Florence Naugrette : La mise en scène du théâtre de Hugo de 1870 à 1993

Communication au Groupe Hugo du 8 avril 1995
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Même s'il ne s'agit pas ici d'une représentation de la soutenance, ceux qui parmi vous y ont assisté, dans le jury ou dans le public, voudront bien excuser la faible originalité de l'exposé qui va suivre, puisque je serai ici amenée en partie à résumer le propos de ma thèse. Si j'ai bien compris l'attente de Guy, il s'agit aujourd'hui de communiquer les perspectives et les résultats de ma recherche à ceux d'entre vous qui n'ont pas pu assister à la soutenance. Lors de la première séance de l'année, Annie avait souhaité que les présentations de nos thèses soient plutôt tournées vers le prolongement à apporter à nos recherches. J'avoue que depuis décembre, divertie par d'autres entreprises, je n'ai pas eu le loisir de l'envisager. En revanche, je n'ai pu m'empêcher de ressasser les problèmes que j'ai rencontrés dans l'élaboration de ce travail, problèmes dont j'étais consciente le jour où j'ai choisi mon sujet, qui m'ont taraudée pendant les années de recherche, et qui ont bien évidemment ressurgi le jour de ma soutenance. Ces problèmes, qui ont failli, il y a quelques années, me faire renoncer à mon sujet, tiennent à la fois à la définition de mon objet - les mises en scène contemporaines du théâtre de Victor Hugo - et à la méthode à mettre en oeuvre pour le construire et l'interpréter. Je voulais me garder de deux attitudes critiques également stériles : d'un côté la simple description du spectacle, étape nécessaire mais insuffisante si elle ne débouche sur aucune interprétation, de l'autre le jugement de valeur arbitraire, fondé sur des a priori de lecture vérifiés ou déçus lors du spectacle. Je suis partie du principe qu'une pièce est faite pour être jouée et que son sens n'est pas antérieur à la représentation, mais bien plutôt produit par elle. Je me trouvais dès lors dans une position très inconfortable, ayant à ma disposition les moyens existant déjà dans les études théâtrales, comme l'analyse sémiotique ou l'étude de la réception, et pour ambition de mettre à jour le sens des spectacles qui me semblaient intéressants pour en tirer les grandes lignes de l'interprétation contemporaine du théâtre de Hugo. J'ai cherché à faire le pont, voire le grand écart, entre deux disciplines, abordant la littérature par le biais des études théâtrales, ce qui suppose parfois pour le lecteur quelques rétablissements difficiles. De cela j'aimerais m'expliquer à la fin de ma présentation, et peut-être avec vous dans la discussion.

Voici maintenant, en quelques mots, 1) les questions dont je suis partie, 2) une évocation des spectacles qui m'ont aidé à y répondre, 3) les perspectives qu'ils ont ouvertes à leur tour, et 4) les conclusions partielles auxquelles je crois avoir abouti.

 

1) Questions

Hugo n'est plus, n'a jamais été depuis sa mort, un auteur à la mode ; pourtant, les mises en scène de son théâtre, réhabilité dans les années cinquante grâce à Jean Vilar, obtiennent régulièrement un succès public indéniable. Comment rendre compte de ce paradoxe ? Comment expliquer les préjugés qui condamnent le théâtre d'un écrivain reconnu d'abord pour son oeuvre poétique et romanesque ? C'est que l'esthétique du théâtre de Hugo pose des problèmes spécifiques que tout metteur en scène contemporain est amené à résoudre dans sa pratique ; comment dire le vers de Hugo sans grandiloquence mais sans prosaïsme ? Y-a-t-il supériorité des pièces en vers sur les pièces en prose ? Faut-il un décor simple ou un décor machiné ? Autant de questions qui resurgissent à chaque spectacle et renvoient toujours à une esthétique qui relève, pour des raisons historiques, du compromis. La survivance de ces interrogations témoigne de l'actualité de ce théâtre. Mais l'opinion commune formule le problème en termes plus simples, entendus dans la bouche du néophyte comme dans celle de l'érudit : le théâtre de Hugo serait injouable. Les grandes pièces connues (Hernani, Ruy Blas, Marie Tudor, Lucrèce Borgia, Marion Delorme) parce qu'elles ne seraient finalement que des mélodrames améliorés; les grandes pièces épiques (Cromwell, Les Burgraves) à cause de leur démesure temporelle ; les autres sont pratiquement inconnues du public ; le Théâtre en Liberté, quant à lui, reste assez largement ignoré, ou passe au mieux pour une curiosité, du "spectacle dans un fauteuil".
Alors que l'esthétique avant-gardiste du théâtre de Musset s'accorde parfaitement avec la scène contemporaine, le sort de Hugo est plus délicat, puisque son théâtre, s'il n'a jamais été proprement méconnu ou oublié, n'a jamais non plus, sauf à son retour d'exil, été accepté, reconnu, institutionnalisé. C'est précisément cette difficulté qui déclenche à chaque nouvelle mise en scène de son théâtre une polémique plus ou moins violente, plus ou moins argumentée, qui détermine l'intérêt des spectacles les plus audacieux, et par voie de conséquence, celui de mon étude.

 

2) Présentation des spectacles étudiés

La portée novatrice des mises en scène de l’après-guerre à nos jours se mesure par contraste avec le style de jeu dans lequel s'enlise le théâtre de Hugo à la fin du siècle dernier. A son retour d'exil, le grand homme, légende de son siècle, est fêté par la nation. Mais au lieu de donner à entendre le Théâtre en Liberté, écrit en exil, les institutions de la République vont célébrer l'oeuvre de la période romantique, qui a cessé de provoquer, et autour de laquelle s'établit un consensus à double tranchant. La tradition va en effet figer son théâtre dans un style de jeu ampoulé et décorativiste qui nuira gravement à son interprétation future. Zola, dans son combat pour le naturalisme, publie alors quelques articles dénonçant l'inadéquation de la thématique de Hugo avec les préoccupations des contemporains. La fin de la vie du grand homme est marquée par la sclérose des célébrations républicaines, qui permettent à des monstres sacrés comme Sarah Bernhardt et Mounet-Sully de trouver des rôles à leur mesure mais finissent par desservir la réputation du théâtre de Hugo, qui connaîtra un long purgatoire pendant la première moitié de ce siècle.

Il faut attendre en effet les années cinquante et les mises en scène de Jean Vilar pour le T.N.P., qui souhaite mettre le mot d'ordre "Vive Victor Hugo !" au fronton de son théâtre populaire, pour que Ruy Blas et Marie Tudor, servis par des acteurs aussi charismatiques que Gérard Philipe et Maria Casarès, remettent le théâtre de Hugo à l'honneur, au prix d'un travail courageux de rupture avec le style pathétique et d'exhibition de la fable. Ces deux pièces, qui rajeunissent considérablement l'image de Hugo, enthousiasment le public, même si la critique universitaire est sceptique. La stylisation de la gestuelle et du costume, la grande scène vide du T.N.P., les effets cinématographiques du son et de la lumière permettent enfin au drame de se déployer dans l'espace de l'histoire. Mais le travail de Jean Vilar reste prisonnier des présupposés universalistes de son humanisme incompatibles avec les structures actantielles du drame. Il ne réussit pas à faire de Ruy Blas un gaillard populaire ; cette faille émeut d'ailleurs les amis communistes de Vilar, qui doutent du bien-fondé de la transposition tout à fait anachronique qui ferait de Ruy Blas un héraut de la lutte des classes ; ses camarades préféreraient le voir jouer des histoires contemporaines aux enjeux idéologiques plus clairs. En 1955, Vilar devra d'ailleurs répondre aux attaques de Sartre, qui voit dans le théâtre classique "des pièces qui n'ont pas été écrites pour les masses d'aujourd'hui", et souligne l'incompatibilité entre un théâtre qui se veut populaire et l'héritage culturel bourgeois. Reconnaissons lui le mérite d'avoir redonné au public le goût de Hugo, et d'avoir ouvert la voie, en les décomplexant, à de jeunes metteurs en scène, brechtiens notamment, qui feront avancer les recherches hugoliennes en ressortant la partie du théâtre inconnue du public, le Théâtre en Liberté.

Dans les années 1980, Antoine Vitez inscrit à son tour Hugo au répertoire de Chaillot ; sa longue fréquentation du théâtre de Hugo, sujets de nombreux exercices de son conservatoire, se concrétise dans trois mises en scène retentissantes : la mise en scène des Burgraves, en 197.7., est déroutante, mais propose un travail de dé-construction du texte par la diction qui permet étrangement de faire entendre sa puissance poétique. Cinq acteurs se partagent le texte, dans un décor impraticable, grand escalier métaphorique de la grandeur et de la décadence du pouvoir, ou subsiste la présence fantomatique de Barberousse, grand gantelet de pierre creuse, chrysalide de géant. La linéarité de la pièce échappe dans l'éclatement du jeu et de la diction, mais les métaphores évoquées par ce rêve pileux joué sur un tas de pierre par des vieillards-enfants produisent un effet puissant.

La mise en scène d'Hernani en 1985, pour le centenaire de la mort de Hugo, oriente l'intrigue vers la quête de pouvoir de Don Carlos, magnifiquement interprété par le fragile et puissant Redjep Mitrovitsa, et affaiblit la figure du héros. La composition de Vitez, qui joue Don Ruy en alternance avec Pierre Debauche, montre, entre le barbon et le père noble, la figure déchirée de qui aime hors de saison. Le gigantisme du décor, escalier mobile, portraits de mains, dit la force du passé sur ses héritiers. La direction d'acteurs, par le travail de l'oxymore d'un code sur l'autre, donne à lire les désirs inavoués des personnages. La mise en scène de Lucrèce Borgia l'année suivante exhibe la schize du monstre sublime et le trucage du destin dans cette réécriture romantique de la tragédie des Atrides. Ces trois spectacles jouent à déplacer les orientations actantielles attendues et donnent à déchiffrer, dans la géométrie de la scénographie même, les structures dramaturgiques fondamentales de l'univers hugolien. Vitez exhibe la réflexivité du théâtre de Hugo en adoptant des décors qui renvoient eux-mêmes à l'histoire du théâtre ; la scène se fait métaphore du théâtre. Vitez signe aussi définitivement la révision de l'idée reçue qui ferait de Hugo l'humaniste progressiste visionnaire de la Ille République. Il montre le brouillage du sens de l'histoire, la désorientation du sujet et de la morale.

Sur les traces de Vitez, Daniel Mesguich, avec sa mise en scène de Marie Tudor en 1991, pousse à la limite l'esthétique de rêve de théâtre élaborée pour Hugo par son prédécesseur. Dans un espace baroque, machiné jusqu'à l'illusionnisme, il donne à voir l'ubiquité du pouvoir royal, les ressemblances entre personnages opposés, montre la non pertinence de toute simplification manichéenne, met en abyme la comédie du pouvoir, et oriente la pièce vers une interprétation anthropologique qui, faisant de la victime de la tyrannie un bouc émissaire, affaiblit la portée idéologique de la dénonciation de la peine de mort.
Enfin, notre époque a la révélation posthume du Théâtre en liberté, écrit par Hugo pendant l'exil dans un style si novateur qu'il restait impraticable au XIXème siècle, mais qui séduit à partir des années soixante de jeunes metteurs en scène souvent influencés par Brecht. L'Intervention créée par Patrice Chéreau et Jean-Pierre Vincent, reprise par Ewa Lewinson, Mille Francs de récompense découverte par Hubert Gignoux en 1960 et reprise plus récemment par la Compagnie Meyrand-Tephany, René Loyon et Benno Besson, -sont- des -découvertes posthumes qui invitent à reconsidérer les questions d'interprétation idéologique et apportent des solutions esthétiques rétrospectives au théâtre de la période romantique. Le peuple est ici directement représenté et accède à une parole propre qui n'en reste pas moins récupérée dans L'Intervention, et marginalisée dans Mille Francs de récompense. Ces mises en scène épiques permettent au grotesque de déployer sa force subversive.

 

3) Perspectives

Outre cette perspective globale de mise à jour de l'interprétation d'un auteur par la pratique même du théâtre, chaque étude fournit aussi matière à réflexion sur la mise en scène des classiques ; ainsi, l'analyse des mises en scène de la période du retour d'exil invite à considérer l'enjeu idéologique de l'institutionnalisation d'un répertoire, celle des mises en scène de Vilar amène à s'interroger sur l'écart susceptible de se creuser entre les déclarations d'intention d'un metteur en scène et l'oeuvre produite, les spectacles de Vitez posent la question du décrochage de la mise en scène vers un "rêve de théâtre" qui joue avec la séparation des genres et des arts, la mise en scène de Marie Tudor par Daniel Mesguich soulève la question de la légitimité d'une problématique de la "fidélité au texte", celles de L'Intervention et de Mille Francs de récompense invitent à s'interroger sur l'efficacité d'une "herméneutique de la question et de la réponse" (Gadamer, Jauss) pour une oeuvre découverte et appréciée un siècle après son écriture.

 

4) Conclusions ?

Finalement, il apparaît qu'avec ses architectures englouties, ses mains de pierre, ses rideaux fantômes, ses miroirs magiques, ses escaliers en fuite, ses cachots ouverts, ses ombres portées, ses barbes d'étoupe, le théâtre de Hugo n'est décidément pas le pays du réel. Tellement irréel, aux dires de certains, qu'il serait proprement injouable, On peut montrer au contraire comment le théâtre de Hugo, lorsqu'il est bien joué, dépasse le plus souvent les oppositions esthétiques dans lesquelles on tente volontiers de l'enfermer. Il ne serait plus jouable, en effet, si l'on s'en tenait à la manière dont il fut donné à voir à sa création. Pas jouable, donc, dans un décor lourdement décorativiste ; pas jouable, non plus, dans l'univocité d'un registre sublime comme dans la platitude de la parodie. Mais il est jouable, et parfois magnifiquement joué, dans une scénographie qui est une aire de jeu signifiante, plateaux inclinés d'opéra, escaliers géants, scènes superposées, ou plus simplement espace nu structuré par quelques objets métaphoriques ou métonymiques, les silhouettes et la proxémique des corps. Jouable aussi, une fois les acteurs libérés de la "peur de l'emphase" et de la "pusillanimité bourgeoise" dont parle Vitez ; car on aurait tort d'aplatir l'histoire littéraire en rabattant le drame romantique sur le modèle classique ; pourtant, à lire les dossiers de presse, il semble que la rupture esthétique ne soit plus toujours bien perçue, dès lors qu'on situe la naissance de la modernité à partir de Baudelaire, dans un geste de refoulement qui permet de gommer toute la période romantique finalement assez mal acceptée des Français. Mais il faut en prendre son parti, le théâtre de Hugo, davantage sans doute que celui de Musset, est rebelle aux bienséances et à la vraisemblance. Pour qu'il soit jouable enfin, il faut prendre le risque de lever les oppositions figées entre onirique et épique, symbolique et didactique, qui ne résistent pas à la force de l'écriture hugolienne, intimement travaillée par le grotesque. Certes, certains metteurs en scène comme Vitez et Mesguich s'orientent plutôt vers une esthétique de "rêve du théâtre", tandis que Vilar où les metteurs en scène de tendance brechtienne s'orientent davantage vers un théâtre épique. Mais on peut montrer que les meilleures mises en scène sont souvent celles qui, n'aplatissant pas les registres, font entendre, en permanence, par le jeu de frottement des codes théâtraux (le discours, le ton, la mimique, la gestuelle, le décor, la bande-son), les contradictions du texte, la fragilité du héros qui affirme sa force, la beauté du monstre, la pluralité des désirs.

Cette polyphonie savante à l'oeuvre dans tous les textes de Hugo, quel que soit le genre auquel ils appartiennent, peut être perçue au théâtre avec une acuité particulière. Une mise en scène intelligente et subtile donne à entendre ce que le texte peut dire, sans nécessairement vouloir le dire. Le metteur en scène, l'acteur, le spectateur et le critique ne sont dès lors pas au bout de leurs surprises. Ainsi, l'étude des dossiers de presse révèle étrangement que les seconds rôles enthousiasment plus facilement la critique que les premiers : Daniel Sorano et Jean Deschamps font l'unanimité sur leurs interprétations respectives de Don César et Don Salluste, davantage que Gérard Philipe dans le rôle-titre ; idem pour Vitez et Redjep qui éclipsent l'interprète d'Hernani, idem pour Fabiani, mis en lumière par Mesguich au détriment de Gilbert ; les grotesques emportent plus facilement l'adhésion que les héros sublimes ; la récurrence de cette faiblesse relative dans l'interprétation du protagoniste nous amène à ne pas l'imputer à la performance particulière du comédien, mais plutôt à la fragilité constitutive du héros. Paradoxalement, les deux pièces que la tradition scolaire a consacrées dans le répertoire de Hugo, Hernani et Ruy Blas, sont justement celles où le héros est le plus vulnérable dans sa position centrale de sujet de la quête actantielle. Cette remarque s'applique aux seuls personnages masculins, descendants déshérités des grandes figures héroïques. On constate en effet que les personnages féminins échappent à ce problème d'interprétation. De fait, c'est le statut même du héros romantique qui est ici en question. Impossible de voir dans Ruy Blas interprété par Gérard Philipe ou dans Hernani interprété par Aurélien Recoing des personnages positifs ; le jeu des acteurs suit la logique d'un dénouement qui ruine toute efficacité de leur praxis à changer le monde, en dénonçant le caractère fondamentalement individuel de leur démarche. Quand les personnages secondaires volent la vedette au personnage principal, la dimension critique de la pièce apparaît d'ailleurs plus nettement ; on a pu voir naître en Don Carlos, interprété dans la mise en scène de Vitez par Redjep Mitrovitsa, le charme discret du "bourgeois de Gand" ; la positivité inattendue de sa quête du pouvoir, inscrite dans l'échec de la conspiration, son geste de clémence, et sa renonciation à Doña Sol, rendent son projet politique plus convaincant que la quête personnelle du proscrit. Quant aux traîtres, loin d'être les repoussoirs du justicier comme dans le mélodrame, ils servent le plus souvent, comme Gubetta, Simon Renard ou Salluste, qui ont la beauté du diable, à débusquer les contradictions du puissant ou du héros. En revanche, Maria Casarès en Marie Tudor et Nada Strancar en Lucrèce Borgia sont beaucoup plus convaincantes, et même plus touchantes, dans des rôles de femmes tyranniques. Hugo a plus de facilité à montrer l'humain dans le monstrueux que l'héroïque dans l'amoureux.

La désacralisation du héros, si elle est opérée par les incertitudes actantielles qui permettent au metteur en scène de jouer sur plusieurs Sujets possibles de la quête, est également à l'oeuvre dans le travail de sape par le grotesque. Ce dernier ne doit pas être confondu avec la parodie ou l'autodérision, tentation à laquelle certains metteurs en scène succombent pourtant parfois. Le grotesque joue dans le théâtre de Hugo à plusieurs niveaux : on trouve d'une part le contrepoint comique shakespearien ; on le trouve à l'oeuvre encore dans les scènes d'inversion carnavalesque du festin de Lucrèce Borgia, de la noce d'Hernani ou du tripot de Mille Francs de récompense ; mais on le trouve surtout au coeur même de chacun des personnages "sublimes", qui mine leurs prétentions héroïques. Hernani est une force qui va pataude, Doña Sol tape sur le bouchon de la fiole de poison, Fabriano fait le chien fou, Marie Tudor chausse ses lorgnons, Lucrèce Borgia prend une voix de rogomme, les burgraves échangent des quignons de pain. Ces jeux n'ont rien de ridicule, on rit avec Hugo de certaines répliques qui font mouche dans la bouche des personnages les plus graves. Jouer Hugo avec un esprit de sérieux est donc une entreprise périlleuse ; vouloir mettre à jour un sens plein, c'est croire naïvement au manichéisme d'un auteur qui brouille les contrastes au coeur même des antithèses, qui voue ses héros à l'échec et congédie la transcendance de ses dénouements.

Une fois écartée cette tentation, le sublime désacralisé ne fait plus peur, et la question de la jouabilité, c'est-à-dire, en somme, de la théâtralité des pièces de Hugo, disparaît. La renonciation à l'esprit de sérieux engage les metteurs en scène à orienter leur style vers le baroque, la satire, l'absurde, le surréalisme, ou vers une esthétique de "rêve de théâtre", tentatives qui supposent toujours une lecture plurielle, en constant décalage avec l'attente du public, et un certain jeu avec la lettre du texte.

Le théâtre de Hugo, victime de son succès initial et de l'esthétique du compromis qu'il supposait, a mis un siècle à se remettre des malentendus de sa récupération républicaine. En effet, la mise en scène contemporaine réhabilite la valeur anti-bourgeoise du mouvement romantique, dans la mesure où l'influence de Brecht, du théâtre de l'absurde ou du théâtre du quotidien, en changeant les horizons d'attente, a rendu le public d'aujourd'hui plus réceptif à la négation de la métaphysique et de la morale bourgeoise, à l'oeuvre dans le théâtre de Hugo.

Musset n'est donc pas le seul romantique à avoir anticipé la scène moderne. Hugo, tout en chargeant son texte de didascalies pour mieux maîtriser les ardeurs des décorateurs de son temps, n'en avait pas moins prévu qu'on pouvait jouer Ruy Blas avec une table et quatre chaises. Il faut attendre le plateau nu du T.N.P. pour que puisse enfin se déployer, renouant avec l'esthétique élisabéthaine, la grande scène de l'histoire. D'autre part, on peut établir de nombreux rapprochements entre l'écriture dramatique de Hugo et des mouvements artistiques comme le surréalisme, l'absurde ou le théâtre épique, ou encore des formes d'expression non moins contemporaines, dont Hugo semble parfois passer pour le précurseur, comme le western ou la bande dessinée.

Mais la modernité de ce théâtre, outre la richesse des exploitations esthétiques qu'il autorise, tient aussi à l'ouverture des interprétations à laquelle il invite. Le questionnement politique mis à jour dans les pièces réalistes du Théâtre en liberté, qui explique que les brechtiens s'en soient emparés, n'est pas absent, même en demi-teinte, des pièces de l'époque romantique. On est frappé d'ailleurs par la faculté d'allusion toujours intacte aujourd'hui d'un théâtre historique qui montre des structures de fonctionnement sans mimer une réalité historique ou sociale. La force politique des drames de Hugo tient justement à son refus de l'allusion contemporaine qui garantit le renouvellement de son questionnement historique. Le Ruy Blas de Vilar peut ainsi en 1952 parler de la guerre d'Indochine en et les Burgraves de Vitez s'embrasser en 1977 comme Brejnev et Tito. Ses pièces, qui refusent l'allusion immédiate, proposent une réflexion plus vaste sur la décadence du pouvoir et la légitimité des puissants. Don Carlos a beau séduire et se montrer éclairé, sa responsabilité d'enfant-roi reste précaire, et l'aurore qui se lève sur la Maison d'Autriche à la fin d'Hernani dans la mise en scène de Vitez est une lumière de carte postale sur un cyclorama. De même, la décadence des Borgia ou des Tudor est marquée par les changements de ton de Nada Strancar (Vitez) ou Chrystèle Wurmser (Mesguich), tour à tour divas et harengères. Les nobles Burgraves endossent les gestes compassés des vieillards qui nous gouvernent. Dans la mise en scène de Mesguich, les scènes emboîtées dénoncent la comédie du pouvoir que la reine se donne à elle-même et à son peuple relégué en coulisse. Mais on ne saurait dire non plus que le théâtre de Hugo formule une solution politique révolutionnaire ; à cet égard la faiblesse pragmatique des personnages de jeunes contestataires du répertoire de la période romantique est frappante : Hernani, Ruy Blas, Gennaro, agissent d'abord en leur propre nom, ce que font apparaître bien souvent les failles dans leur interprétation par les meilleurs acteurs ; quant aux pièces plus "didactiques" du Théâtre en liberté, leurs dénouements cyniques, qui renvoient Glapieu aux galères ou réconcilient arbitrairement les deux ouvriers de L'Intervention victimes des tentations petites-bourgeoises, laissent au spectateur le soin de reconstruire après le spectacle la problématique socio-politique du drame. C'est dans cette perspective que peut s'établir le parallélisme entre Hugo et Brecht. La solution n'est jamais donnée dans la pièce, les dénouements s'ouvrant le plus souvent sur une béance ou une ironie qui refuse tout providentialisme comme tout messianisme, les personnages se perdant sans espoir de rachat.

Dès lors, on est amené à se demander dans quelle mesure le théâtre de Hugo, récupéré par la Troisième République, mis au fronton du Théâtre National Populaire, redécouvert par de jeunes brechtiens, est un théâtre engagé. Car si la légitimité des puissants y est remise en cause, la seule quête authentique du "héros" est celle que tente de déployer la force de l'amour devant les incertitudes de l'histoire, sans qu'il en tire, contrairement à son modèle cornélien, aucun accomplissement dialectique. Leur protestation singulière n'a pas encore les moyens de parler la voix de l'histoire. Quant aux véritables contestataires du Théâtre en liberté, si leur position critique est sans ambiguïté, leur parole précaire s'inscrit dans les marges, la lisière de la forêt, les soupentes et les toits, au bord du cadre de scène.