misérables est bien connu [1] , il est aussi étendu qu'il est divers. C'est sans doute pour cette raison qu'un de ses éléments a jusqu'à présent échappé à la sagacité des chercheurs et n'a pas été pris en compte, il s'agit du Curé de village. Le rôle de ce texte de Balzac, pourtant, n'est pas négligeable pour la compréhension du travail romanesque et idéologique de Hugo lors de la conception des Misérables. Mon hypothèse, en effet, est que ce roman de Balzac est, non pas une "source" de Hugo - ce qui n'aurait d'intérêt qu'anecdotique et documentaire -, ni même une pièce parmi d'autres d'un ensemble intertextuel plus vaste le dépassant, mais constitue, bien plutôt, le noyau génétique des Misérables,

 

Le Curé de village parut d'abord sous la forme de feuilleton dans La Presse en 1839, puis en volume chez Souverain en 1841 et enfin dans le tome 13 de l'édition Fume en 1845 [2] . Il est donc très exactement contemporain des Misérables à leur début [3] . Ceux-ci, sous le titre de Jean Tréjean, ont été entrepris au second semestre de 1845, la première date se rencontrant sur le manuscrit étant celle du 17 novembre [4] . C'est vraisemblablement cette année-là que Hugo a lu Le Curé de village, et non pas en 1839 ou en 1841 : d'une part, dans sa Correspondance avec Balzac il n'est nulle trace d'une lettre de félicitation de Hugo à Balzac, alors qu'il s'en trouve pour d'autres oeuvres de cette époque (La Rabouilleuse [5] , par exemple, parue en décembre 1842, sous le titre Les Deux frères ) ; d'autre part, et a contrario, l'absence d'une lettre de Hugo à Balzac à propos du Curé de village en 1845 est une preuve détournée que c'est à ce moment-là que le roman a été lu, car on n'imagine pas Hugo félicitant Balzac pour un roman paru quatre ans plus tôt et avouant ainsi implicitement ne pas l'avoir lu lors de sa parution ! Surtout, et c'est essentiel, la parenté romanesque en 1845 entre Jean Tréjean et Le Curé de village est grande et l'on peut repérer très exactement les motifs, les séquences, les épisodes mêmes que Hugo a empruntés au roman de Balzac.

 

Du Dernier Jour d'un condamné au Curé de village, et retour

Ce travail d'identification et de localisation des emprunts de Hugo au Curé de village est rendu facile, il faut le reconnaître, par Balzac lui-même, qui dans le corps du roman renvoie nommément à Hugo et engage de la sorte son confrère à dialoguer avec lui, - ce dont Hugo ne s'est pas fait faute. Voici le passage en question, où le narrateur écrit à l'occasion d'un procès criminel mettant en scène un assassin que sa jeunesse rend intéressant :

 

Il était si jeune, que les femmes s'apitoyèrent sur cette vie pleine d'amour qui allait être tranchée. Le Dernier Jour d'un condamné, sombre élégie, inutile plaidoyer contre la peine de mort, ce grand soutien des sociétés, et qui avait paru depuis peu, comme exprès pour la circonstance, fut à l'ordre du jour dans toutes les conversations (CH, IX, 696).

 

L'attaque, de nature idéologique, est nette, et Hugo y a répondu à sa façon dans l'actuel chapitre Les OEuvres semblables aux paroles des Misérables, où se trouve ce développement de grand style contre la peine de mort:

 

L'échafaud, [ ... 1, quand il est là, dressé et debout, a quelque chose qui hallucine. On peut avoir une certaine indifférence sur la peine de mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant qu'on n'a pas vu de ses yeux une guillotine ; mais si l'on en rencontre une, la secousse est violente, il faut se décider et prendre parti pour ou contre. Les uns admirent, comme de Maistre ; les autres exècrent, comme Beccaria. La guillotine est la canon( lion de la loi ; elle se nomme vindicte ; elle n'est pas neutre, et ne vous permet pas de rester neutre. Qui l'aperçoit frissonne du plus mystérieux des frissons. Toutes les questions sociales dressent autour de ce couperet leur point d'interrogation [6] .

 

Très subtilement, et très efficacement, Hugo ne s'oppose pas en bloc au jugement de Balzac, mais déplace l'enjeu social de la condamnation à mort sur le plan quasi fantasmatique, et cela est d'autant plus justifié que l'abbé Bonnet dans Le Curé de village qui est chargé d'assister le condamné à mort, Tascheron, est "emporté sans connaissance au pied de l'échafaud, quoiqu'il n'eût pas aperçu la fatale machine [7] " (CH, IX, 739) : avec beaucoup d'habileté, l'auteur de Jean Tréjean arrive de la sorte à mettre en contradiction le discours de Balzac, romancier du Curé de village, avec l'inconséquence qu'indirectement il prête au narrateur du même Curé de village épargnant à son personnage la vue de la guillotine7. C'est même de bonne guerre : alors que Balzac dans les lignes où il condamne Le Dernier Jour d'un Condamné avait amalgamé jugement littéraire ("sombre élégie") et jugement idéologique ("inutile plaidoyer"), Hugo lui fait discrètement la leçon en suggérant la difficulté de porter un jugement de nature idéologique à partir d'une matière imaginaire qui n'est pas elle-même prise en compte. C'est donc dans le domaine de la littérature, et nulle part ailleurs, que le dialogue entre deux romanciers doit s'établir. C'est pourquoi Hugo ne répond pas frontalement à Balzac sur la question de la peine de mort, en lui opposant, par exemple, les arguments abolitionnistes qu'il a exposés en plusieurs endroits, et notamment dans les diverses préfaces du Dernier Jour d'un Condamné [8] .

 

Idéologique et romanesque

La place de cette page dans le chapitre lui-même illustre le déplacement opéré par Hugo et le rend presque visible, la particularité du développement relatif à la peine de mort et qui est assumé par le romancier étant qu'il sert de clausule à un épisode fictionnel pris en charge par le narrateur. Façon de dire que le politique est induit par le romanesque, et non le contraire. Or ce qui vient donner tout sa portée au propos de Hugo, c'est que le récit qui introduit le jugement sur la peine de mort est le produit d'un démarquage parfait dans son exactitude d'un épisode du Curé de village.

En une quarantaine de lignes est racontée une belle action de monseigneur Bienvenu : comment il rendit courage à un condamné à mort désespéré et l'assista dans ses derniers moments. C'est la matière d'un épisode qui s'étend sur plusieurs pages, plusieurs chapitres même du Curé de village. On est là en présence dans ce chapitre de Jean Tréjean d'une véritable réécriture de cet épisode balzacien. Une lecture attentive permet de s'en convaincre. Voici le premier paragraphe :

 

Il arriva à Digne une aventure tragique. Un homme fut condamné à mort pour meurtre. C'était un malheureux pas tout à fait lettré, pas tout à fait ignorant, qui avait été bateleur dans les foires et écrivain public. Le procès occupa beaucoup la ville. La veille du jour fixé pour l'exécution du condamné, l'aumônier de la prison tomba malade. Il fallait un prêtre pour assister le patient à ses derniers moments. On alla chercher le curé. Il pareil qu'il refusa en disant : Cela ne me regarde pas. Je n'ai que faire de cette corvée et de ce saltimbanque ; moi aussi je suis malade ; d'ailleurs ce n'est pas là ma place. On rapporta cette réponse à l'évêque qui dit : - Monsieur le curé a raison. Ce n'est pas sa place, c'est la mienne (Mis., 1, 1, 4 ; 15).

 

En quelques lignes sont rassemblés divers éléments narratifs de l'épisode de l'exécution de Jean-François Tascheron dans Le Curé de village. L'attaque du récit chez Hugo reprend exactement celle du chapitre Il du Curé de village : "Dans cette même année, Limoges eut le terrible spectacle et le drame singulier du procès Tascheron [ ... 1" (CH, IX, 681) ; pareillement les caractéristiques du condamné des Misérables, un homme "pas tout à fait lettré, pas tout à fait ignorant" peuvent s'appliquer à Tascheron dont il est dit qu"'il avait passé à étudier et à s'instruire le temps que les autres ouvriers donnent à la débauche ou au cabaret" (CH, IX, 686). Quant à la notation : "Le procès occupa beaucoup la ville", qui pourrait sembler banale et faite comme en passant, elle trouve en fait son référent dans l'atmosphère d'excitation que le crime suscite à Limoges et en particulier dans les conversations du salon de l'Hôtel Graslin. Mais c'est dans l'entreprise de conversion du condamné à laquelle va se livrer monseigneur Bienvenu que le démarquage apparaît le plus nettement. Ainsi les deux incidents qui amènent chez Hugo l'intervention de l'évêque (maladie de l'aumônier de la prison, refus du curé) proviennent de Balzac. L'aumônier de la prison chez Balzac, l'abbé Pascal, n'est pas écouté, c'est le moins qu'on puisse dire, par le condamné qui lui fait subir des bordées de chansons obscènes; au bout du compte, l'aumônier tombe malade (voir CH, IX, 701), et aucun prêtre ne se présente pour le remplacer. L'affaire est grave [9] , mais la religion ne saurait "avoir le dessous" (CH, IX, 702), comme l'évêque l'explique dans une argumentation très politique, qui se termine par cette déclaration héroïque : "J'irai voir ce malheureux" (ibid.). Cette idée, presque absurde dans le contexte, et contre laquelle immédiatement l'état-major de l'évêque se récrie en en soulignant les risques et les dangers sur l'opinion si elle échoue, cette idée est reprise au pied de la lettre par le narrateur de Jean Tréjean, et aussitôt le paragraphe suivant montre l'évêque à l'oeuvre :

 

Il alla sur-le-champ à la prison, il descendit au cabanon du "saltimbanque" ; il l'appela par son nom, lui prit la main et lui parla. Il passa toute la journée auprès de lui, oubliant la nourritrue et le sommeil, priant Dieu pour l'âme du condamné et priant le condamné pour la sienne propre. Il lui dit les meilleures vérités qui sont les plus simples. Il fut père, frère, ami ; évêque pour bénir seulement (Mis., 1, 1, 4 ; 15).

 

Le travail de démarquage est remarquable, Hugo joue par condensation et par déplacement. Déplacement: M. Myriel est un évêque, comme son collègue de Limoges, mais il se comporte évangéliquement comme le vénérable abbé Bonnet qui passe toute une journée à faire rentrer Tascheron dans le sein de l'Église et de l'Humanité ; en cela il est aidé, en un premier temps, par la soeur, Denise, de Jean-François et sa mère, alors que - effet de condensation - monseigneur Bienvenu réunit dans le symbolique les figures familiales du père et du frère. Le résultat est identique : le condamné cesse d'être désespéré et accepte la mort.

Le démarquage auquel soumet dans cette page Le Curé de village n'est pas un jeu, pas seulement; ce travail de démarquage a une dimension critique et polémique. En face de l'évêque mondain et politique de Balzac, Hugo dresse un homme de Dieu, un ministre de l'Évangile. La fin de l'épisode dans Jean Tréjean est là-dessus très explicite :

 

Quand il descendit de l'échafaud, il avait quelque chose dans son regard qui fit ranger le peuple. On ne savait ce qui était le plus admirable de sa pâleur ou de sa sérénité. En rentrant à cet humble logis qu'il appelait en souriant son palais, il dit à sa soeur : Je viens d'officier pontificalement (Mis., 1, 1, 4 ; 16).

 

Voilà comment un évêque doit se comporter, dit en substance Hugo à Balzac. Ainsi se comprend la déclaration de monseigneur Bienvenu à sa soeur qui autrement pourrait passer pour de la suffisance de sa part. Il est sûr, d'un autre côté, que l'évêque de Limoges, lui, n'officie jamais pontificalement ; inversement, comme le montre l'effet d'ironie que le narrateur de Jean Tréjean met dans la bouche de son personnage à propos de son logement, l'évêque du  Curé de village n'a de pontifical que son magnifique palais [10] . Plus profondément, il s'agit dans tout cet épisode de montrer les belles vertus chrétiennes de monseigneur Bienvenu, et dans le contexte de la réécriture d'un épisode du Curé de village d'opposer à des préoccupations politico-catholiques chez Balzac le pur amour évangélique. Et comment mieux illustrer cela qu'en opérant un passage à la limite, du genre de celui qui consiste à faire d'un évêque, et non pas d'un humble curé de village, le gardien des valeurs de l'Évangile [11]  ?

 

Poétique et symbolique du démarquage

Dans ce chapitre des Misérables, Les OEuvres semblables aux paroles, il y a un autre passage emprunté au même épisode du Curé de village et c'est sur lui que s'ouvre le petit ensemble mettant en scène monseigneur Bienvenu face à la justice des hommes. Il résulte également d'une opération de démarquage, mais cela ne se révèle qu'une fois constaté, dans l'épisode du condamné à mort, le travail de démarquage mis en oeuvre Telle quelle, cette première séquence ne peut pas apparente comme résultant d'un démarquage, à la différence de la seconde qui est beaucoup plus développée et qui réunit le faisceau d'éléments textuels le plus fourni. Cependant cette première séquence est chargée d'authentifier, de justifier la seconde séquence et d'en révéler la dimension intertextuelle. Il y a donc un double échange, de la seconde séquence vers la première, dans l'ordre textuel, et, par un effet de retour dans le symbolique, de la première vers la seconde. Voici donc cette première séquence:

 

Il [l'évêque] entendit un jour conter dans un salon un procès criminel qu'on instruisait et qu'on allait juger. Un misérable homme, par amour pour une femme et pour l'enfant qu'il avait d'elle, à bout de ressources, avait fait de la fausse monnaie. La fausse monnaie était encore punie de mort à cette époque. La femme avait été arrêtée émettant la première pièce fausse fabriquée par l'homme. On la tenait, mais on n'avait de preuves que contre elle. Elle seule pouvait charger son amant et le perdre en avouant. Elle nia. On insista. Sur ce, le procureur du roi avait eu une idée. Il avait supposé une infidélité de l'amant, et était parvenu, avec des fragments de lettres savamment présentés, à persuader à la malheureuse qu'elle avait une rivale et que cet homme la trompait. Alors, exaspérée de jalousie, elle avait dénoncé son amant, tout avoué, tout prouvé. L'homme était perdu. Il allait être prochainement jugé à Aix avec sa complice. On racontait le fait, et chacun s'extasiait sur l'habileté du magistrat. En mettant la jalousie en jeu, il avait fait jaillir la vérité par la colère, il avait fait sortir la justice de la vengeance. L'évêque écoutait cela en silence. Quand ce fut fini, il demanda:

- Où jugera-t-on cet homme et cette femme ?

- À la cour d'assises.

- Il reprit: - et où jugera-t-on monsieur le procureur du roi (Mis., I, 1, 4 ; 14-15) ?

 

Selon un phénomène de scissiparité le procès Tascheron du Curé de village aura donc généré les deux séquences de ce chapitre des Misérables. Car à l'évidence ce passage est constitué à partir de références directement empruntées au Curé de village : les conversations de salon, le rôle du procureur du roi, l'inventivité de l'enquête judiciaire, et spécialement la volonté de trouver le complice, le crime inspiré par l'amour d'une femme et de son enfant et le besoin de trouver de l'argent comme motivation ; tels sont quelques-uns des membra disjecta arrachés au chapitre II du Curé de village. Il y a seulement eu une inversion d'un roman à l'autre, puisque c'est l'homme qui a été arrêté chez Balzac, alors que c'est la femme qui est aux prises avec la justice dans Jean Tréjean : peut-être Hugo a-t-il estimé, pourquoi pas ? plus vraisemblable psychologiquement de faire céder la femme aux manoeuvres du Parquet  [12] . Il reste cependant que le crime commis dans cette séquence des Misérables est la fabrication de fausse monnaie et non l'assassinat d'un vieil avare. La raison de cette substitution n'est apparemment pas très difficile à comprendre : étant donné qu'il y a dans la seconde séquence un homme condamné à mort pour meurtre, il était peu envisageable d'introduire encore un criminel de sang, - sauf qu'en l'occurrence c'est le criminel de la seconde séquence qui aurait été encombrant, puisque l'épisode de l'évêque face à la justice des hommes s'ouvrant sur l'ingéniosité du Parquet général il aurait été possible de faire du criminel recherché par le procureur un assassin. Mais dans l'optique d'une textualité s'élaborant sur un démarquage, il ne pouvait en être autrement, comme le suggère le crime dont le premier misérable se rend coupable : la fabrication de fausse monnaie. Ce crime, dans le contexte de l'opération de démarquage entreprise tout au long de cette page, a une évidente dimension symbolique. Autrement dit, le faussaire n'est pas le seul à se livrer à cette coupable activité. Hugo lui-même a pris le soin d'indiquer ironiquement cette voie d'interprétation, en détaillant l'habile stratagème du magistrat rapprochant entre eux "des fragments de lettres savamment présentés" : c'est très exactement ainsi qu'on a jusqu'à présent procédé pour mettre au jour le travail de faussaire auquel s'est livré Hugo démarquant des pages entières du Curé de village et émettant à partir d'elles sa fausse monnaie romanesque à lui.

Dans ces conditions on est en présence d'une sorte de fable. Celle-ci se constitue à l'intérieur de la première séquence par le jeu entre fausse monnaie et recoupage de fragments de lettres, on vient de le voir, mais elle se constitue aussi de l'extérieur, dans la relation que cette première séquence entretient avec la seconde, un minime détail permet de le voir. Dans la première séquence se trouve la précision suivante : "La fausse monnaie était encore punie de mort à cette époque" (Mis., 1, 1, 4 ; 14). Une telle précision a un but immédiatement dramatique, mais elle a aussi une signification indirectement allégorique, en ce qu'elle aide à rapprocher la première séquence de la seconde, en mettant en parallèle le sort de deux hommes promis à la guillotine, lequel parallèle invite à confronter les deux crimes commis par ces deux hommes : fausse monnaie pour l'un, - mais pour l'autre ? Rien n'est dit, si ce n'est ce qu'il a été avant son crime : "C'était un malheureux pas tout à fait lettré, pas tout à fait ignorant, qui avait été bateleur dans les foires et écrivain public" (ibid. ; 15). La même présence de l'écriture se rencontrant d'une séquence à l'autre ainsi qu'une commune référence à la falsification (des deux criminels l'un est faux monnayeur et l'autre a été bateleur) implique une correspondance symbolique entre les deux sous-ensembles pour ce qui est du travail de démarquage. Le plus remarquable finalement est que cette narration, dans les deux épisodes dont elle est composée, élabore à partir d'elle-même les conditions de possibilité de sa propre écriture, fictionnel et symbolique se recoupant et travaillant mutuellement à fonder en légitimité les procédures de démarquage dont ils résultent. Ce travail d'écriture est tellement exemplaire que la tentation serait grande d'assigner à cette page des Misérables une valeur littéralement programmatique, si son antériorité génétique par rapport à ce qui s'écrit de Jean Tréjean entre 1845 et 1846 pouvait être prouvée [13] . En tout cas le démarquage auquel Hugo a soumis Le Curé de village ne s'est pas limité à cette page, bien au contraire ; le roman de Balzac non seulement a fourni à Hugo la matière à de nombreux passages, mais a favorisé la cristallisation poétique.

 

Du Curé de village à Jean Tréjean

  Ce que le roman de Balzac a donné à Hugo, plus en fait que Hugo n'a emprunté à ce même roman, ce sont moins des éléments romanesques directement exploitables que des personnages, des situations et des structures narratives et idéologiques, susceptibles d'être transposés selon le biais de la métaphore. C'est pourquoi, si les éléments de chaque roman sont envisagés dans une simple relation binaire, les rapports qu'ils dessineront risquent d'être accidentels et sans réelle pertinence. Par exemple, en lui-même le rapprochement entre l'abbé Bonnet et monseigneur Bienvenu ne présente que peu d'intérêt, si ce n'est pour dire que l'évêque de Digne, "pauvre évêque paysan" (Mis., 1, 1, 11 ; 39), est bâti sur le patron du curé de Montégnac, que l'un et l'autre se font les gérants des misères de leurs pauvres cantons et qu'ils sont les ministres de l'Évangile plus que de l'Église. Dans l'intertexte plus général du Prêtre catholique au XIXe siècle, ces deux figures romanesques méritent d'être mises en relation, mais, pour cela précisément, leur parenté textuelle est relativement faible et il serait certainement abusif de voir dans M. Bonnet le modèle unique de monseigneur Bienvenu. De manière plus générale, il vaut mieux interroger la présence de tel ou tel personnage du roman de Balzac dans le roman de Hugo, non pas individuellement, mais chacun pris dans la constellation qu'il forme avec les autres. Aussi, en ce qui concerne l'abbé Bonnet, sera-t-il plus efficace de le rapprocher de monseigneur Bienvenu, en le replaçant préalablement dans la communauté de personnages à laquelle il appartient. Cette communauté- de personnages est composée, entre autres individus, d'un ancien bagnard, Farrabesche, de sa compagne, Catherine Curieux, et de leur enfant, Benjamin ; de la bienfaitrice de la collectivité, Véronique Graslin, et d'un inflexible procureur du roi, M. de Grandville. Que l'on place maintenant en face de cet ensemble celui-ci : monseigneur Bienvenu, Jean Valjean [14] , Fantine, Cosette, M. Madeleine et Javert. La ressemblance entre ces deux ensembles est flagrante, mais ce n'est pas dire pour autant que les individus les composant se superposent exactement ; l'un par rapport à l'autre, au contraire, ils entretiennent bien plutôt une relation d'analogie, ou plus précisément une relation d'homothétie.

De l'abbé Bonnet à monseigneur Bienvenu la continuité de l'action évangélique est comparable, sauf qu'en apparence le curé de Montégnac tourne vers le bien beaucoup plus de réprouvés romanesques : il convertit successivement le bandit Farrabesche, qu'il persuade de se rendre et de purger sa peine au bagne; il arrache Jean-François Tascheron au désespoir et il fait quitter les déserts de l'amertume à Véronique. Monseigneur Bienvenu, de son côté, n'aurait-il à opposer que le rachat de Jean Valjean, ainsi que, mais dans une moindre mesure, celui de Cravatte, qui, comme Farrabesche était "la terreur du pays" (CH, IX, 766), est "un hardi misérable" (Mis., 1, 1, 7 ; 23) ? Non, la comptabilité des conversions n'est pas de mise, pour la simple raison que Farrabesche, Tascheron et Véronique appartiennent à la même série paradigmatique que Jean Valjean, Le Curé de village et Jean Tréjean-Les Misérables confondus au miroir du même texte.

Dans le roman de Balzac les deux personnages de Farrabesche et Tascheron sont associés dans une opposition complémentaires : pareillement ils sont des criminels de sang, mais le bandit de grand chemin a échappé à la mort à la différence du jeune Jean-François, ce qui plonge Véronique comparant leur sort dans de sombres pensées [15] . Cependant si l'on interroge le rapport entre Le Curé de village et le roman de Hugo, c'est à envisager, dans la textualité des Misérables, une association de Farrabesche et Jean Valjean qu'invite le texte balzacien. Il est clair que Jean Valjean est un frère de Farrabesche [16] et que leur expérience du bagne présente naturellement de très nombreux points de rencontre [17] et l'on peut constater qu'ont été pareillement déterminantes leurs rencontres pour l'un avec le curé de Montégnac et pour l'autre avec l'évêque de Digne.

Leur destin romanesque cependant ne se limite pas à la rencontre qu'ils font chacun d'un vénérable ecclésiastique, une femme croise leur route à tous deux, Fantine pour Jean Valjean, Catherine Curieux pour Farrabesche, et l'on voit en cette occasion que le cas de l'un n'est pas exactement superposable à celui de l'autre. Fantine et Catherine sont toutes deux des mères séparées de leur enfant : la malheureuse Fantine, après avoir été abandonnée de Tholomyès, son amant, qui est aussi le père de Cosette, décide de "retourner dans sa ville natale, à Montreuil sur Mer" :

 

Là quelqu'un peut-être la connaîtrait et lui donnerait du travail. Oui mais il faudrait cacher sa faute (Mis., 1, IV, 1 ; 120).

 

C'est ainsi que sur le chemin vers Montreuil sur Mer Fantine confie Cosette aux Thénardier. Cette situation est textuellement semblable à celle de Catherine Curieux dans Le Curé de village. Elle aussi a quitté son enfant, et elle en donne les raisons suivantes à Véronique:

 

[ ... ] je ne sais si j'ai eu tort, mais il a été au-dessus de mes forces de rester dans le pays. Je n'ai pas douté de moi, mais des autres, j'ai eu peur des bavardages, des caquets. Tant que Jacques [Farrabesche] courait ici des dangers, je lui étais nécessaire, mais lui parti, je me suis sentie sans force : être fille avec un enfant, et pas de mari ! La plus mauvaise créature aurait valu mieux que moi (CH, IX, 828-829).

 

"C'est toujours la même histoire" (Mis., I, 11, 6 ; 70), mais prise sous un autre angle : Catherine a quitté son pays, Montégnac, en y laissant son fils, alors que Fantine laisse sa fille à Montfermeil pour retourner dans son pays, Montreuil-sur-Mer. Inutile d'insister sur les motivations romanesques et très exactement dramatiques du choix de Hugo, elles sont évidentes, il faut que l'impossibilité matérielle pour Fantine de voir sa fille revenir soit presque complète [18] . Il importe davantage de considérer que l'histoire de Catherine Curieux et de Farrabesche désigne une limite dans l'histoire même de Fantine et de Jean Valjean qui n'est évoquée qu'une fois achevée justement cette histoire. Cette limite, c'est l'union de Fantine et de Jean Valjean, union qui, pour n'être pas réalisée, n'en est pas moins admise comme une vérité dans le prétendu article du Journal de Paris relatant les événements de Montreuil sur Mer et d'Arras [19] . Cette supposition, qui est à mettre sur le compte du caractère partisan et malveillant de ce journal, s'éclaire aussi de la présence indirecte du Curé de village dans les marges des Misérables. Comme quoi la relation entre le roman de Balzac et celui de Hugo ne saurait être réduite aux seuls éléments qu'ils ont en commun, la redistribution du romanesque pouvant s'effectuer même in absentia.

Si le rapport entre Fantine et Catherine Curieux montre le point précis Où Le Curé de village et Les Misérables trouvent à se séparer, le rapport entre le personnage de Jean Valjean-M. Madeleine et Véronique Graslin met au contraire au jour de manière éclatante la communauté textuelle des deux romans. Ils sont tous deux des criminels (Jean Valjean pour avoir dévalisé Petit-Gervais et Véronique pour avoir été complice dans l'assassinat du père Pingret) et tous deux également s'emploient dans le canton de Montégnac et dans celui de Montreuil sur Mer à racheter leurs fautes. Leur nom tout d'abord indique la dimension spirituelle de leur action : Madeleine et Véronique. Non pas M. Madeleine, il ne le deviendra qu'assez tard, mais Madeleine, ainsi apparaît il dans le roman [20] . Pourquoi Madeleine ? Parce que c'est le nom d'une pécheresse repentie et surtout parce que cette pécheresse "multum amavit" [21] . Pourquoi Véronique ? Parce qu'elle est la consolatrice des douleurs. Mais Véronique est aussi une Madeleine. C'est dit dans un passage essentiel du roman par M. Bonnet [22] :

 

La mort du Rédempteur, qui a racheté le genre humain, est l'image de ce que nous devons faire pour nous-même rachetons nos fautes ! rachetons nos erreurs ! rachetons nos crimes Tout est rachetable, le catholicisme est dans cette parole ; de là ses adorables sacrements qui aident au triomphe de la grâce et soutiennent le pécheur. Pleurer, madame [l'abbé Bonnet s'adresse à Véronique], gémir comme la Madeleine dans le désert, n'est que le commencement, agir est la fin (CH, IX,756-757).

 

Un tel discours catholique, et catholique de façon aussi militante, est étranger à Hugo et ce n'est pas en termes de rédemption que se pense dans Les Misérables la difficile conversion de Jean Valjean vers le bien [23] . Il n'empêche cependant que M. Madeleine partage avec cette autre Madeleine qu'est Véronique la volonté de se transformer lui-même par une action s'exerçant dans le cadre d'une collectivité sociale et en vue de l'intérêt de cette collectivité. C'est ce qui fait des Utopies [24] des deux épisodes où l'on voit à l'oeuvre l'action de M. Madeleine et de Véronique.

Dans les deux cas une communauté humaine connaît une grande prospérité grâce à l'intervention bénéfique d'un homme ou d'une femme de génie qui amène la richesse dans un pays au moyen d'une invention ou d'une innovation favorisant un changement radical des mentalités et des usages. C'est le barrage du Gabou dans Le Curé de village et dans Les Misérables la substitution d'une matière première à une autre dans la fabrication des verroteries noires qui permettent la transformation sociale et économique des deux communautés. Le moyen de cette transformation est semblable : le recours à la technique. À Montégnac le banquier Grossetête, l'édifiante madame Graslin et l'abbé Bonnet font venir un polytechnicien, Gérard, pour construire un barrage, tandis qu'à Montreuil sur Mer M. Madeleine exploite industriellement son idée dans les ateliers de ses fabriques. Le succès est tel que les deux communautés de Montégnac et de Montreuil sur Mer en exportent leurs produits [25] et en brisant ainsi le cercle autarcique dans lequel sont enfermées la plupart des utopies font la preuve d’elles-mêmes.

Le premier effet de cette exploitation technique et industrielle, c'est d'abord l'enrichissement de ceux qui en sont à l'origine, Véronique et M. Madeleine, et les deux romans sont prodigues de détails sur la considérable fortune réalisée par les deux personnages. Le second effet, c'est l'enrichissement de tout le pays. Mais là s'arrête la comparaison entre Le Curé de village et Les Misérables, tant les modalités de cet enrichissement diffèrent à Montégnac et à Montreuil-sur-Mer. À Montégnac, c'est grâce à l'amélioration des terrains induite par le barrage, à la nouvelle exploitation des terres et en général aux vertus du capitalisme que le canton du Limousin dont Véronique est la bonne dame connaît la prospérité. Les bénéfices que chacun reçoit sont le fait du système économique lui-même, en aucun cas ils ne sont dus à une quelconque bienfaisance de la part de Véronique. Car a été mise en place une véritable structure sociale, agricole, agronomique même, technique, financière, etc., avec à chaque niveau des hommes chargés d'en assurer le fonctionnement (ingénieur, fermiers, gardes, notaire). Et comme le propre d'une structure est de se reproduire indépendamment de celui qui l'a élaborée, l'oeuvre de Véronique dans la vallée du Gabon lui survit. La prospérité du canton de Montégnac est définitivement acquise quand meurt Véronique. Il ne pouvait d'ailleurs en être autrement, puisqu'a été régulièrement dénoncée la philanthropie comme remède aux insuffisances de la Société [26] .

Rien de semblable à Montreuil-sur-Mer. Tout le système conçu par M. Madeleine est inspiré par la charité personnelle. Tout vient de lui, il dépense de manière patriarcale les bénéfices de son activité industrielle en opérant une redistribution charitable de son argent. C'est dans cet esprit qu'il fonde des écoles, des lits d'hôpitaux. Il est à lui seul le bienfait et la providence de Montreuil- sur- mer [27] , tout comme l'était, quelques années auparavant, monseigneur Bienvenu à Digne [28] . Significativement, une fois M. Madeleine arrêté et Jean Valjean envoyé de nouveau au bagne, "la prospérité de Montreuil sur Mer disparut" (Mis., II, Il, 1 ; 286).

La différence de perspective est bien visible sur ce point. Elle est manifestement de nature idéologique, et il est clair en particulier que l'éthique catholique du capitalisme telle que semble la concevoir l'auteur du Curé de village est tout à fait étrangère à Hugo dans Les Misérables préférant aux leçons de l'Église, celles de l'Évangile. Le clivage entre les deux romanciers appareil subtilement à l'occasion de la mort de leurs personnages, l'un et l'autre, Véronique et M. Madeleine, mourant de manière comparable. Ces deux morts sont chacune l'objet d'une mise en scène très spectaculaire. Les deux personnages unanimement respectés et vénérés pour tout le bien qu'ils ont fait se démasquent et mettent à nu tout un intérieur d'âme ignoré : Véronique, au terme du long et pénible martyre qu'elle s'est imposé en expiation de ses fautes se confesse publiquement en présence de tout le village de Montégnac et révèle qu'elle a été complice d'un assassinat. Situation semblable pour M. Madeleine allant se dénoncer devant les Assises d'Arras comme le forçat Jean Valjean en rupture de ban. À l'issue de l'épreuve, Véronique et M. Madeleine meurent, Véronique physiquement et M. Madeleine symboliquement [29] : en retournant au bagne il redevient un numéro et cesse d'être un homme [30] .

La différence en ces deux occasions est que l'Église est très présente lors de la confession de Véronique (un archevêque et quatre curés) et avec elle la Religion; au contraire, sa propre dénonciation par Jean Valjean a lieu dans un cadre strictement laïc (une salle de tribunal avec gendarmes, avocat, procureur, juges). Pourtant si l'Église et ses pompes et la Religion sont absentes à Arras, Dieu est là et c'est à sa présence qu'est immédiatement confronté Jean Valjean, sitôt qu'il pénètre dans la salle du tribunal :

 

Tout y était, c'était le même appareil, la même heure de nuit, les mêmes faces de juges, de soldats et de spectateurs. Seulement, au-dessus de la tête du président, il y avait un crucifix, chose qui manquait aux tribunaux de sa condamnation. Quand on l'avait jugé, Dieu était absent (Mis., I, VII, 9 ; 211) [31] .

 

Inversement, la présence massive du clergé dans la scène de la confession de Véronique n'a pas cette signification évangélique, et peut-être même n'est-elle pas religieuse, ou du moins n'est-elle religieuse que dans l'apparat qui s'y déploie. Dans cette optique il est spécialement révélateur que la confession publique de Véronique soit matériellement privée de sa publicité et toute la scène se trouve entachée d'un relatif, mais perceptible, pharisianisme [32] . De nouveau, dans le démarquage du Curé de village auquel se livre Hugo ici, c'est l'opposition entre l'Évangile et l'Église qui constitue le point de rencontre polémique, idéologique et philosophique de Hugo avec Balzac.

 

En conclusion, il est donc possible d'avancer que Le Curé de village est un roman d'une importance capitale dans la genèse de Jean Tréjean entre 1845 et 1847, c'est-à-dire de la première partie des futurs Misérables. Une fois que Cosette et sa poupée font leur entrée les choses connaissent une nouvelle évolution et le roman s'oriente sur d'autres voies. Cela ne veut pas dire que l'intertexte balzacien s'efface : bien au contraire, un roman comme Splendeurs et misères des courtisanes, dont la dernière partie paraît en 1847, l'année où le titre Jean Tréjean est remplacé par celui des Misères, une nouvelle comme Pierrette, racontant le martyre d'une autre Cosette, montrent que Balzac est toujours à l'horizon du roman hugolien.

Comme il n'est pas dans mon intention d'explorer l'intertexte balzacien après Le Curé de village, je reviendrai en l'année 1845, pour poser une simple question: pourquoi ce roman de Balzac a-t-il si profondément touché, Hugo, pourquoi a-t-il constitué pour Hugo un élément aussi important dans l'élaboration de son roman ? Toutes sortes de réponses étant possibles, je privilégierais celle qui me semble, dans la perspective jusqu'alors adoptée, se rapprocher le plus de préoccupations d'ordre génétique, en l'occurrence à quelle date remonte la conception du roman qui deviendra, bien plus tard, Les Misérables ? Une question de ce genre est tabou en génétique, elle n'a peut-être même pas de sens, puisqu'il y a toujours, au moins chez Hugo, quelque chose "avant le commencement [33] . Le commencement en matière génétique n'existant pas, c'est en fonction d'une rupture dans un en deçà indéterminé de l'oeuvre qu'on sera réduit à penser l'émergence d'un livre. Cet événement, introduisant une rupture dans une continuité floue et non autrement balisée, on l'identifie à la prise en flagrant délit d'adultère - en "conversation criminelle" selon les termes choisis du rapport de police - du vicomte Hugo, nouvellement pair de France, avec Léonie d'Aunet, femme Biard, au début du mois de juillet 1845. Ce fait divers semblera aujourd'hui bien anodin, il ne l'a pas été à l'époque, et le mot spirituel, et généreux, de Lamartine : "On se relève de tout en France, même d'un canapé" [34] , montre a contrario l'ampleur du scandale. Hugo lui-même a pu s'imaginer qu'il était mis au ban de la société. Dans ces conditions un roman comme Le Curé de village, qui évoque les amours judiciairement et socialement criminelles d'un ouvrier et d'une bourgeoise et qui se termine par la confession publique d'un des deux coupables revendiquant sa faute aux yeux de tous, un tel roman a pu le toucher et lui rappeler brutalement ce qu'il venait de vivre.

Peu importe, les voies de la création nous sont inconnues ; qu'il nous soit néanmoins permis de rêver au geste, un jour, de Hugo refemant Le Curé de village.

 


[1] Voir l'article de N. Banasevic, "Les échos balzaciens dans Les Misérables ", in Centenaire des «Misérables» , 1862-1962, Hommage à Victor Hugo, Actes du Colloque organisé du 10 au 17 décembre 1961 par le centre de Philologie et de Littératures Romanes de la Faculté des Lettres de Strasbourg, Strasbourg, 1962 ; voir également dans le même volume l'article de J. Seebacher, "La mort de Jean Valjean" (repris dans Victor Hugo ou le calcul des profondeurs, P.U.F., "Écrivains", 1992, pp. 104-122).

[2] Sur l'histoire éditoriale et génétique assez complexe du Curé de village, voir l"'Histoire du texte" dans l'édition de La Comédie humaine de la "Bibliothèque de la Pléiade" (toutes nos références étant empruntées à cette édition, désignée elle-même CH, nous nous contenterons désormais d'y renvoyer en faisant suivre le sigle de la tomaison et de la pagination) ; voir également l'indispensable ouvrage de Stéphane Vachon, Les Travaux et les jours d'Honoré de Balzac. Chronologie de la création balzacienne, Presses universitaires de Vincennes, 1992 (en abrégé, Vachon, suivi de la pagination).

[3] La date exacte de parution du tome 13 de l'édition Fume n'est pas connue, mais au moins peut-on déduire qu'elle est antérieure au 5 décembre 1845 (voir Vachon, 249) et que, dans ces conditions, Hugo a lu le roman à l'automne de 1845, au moment de la mise en chantier de Jean Tréjean (pour une lecture en 1845, voir immédiatement infra).

[4] Pour une chronologie de la rédaction des Misérables, voir R. Journet et G. Robert, Le Manuscrit des «Misérables», Annales littéraires de l'Université de Besançon, Les Belles Lettres, 1963, pp. 13-43. La date du 17 novembre 1845 apparaît en 1, 11, 1, qui constituait le tout début de l'oeuvre (le roman commençait alors par l'actuel livre deuxième, La Chute, racontant l'arrivée de Jean Valjean à Digne).

[5] Voir Vachon, 216.

[6] Les Misérables, 1, 11, 4, in Hugo, OEuvres complètes, Robert Laffont, "Bouquins", t. Roman Il, p 16 (toutes nos références étant empruntées à cette édition, désignée par le sigle Mis., nous nous contenterons désormais d'y renvoyer directement en indiquant la partie, le livre et le chapitre et la pagination).

[7] Ainsi peut s'expliquer l'insistance dans le même passage des Misérables à affirmer: "L'échafaud n'est pas une charpente, l'échafaud n'est pas une machine, l'échafaud n'est pas une mécanique inerte faite de bois, de fer et de cordes" (Mis., 1, 1, 4 ; 16). Ces jugements sont amenés autant par la constatation que "l'échafaud est une vision" (ibid.) que par l'expression de Balzac de "fatale machine » qualifiant la guillotine.

[8] A noter cependant que lors de sa parution Le Dernier Jour d'un Condamné n'a pas de nom d'auteur et n'est accompagné d'aucune préface. Il est alors plus un roman de l'écriture qu'un roman pour l'abolition de la peine de mort. C'est l'adjonction, à partir de l'édition de 1832, d'une préface polémique et militante qui fait de lui le grand roman contre l'abolition de la peine de mort qu'il est devenu.

[9] C'est cette gravité qui explique la demande de sursis dans Le Curé de village ; il est passé quelque chose de ce sursis dans Jean Tréjean, puisque c'est pareillement la veille de l'exécution qu'a lieu la conversation où l'évêque décide de se rendre en personne auprès du condamné.

[10] Comparer les descriptions du palais épiscopal de Limoges (CH, IX, 699-700) et de celui de Digne (Mis., I, 1, 2 ; 7-8). Les deux édifices sont aussi beaux l'un que l'autre, mais leur destination est différente, puisque monseigneur Bienvenu a échangé son palais contre l'hôpital, - ce qui ne serait évidemment jamais venu à l'esprit de son confrère de Limoges.

[11] L'opposition dans l'ordre romanesque entre les deux évêques porte sur leur référence à Lamennais. Manifestement, monseigneur Bienvenu est menaisien, comme le dit, de façon intratextuelle, la parenté qu'il entretient avec l'abbé Nedlam (anagramme inversée de "de Lamennais" selon J. Seebacher) s'agenouillant devant un condamné dans Han d'Islande (voir J. Seebacher, "Évêques et conventionnels, ou La Critique en présence d'une lumière inconnue", in Europe, février-mars 1962, p. 89, et la Notice du même critique à Han d'Islande, in V.H., OEuvres complètes, Robert Laffont, "Bouquins", Roman I, p. 9 10 ) ; rien de semblable dans le cas de l'évêque balzacien, tenant au contraire à l'écart l'abbé Dutheil, un de ses grands vicaires, qui professe des idées menaisiennes (voir CH, IX, 674).

[12] Dans Le Curé de village le personnage de Tascheron, au contraire, déjoue, grâce à sa fermeté, toutes les ruses de la police et de la justice (voir en particulier CH, IX, 689. À noter au passage dans cette page l'expression "système de dénégation" qui sert de titre au chapitre I, VIII, 10 des Misérables).

[13] Comme le montrent R. Journet et G. Robert dans leur "Chronologie sommaire" des Misérables (voir Le Manuscrit des «Misérables», op. cil., pp. 21-22), la rédaction du roman a été très lente en 1845 et 1846 Rien dans ces conditions ne prouve qu'elle ait suivi une courbe linéaire ; - d'autant plus que la date du 17 novembre 1845, première date portée sur le manuscrit en 1, 11, 1, ne correspond pas nécessairement au premier jour d'écriture du roman (à strictement parier, cette date est la première à avoir été inscrite). D'après le témoignage de Sainte-Beuve à Victor Pavie (voir Le Manuscrit des «Misérables», op. cit., p. 19), le début de la rédaction du roman remonterait à l'été de 1845. Dès lors le commencement de la rédaction pourrait avoir commencé avant "Le soir d'un jour de marche", et de fait on n'imagine pas Jean Valjean se présenter chez M. Myriel sans qu'aucun mot ait été dit sur ce dernier pour expliquer l'accueil donné à l'ancien bagnard. Jean Gaudon, pour sa part, écrit en tête de son article "Qui mène l'enquête ?" (Hugo, Les Misérables, Éditions Inter Universitaires, Mont-de-Marsan, 1994, p. 35 : "Nous ne savons pas à quelle date Hugo a commencé à travailler aux Misérables. Beaucoup d'hypothèses ont été faites, beaucoup de documents publiés, sur lesquels il est impossible de fonder quoi que ce soit qui ressemble à une certitude ou même à une probabilité. Je suis persuadé que l'épisode scandaleux du flagrant délit d'adultère de juillet 1845 a précipité la gestation du roman, et a contribué à son orientation, sans pouvoir préciser davantage. Selon Sainte-Beuve, Hugo a passé une bonne partie de cet été là à travailler. La date du 17 novembre 1845,inscrite en tête du manuscrit originel, n'est donc pas celle du début du travail: lorsque Hugo attaquait la première page de ce qu'il croyait être son manuscrit définitif, il avait déjà beaucoup réfléchi, beaucoup esquissé, beaucoup noirci de papier. Nous n'en savons, pour l'instant, pas plus."

[14] C'est uniquement par commodité qu'est ici donné ce nom à ce personnage qui s'appelle dans la rédaction de 1845-1846 Jean Tréjean (il devient Jean Vlajean en 1860 et Jean Valjean le 20 mars 1861).

[15] Voir, par exemple, CH, IX, 765 (et la note d'A. Lorant, p. 1600), 769, 788

[16] Au passage on notera avec autant d'intérêt que d'étonnement que le frère aîné de Farrabesche a été tué à la bataille de Montenotte (voir CH, IX, 766) ; c'est ce jour-là que Jean Valjean fut ferré et parût pour le bagne de Toulon (voir Mis., I, 11, 6 ; 69).

[17] À comparer le tableau du bagne qui est fait dans Les Misérables par le narrateur décrivant l'état d'âme de Jean Valjean (Mis., 1, 11, 7 ; 75-76) et dans Le Curé de village par Farrabesche s'adressant à Véronique (voir CH, IX, 785-788).

[18] La situation de Catherine Curieux sur ce point est comparable, il est vrai : elle est malade, à l'hôpital, à Paris (voir CH, IX, 810), mais Véronique la fera venir sans rencontrer de difficulté, à la différence de Jean Valjean à qui l'on mettra des "bâtons dans les roues" (Mis., I, VII, 5 ; 190). Surtout il est beaucoup plus simple de faire venir une jeune femme, même relevant de maladie, de Paris que de faire voyager une petite fille en plein hiver

[19] Voir Mis., II, Il, 1 ; 286: "Il [Jean Valjean] avait pour concubine une fille publique qui est morte de saisissement au moment de son arrestation." Pour la relation elle-même de Jean Valjean et de Fantine dans Les Misérables à la lumière de cette supposition du Journal de Paris, voir d'autre part mon étude "Misère et matière", in Gavroche. Études sur «Les Misérables», SEDES, 1994, p. 160.

[20] Voir Mis., I V, 2 ; 130: "Le père Madeleine était devenu monsieur Madeleine, monsieur Madeleine devint monsieur le maire." À noter cependant que les successives transformations sont rapportées dans un chapitre intitulé Madeleine, alors que jamais ce personnage n'a été appelé de ce seul nom, ou prénom. C'est implicitement dire la permanence de la référence évangélique dans ces transformations sociales.

[21] Ces mots de l'évangile selon saint Luc (Le, VII, 47), qui sont ceux du Christ pardonnant en fait non pas à Marie-Madeleine, comme l'affirme G. Rosa dans la  n. 37 p. 1171, éd. cit., mais à une femme pécheresse (Marie-Madeleine apparaîtra, il est vrai, immédiatement après en Le, VIII, 2), se rencontrent en Mis., 1, 1, 13 ; 44 à propos de monseigneur Bienvenu. Lui-même se qualifiant d"'ex-pécheur" (Mis., 1, 1, 4 ; 14), il est facile de voir la continuité textuelle allant de l'évêque de Digne au maire de Montreuil-sur-mer, - et à Fantine.

[22] En deux autres endroits du roman il est fait référence à Madeleine : dans les pages qui précèdent immédiatement ce discours de l'abbé Bonnet (CH, IX, 755) et à propos de Catherine Curieux (CH, IX, 789).

[23] Là-dessus voir J. Delabroy, "Coecum : Préalable à la philosophie de l'histoire dans Les Misérables", in Lire «Les Misérables», José Corti, 1985.

[24] Sur Le Curé de village comme utopie voir les travaux de P. Barbéris : Mythes balzaciens, Armand Colin, 1972, pp.183-193 et "Mythes balzaciens (Il) : Le Curé de village", Editions sociales, 1973, pp. 211-243 (reprise d'un article paru dans La nouvelle Critique en 1965).; sur l'épisode de Montreuil sur Mer voir B. Leuilliot, "Montreuil sur Mer en noir et blanc", Elseneur, 1995, ainsi que mon étude "L'école de Gavroche", in Gavroche, op. cit., pp. 106-107.

[25] Voir CH, IX, 834 et Mis., I, V, 2 ; 128.

[26] VOir CH, IX, 728 et 756. Cette double attaque contre la philanthropie est faite par l'abbé Bonnet, au nom de la Religion comme seule capable de "guérir les maladies qui travaillent le corps social", mais, par-delà, c'est aussi l'aspiration chez Balzac d'une autre socialité, qui frapperait de caducité les pratiques philanthropiques générées par le présent désordre social.

[27] Voir Mis., 1, V, 2 ; 128.

[28] Le rapprochement est fait explicitement par le narrateur : […] il arriva un moment vers 1821, où ce mot : monsieur le maire, fut prononcé à Montreuil-sur-mer presque du même accent que ce mot monseigneur l'évêque, était prononcé à Digne en 1815" (Mis., 1, V, 5 ; 134-135).

[29] Voir Mis. I, VIII, 1 ; 224, où l'on voit M. Madeleine se regarder dans le miroir "dont se servait le médecin de l'infirmerie pour constater qu'un malade était mort et ne respirait plus."

[30] Voir Mis., II, IL 1 ; 286 : "Jean Valjean changea de chiffre au bagne. Il s'appela 9430. »

[31] Cette présence du Christ en croix dans la salle du tribunal est à rapprocher du paragraphe final de la Tempête sous un cràne, où le sort de Jean Valjean est explicitement assimilé à celui de Jésus au jardin des oliviers (voir Mis., I, VIL 3 ; 187). De même, lorsque Jean Valjean voit Champmathieu sur le banc des accusés, il y a dans le texte une littérale traduction d"'ecce homo" : "Cet homme, c'était l'homme" (Mis., I, VII, 9; 210).

[32] Voir tout particulièrement CH, IX, 863 : "Le prélat eut ainsi que M. Bonnet, une si grande confiance en cette femme, qu'ils ne lui firent aucune recommandation sur les limites entre lesquelles elle devait renfermer ses aveux" ; ou encore, à la page suivante, la description de la disposition des amis intimes interdisant la confession d"'être écoutée par d'autres qu'eux" et le narrateur va jusqu'à préciser, avec naïveté ou cynisme : "Il y eut d'ailleurs une circonstance heureuse pour la mourante : les pleurs de ses amis étouffèrent ses aveux." Que peut alors signifier une telle confession ?

[33] Titre prévu un moment pour la section initiale de La Fin de Satan (voir Hugo, La Fin de Satan, édition de J. Gaudon et E. Blewer, Gallimard, "Poésie", 1984, p.263).

[34] Cité par J. Gaudon, in Le Temps de la Contemplation, 1969, p. 000.